Le chef des Hurons/IX

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Tolra, libraire-éditeur (1p. 133-146).


IX.

LA CHASSE AUX BANDITS.



Il est minuit. La lune éclaire de sa lueur spectrale les immenses solitudes du désert, argentant les eaux de la rivière des Cèdres, qui s’écoulent avec un calme majestueux.

Sous un bouquet d’arbres, à quelques pas de la rive, un homme est accroupi sur le sol, près d’un feu de veille.

Tout en tirant de sa pipe d’énormes bouffées de fumée, il semble réfléchir profondément ; mais cette méditation ne l’empêche pas de se pencher en avant, de temps en temps, pour écouter attentivement les bruits de la nuit.

Parfois, le chant doux et mélodieux de la hulotte bleue se fait entendre dans les fourrés. Puis, tout à coup, un rugissement formidable éclate au loin. Alors, la hulotte interrompt son chant et se tient silencieusement blottie sous le feuillage, comme si elle redoutait de voir apparaître le terrible roi des savanes.

L’homme qui se tient immobile près du feu semble familiarisé depuis longtemps avec ces différents bruits, car ils ne provoquent chez lui aucun mouvement. Il est vrai que son fusil placé à portée de sa main dit assez que, s’il ne redoute rien il est néanmoins prêt à faire face au danger, quel qu’il soit.

Tout à coup, l’inconnu se dressa d’un bond, saisit son fusil qu’il arma, et se jeta derrière un arbre.

Presque aussitôt, le cri de l’épervier se fit entendre, et un Indien parut à la lisière d’un petit bois situé à une portée de pistolet.

— Bon ! murmura le chasseur en reprenant sa place près du feu, Taréas est exact.

Et Sans-Peur, que le lecteur a peut-être reconnu, tira de sa gibecière différentes provisions qu’il étala sur l’herbe.

L’Indien approchait rapidement : il fut bientôt près du feu.

— Vous avez fait un bon voyage ? dit le chasseur en se levant et lui tendant la main.

— Oui, répondit laconiquement le chef, en souriant et serrant la main que son ami lui tendait.

— Alors, reprit Sans-Peur en désignant les provisions placées près du feu, mangez et buvez, nous causerons après.

Taréas s’accroupit à terre et attaqua vigoureusement les vivres.

Lorsqu’il fut suffisamment rassasié, il alla boire à la rivière, et revint près de son ami ; puis tirant son calumet de sa ceinture, il le bourra lentement, l’alluma et se mit à fumer silencieusement.

Cette occupation dura dix minutes. Le chef, ayant consumé le tabac, en secoua les cendres dans le foyer, repassa son calumet à sa ceinture et attendit que son ami l’interrogeât.

— Vous avez vu le colonel ? questionna le chasseur.

— J’ai vu le chef blanc, répondit simplement Taréas.

— Où est-il en ce moment ?

— Près de la grotte des Vautours.

— La troupe est-elle nombreuse ?

— Trente guerriers blancs l’accompagnent.

— Pourquoi n’est-il pas venu jusqu’ici ?

— Le chef blanc a fait arrêter ses guerriers pour qu’ils puissent manger leur venaison.

— Il a bien fait, car il est tard, et, s’il avait poussé jusqu’ici, ses hommes fussent arrivés exténués. Je vous remercie de les avoir devancés.

— Mon frère m’attendait ; voilà pourquoi j’ai quitté les Visages-Pâles. D’ailleurs, un chef huron ne connaît pas la fatigue.

— C’est vrai, vous êtes aussi robuste que brave.

— Les lèvres de mon frère distillent toujours le miel, fit le chef en souriant.

— Non pas ! je dis la vérité, voilà tout. Maintenant, quand partirons-nous !

Taréas consulta la position des étoiles, puis il se leva, resserra sa ceinture et ramassa son fusil.

— Partons, dit-il ; la route est longue.

Sans-Peur passa sa gibecière en bandoulière, prit son fusil et suivit le chef, qui, déjà, s’éloignait de ce pas relevé particulier aux Peaux-Rouges.

Ils n’avaient pas fait cent pas, qu’un rauquement terrible ébranla les airs, en même temps qu’une masse sombre se profilait à peu de distance.

Les deux hommes s’arrêtèrent net et armèrent leurs fusils.

— C’est un jaguar, dit tranquillement Sans-Peur. Restez là, chef, et laissez-moi faire.

