Le chef des Hurons/X

La bibliothèque libre.
Tolra, libraire-éditeur (1p. 147-159).


X.

LA LOI DE LYNCH.



Il nous faut maintenant rétrograder de quelques jours, pour expliquer la présence des pirates autour de la ferme.

En quittant la caverne du jaguar, les bandits de James n’étaient rien moins que rassurés. Leur cruauté et les nombreux vols dont ils s’étaient rendus coupables, les faisaient exécrer des chasseurs qui leur avaient, depuis longtemps, voué une haine mortelle.

Conscients des sentiments qu’ils inspiraient aux coureurs des bois, ils ne marchaient que par groupe, afin d’éviter une embuscade où, séparément, ils eussent certainement succombé. Grâce à cette précaution, ils parcouraient hardiment le désert.

Pourtant, au moment de se séparer pour se mettre à la recherche de Louis de Vorcel, ils semblaient s’être ralliés complètement à l’idée que leur avait imposée leur chef. Mais, par un hasard extraordinaire, au bout de quelques heures ils se rejoignaient par groupes de quatre ou cinq. Alors, l’habitude l’emporta sur l’obéissance, et ils marchèrent ensemble, sans plus s’occuper des ordres qu’ils avaient reçus.

Deux jours plus tard, James rencontrait un de ces groupes Sa première pensée fut de reprocher à ses bandits leur désobéissance, mais il comprit immédiatement que les récriminations seraient superflues ; aussi feignit-il de trouver leur conduite toute naturelle.

Lui, pourtant, s’était élancé bravement à travers la savane, stimulé par la honte d’avoir été, ainsi qu’il le disait, joué par un enfant.

De plus, la pensée de la magnifique rançon que devait lui rapporter le fugitif, s’il parvenait à le rejoindre, décuplait son énergie.

Il marcha donc de conserve avec les quatre bandits qu’il avait trouvés sur sa route.

Dans la soirée, les cinq hommes se trouvèrent face à face avec le cadavre de l’Espagnol tué par Sans-Peur.

— Eh bien, dit un des bandits en regardant James d’un air narquois, avions-nous raison en refusant de marcher isolément ?

James ne répondit point, mais un rictus de fureur plissa ses lèvres.

Combien d’hommes allait-on lui tuer ainsi ?

Telle était la question qu’il se posait, tandis qu’une crainte vague lui poignait le cœur.

Soudain, il releva la tête en disant d’une voix brève :

— Il faut à tous prix que nous nous réunissions tous, car un ennemi est à nos trousses.

— Un ennemi ? firent les bandits.

— Oui.

— Qui cela peut-il être ? interrogea un des pirates.

— Qui ? fit James en ricanant. Ne l’avez-vous donc pas deviné ?

Et comme ses hommes se taisaient, attendant qu’il s’expliquât plus clairement, il ajouta :

— Il n’y a qu’un homme assez audacieux pour s’attaquer à nous aussi ouvertement. Cet homme, c’est Sans-Peur !

— Sans-Peur ! firent les bandits en frissonnant.

— Oui, Sans-Peur ? reprit James en serrent les poings avec colère. C’est lui qui a tué Rodriguez, j’en suis sûr ! de même que j’ai la certitude que c’est lui qui a fait pendre mon frère et ses compagnons, lorsqu’ils se sont rendus à la Mission.

Les bandits étaient atterrés. Ils connaissaient le courage et l’activité de leur ennemi et ne doutaient point qu’il ne mît tout en œuvre pour réunir hâtivement les coureurs des bois, afin de leur courir sus comme à des bêtes fauves.

James fut le premier à reprendre son sang-froid.

— Il faut nous rassembler au plus vite, dit-il. Séparons-nous sans trop nous écarter et tirons des coups de fusil pour appeler les camarades.

Grâce à cette tactique, le lendemain, vers midi, la troupe se retrouvait au complet, sauf l’Espagnol, qui avait une excellente raison pour manquer à l’appel.

Les recherches recommencèrent avec activité, mais plusieurs jours s’écoulèrent sans que les bandits découvrissent le plus faible indice.

Ils commençaient déjà à désespérer de retrouver jamais le fugitif, dont la capture avait fait germer en leur cœur de si belles espérances, quand le hasard leur vint en aide au moment où ils s’y attendaient le moins.

Un soir, en faisant halte pour passer la nuit, ils aperçurent, à une faible distance, un feu de veille allumé au pied d’une montagne.

