Le château de Beaumanoir/25

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Mercier & Cie (p. 164-171).

XXVI.

UNE PAGE D’HISTOIRE.


Nous sommes au mois de mai 1759. L’année s’avançait sous les plus sombres auspices.

« La situation de la colonie, écrivait M. de Montcalm au ministre, est des plus critiques ; la paix est nécessaire.

« Les Anglais ont eu, indépendamment de leur armée de Louisebourg, trente mille hommes pour agir en Canada…

« Nous n’avons que huit bataillons, douze cents soldats de la colonie ; le surplus dans les forts de la Belle Rivière. Les Canadiens pourront fournir trois mille hommes pour toute la campagne ; cependant nous n’en avons eu cette année que douze cents en campagne… Les Canadiens, bons pour des courses, ne savent pas rester cinq mois en campagne ; les sauvages non plus. J’écris la vérité comme citoyen, résolu de m’ensevelir sous les ruines de la colonie. »[1]

Décidée à conquérir le Canada, l’Angleterre faisait des efforts immenses pour se mettre en état de l’emporter sur la France.

Nous avons dit plus haut une partie des préparatifs qui se faisaient à Québec pour recevoir les Anglais ; nous avons également fait connaître l’arrivée de M. de Vaudreuil, — qu’accompagnait Louis Gravel, en qualité d’aide-de-camp — du marquis de Montcalm et du chevalier de Lévis.

Aussitôt que les troupes furent arrivées,[2] elles vinrent camper entre la rivière St Charles et le Saut Montmorency, le marquis de Vaudreuil à la droite avec les troupes des gouvernements de Québec et des Trois-Rivières ; à la gauche, le chevalier de Lévis, avec les soldats de la marine, les miliciens du gouvernement de Montréal, les volontaires à pied et à cheval ; au centre le marquis de Montcalm avec le sieur de Sennezergues, brigadier, et les cinq bataillons.

Les habitants de la colonie montrèrent un héroïsme qui fait la gloire immortelle de nos aïeux. Que l’on nous permette de donner le jugement qu’en portait un des officiers généraux de l’époque :

« On ne comptait, dit-il, sur une armée aussi forte, parce que l’on ne s’était pas attendu avoir un si grand nombre de Canadiens ; on n’avait eu l’intention d’assembler que les hommes en état de soutenir les fatigues de la guerre ; mais il régnait parmi ce peuple une telle émulation que l’on vit arriver au camp des vieillards de quatre-vingts ans, et des enfants de douze à treize ans, qui ne voulurent jamais profiter de l’exemption accordée à leur âge. Jamais sujets ne furent plus dignes des bontés de leur souverain, soit par leur constance dans le travail, soit par leur patience dans les peines et les misères, qui, dans ce pays, ont été extrêmes. Dans l’armée ils étaient exposés à toutes les corvées. »

Cependant le gros de la flotte anglaise arriva à l’île aux Coudres, le vingt-trois juin. Plusieurs des officiers y débarquèrent, et, quelques-uns s’étant éloignés pour faire la chasse, trois d’entre eux furent surpris par le sieur Desrivières, qui, à la tête de quelques milices et sauvages abénaquis, s’y était mis en embuscade.

Étant toute réunie, la flotte anglaise remonta le fleuve et arriva le vingt-cinq au bas de l’île d’Orléans. Le vingt-sept, elle débarqua une partie de ses hommes vers le haut de l’île.

Le 31 juin, les vaisseaux débarquèrent, à la côte sud, presque vis-à-vis de Québec, la moitié de leur monde, et l’autre moitié à l’Île d’Orléans, et menacèrent en même temps d’une attaque générale. Aussi, sur tout le front de la ligne, les Français travaillèrent vivement à joindre les redoutes, redans et batteries, par des épaulements. La plus grande partie de l’armée des ennemis qui étaient à l’Île d’Orléans, débarqua le neuf juillet au-dessous du Saut Montmorency, et s’établit sur la rive gauche de cette rivière avec une artillerie considérable qui battait de revers les retranchements français, ce qui fit faire quelques changements à la position de l’armée.

Après avoir reconnu les gués de la rivière Montmorency, le chevalier de Lévis les fit retrancher, et le sieur de Repentigny, capitaine des troupes de la marine, avec six cents hommes, fut chargé de les défendre.

Le douze juillet, dans la nuit, les batteries anglaises de la Pointe Lévis commencèrent à tirer sur Québec. Cinq mortiers et dix pièces de gros canon firent sur les maisons de cette ville un feu très-vif, qui, pendant deux mois, ne se ralentit pas, et que la disette de poudre, à Québec, ne permettait pas aux batteries de la ville de tâcher d’éteindre.

Les incendies étaient continuels. Sans cesse le feu était mis de tous côtés par les carcasses et les pots-à feu.