Il marcha résolument à la rencontre du fauve, qui, en le voyant approcher, se ramassa sur lui-même, prêt à bondir.

Le chasseur s’arrêta à vingt pas du jaguar et attendit, le fusil en joue.

Le fauve poussa une sorte de miaulement et commença d’avancer en rampant lentement.

Tout à coup, il poussa un cri rauque et fit un bond prodigieux.

Sans-Peur tira, mais l’animal, blessé seulement, vint s’abattre sur lui comme une masse.

L’homme et le jaguar roulèrent sur le sol.

C’en était fait de Sans-Peur, car sa chute avait été si brusque qu’il n’avait pas eu le temps de dégainer son couteau, mais Taréas veillait : d’un bond, il fut sur le flanc de l’animal et lui planta son couteau dans le cœur avant que ses formidables griffes eussent le temps d’effleurer l’épiderme du chasseur, qui se releva sans la moindre blessure.

— Ooah ! fit en riant le chef, mon frère a mal tiré.

— Pas du tout, répondit Sans-Peur, très vexé ; seulement, l’animal s’est élancé au moment où je pressais la détente.

— Enfin ! mon frère est sauvé.

— Oui, grâce à vous. Mais n’emportons-nous pas cette peau ?

— Cela nous prendra bien du temps.

— Vous avez raison. Continuons notre route.

Les deux amis se remirent en marche, après, toutefois, que Sans-Peur eût rechargé son fusil.

Au point du jour, ils se trouvèrent à une portée de pistolet d’une colline sur le flanc de laquelle s’ouvrait une vaste grotte.

Au pied même de la colline, un campement était installé. À travers le demi-jour qui éclairait vaguement la plaine, on voyait des ombres aller et venir en tous sens.

En moins de cinq minutes, Sans-Peur et Taréas furent au campement.

La première personne qu’ils aperçurent fut M. de Vorcel, qui surveillait les préparatifs du départ.

En voyant avancer Sans-Peur et son ami, un fugitif sourire éclaira son visage pâli par la douleur.

— Soyez les bienvenus, dit-il affectueusement en leur tendant la main. Vous ne sauriez croire, ajouta-t-il en s’adressant à Sans-Peur, combien j’ai été heureux lorsque le chef est arrivé à Québec. Je commençais à désespérer, mais sa venue a relevé mon courage, car elle prouvait que vous aviez enfin obtenu quelques renseignements.

— Est-ce que le chef ne vous a pas expliqué ce que nous avons appris ?

— Il ne m’a rien expliqué du tout.


Le chasseur s’arrêta à vingt pas du jaguar…

— Il a pourtant dû vous dire quelque chose, puisque veut

êtes ici.

— C’est vrai, mais il a été, selon sa coutume, d’un tel laconisme, qu’il a fallu toute la confiance qu’il m’inspire pour que je le suivisse.

— Eh quoi ! dit Sans-Peur en regardant le chef, vous n’avez donné au colonel aucun renseignement ?

— Les femmes parlent, les hommes agissent, répondit simplement Taréas. Mon frère m’a dit d’aller chercher le chef blanc et de le lui amener avec une trentaine de chasseurs ; j’ai rempli ma mission.

Les deux hommes comprirent qu’ils n’avaient rien à répondre.

Le chef avait loyalement et strictement transmis les paroles du chasseur.

— Voyons, dit le colonel en s’adressant à Sans-Peur, qu’avez vous appris ? Reverrai-je mon fils ?

— Ce soir même vous l’embrasserez.

Taréas regarda le chasseur avec une véritable stupéfaction.

— C’est vrai, dit Sans-Peur qui remarqua l’étonnement du chef, vous ne pouvez me comprendre.

Et il raconta comment, en explorant les rives du fleuve, il avait retrouvé celui dont il ne pouvait parvenir à découvrir la piste.

— C’est bien réellement Dieu qui vous a guidé, dit le colonel dont les yeux se remplissaient de larmes, larmes de bonheur qu’il ne cherchait même pas à cacher.

Ce gentilhomme, ce soldat qui affrontait sans broncher la mitraille anglaise, sentait son cœur se fondre en pensant qu’il allait enfin revoir son enfant dont il avait craint d’être à jamais séparé.

Soudain, un éclair de colère passa dans son regard.

— Oh ! rugit-il, je ne quitterai le désert qu’après l’avoir purgé de la tourbe immonde qui l’habite. Pas un de ces misérables n’échappera au châtiment dû à tant de crimes !