James envoya aussitôt deux hommes en éclaireurs.

Lorsqu’ils revinrent, ils lui apprirent que le feu qui l’avait intrigué était celui d’un Sioux nommé la Panthère, bandit de la pire espèce, qui parcourait le désert depuis quelques années, à la tête d’une dizaine de pirates sang-mêlé, dont la cruauté dépassait tout ce que l’on peut imaginer.

James connaissait la Panthère depuis longtemps, et, bien qu’il n’éprouvât pour ce féroce et sanguinaire Peau-Rouge aucune sympathie, il entretenait avec lui des relations sinon amicales, du moins courtoises, en vertu de l’axiome : Les loups ne se mangent pas entre eux.

James fit immédiatement lever le camp et se dirigea, avec sa troupe, du côté du campement de la Panthère.

En voyant arriver cette troupe nombreuse, le Sioux fronça les sourcils, mais son visage reprit aussitôt son impassibilité froide et cruelle, car James s’avançait souriant et la main tendue.

— Vous êtes donc en expédition ? lui demanda la Panthère en lui serrant la main.

— Mon Dieu ! oui. Mais vous-même ?

— Oh ! moi, je suis toujours en chasse.

— C’est vrai ; vous êtes un rude compagnon.

— Est-ce pour me faire des compliments que vous êtes venu ?

— Ma foi ! non. J’ai aperçu votre feu et, ayant appris votre présence par deux éclaireurs que j’avais envoyés pour savoir qui vous étiez, j’ai décidé de passer la nuit près de vous. Y verriez-vous un inconvénient ?

— Pas du tout. Soyez, au contraire, le bienvenu.

James ordonna à ses hommes d’allumer des feux pour préparer le souper, et les deux troupes n’en firent plus qu’une.

James et le Sioux s’étaient accroupis sur l’herbe, un peu à l’écart, et fumaient leur calumet.

— Quelle expédition faites-vous en ce moment ? demanda tout à coup la Panthère.

— Je ne sais trop si je dois vous le dire, répondit James d’un ton bourru.

— Si c’est un secret, gardez-le, fit sèchement le Sioux.

— Ce n’est nullement un secret. C’est au contraire l’aventure la plus bête qu’on puisse imaginer.

— Vraiment ! Vous piquez ma curiosité.

— Figurez-vous que j’avais fait un prisonnier qui pouvait payer une rançon considérable. Eh bien ! au dernier moment, il m’a faussé compagnie.

— C’est donc un homme énergique ?

— Pas du tout, fit James avec un sourire contraint. S’il en avait été ainsi, cela aurait mieux valu.

— Je ne vous comprends pas.

— J’eusse pris mes précautions. Mais il s’agissait d’un jeune homme, presque un enfant.

— Y a-t-il longtemps de cela ? demanda la Panthère en fixant sur son interlocuteur un regard perçant.

— Une dizaine de jours.

— Et vous n’avez pu retrouver sa piste ?

— Non.

— Je sais où se trouve en ce moment celui que vous cherchez.

— Vous allez me le dire, n’est-ce pas ? fit James avec vivacité.

— Certainement. Mais avant, il faut que nous nous entendions.

— Sur quel point ?

— Voici. Vous aviez fait un prisonnier, mais il vous a glissé entre les doigts, n’est-ce pas ?

— C’est exact.

— Donc, il est perdu pour vous.

— À moins que je le retrouve.

— Alors, cherchez-le, fit nettement le Sioux.

James comprit où la Panthère voulait en venir.

— Voyons, dit-il en affectant de sourire, causons en amis.

— Je ne demande pas mieux.

— Vous savez où est mon fugitif ?

— Je vous l’ai déjà dit.

— Donc, il nous appartient à tous deux.

— Vous avez mis le temps à vous décider.

— Maintenant que nous sommes d’accord sur ce point, faites-moi vos propositions.

— Elles seront bien nettes : je vous aiderai à vous emparer du jeune homme et nous partagerons la rançon.

— Vous êtes exigeant.

— C’est à prendre ou à laisser.

— Est-il loin d’ici ?

— Pardon. Acceptez-vous ce que je vous propose ?

— Il le faut bien.

— Alors, écoutez-moi.

— Je suis tout oreilles.

— Depuis quelque temps, je surveille une caravane qui s’est installée non loin d’ici pour fonder un défrichement. Or, il y a quelques jours, étant en observation, j’ai vu deux hommes sortir d’un bois et se diriger vers le camp, portant sur un brancard un jeune homme évanoui.

