Le chef des Hurons/V

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Tolra, libraire-éditeur (1p. 71-89).


V.

HÉCATOMBE DE SAUVAGES.



Le lendemain, dès l’aube, le colonel fit creuser de larges tranchées, dans lesquelles on entassa les guerriers tués dans le combat de la veille.

À dix heures, tout était terminé, et les défenseurs de la Mission, rassurés par le calme qui planait sur le désert, se livraient aux apprêts de leur déjeuner, quand tout à coup, trois Peaux-Rouges à cheval débouchèrent de la forêt, s’avançant au petit galop de chasse.

Le colonel, aussitôt prévenu, courut au retranchement, où il fut immédiatement rejoint par Taréas et Sans-Peur.

— Que peuvent nous vouloir ces Indiens ? murmura le colonel en examinant les arrivants, à l’aide de sa lunette d’approche.

Le chef sourit dédaigneusement.

— Mon colonel, dit Sans-Peur, ces sauvages ne viennent ici que pour se rendre compte des forces dont nous disposons.

— S’il en est ainsi, faites tirer sur eux.

— Gardons-nous-en bien ! s’écria le chasseur. Quoique ces païens aient juré notre mort, nous devons agir loyalement avec eux ; ils viennent en parlementaires, il faut les recevoir avec courtoisie, bien que l’entrevue qu’ils désirent ne soit qu’un prétexte pour s’introduire dans la Mission. Faites donc allumer un feu, car les Peaux-Rouges ne discutent qu’autour d’un foyer.

— Hum ! est-ce bien prudent de les laisser entrer ici ?

— Vous ne pouvez faire autrement. Mais si voulez bien me le permettre, je mènerai seul cette affaire, car mieux que vous je suis au fait des diableries Indiennes.

— Faites donc, mon ami, dit en souriant le colonel ; vous savez que j’ai en vous la plus entière confiance.

— Merci, mon colonel, et pardonnez-moi de vous avoir donné ces conseils, mais ils étaient nécessaires pour la sûreté commune.

Les trois Indiens étaient parvenus au pied de la colline et s’étaient arrêtés. L’un d’eux, qui n’était autre que Niocébah, agita sa robe de bison.

En voyant le meurtrier de la comtesse, M. de Vorcel porta rapidement la main à ses pistolets ; mais Sans-Peur lui saisit le bras en disant :

— Qu’allez-vous faire ?

— Vous avez raison ; je dois songer à ceux qui m’entourent et ne pas risquer de les perdre en me laissant aller à ma juste colère.

Sans-Peur descendit la pente de la colline et s’arrêta à dix pas des trois Peaux-Rouges.

— Que désirez-vous ? demanda-t-il brutalement à Niocébah.

— Causer avec le chef des guerriers blancs, répondit l’Indien d’un ton glacial.

— Bien que vous ayez fait le signe de paix, je dois vous prévenir qu’au moindre geste suspect, je vous tuerai comme un chien. Maintenant, suivez-moi.

Le chef ne releva pas cette insulte. Sautant à bas de son cheval, il jeta les rênes à un des deux guerriers qui l’accompagnaient et suivit le chasseur qui, déjà, remontait à la Mission.


Je vous reconduirai à coups de fouet…

En entrant dans le village, Sans-Peur se retourna pour attendre Niocébah, qu’il conduisit près d’un feu allumé par Taréas et devant lequel ce dernier était assis à côté de M. de Vorcel qui pâlit affreusement en voyant approcher son mortel ennemi.

Quant à Niocébah, il était froid et impassible.

Sur un signe du chasseur, il s’accroupit devant le feu.

Les Indiens ne discutent jamais en conseil sans avoir au préalable fumé le calumet. Dans les grandes circonstances ou lorsqu’ils sont entre amis, la même pipe sert pour tous. Dans le cas présent les rapports entre le colonel et le chef des Iroquois étaient trop tendus pour que le calumet circulât ; aussi, chacun bourra-t-il le sien.

