Le château de Beaumanoir/31

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Mercier & Cie (p. 216-224).

XXXIII

LA PROVOCATION


À trois heures de relevée, le lendemain, il y avait réunion des principaux chefs de la colonie et des généraux, dans le but de modifier la disposition des troupes françaises, nécessitée par le changement du système d’attaque de l’ennemi qui se prépaient à quitter sa position du Saut Montmorency.

La séance fut très-orageuse, et Bigot, qui était arrivé une des derniers dans une toilette flamboyante, y fut superbe et de la dernière insolence, ce qui lui valut les objurgations du gouverneur, qui présidait, et les fines railleries de MM. de la Corne St Luc, de St Ours, ses ennemis personnels.

Aussitôt après la séance, M. de Vaudreuil invita Bigot à le suivre dans son cabinet sous le prétexte de lui donner certaines instructions concernant le département des vivres.

Avec sa franchise ordinaire, M. de Vaudreuil accusa l’intendant d’avoir ou fait enlever Claire de Godefroy et le somma, au nom de son père, de la lui rendre.

Bigot le prit de son haut et menaça le gouverneur des foudres de Mme de Pompadour. Il nia avoir pris aucune part à l’enlèvement de Claire et mit au défi ses adversaires de le convaincre de complicité.

Bref, en l’absence de preuves matérielles, n’ayant qu’une, certitude morale, M. de Vaudreuil fut bien forcé de congédier Bigot sans avoir rien pu obtenir et se rendit au camp.

Le soir, dans sa tente, il appela Louis Gravel, lui fit part de sa tentative infructueuse et lui accorda un congé de trois jours pour chercher Claire.

— Vous ne pouvez pourtant, pas vous mettre seul en campagne, dit-il au jeune homme.

— Mon fidèle Tatassou me suffit.

— Non. Prenez avec vous Claude d’Ivernay.

— Je verrai demain s’il m’est nécessaire.

— Et surtout pas de mesures extrêmes et n’essayez pas de voir Bigot.

— Soyez tranquille, Monseigneur.

Claude d’Ivernay, chef d’un poste d’observation près des gués de la rivière Montmorency, ne fut relevé de faction qu’au matin et s’empressa de se rendre à la tente de Louis Gravel ;

— Que comptes-tu faire ? demanda-t-il à son ami.

— Me rendre d’abord à l’intendance et forcer Bigot à me révéler l’endroit où il tient Claire captive, devrais-je le tuer sur place.

— Mauvais moyen de l’occire ainsi parce que tu pourrais bien tuer Claire du même coup. Vois-tu ! il y a cent à parier contre un qu’elle a été transportée au château de Beaumanoir. Or, je me suis laissai dire que ce château est pourvu d’un tas de machinations, espèces d’oubliettes, dont Bigot seul a le secret et où il peut fort bien avoir enfermé ta fiancée.

— Peut-être. Dans tous les cas, rendons-nous d’abord à l’intendance.

— Comme tu voudras. Mais il vaut mieux que tu entres seul, tandis que je me tiendrai prêt à voler à ton secours au premier appel.

— Tu as raison. Il est temps, partons.

Les deux jeunes gens, suivis de Tatassou, se dirigèrent vers le Palais, il était alors dix heures du matin. Ils franchirent la distance qui sépare le camp de l’intendance — long corps de logis en pierre qui était situé sur l’emplacement occupé aujourd’hui par la fonderie Bissett et la brasserie Boswell, sur la rue St-Valier — en une demi-heure.

Louis Gravel frappa à un lourd marteau de fer et un garçon de bureau vint ouvrir. Louis demanda M. l’intendant. Le garçon de bureau hésita quelques instants ; mais apparemment que l’air résolu du jeune homme lui en imposa, car après s’être incliné respectueusement :

— Suivez-moi, monsieur, dit-il.

Après avoir traversé plusieurs bureaux, où des garçons étaient employés à compulser de gros registres, plusieurs corridors, le garçon frappa à une porte masquée par une tapisserie. Un huissier en livrée vint répondre et Louis Gravel fut introduit dans un élégant cabinet de travail. Bigot, assis à son bureau, était tellement absorbé dans son travail, que le jeune homme fut obligé de tousser fortement pour annoncer sa présence.

Bigot leva la tête, et en apercevant notre héros, qu’il savait aimé de Claire, il fronça d’abord le sourcil ; mais un instant aptes sa figure s’éclaira et il sembla en prendre son parti. S’avançant vers Louis la main ouverte :

— Mon bel officier dit-il, qui me vaut l’honneur de votre visite ! M’apporteriez-vous un message de monseigneur le gouverneur ?

Louis Gravel ne répondit pas au geste amical de Bigot et celui-ci feignit ne pas l’avoir remarqué.

— Non, monsieur, répondit-il, je viens ici pour mon propre compte.