— Peut-être était-il mort ?

— Non, car ils l’eussent laissé au lieu de l’emporter.

— C’est juste.

— Si je n’ai pas encore attaqué cette caravane, c’est que ma troupe n’est pas assez nombreuse ; mais en y joignant la vôtre, ce sera différent.

— Sommes-nous bien éloignés de ce défrichement ?

— En quelques heures nous pouvons nous y rendre.

— Si vous le voulez bien, nous nous mettrons en route au point du jour.

— Soit.

Une poignée de main scella cette convention.

Le lendemain, au lever du soleil, les deux troupes se mettaient en route et, le soir même, la ferme de Joseph Dufour était attaquée.

Nous savons ce qui se passa et comment les bandits furent surpris à l’improviste par le colonel et son escorte.

Nous avons dit qu’une dizaine d’entre eux avaient été faits prisonniers. James et la Panthère étaient du nombre.

Ils n’avaient jeté leurs armes que dans l’espoir de fléchir leurs ennemis ; aussi en se voyant chargés de liens, leur rage fut-elle grande. Néanmoins, ils firent bonne contenance lorsqu’ils se trouvèrent devant le tribunal improvisé par M. de Vorcel.

— Vous avez été pris les armes à la main, dit le colonel en s’adressant à tous les prisonniers. Quelle explication avez-vous à donner pour votre défense ?

Les bandits gardèrent le silence.

— Eh bien, James et la Panthère, vous ne répondez pas ? fit Sans-Peur d’un ton goguenard.

En se voyant reconnus, les deux pirates firent un effort désespéré pour rompre leurs liens, car ils comprirent qu’ils étaient perdus ; mais ils eurent beau se tordre comme des serpents, ils ne réussirent qu’à faire pénétrer plus profondément dans leurs chairs les cordes qui les garrottaient.

— Vous connaissez ces deux hommes ? demanda le colonel en regardant Sans-Peur avec étonnement.

— Si je les connais ! s’écria le chasseur d’une voix tonnante. Mais sachez donc que ce sont les plus infâmes gredins qu’on puisse voir ! Leurs mains ont versé plus de sang qu’il n’y a d’eau dans le Saint-Laurent. Ces misérables, dont l’un est blanc et l’autre rouge, n’appartiennent plus à aucune race ; ils se sont rangés d’eux-mêmes parmi les bêtes fauves ! Les cadavres dont ils ont semé le désert sont incalculables, et c’est réellement Dieu qui, en les réunissant, les a conduits ici afin que nous en fassions justice !

— Eh bien ! oui, hurla le Sioux, la face hideuse et les traits contractés par une rage impuissante, tout ce que tu as dit est vrai, chien des Faces-Pâles ! mais tes aboiements ne sauraient effrayer un guerrier qui se rit de la mort. Oui, j’ai égorgé les blancs, pillé leurs caravanes, vendu leurs femmes et leurs enfants comme esclaves dans les tribus indiennes, et, en ce moment, je ne regrette qu’une chose, c’est de n’avoir pu vous anéantir jusqu’au dernier !

— À mort ! à mort ! s’écrièrent tous les chasseurs en brandissant leurs couteaux.

— Vous êtes des lâches ! ricana la Panthère. Si j’étais libre, vous n’oseriez même pas me regarder en face !

— C’en est trop ! crie Sans-Peur en bondissant vers le Sioux, dont il trancha les liens avant qu’on pût s’y opposer.

Prenant un couteau à la ceinture d’un chasseur, il le jeta aux pieds de la Panthère en disant d’une voix terrible :

— Tu nous as appelés lâches ! Je vais te montrer la différence qu’il y a entre une créature de Dieu et un démon vomi par l’enfer.

Le Sioux poussa un hurlement de joie et, ramassant le couteau, se rua sur Sans-Peur, qui le reçut de pied ferme.

Alors commença une lutte horrible ! les deux adversaires bondissaient à droite et à gauche, s’enlaçaient, se séparaient, revenaient l’un sur l’autre avec des cris de rage insensée et se portant des coups terribles, évités de part et d’autre avec un à-propos extraordinaire.

Les assistants suivaient cette lutte, la sueur de l’angoisse au front.

Vingt fois le colonel voulut s’élancer pour porter secours à Sans-Peur ; mais, chaque fois, la main de fer de Taréas le retint, lui faisant comprendre que toute intervention serait une honte pour le chasseur.