— Si vous faites cela, les coureurs des bois vous béniront, car ils pourront au moins exercer leur métier en toute sécurité, sans craindre de se voir dépouiller du fruit de leur labeur, comme ce n’est que trop fréquent. Il est vrai que, lorsqu’ils en attrapent un, ils en font bonne et prompte justice, mais cela arrive rarement : les pirates ne marchent généralement qu’en troupes nombreuses, tandis que les chasseurs vivent isolément.

— Ami Sans-Peur, dit M. de Vorcel, je vous promets de mettre bon ordre à cet état de choses.

— D’autant plus que les braves gens qui vous accompagnent ne demanderont pas mieux, car, en leur qualité de chasseurs, ils ont tous quelque injure à venger.

Et, tout joyeux, Sans-Peur alla serrer la main aux chasseurs de l’escorte, qui, tous, étaient ses amis.

Quand ces braves gens apprirent la résolution du colonel, ils trépignèrent de joie.

Enfin ! ils allaient donc pouvoir exterminer une partie de ces voleurs qui, depuis si longtemps, les dépouillaient du produit de leurs chasses !

Cette perspective les rendit d’une gaieté folle. Ils riaient et chantaient, tout en sellant leurs chevaux et visitant leurs armes.

Une heure plus tard, la troupe se mettait en route, au galop de chasse, afin de ne pas trop fatiguer les chevaux.

Vers midi, on fit halte au pied d’une colline. En quelques minutes, le campement fut installé, et des quartiers de venaison grillèrent bientôt devant d’immenses brasiers.

Les chevaux, débridés, mangeaient à pleine bouche l’herbe de la plaine, dans laquelle ils disparaissaient jusqu’au poitrail.

Lorsque bêtes et gens furent rassasiés et reposés, le colonel donna l’ordre du départ.

Les chasseurs remirent la bride à leurs coursiers et sautèrent en selle.

Cette fois, l’allure fut plus vive que le matin.

À mesure que l’on avançait, M. de Vorcel sentait grandir son impatience. S’il n’eût écouté que son cœur, il se fût élancé à fond de train, tant il avait hâte de revoir son fils.

Sans-Peur se tenait près de lui, silencieux et insouciant.

Les chasseurs plaisantaient entre eux, supputant le nombre de bandits qu’ils extermineraient avant de retourner à Québec.

Quant à Taréas, grave et digne, il galopait sur les flancs de la troupe. Enfant du désert, il n’acceptait que forcément cette allure si peu en rapport avec ses habitudes, car les Indiens ne connaissent que le galop vertigineux de leurs chevaux à demi sauvages. Vers quatre heures de l’après-midi, on aperçut au loin la rivière des Cèdres, semblable à un immense ruban d’argent.

Sans-Peur, qui guidait la troupe, fit un brusque crochet à gauche.

— Nous approchons ? lui demanda le colonel.

— Dans une heure, nous serons arrivés.

— Ah ! mon ami, quelle reconnaissance je vous devrai !

— Vous exagérez le service.

— En ce moment, je ne vois que le dévouement dont vous et Taréas avez fait preuve en cette circonstance.

— C’est pourtant bien peu de chose, je vous assure.

— Vous appelez peu de chose, battre le désert pour retrouver mon fils, au risque d’être tués ou scalpés !

— Être tué ne me semble pas une grande affaire, car on ne meurt qu’une fois ; mais être scalpé, je vous avoue que cela me serait très désagréable. D’autant plus que les Peaux-Rouges ont parfois la fantaisie de prendre les chevelures de leurs prisonniers avant de les mettre à mort, et cela afin de leur prouver avec quelle dextérité ils font une coupe de cheveux.

Le colonel frissonna.

— C’est horrible ! s’écria-t-il.

— Bah ! il faut bien se faire aux coutumes des pays que l’on habite.

— Ces Indiens sont vraiment trop féroces !

— Plus bas. Taréas pourrait vous entendre.

— Le chef est un brave cœur !

— Oui, mais il est Huron, c’est-à-dire Indien, et comme tel il lui déplairait fort d’entendre médire d’une coutume qui lui est chère et qui a orné sa hutte de nombreux trophées attestant sa valeur.

Le colonel allait répondre, quand Sans-Peur lui posa la main sur le bras en arrêtant son cheval.

— Qu’avez-vous donc ? lui demanda M. de Vorcel.

