Le château de Beaumanoir/30
XXXII.
LES PROJETS DE LOUIS GRAVEL
— Je vous jure que je tuerai cet homme !
— Non pas !
— Pourquoi ?
— Je veux qu’il vive !
— Je le tuerai !
— Monsieur Louis Gravel, — vous ne le tuerez pas !
— Monseigneur, je vous jure qu’il ne mourra que de ma main !
— C’est peut-être dans l’ordre des choses possibles, mais vous attendrez ?
— Pas une seconde !
— Vous attendrez !
— Je veux le tuer sur l’heure !
— Encore une fois, vous ne passerez pas !
Et M. de Vaudreuil se plaça résolument devant le jeune homme.
C’était au château St. Louis, dans le cabinet du gouverneur, que se passait cette scène. Il était dix heures, le soir même de l’enlèvement de Claire de Godefroy.
Le père de celle-ci avait été aux nouvelles, comme nous l’avons dit. Se sentant dispos, le vieillard s’était rendu jusqu’au camp où M. de Vaudreuil l’avait reçu avec sa courtoisie ordinaire.
Après quelques façons, M. de Godefroy se décida à attendre au soir, pour rentrer en même temps que le gouverneur qui se rendait à la ville. Bigot, qui guettait depuis plusieurs jours l’occasion d’enlever Claire, se trouvait-là quand l’invitation de M. de Vaudreuil fat acceptée. Son plan fut bientôt arrêté et l’on a vu qu’il réussit entièrement.
Grande fut la stupéfaction de Blanche, quand elle vit entrer son oncle en compagnie de M. de Godefroy et de Louis Gravel.
Elle comprit qu’un malheur, plus grand que celui qu’elle supposait, venait d’arriver, et en deux mots les trois arrivants furent mis au fait de la situation.
Un seul nom se présenta à leur esprit comme l’auteur de cet enlèvement, et ce nom, on le devine, fut celui de Bigot.
Le désespoir de M. de Godefroy fut navrant, quand il eut compris l’horrible vérité, et il resta hébété, sans mouvement, comme une personne frappée de catalepsie. Blanche pleura et Louis Gravel, perdant la tête, tira son épée du fourreau et s’élança vers la porte. M. de Vaudreuil se précipita à la poursuite du jeune homme et l’arrêta dans son cabinet.
— Où allez-vous ? lui dit-il.
— Tuer cet homme après qu’il m’aura appris où il cache Claire.
— Vous êtes fou, car il ne parlera pas.
— Alors je le tuerai après lui avoir fait endurer mille tortures.
— Non, mon enfant, c’est un mauvais moyen.
— Et moi je vous jure que je tuerai cet homme ! avait dit Louis Gravel au commencement de ce chapitre.
Il s’efforça de repousser M. de Vaudreuil qui lui barrait le passage.
— Monseigneur, continua-t-il, laissez-moi tuer cet homme !
— Mais vous n’y songez pas ! s’écria le gouverneur. Vous n’êtes pas remis de la chute que vous avez faite hier au camp. Vous êtes faible, épuisé, sans force. Il refusera de se battre avec vous, et s’il refuse, le frapperez-vous ?
— Je veux qu’il meure !
— Vous ne l’assassinerez pas ?
— Je le forcerai à se battre.
— Vous n’en avez pas la force, vous n’en avez pas le droit.
— Comment ! je n’aurai pas le droit de tuer cet homme quand il m’enlève le seul bien que j’aie ici-bas ! Car moi, voyez-vous, Monseigneur, je suis un soldat depuis que je suis un homme ; je suis arrivé jusqu’à vingt-six ans sans aimer : aucun des sentiments que j’ai éprouvés jusque-là ne mérite le nom d’amour. Eh ! bien ! à vingt-six ans, j’ai vu Claire : donc, depuis près de deux ans je l’aime, depuis près de deux ans, j’ai pu lire les vertus de la fille et de la femme écrites par la main même du Seigneur dans ce cœur ouvert pour moi comme un livre.
Monseigneur, il y avait pour moi, avec Claire, un bonheur infini, immense, un bonheur trop grand, trop complet, trop divin pour ce monde, Puisque ce monde ne me l’a pas donné, puisque ce bonheur est perdu par la faute d’un misérable, c’est vous dire que sans Claire il n’y a pour moi sur la terre que désespoir et désolation, et je vais lui dire adieu. Mais avant, il faut que je tue cet homme… Oh ! je ferai de belles funérailles à mon amour brisé !…
— Vous ne parlez pas en chrétien, mon enfant, reprit M. de Vaudreuil ému par le désespoir du jeune homme, et la douleur vous fait voir les choses autrement qu’elles ne sont. Je puis vous assurer — c’est chez moi une quasi-certitude — que Bigot respectera Claire, car il y va de son intérêt. Laissez-moi agir seul…
— Et moi je veux lui faire payer de sa vie, à cet homme, les souffrances qu’il a causées à Claire.
— Il faut qu’il vive !
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai besoin de sa vie quelque temps encore, parue qu’il appartient à la justice du roi.
— Et que m’importe !
— Il m’importe, à moi !
— Je ne puis attendre.
M. de Vaudreuil fit un geste d’impatience et saisit les mains du jeune homme.
— Vous voulez être vengé ? dit-il.
— Oh ! oui, je le veux ! s’écria Louis Gravel.
— Eh ! bien ! vous le serez ! ah ! cruellement, je vous le jure, mais il faut attendre !
— Je ne puis ! je souffre trop !
— Il y en a qui ont souffert plus que vous, Louis, et qui ont attendu !
— C’est impossible !
— Hélas ! dit M. de Vaudreuil, c’est un des orgueils de notre pauvre humanité, que chaque homme se croit plus malheureux qu’un autre malheureux qui pleure et qui gémit à côté de lui.
— Qu’y a-t-il de plus malheureux que l’homme qui a perdu le seul bien qu’il aimât et désirât au monde ?
— Écoutez, Louis, dit le gouverneur avec émotion. J’ai connu un homme qui, ainsi que vous, avait fait reposer toutes ses espérances de bonheur sur une femme. Cet homme était jeune, il avait une fiancée qu’il adorait, il allait l’épouser, quand tout-à-coup un de ces caprices du sort qui feraient douter de la bonté de Dieu, si Dieu ne se révélait plus tard en montrant que tout est pour lui un moyen de conduire à son unité infinie, quand tout-à-coup un caprice du sort lui enleva sa liberté, sa fiancée, l’avenir qu’il rêvait et qu’il croyait le sien — car, aveugle qu’il était, il ne pouvait lire que dans le présent — pour le plonger dans la plus dure des captivités.
— Mais un prisonnier s’échappe.
— Aussi s’échappa-t-il. Mais quand il revint, il ne retrouva plus sa fiancée…
— Elle était morte ?…
— Pis que cela : elle avait été infidèle ; elle avait épousé l’ennemi, le persécuteur de cet homme !
Vous voyez donc que cet amant trahi était plus malheureux que vous.
— Et à cet homme Dieu a envoyé la consolation ? dit Louis Gravel en tressaillant.
— Il lui a envoyé le calme du moins.
— Et cet homme ne s’est pas vengé ?
— Il a laissé à Dieu le soin de sa vengeance et elle a été terrible.
— Monseigneur, que voulez-vous que je fasse ?
— Retourner au camp, comme c’est votre devoir, et attendre. Il y a réunion du conseil demain, je verrai Bigot. Il sera temps, s’il ne veut pas nous rendre Claire, d’agir autrement.
Et maintenant, mon ami, laissez-moi ; et bon courage !