Un moment, les deux adversaires se tinrent immobiles, à deux pas l’un de l’autre. Tout à coup, Sans-Peur poussa un rugissement de fauve et bondit sur le Sioux, dans un élan irrésistible.

Le choc fut tel que les deux hommes roulèrent sur le sol.

Un cri de joie ébranla les airs.

Le Sioux était renversé et Sans-Peur lui appuyait un genou sur la poitrine.

Le vaincu, qui avait laissé échapper son couteau en tombant, vociférait des injures horribles.

Soudain un éclair bleuâtre brilla dans la nuit, et le couteau de Sans-Peur disparut jusqu’au manche dans la gorge de son ennemi, qui poussa un effroyable cri d’agonie, se raidit dans une convulsion suprême et demeura inerte.

Il était mort.

Quant au chasseur, il n’avait reçu que quelques égratignures insignifiantes ; aussi fut-il chaudement félicité.

Peu à peu, le calme se rétablit.

— Messieurs, dit le colonel, notre tâche n’est pas terminée. Il nous reste à juger les autres coupables.

— À quoi bon cette comédie ? fit James en haussant dédaigneusement les épaules. Puisque nous sommes condamnés d’avance, exécutez-nous et qu’on en finisse.

— Ainsi, vous ne vous repentez pas ? dit tristement M. de Vorcel. Au moment de paraître devant Dieu, vos crimes ne vous inspirent aucun remords ?

Un ricanement des bandits fut leur seule réponse.

Jusque-là, ils avaient gardé le silence avec un vague espoir que leurs juges leur en tiendraient compte. Mais leurs illusions s’étaient dissipées et ils avaient repris tout leur cynisme.

— Messieurs, dit le colonel, en s’adressant aux chasseurs, en votre âme et conscience, quelle peine ont mérité ces hommes ?

— La mort ! firent-ils d’une seule voix.

— Vous avez entendu ? dit le colonel en se tournant vers les prisonniers.

— Pardieu ! fit James ; nous ne sommes pas sourds.

Les bandits furent conduits dans la plaine, et, un quart d’heure après, une fusillade crépitait, éclairant les ténèbres comme un coup de foudre.

Justice était faite.

Dès que le jour parut, une large tranchée fut creusée, et l’on y jeta les cadavres des bandits, dont les crimes avaient pendant si longtemps ensanglanté le désert.

Le colonel et son escorte restèrent deux jours au milieu de la famille Dufour, afin de se remettre complètement de leurs fatigues.

Avant de partir pour retourner à Québec, M. de Vorcel prit son hôte à part.

— Vous avez sauvé mon fils, lui dit-il. Quoique de semblables services ne se paient point, laissez-moi vous offrir un témoignage de ma reconnaissance, ou plutôt un souvenir amical.

Et, tirant de son doigt une bague ornée d’un magnifique diamant, il la présenta à Joseph Dufour ; mais l’honnête Canadien recula d’un pas en balbutiant, tout confus :

— Oh ! mon colonel !…

— Mon ami, dit affectueusement M. de Vorcel, Dieu m’est témoin que je partagerais de grand cœur ma fortune avec vous, à qui je dois la vie de mon fils, mais vous offrir de l’argent serait vous faire injure, je le comprends ; aussi, serai-je très heureux de vous voir accepter ce souvenir.

Et prenant la main du fermier, il passa la bague à son petit doigt, pendant que le digne homme rougissait en murmurant :

— Oh ! mon colonel, mon colonel !…

Lorsque M, de Vorcel eut fait ses adieux à cette intéressante famille, il monta à cheval, ainsi que son fils, et tous deux se placèrent en tête des chasseurs, déjà en selle.

Le père et le fils, très émus, firent, de la main, un dernier signe d’adieu à leurs hôtes, et la petite troupe, franchissant le pont-levis, s’élança au galop dans la plaine.

En arrivant à Québec, le colonel trouva M. de Montcalm en proie à un véritable désespoir. En vain expédiait-il à Versailles courrier sur courrier, pour demander qu’on lui envoyât des secours, les amis de M. Rigot, l’intendant du Canada, avec lequel ils partageaient les dépouilles de notre belle colonie, interceptaient les lettres, afin que Louis XV restât dans une ignorance complète des événements ; de sorte que M. de Montcalm, écœuré de tant d’infamie, sentait le découragement s’emparer de lui ; mais, patriote avant tout, il n’en faisait pas moins héroïquement son devoir. Grâce à son courage et ses talents militaires, maintes fois il repoussa, avec une poignée d’hommes, des forces vingt fois supérieures, ne songeant qu’à une chose : reculer le plus possible le moment où il lui faudrait abandonner à l’Angleterre un des plus beaux fleurons de la couronne de France.