— Écoutez, fit le chasseur en se penchant en avant.

Les chasseurs avaient fait halte.

— Tonnerre ! hurla Sans-Peur, on attaque la ferme !

Puis, se tournant vers la troupe, il cria d’une voix tonnante :

— Camarades, sus aux bandits !

Et il partit comme un trait, suivi du colonel et des chasseurs.

Les chevaux, stimulés par leurs cavaliers, volèrent dans l’espace. Ils allaient, tourbillon vivant, franchissant les ravins, traversant les fourrés, posant à peine sur le sol leurs fins sabots.

Bientôt leur galop furieux se changea en une sorte de vertige.

On entendait distinctement des coups de feu crépiter au loin.

— En avant ! en avant ! hurlait Sans-Peur.

Et les chevaux volaient toujours.

Au détour d’un bois, on aperçut, à un kilomètre à peine, une quarantaine de bandits qui, massés à cent mètres de la ferme, exécutaient un feu terrible.

Le bruit des coups de fusil les empêcha d’entendre le galop des chevaux, qui arrivaient sur eux comme un ouragan.

Sans ralentir leur allure, les chasseurs, en tête desquels se tenaient le colonel, Sans-Peur et Taréas, passèrent sur les assaillants comme une avalanche ; puis, se retournant, ils se déployèrent en éventail, firent un feu de salve et les chargèrent à coups de crosse de fusil.

Les bandits, surpris à l’improviste par cette foudroyante attaque, tentèrent de fuir ; mais le cercle qui les entourait se resserra de plus en plus.

Alors, espérant fléchir leurs ennemis, ceux qui restaient debout, une dizaine au plus, jetèrent leurs armes en signe de soumission.

— Garrottez ces misérables ! ordonna le colonel.

Les chasseurs sautèrent à terre et exécutèrent en un clin d’œil l’ordre de leur chef.

La porte de la ferme s’ouvrit alors, le pont-levis fut abaissé, et Louis accourut au-devant de son père, qui le reçut dans ses bras, le pressant convulsivement contre sa poitrine.

Soudain, le colonel pâlit.

— Tu es blessé s’écria-t-il, en remarquant du sang sur le front de son fils.

— Ce n’est rien… Une balle m’a égratigné en passant.

— Tu te battais donc aussi ?

— Pouvais-je me cacher pendant que ces braves gens se battaient pour moi ?

— Bien, mon fils, bien, dit le colonel en serrant la main du jeune homme ; je suis content de toi.

Joseph Dufour, qui avait voulu laisser M. de Vorcel se livrer sans contrainte à l’élan de sa joie, s’avança alors avec sa famille.

Le colonel, qui avait appris par Sans-Peur ce qu’il devait à ces braves gens, leur tendit vivement la main.

— Merci, leur dit-il. Je sais tout ce que vous avez fait pour mon fils.

— Mon colonel, dit le fermier, je regrette presque que Sans-Peur soit venu ici, car nous aimons beaucoup M. Louis, et nous eussions été heureux de le garder avec nous.

La naïveté de cette déclaration fit sourire M. de Vorcel ; mais elle prouvait tant de bonté et de tendresse pour son fils, qu’il en fut touché profondément.

— Soyez persuadé que je n’oublierai jamais votre dévouement, dit-il en souriant.

Les chasseurs avaient déjà reconnu leur ancien compagnon d’armes ; aussi lui firent-ils une véritable ovation.

Mon colonel, dit Joseph Dufour, qu’ordonnez-vous ? Vous êtes ici chez vous.

— Aussi vais-je en abuser, car vous serez obligé de nous offrir l’hospitalité jusqu’à demain. Faites donc conduire les chevaux à l’écurie. Les pauvres bêtes doivent être exténuées.

Le fermier se tourna vers ses serviteurs, groupés à quelques pas.

— Mes enfants, leur dit-il, emmenez ces chevaux et prenez-en soin comme s’ils étaient de la famille. C’est en venant nous secourir qu’ils se sont fatigués, il faut leur en savoir gré.

Puis s’adressant aux chasseurs :

— Camarades, leur dit-il, la maison est à vous ; faites-en ce que vous voudrez.

— Que faisons-nous des prisonniers ? dit Sans-Peur en s’approchant du colonel.

— Nous les jugerons après le souper.

— Le tribunal n’aura pas longtemps à siéger, car les débats seront courts.

— C’est probable : mais nous devons agir ainsi pour prouver que nous sommes des justiciers et non des assassins.