Lorsque tous eurent fumé et que la cendre des calumets eût été vidée dans le foyer, Niocébah se leva et prit la parole.

— Je suis heureux, dit-il, que mes frères aient consenti à me recevoir au feu du conseil, car les paroles que vont souffler ma poitrine me sont inspirées par le Wacondah, et il eût été regrettable qu’ils ne les entendissent point. Que mes frères ouvrent donc leurs oreilles, un sachem va parler.

Il se recueillit quelques secondes, et continua :

— Autrefois, les Indiens vivaient en paix sur leurs territoires de chasse ; mais un jour des Visages-Pâles ont résolu de s’emparer de leurs biens et les ont refoulés loin des grands villages en pierre. Les enfants rouges du Grand Esprit ont vaillamment et longtemps combattu, mais vainement. Alors, ils se sont retirés au fond des déserts ; mais un chef de la prière, parlant d’un Dieu inconnu des Indiens, est venu s’installer sur cette colline avec des guerriers ayant renié le Wacondah. Les sachems des grandes tribus, réunis en conseil, m’ont envoyé vers le chef des Visages-Pâles pour lui enjoindre d’avoir à retourner immédiatement aux habitations, en emmenant avec lui tous ses guerriers. Si mon frère s’y refuse, sa chevelure et celles de ses amis orneront bientôt nos ceintures. Le sang est une offrande agréable au Wacondah, surtout lorsqu’il est blanc. J’ai dit.

Après avoir prononcé ces paroles d’une voix tranchante, le chef s’assit et attendit une réponse.

— Chef, lui dit alors Sans-Peur, vous radotez comme une vieille femme bavarde, et vos rodomontades sont ridicules. Puisque la leçon que vous avez reçue hier n’a pas été aussi profitable que nous l’espérions, soyez certain que, à la prochaine occasion, nous doublerons la dose ; et pour bien vous prouver le cas que nous faisons de vos menaces, si votre qualité de parlementaire ne vous faisait pas sacré pour nous, je vous reconduirais jusqu’au bas de la colline, à coups de fouet, comme un chien galeux. Maintenant que vous êtes fixé, vous pouvez aller rejoindre vos dignes acolytes. À mon tour, j’ai dit.

Niocébah se leva d’un bond et porta la main à son couteau à scalper ; mais par un effort de volonté surhumain, il reprit toute son impassibilité et fit un pas pour se retirer.

D’un geste, le colonel l’arrêta.

— À mon tour de varier, dit-il froidement.

Niocébah fixa sur lui un regard empreint de tant de haine implacable qu’il tressaillit malgré lui.

— Chef, dit-il, sans savoir qui vous étiez, je vous ai fait, dans un moment de vivacité, une injure grave, dont je vous aurais rendu raison si vous me l’aviez demandé ; peut-être même vous eussé-je fait des excuses, car il n’y a pas de honte à reconnaître ses torts. Mais vous avez préféré vous venger par un odieux assassinat. Or, écoutez bien ceci : nul ne peut prévoir les résultats des combats qui vont avoir lieu, mais quels qu’ils soient, un de nous deux mourra, je vous le jure ! Maintenant, vous pouvez vous retirer.

Niocébah haussa dédaigneusement les épaules et se dirigea vers la barrière qui formait les retranchements et qui fut ouverte pour lui livrer passage.

Il descendit tranquillement la colline ; mais dès qu’il eût rejoint ses guerriers. Il se retourna, poussa son cri de guerre, sauta en selle et s’éloigna rapidement.

En quelques minutes, Niocébah et ses deux guerriers atteignirent la forêt et disparurent sous le couvert.

Il mit alors pied à terre et se dirigea vers un feu autour duquel plusieurs sachems fumaient leur calumet sans échanger une parole.

Niocébah s’assit sur un tronc d’arbre, bourra son calumet et fuma sans que les chefs eussent fait le moindre mouvement. Cette opération préliminaire terminée, il rendit compte de son entrevue avec le colonel.