— Comment ? feriez-vous maintenant du commerce ? quitteriez vous le service du roi pour vous consacrer à la spéculation ? vous…

— Pas de comédie, monsieur, interrompit le jeune homme, vous savez fort bien, du moins vous le devinez, les motifs qui m’amènent auprès de vous.

— D’honneur, monsieur, reprit Bigot, en vain torturerais-je mon imagination, je ne soupçonne pas le moins du monde ce dont vous voulez parler.

— Monsieur, avant hier soir, une jeune fille de cette ville, mademoiselle Claire de Godefroy, a été lâchement ravie à sa famille qui la pleure, par des misérables à la solde d’un grand seigneur…

— On m’a conté quelque chose comme cela, mais je n’ai pas voulu y ajouter foi et…

— Cependant personne mieux que vous ne pourrait renseigner les parents de la jeune fille enlevée…

— Comment cela ?

— Parce que ce grand seigneur qui solde ainsi des misérables pour enlever des jeunes filles qui le repoussent, c’est vous-même ! continua Louis Gravel en s’avançant les dents serrées, la voix sifflante.

Bigot eut peur et se réfugia derrière son bureau sur lequel était un pistolet à la portée de sa main.

— D’abord, monsieur, dit-il à Louis Gravel, je vous ferai remarquer que je suis ici chez moi, que je ne donne à personne le droit d’y élever la voix à ce diapason, pas même à mes amis, encore bien moins aux gens qui viennent me chercher de sottes querelles ; puis ensuite je vous demanderai en quoi ma conduite a-t-elle pu vous donner raison de lancer contre moi une accusation aussi injurieuse ?

— Parce que c’est la vérité, que vous seul aviez intérêt à enlever Claire et à la compromettre pour la forcer à vous épouser…

— La forcer de m’épouser ? mais il me semble que je n’en avais nullement besoin, puisque son père m’a accordé sa main avec bonheur.

— Oui, mais Claire n’a pas donné son consentement et…

— C’est ce qui vous trompe puisque c’est d’elle-même, sans avoir eu besoin de faire violence à ses sentiments, qu’elle a consenti à devenir Madame Bigot.

— Et moi je vous dis que vous mentez et qu’elle ne sera jamais votre femme tant…

— Ah ! ça, monsieur, je suis bien bon d’endurer vos injures quand je n’ai qu’un mot à dire pour vous faire mettre à la porte par mes valets. De quel droit venez-vous poser ici en champion, comme le chevalier de mademoiselle de Godefroy ?…

— Parce que je l’aime et que j’en suis aimé !

— Ah ! bien ! moi aussi je l’aime !…

— Oh ! vous, vous lui faites horreur !…

— Qu’en savez-vous ?

— Monsieur l’intendant Bigot, vous allez me dire où est Claire…

— Est-ce que je sais ?

— Vous savez, parce que c’est par vos ordres qu’elle a été enlevée.

— Vous êtes fou, vous divaguez, jeune homme, j’ignore complètement ce que vous voulez dire.

— Vous allez me dévoiler l’endroit où vous tenez Claire prisonnière, ou bien…

— Ou bien ?

— Je Vais vous tuer ! dit Louis Gravel en tirant son épée.

— Monsieur, fit Bigot effrayé en armant son pistolet, quand je rencontre sur ma route un chien enragé, je lui casse la tête, et je crois rendre un service à la société.

Louis, qui avait totalement perdu la tête reprit un peu de raison. Il devint suppliant.

— Ah ! tenez, dit-il, laissez-vous fléchir. Que peut vous faire une conquête de plus ou de moins, vous quittes le favori de la favorite d’un roi ? Vous êtes riche, vous êtes puissant, vous êtes enfin un heureux de la terre, encore une fois, laissez-vous fléchir, ayez pitié de deux pauvres enfants qui s’aiment et qui vous béniront toute leur vie, si vous faites leur bonheur en les rapprochant !…

— Brisons là, monsieur, répondit Bigot, tout en s’approchant de la cheminée qui se trouvait derrière lui, je vous jure que vous vous trompez étrangement : je ne sais rien, absolument rien…

— Et je dis, moi, que tu vas mourir si tu ne veux parler misérable ! s’écria Louis Gravel en bondissant sur Bigot l’épée haute.

Mais l’arme vint se briser sur une porte qui se refermait derrière l’intendant. En poussant sur un ressort caché dans les sculptures du manteau de la cheminée, une ouverture s’était démasquée dans laquelle celui-ci se précipita pour éviter le choc de l’épée du jeune homme qui allait certainement le clouer à la muraille.

Au même instant, une vingtaine de valets attirés par le bruit, se précipitaient dans l’appartement et se saisissaient du jeune homme qui refit, plus ou moins maltraité, le trajet qu’il venait de parcourir et se trouva bien et dûment mis à la porte avant même qu’il eût songé à résister.