Luttant avec la farouche énergie d’un lion blessé, il tint courageusement tête à l’ennemi jusqu’au milieu du mois de mai 1759, époque où la flotte anglaise parut enfin devant Québec.

Cette flotte était composée de vingt-deux vaisseaux de ligne, de trente frégates et d’un grand nombre de vaisseaux de charge ; elle portait dix mille hommes de débarquement, placés sous les ordres d’un jeune général, plein de talent, nommé James Wolff.

Parmi les officiers de marine qui servaient à bord de la flotte anglaise, se trouvait le célèbre Cook, qui devait, plus tard, se couvrir de gloire en sillonnant des mers à peu près inconnues.

Les travaux de défense de Québec avaient été si bien organisés par M. de Montcalm, que le général Wolff, malgré la supériorité numérique de ses troupes, comprit qu’il n’obtiendrait la victoire qu’en écrasant la ville sous une pluie de feu.

Après s’être entendu avec l’amiral Saunders, commandant la flotte, il fit ouvrir le feu sur Québec, et pendant deux mois les batteries anglaises bombardèrent et incendièrent la ville, sans qu’aucun des habitants parlât de capitulation.

Cependant, l’hiver approchait. L’amiral Saunders, craignant d’être enveloppé par les glaces des eaux du Saint-Laurent, parlait de lever l’ancre. Il fallait battre en retraite ou risquer un assaut. Le général Wolff eut une inspiration de génie. Dans la soirée du 12 septembre 1759, il remonta le Saint-Laurent avec une partie de la flotte portant cinq mille soldats, et vint s’établir devant le cap Rouge, à trois lieues au-dessus de Québec.

Bouzainville, informé de ce mouvement, vint se poster au cap Rouge, avec trois mille hommes, afin de s’opposer au débarquement

Mais la manœuvre de Wolff n’était qu’une feinte. Dès que la nuit fut venue, il fit embarquer ses cinq mille hommes dans des chalands, qui descendirent le cours de l’eau, jusqu’à la baie de Foulon. Là, il fit débarquer ses soldats et les guida par un sentier escarpé qui conduisait au plateau de Québec. Les soldats français qui gardaient le plateau, se voyant surpris à l’improviste, n’eurent pas le temps d’organiser la défense ; ils furent presque tous massacrés, puis Wolff alla prendre position derrière Québec.

Montcalm, averti de ce qui se passait, réunit les troupes disponibles et accourut en toute hâte, mais il trouva les Anglais rangés en bataille dans la plaine d’Abraham.

Le combat s’engage aussitôt et dégénère bientôt en carnage ; mais, malgré tout leur courage, les Anglais durent lâcher pied.

Fait étrange et peut-être unique dans les annales de la guerre, cette même journée vit tomber les deux généraux en chef : Wolff fut frappé de trois balles, et Montcalm reçut cinq blessures. Tous deux succombèrent presque immédiatement, mais le général français éprouva la suprême satisfaction de voir fuir l’ennemi.

La mort du marquis de Montcalm ne découragea pas les Canadiens, qui continuèrent à défendre leur sol avec une farouche énergie, jusqu’en 1763, époque où l’Angleterre réussit enfin à s’emparer de cette belle colonie.

Alors commença une inquiétante émigration. Ne voulant à aucun prix subir la domination anglaise, un grand nombre de Canadiens s’enfuirent dans le désert, préférant vivre avec les tribus indiennes que de se courber sous le joug du vainqueur.

Ce fut ainsi que naquit cette race de sang-mêlé, appelée Bois-Brûlé, hardis pionniers qui, les premiers, semèrent, dans les vastes solitudes du nord de l’Amérique, les germes de la civilisation.

Lorsque la paix fut signée, M. de Vorcel quitta le Canada, avec son fils et sa fille, et rentra en France, où le roi le reçut avec une bienveillance qui lui permettait d’espérer un commandement important, mais il ne profita point des bonnes dispositions de Louis XV, et se retira dans son manoir du Beaujolais, afin de se consacrer exclusivement à ses enfants, dont la tendresse adoucissait quelque peu la douleur que lui avait causée la mort tragique de l’infortunée comtesse.