Lorsqu’il eut rapporté les paroles insultantes de Sans-Peur, un cri de rage jaillit de toutes les poitrines ; mais un homme qui se tenait à quelques pas s’avança et fit un geste indiquant qu’il désirait parler.

Un grand silence se fit aussitôt et les sachems fixèrent sur l’homme un regard interrogateur.

C’était un de ces féroces pirates qui sillonnent les prairies, pillant les caravanes, égorgeant les voyageurs et combattant dans les rangs des Peaux-Rouges chaque fois qu’il s’agissait de mettre la main sur un butin important.

C’était lui et ses compagnons que Sans-Peur avait aperçus la nuit précédente pendant la reconnaissance qu’il avait faite dans la forêt.

— Chefs, dit-il, après la défaite que vous avez essuyée hier, vous ne sauriez prendre trop de précautions avant de tenter une nouvelle attaque. Voici donc ce que je vous propose : je vais me rendre à la Mission avec quatre de mes camarades ; le colonel qui doit avoir besoin d’hommes résolus, s’empressera, sur notre demande, de nous engager. Dès que la nuit sera venue, montez hardiment à l’assaut du village : nous profiterons du désordre occasionné par le combat, pour vous ouvrir la barrière. Une fois dans la place, grâce à votre nombre, vous serez facilement vainqueurs.

Niocébah se leva, et, prenant la main du pirate :

— Mon frère est jeune, dit-il, mais sa sagesse est grande ; les sachems acceptent sa proposition.

— Bien, dit le pirate en allant rejoindre ses compagnons, à qui il fit part de son projet.

Quelques minutes après, il s’enfonçait dans la forêt, accompagné de quatre bandits.

Son intention était de tourner la colline et d’arriver à la mission par le versant opposé, afin de n’inspirer aucun soupçon.

Malheureusement pour les pirates, Sans-Peur les connaissait de longue date ; de plus, il avait constaté leur présence parmi les Peaux-Rouges ; aussi, dès qu’il les aperçut dans la plaine, courut-il vers le colonel à qui il dit quelques mots à voix basse.

M. de Vorcel fit une grimace de désapprobation.

— Croyez-moi, insista le chasseur, avec ces gens-là, les demi-mesures sont toujours mauvaises.

— Agissez donc à votre guise.

Sans-Peur s’éloigna en se frottant les mains, signe d’une extrême satisfaction.

Sur l’ordre du colonel, les sentinelles laissèrent sans difficulté approcher les pirates, qui sur l’invitation du capitaine Verdier, escaladèrent immédiatement les retranchements.

Le colonel, entouré d’une vingtaine de Canadiens, se tenait à peu de distance.

— Que désirez-vous, messieurs ? leur demanda en souriant le capitaine.

— Voir le colonel, répondit un des pirates.

— C’est moi, dit M. de Vorcel en s’avançant.

— Mon colonel, dit un des bandits, nous avons appris ce matin que vous avez eu maille à partir avec des Peaux-Rouges, et, ma foi, nous avons pensé que vous seriez peut-être enchanté d’augmenter votre troupe de cinq fusils qui ne manquent jamais leur homme.

— Ainsi, vous ne venez que dans le but de me rendre service ?

— Mon Dieu ! oui. Au désert, les blancs ne se doivent-ils pas aide et protection contre les sauvages ?

— Ces sentiments vous honorent, messieurs ; mais comment pourrai-je vous remercier ?

— En nous laissant combattre dans vos rangs.

— Mon colonel, dit Sans-Peur d’un ton goguenard, je crois que ces braves gens méritent une autre récompense.

— Que voulez-vous dire ? fit un des bandits en fronçant les sourcils.

— Vous allez le savoir, dit le chasseur en faisant un signe à ceux qui l’entouraient.

En un clin d’œil, les pirates furent désarmés, jetés sur le sol et garrottés.

— C’est une infamie ! hurlaient-ils en se tordant désespérément dans leurs liens.