Pendant que chacun se livrait à la joie, Taréas parcourait le champ de bataille, scalpant consciencieusement les morts et les blessés. Tous les hommes du colonel étant sains et saufs, il opérait à coup sûr, certain de n’avoir affaire qu’à des ennemis.

Les prisonniers suivaient d’un œil morne cette lugubre opération.

Sur l’ordre du colonel, ils furent conduits dans un angle de la cour et gardés à vue par une douzaine de chasseurs, pistolet au poing.

La ferme regorgeait de provisions de toutes sortes ; aussi les cuisines furent-elles bientôt mises sens dessus dessous par les serviteurs, à qui leur maître avait recommandé de préparer un repas pantagruélique, car il connaissait l’appétit proverbial de ses anciens compagnons.

Le temps était superbe.

Une immense table fut dressée dans la cour, et de nombreuses lanternes accrochées aux arbres.

À neuf heures, les convives prirent place et le souper commença.

Le colonel était assis entre son fils et Mme  Dufour. Le fermier s’était placé devant lui, ayant à ses côtés Sans-Peur et Taréas.

Ne voulant point perdre l’occasion d’un pareil festin, les chasseurs chargés de surveiller les prisonniers les avaient littéralement chargés de liens. Puis, bien certains qu’ils ne pourraient s’échapper, ils étaient allés se mêler à leurs camarades, dont la gaieté prit bientôt des proportions formidables.

Loin de les rappeler à l’ordre, le colonel était heureux du bonheur de ces braves gens qu’il avait si souvent conduits au combat et dont il avait tant de fois eu l’occasion d’apprécier le courage et le dévouement.

Seul Taréas était calme. Il écoutait, souriait parfois, mais ne parlait pas. Il eût considéré comme indigne d’un chef de partager cette bruyante gaieté.

Au dessert, Joseph Dufour se leva et réclama le silence.

Tous se turent.

— Camarades, dit-il, on va servir quelques bouteilles de vin de France ; nous les boirons à la santé du roi !

— Vive le roi ! s’écrièrent toutes les voix.

Les bouteilles furent débouchées et les verres remplis.

Alors le colonel se leva et dit en levant son verre :

— Mes amis, à la santé du roi !

— Vive le roi ! vive le roi ! répétèrent les chasseurs.

Les verres furent choqués et vidés au milieu d’un enthousiasme indescriptible.

Quand le calme fut un peu rétabli, Taréas se leva et commença un petit discours.

— Guerriers blancs, dit-il, le Wacondah a donné à ses enfants rouges d’immenses forêts pleines de gibier ; des rivières


Le père le reçut dans ses bras, le pressant convulsivement…

remplies de poissons ; ces coursiers agiles qui les emportent comme le vent. Tous ces biens, les Hurons veulent les partager avec leurs amis les Français. Leur sang s’est déjà mêlé dans le sentier de la guerre ; il s’y mêlera encore, jusqu’au jour où ils auront chassé leurs ennemis. Mais si les habits rouges étaient jamais vainqueurs, Taréas monterait dans sa pirogue et irait, de l’autre côté de la mer, trouver leur chef pour prendre sa chevelure. J’ai dit.

L’idée de Taréas se rendant à Londres pour scalper le roi d’Angleterre, souleva un tonnerre d’applaudissements.

— Chef, dit M. de Vorcel, les Hurons sont des braves, et les Français n’oublieront jamais les services qu’ils leur rendent. Quant à moi, je suis heureux et fier de vous avoir pour ami, car jamais cœur plus loyal n’a battu dans une poitrine.

Et il tendit au chef une main que celui-ci serra avec une orgueilleuse émotion.

— Maintenant, dit le colonel, il nous reste un devoir à remplir. Des pirates, pris les armes à la main, sont là. Nous allons les juger, et, quelle qu’elle soit, la sentence sera exécutée immédiatement.

Un calme profond et solennel régna aussitôt parmi les convives, si bruyants quelques instants auparavant.

Joseph Dufour fit installer une table et des sièges à peu de distance de l’endroit où se tenaient les bandits.

Le colonel y prit place, avec, pour assesseurs, le fermier et Sans-Peur.

— Faites avancer les prisonniers, dit M. de Vorcel d’une voix grave qui résonna étrangement dans la nuit.

Les bandits furent conduits à quelques pas de la table.

Les chasseurs se massèrent derrière eux.