Au Saut Montmorency, le feu des bombes et du canon contraignit le chevalier de Lévis à changer la disposition de son camp, et à faire monter dans les retranchements une garde d’un bataillon, relevée comme celle d’une tranchée.

Nous n’avons pas l’intention de raconter la célèbre bataille de Montmorency qui eut lieu le 31 juillet, dans laquelle les Anglais furent si maltraités qu’ils finirent par prendre la fuite. En quelques heures, ils perdirent 600 hommes, et, en se retirant, ils furent obligés de mettre le feu à deux de leurs frégates qui s’étaient échouées à la côte. Durant cette bataille, les Anglais ne tirèrent pas moins de trois mille coups de canon.

Vers le commencement d’août, un vaisseau armé partit avec environ trois cents hommes, principalement écossais-montagnards, pour aller faire une incursion dans la côte nord, et trois transports furent chargés de les protéger ; un lieutenant et des matelots de la marine royale les accompagnaient. Le quatre août, ils partirent pour la Baie St-Paul — soixante milles en aval de Québec — où se trouvaient réunis environ deux cents français.

Gorham — le chef de cette glorieuse expédition — débarqua vers trois heures du matin et fut accueilli assez chaudement par les Canadiens, qui se défendirent — pendant deux heures dans des retranchements dont on voit encore les derniers vestiges sur la batture, et se retirèrent ensuite dans les bois. Les Anglais brûlèrent alors le village, plusieurs maisons et granges des cultivateurs.

Après un si noble exploit, ils descendirent à la Malbaie, où ils détruisirent les habitations et chassèrent les habitants dans les bois.

Ils passèrent ensuite sur la côte méridionale du St. Laurent, où ils ravagèrent les paroisses de Ste-Anne et de St-Roch, et enlevèrent une grande quantité de bestiaux, dont ils chargèrent leurs bâtiments qu’ils emmenèrent à Québec, où ils furent de retour au camp le quinze août.

Des Prussiens, dont les Anglais sont parents, n’auraient pas mieux fait.

Nous ne sommes pas plus anglophobe qu’un autre ; mais dans un temps où une certaine presse anglaise ne se gêne pas pour accuser, sans le moindre prétexte, les Canadiens-français de lâcheté, de barbarie, nous avons bien le droit de rappeler ce que furent leurs pères, avec quelle sorte d’humanité les aïeux de nos détracteurs d’aujourd’hui traitèrent les nôtres à cette époque.

Que l’on n’aille pas dire que ces atrocités ne furent que des faits isolés passés à l’insu des chefs ; car il est certainement prouvé que ces troupes ne faisaient qu’obéir à une consigne générale, à un mot d’ordre parti de Wolfe lui-même, qui voulait se venger ainsi noblement sur une population inoffensive d’être tenu si longtemps en échec devant la ville par une poignée de braves, comparativement à la force des armées anglaises.

Cette page mémorable a sans doute été oubliée dans l’apothéose du général anglais victorieux !

« Mais nous ne faisions qu’user de représailles ! » répondent des historiens anglais et américains.

Mauvaise raison, même dans le cas où ces assertions seraient vraies. Sans doute, dans les campagnes précédentes, et notamment à la prise des forts George et Oswego, les sauvages se portèrent à des actes de vengeance que reprouvent également la religion et la civilisation chrétienne. Cependant il est parfaitement avéré que ces actes de barbarie furent toujours commis contre les ordres formels des chefs qui commandaient les troupes françaises, et si l’on veut s’en convaincre, qu’on lise les extraits suivants de quatre autographes originaux qui ont été conservés dans nos archives. Ces quatre documents sont des ordres militaires donnés aux frères Baby, officiers dans les milices canadiennes à cette époque. Deux de ces ordres sont de la main de M. de Ligneris, un de celle de Contrecœur et le quatrième signé par M. Dumas.

L’un des ordres de Ligneris se termine par ces mots « …supposé qu’il fasse des prisonniers, il fera tous ses efforts pour empêcher les sauvages d’exercer à leur égard aucune cruauté. »

L’autre :

« …Ils engageront de tout leur pouvoir les sauvages à les traiter avec beaucoup d’humanité et à n’exercer à leur égard aucune cruauté. »

L’ordre de Contrecœur se termine par ces mots :

« …et d’empêcher les sauvages d’user d’aucune cruauté à l’égard des prisonniers qu’ils pourraient faire. »

Enfin celui de Dumas :

« …il emploiera surtout tous ses talents et le crédit qu’il a sur les sauvages qu’il conduit pour les empêcher d’user d’aucune cruauté sur ceux qui pourront tomber entre leurs mains. »



  1. Lettre du mois de novembre 1758.
  2. Ferland.