— Vraiment, messieurs, leur dit Sans-Peur d’un ton narquois, vous n’êtes pas beaux joueurs ! Quand on perd une partie, on doit en subir philosophiquement toutes les conséquences… Ainsi, vous, John, ajouta-t-il en regardant fixement un des bandits, vous auriez bien dû penser que les blancs ne sont pas aussi faciles à tromper que ces brutes de Peaux-Rouges.

En entendant prononcer son nom, le bandit avait pâli ; mais, se remettant promptement, ce fut d’une voix assez calme qu’il répondit :

— Je ne sais pourquoi vous m’appelez John : mon nom est Richard Sander.

— C’est étrange, fit Sans-Peur en prenant un air naïf ; j’aurai juré que vous étiez un certain John condamné à mort à la Louisiane, l’année dernière, et qui, je ne sais comment, est parvenu à s’évader la veille du jour fixé pour l’exécution.

Le bandit ricana.

— Allons, dit-il, vous êtes plus fort que moi !

— Ah ! ah ! Il paraît que je ne me suis pas trompé.

— En somme, que comptez-vous faire de nous ?

— Vous pendre, tout simplement.

— Vous n’en avez pas le droit, car nous sommes venus ici librement.

— C’est vrai, mais comme espions ; par conséquent, vous avez encouru la peine de mort, dit le colonel d’une voix ferme.



— Où sont les preuves de notre culpabilité ?

— Elles sont indiscutables, fit Sans-Peur : hier soir, en faisant une reconnaissance dans la forêt, je vous ai vus parmi les Indiens.

Les pirates hurlèrent de rage et firent de vains efforts pour rompre leurs liens.

Le colonel attira le chasseur à l’écart.

— Voyons, lui dit-il, que faisons-nous de ces bandits ?

— Mais ne vous l’ai-je pas dit ?

— Je vous avoue qu’il me répugne de les tuer ainsi.

— Soit ; mais je vous préviens que cette mansuétude indisposera fort les Canadiens qui sont ici et dont le dévouement se refroidirait singulièrement si vous laissiez partir ces misérables, car il est impossible qu’ils restent au milieu de nous, ils doivent donc expier leurs crimes ou se retirer sains et saufs.

— Faites ce que vous voudrez, dit brusquement le colonel en s’éloignant rapidement pour ne pas assister à cette exécution que, malgré lui, il ne pouvait s’empêcher de trouver juste.

En moins de dix minutes, les pirates furent pendus à quelques-uns des arbres qui ombrageaient la colline. Après s’être tordus comme des vers, pendant quelques instants, une convulsion suprême les secoua, puis ils demeurèrent immobiles.

— Justice est faite, dit tranquillement Sans-Peur.

Le Père Florentin, prévenu par le colonel, accourut et força le brave chasseur à décrocher ses pendus, opération qu’il ne fit qu’en rechignant, tant il éprouvait de plaisir à voir se balancer au bout de leurs cordes ces pirates souillés de crimes.

Sur l’ordre du religieux, une fosse fut creusée en dehors du retranchements et on y coucha les suppliciés, pour lesquels il demanda à Dieu un pardon qu’ils n’avaient pu obtenir des hommes.

On combla la fosse et tout fut dit.

La prairie comptait cinq bandits de moins.

Deux jours s’écoulèrent sans que les Indiens donnassent signe de vie.

Taréas, consulté par le colonel, avait expliqué ce silence de la manière suivante :

— Nos ennemis n’étaient pas au complet lorsqu’ils nous ont attaqués. Ils attendent, pour recommencer, que toutes les tribus soient arrivées.

Cette opinion fut partagée par Sans-Peur ; aussi redoubla-t-on de vigilance pour ne pas se laisser surprendre.

Le soir du troisième jour, un peu avant le coucher du soleil, une troupe de quatre cents guerriers sortit à pied de la forêt.

— À vos postes ! cria le colonel d’une voix tonnante.

Les défenseurs se précipitèrent derrière les retranchements, le doigt sur la gâchette du fusil.

Lorsque les sauvages eurent fait environ deux cents pas, ils s’élancèrent au pas de course. En même temps, une deuxième troupe sortit de la forêt, marchant en une masse compacte.

Sur l’ordre du colonel, cent hommes montèrent à cheval pour marcher à la rencontre du premier détachement, et dès qu’ils furent sur la pente de la colline, un feu terrible fut dirigé sur la seconde troupe.

Les cavaliers tombèrent comme la foudre sur les Indiens, dont ils firent un carnage affreux. Les guerriers formant le second détachement tentèrent de se porter à leur secours, mais sans y parvenir : les canons de la Mission vomissaient des paquets de mitraille ; les balles sifflaient au milieu d’eux.

Soudain, la lisière de la forêt se garnit de Peaux-Rouges.

À cette vue, le capitaine Verdier, qui commandait la cavalerie, se replia sur la colline. En un temps de galop, les soldats eurent distancé leurs ennemis.

Ceux-ci s’élancèrent à leur poursuite en bondissant comme des panthères, mais les canons furent pointés sur eux, et ils durent reculer.

Cependant, les guerriers sortaient toujours de la forêt, se répandant dans la plaine, où ils se formaient en détachements de trois cents hommes.

Le colonel fit suspendre le feu, car la colline était entourée d’un nuage de fumée qui ne lui permettait plus de distinguer les mouvements de l’ennemi.

Alors, il vit un spectacle qui le glaça de terreur.

La plaine était remplie de guerriers qui, à mesure qu’ils avançaient, faisaient place à d’autres, comme si la forêt les eût enfantés.

Plus de six mille Indiens étaient là, rangés en bataille, et il en venait toujours.

Le colonel jugea rapidement la situation.

Vaincre était impossible. La Mission devait fatalement être engloutie sous ce flot humain qui s’avançait. Il fallait donc mourir ; d’ailleurs, tous le comprenait.

— Mes amis cria M. de Vorcel, d’une voix qui fut distinctement entendue de tous, vendons chèrement notre vie. Faisons-nous de belles funérailles !… Feu partout !

Une détonation effroyable retentit.

La colline sembla trembler sur sa base.

Les sauvages poussèrent leur terrible cri de guerre et répondirent par une grêle de flèches et de balles, s’élançant au pas de course vers la colline, dont ils commencèrent à gravir la pente.

Tout à coup, six barils de poudre, auxquels étaient attachées des mèches allumées, furent jetés par-dessus, les remparts et roulèrent le long de la pente avec une rapidité vertigineuse.

Les sauvages ouvrirent leurs rangs pour laisser passer ces objets dont ils ne devinaient pas la nature. Mais, bientôt, six détonations formidables ébranlèrent les airs, et plusieurs centaines de guerriers, hachés, broyés, jonchèrent le sol.

Les Indiens s’enfuirent, affolés et hurlant, mais la voix de leurs chefs les ramena au combat, et ils s’élancèrent de nouveau vers la colline, dont le sommet ressemblait au cratère d’un volcan.

Pourtant, malgré l’héroïque résistance des blancs, les Peaux-Rouges gagnaient du terrain. Plusieurs avaient déjà atteint les retranchements, d’où on les avait rejetés à coups de baïonnettes. Tout à coup, des cris d’épouvante dominèrent le tumulte de la bataille : sur la gauche des indiens, une nombreuse troupe de soldats barrait la plaine entre la colline et la forêt.

À un commandement, les fusils s’abaissèrent et un vent de mort passa sur la plaine ; puis, les soldats ouvrirent leurs rangs et quatre pièces de canon tonnèrent.

Pris ainsi entre deux feux et ignorant le nombre de leurs nouveaux ennemis, les Peaux-Rouges voulurent fuir ; mais un détachement aussi fort que le premier leur coupa la retraite, à droite.

La forêt, seule, pouvait leur offrir un refuge. Ils s’y précipitèrent en tumulte, sous une pluie de fer et de plomb, mais ils n’eurent pas plutôt franchi la lisière du couvert, qu’ils reculèrent épouvantés.

La forêt était en feu.

Les tambours battirent la charge et les deux détachements de soldats s’élancèrent à la baïonnette, tandis que les cavaliers du capitaine Verdier, en tête desquels s’était placé le colonel, descendaient la colline comme un tourbillon.

Alors commença une mêlée à laquelle il serait impossible de donner un nom.

Les Indiens, entourés, cernés de toutes parts, ne songèrent pas un instant à implorer la clémence de leurs ennemis qui, aidés par Taréas et ses Hurons, les massacraient impitoyablement.

Cependant, tout en combattant, deux hommes se cherchaient : M. de Vorcel et Niocébah. Le premier, pour châtier le meurtrier de sa femme ; le second, pour venger l’injure sanglante qu’il avait reçue.

Tout à coup, le colonel aperçut son ennemi qui, monté sur un magnifique coursier, se battait en désespéré.

Il poussa un rugissement de tigre et fit bondir son cheval.

En l’apercevant, le chef iroquois eut un rire de démon et se précipita sur lui, la hache au poing, mais le colonel fit voleter son cheval et se jeta de côté ; puis, revenant à son ennemi, il lui fendit le crâne d’un coup de sabre.

Niocébah roula à terre.

Il était mort.

De toutes les tribus réunies dans la plaine, il ne restait guère que cinq cents guerriers, blessés pour la plupart et ne se défendant plus.

Le colonel fit cesser le combat, qui n’eut plus été qu’une boucherie, et permit aux vaincus de se retirer, ce dont Taréas ne fut que médiocrement satisfait.

Quelques officiers s’approchèrent alors de M. de Vorcel, afin de lui expliquer leur présence.

M. de Montcalm ayant appris que les Peaux-Rouges réunissaient des forces considérables avait pensé que le secours précédemment envoyé au colonel serait insuffisant et s’était empressé de lui expédier un nouveau renfort de quatre cents hommes.

En arrivant, les officiers, voyant la plaine couverte d’Indiens, avaient divisé leur détachement en deux troupes et mis le feu à la forêt, afin de cerner complètement l’ennemi.

Le colonel les félicita pour les mesures qu’ils avaient prises, puis il donna l’ordre de rentrer à la Mission.

Les tambours battirent, les trompettes sonnèrent, et les soldats se dirigèrent vers la colline, laissant derrière eux la forêt en flammes.

Pendant que le colonel faisait installer à la hâte un camp au centre du village, pour les nouveaux détachements, le Père Florentin et ses Indiens descendaient dans la plaine, afin de relever les blessés.

Lorsque les soldats eurent été installés tant bien que mal sous des tentes plus ou moins vastes, M. de Vorcel se rendit à la hutte où il avait laissé son fils et sa fille, afin de les rassurer sur son sort, car il ne doutait pas que, tant qu’avait duré le combat, ils n’eussent été dans des transes mortelles. Ce fut avec un sourire de bonheur qu’il souleva la toile qui en fermait l’entrée, mais il n’eût pas plutôt jeté un regard dans l’intérieur, qu’il sentit son cœur se serrer sous le coup d’une vague appréhension.

La hutte était vide.

Son angoisse fut si forte, qu’il ne put réprimer un cri, qui fit aussitôt accourir Sans-Peur.

— Qu’avez-vous donc, mon colonel ? lui demanda le chasseur en voyant la pâleur qui couvrait son visage.

— Mes enfants, que j’ai laissés ici, que sont-ils devenus ? répondit M. de Vorcel d’une voix altérée.

— Ils vous cherchent sans doute, car leur inquiétude a dû être grande.

En ce moment, on entendit des cris et des pas précipités et plusieurs Indiens hurons s’approchèrent : l’un d’eux portait une femme dans ses bras.

À cette vue, le colonel chancela ; mais, se raidissant contre son émotion, il courut au-devant des Indiens et s’approcha vivement de Taréas, qui rapportait la pauvre Marthe.

— Ma fille ! s’écria le colonel, en proie à un violent désespoir ; elle est morte !

La jeune fille était d’une pâleur livide ; ses yeux étaient fermés et ses longs cheveux, dénoués, traînaient à terre ; en un mot, elle ne donnait plus signe de vie, aussi la douloureuse exclamation du pauvre père fit-elle baisser tristement la tête à tous ceux qui l’entouraient.

— Que mon frère se rassure, dit Taréas, la vierge pâle n’est qu’évanouie.

Ces paroles, prononcées d’une voix grave, firent rentrer l’espoir dans les cœurs.

Taréas suivit le colonel dans sa hutte, où la jeune fille fut déposée sur son lit, et deux femmes indiennes lui donnèrent des soins qui la rappelèrent bientôt à la vie.

En apercevant son père, qui épiait anxieusement ses moindres mouvements, elle lui tendit les bras en souriant.

Le colonel se pencha sur sa fille et lui mit au front un tendre baiser.

Soudain, Marthe de Vorcel tressaillit.

— Mon frère ?… interrogea-t-elle.

— Voyons, mon enfant, lui dit doucement le colonel, rassemble tes souvenirs et raconte-moi ce qui s’est passé.

La jeune fille sembla réfléchir profondément pendant deux ou trois minutes, puis une expression d’effroi se peignit sur ses traits et elle cacha son visage dans ses mains en frissonnant.

— Oh ! murmura-t-elle, c’est affreux ?

— Que veux-tu dire ! fit le colonel dont l’anxiété allait croissant.

Marthe de Vorcel fit un violent effort pour dominer sa terreur et donna enfin cette courte explication :

— Au plus fort du combat, lorsque vous descendîtes dans la plaine, mon frère et moi nous rendîmes aux retranchements, afin de vous suivre des yeux le plus longtemps possible. Tout à coup, une dizaine d’hommes surgirent autour de nous et nous enlevèrent avant que nous eûmes le temps d’appeler à notre secours. Que se passa-t-il ensuite ? Je l’ignore, car j’avais perdu connaissance.

— Et c’est tout ce que tu sais ?

— Oui, mon père.

— Je crois pouvoir vous expliquer le reste, dit Sans-Peur, qui avait écouté attentivement le récit de la jeune fille.

— Vous ? dit le colonel.

— Oui ; mais un mot, d’abord.

Se tournant vers Taréas, il demanda :

— Où avez-vous trouvé Mlle Marthe ?

— Dans la plaine, au pied de la colline.

— C’est bien cela.

— Que voulez-vous dire ? lui demanda le colonel avec une nuance d’impatience.

— Je veux dire que vos enfants ont été enlevés par les pirates que j’ai vus dans le camp des Peaux-Rouges.

— Sur quoi basez-vous votre supposition ?

— Ce n’est pas une supposition, c’est une certitude.

— Mais encore…

— Tant qu’a duré le combat, interrompit le chasseur, aucun blanc n’a paru dans les rangs ennemis.

— Vous avez peut-être raison, mais dans quel but ces misérables auraient-ils commis ce rapt ?

— Uniquement pour obtenir une rançon.

— Mais ma fille, pourquoi ne l’ont-ils pu emmenée ?

— Parce que, portant une femme évanouie, ils ne pouvaient s’éloigner assez rapidement. Il est même probable qu’ils ne l’ont abandonnée que pour fuir, au moment où, la bataille terminée, nous sommes revenus à la Mission.

— Que pensez-vous de cela, chef ? demanda M. de Vorcel à Taréas.

— L’ami de Taréas est jeune, répondit le chef, mais sa sagesse est grande !

— Ainsi, vous croyez aussi que mon fils est entre les mains des bandits.

— Oui. Pendant que les Indiens se faisaient tuer bravement, les vautours emportaient leur proie.

— Mon pauvre Louis ! sanglota le colonel en laissant tomber avec accablement sa tête sur sa poitrine.

— Courage, mon colonel, dit Sans-Peur d’une voix énergique, je vous rendrai votre fils.

M. de Vorcel prit dans les siennes les mains du chasseur, en disant :

— Faites cela, mon ami, et ma fortune est à vous !

— Mon colonel, dit froidement Sans-Peur, je ne relèverai pas ce que vos paroles ont d’offensant pour moi, car la douleur vous égare.

— Pardonnez-moi, je souffre tant !… Vous êtes, je le sais, un homme dont les services ne se paient point avec de l’argent.

— Je vous aime mieux ainsi, dit en souriant le chasseur.

— Alors, vous allez vous mettre à la recherche de ces bandits ?

— Oui, mais pas aujourd’hui.

— Pourquoi ce retard ?

— Parce que, en partant maintenant, je risquerais de les rattraper.

— Je ne vous comprends pas du tout.

— C’est pourtant bien simple. De deux choses l’une : ou je les rejoindrai ou ils m’échapperont. Or, si je les rejoins seul, que pourrai-je faire ?

— Rien, évidemment ; mais qui vous empêche d’emmener des forces suffisantes ?

— Dans ce dernier cas, en se voyant pris, les pirates nous jetterons dans les bras le cadavre de votre fils.

— Oh ! mon Dieu ! que faire ?

— Je vous l’ai dit : attendre et avoir confiance en moi. Demain, au point du jour, je me mettrai sur la piste des ravisseurs, car avec des gens de cette sorte, la ruse vaut mieux que la force.

— Et vous partirez seul ?

— Absolument.

Le chef huron, qui avait écouté avec beaucoup d’attention cette conversation, posa une main sur l’épaule du chasseur en disant d’une voix gutturale :

— Mon frère n’a donc plus confiance en son ami ?

— Pourquoi cette question ?

— Parce que mon frère compte partir seul.

— Eh quoi ! vous consentiriez à m’accompagner ?

— Mon frère en a-t-il donc douté ?

— Nullement, chef, mais je pensais que votre présence parmi vos guerriers était nécessaire.

— Bon ! S’il n’y a que cette raison, que mon frère se rassure.

— Ainsi, vous m’accompagnerez ?

— Pour suivre une piste, il vaut mieux être deux qu’un.

— Ma foi ! vous me causez un réel plaisir, car je n’aurais pas osé vous le demander.

— Mon frère aurait eu tort. Depuis le jour où il m’a sauvé la vie, nous n’avons plus qu’un cœur pour nous deux ; Taréas ne peut donc le sentir battre qu’en restant près de son ami.

— Si nous n’avons plus qu’un cœur, on peut dire que c’est dans votre poitrine qu’il bat, car, de ma vie, je n’ai rencontré ami plus fidèle et guerrier plus brave que vous !

À ce compliment, le chef tressaillit de plaisir et d’orgueil.

— Mais, intervint le colonel, que ferai-je pendant votre absence ?

— Votre présence ici est-elle encore nécessaire ?

— Non. Grâce à la leçon qu’ils ont reçue, les Indiens ne reviendront pas de sitôt.

— Retournez donc à Québec avec vos soldats, en emmenant votre fille ; si j’avais besoin de vous, je vous ferais prévenir.

— Par qui ?

— Par Taréas. Pourvu qu’un de nous reste sur la piste, ce sera suffisant.

— N’oubliez pas que, si ces misérables exigent une rançon, je vous autorise à traiter en mon nom. Tout ce que vous promettrez sera scrupuleusement tenu.

— Bon ! bon ! dit le chasseur d’une voix goguenarde ; ces bandits ne tiennent pas encore votre argent.

Le lendemain, au moment où l’aube blanchissait les cieux, les Hurons, à qui Taréas avait donné ses instructions, quittaient la Mission pour retourner à leur village.

Une heure après, les soldats descendaient dans la plaine et se dirigeaient, tambours battant, vers Québec.

Le colonel et sa fille se tenaient, à cheval, en tête de la colonne.


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