Le chemin de fer canadien du Pacifique/3

La bibliothèque libre.
Eusèbe Sénécal, imprimeur-éditeur (p. 14-26).

II

praticabilité de la route.


Les grandes entreprises ne se sont jamais exécutées sans rencontrer de formidables obstacles. Les hommes et les événements ont parfois paru se coaliser pour leur opposer une barrière qui semblait infranchissable.

Il a suffi qu’elles fussent entourées de grandes difficultés pour qu’un certain nombre d’esprits, habitués à envisager avec effroi tout projet un peu hazardeux, se soient empressés d’en décréter l’impraticabilité. Et ces mêmes pessimistes n’ont pas hésité ensuite à qualifier d’utopistes et de songe-creux les hardis pionniers de ces idées nouvelles.

Il est toujours facile d’égarer le public en excitant ses préjugés et d’empêcher pour un temps au moins les capitalistes, naturellement peu confiants, de se lancer dans toute entreprise un peu aventureuse. Aussi a-t-il fallu une grande somme de courage et de persévérance de la part de ceux qu’on traitait dédaigneusement d’utopistes, pour lutter victorieusement contre le flot des passions que l’on soulevait contre eux.

Mais qu’eut-il arrivé si ces prétendus visionnaires n’avaient pas eu une foi aussi inébranlable dans la réussite de leurs projets et si leurs détracteurs eussent fini par triompher auprès de l’opinion publique éclairée, auprès des sommités de la politique et de la finance ? Que de grandes choses seraient encore à faire ? Quel mouvement rétrograde la civilisation eut subi ?

Le célèbre M. de Lesseps n’eut jamais ouvert l’isthme de Suez à la navigation et au commerce du monde entier, le Mont Cenis ne serait pas encore percé, le fluide électrique ne traverserait pas l’océan, et la locomotive n’escaladerait pas aujourd’hui triomphante les cimes neigeuses de la Sierra Nevada et des Montagnes Rocheuses et ne sillonnerait pas tout un continent.

Mais les préjugés n’ont qu’un temps. Les nuages de l’erreur finissent toujours par se dissiper au souffle puissant de la vérité. Et tandis que ceux qui auront fait appel aux mauvais instincts du peuple pour s’opposer à de grandes idées, fécondes en résultats, seront confondus dans l’humiliation et dans l’oubli, la génération présente comme la postérité salueront avec admiration les noms de ceux qui auront couronné de succès leurs grandioses conceptions. Leur gloire sera d’autant plus brillante, leurs titres à la reconnaissance universelle seront d’autant plus inaltérables, que leur tâche aura été plus difficile et plus laborieuse.

La construction du Chemin Canadien du Pacifique est l’une de ces grandes idées, dont l’exécution nous élèvera aux yeux du monde. Elle a sans doute ses détracteurs, mais l’immense majorité du pays en demande la réalisation. Elle a de puissants défenseurs qu’aucun obstacle ne rebutera et qui veulent y attacher leur nom. C’est un fait dont nous devons tous nous féliciter, car les plus optimistes n’ont jamais cru que la nation appuierait cette entreprise avec autant d’unanimité.

Malgré la force du sentiment public en faveur de l’entreprise, il règne encore beaucoup de doutes sur la praticabilité de la route au point de vue des obstacles physiques qu’offre le vaste pays qu’elle doit traverser. Certains tableaux fantastiques de ces difficultés, que l’on a publiés, n’ont pas peu contribué à dérouter l’opinion publique, et à faire naître ces doutes qu’il importe de faire disparaître.

Nous allons d’abord examiner la topographie du pays sur tout le parcours de la ligne et finalement les climats divers qui y règnent, en nous appuyant sur les documents les plus authentiques et les plus récents.

Nous allons prendre Ottawa pour point de départ, quoique le Lac Nipissing, situé au nord-ouest de la province d’Ontario, soit désigné par l’acte qui décrète la création du chemin de fer du Pacifique, comme le terminus de la route.

Le chemin de fer du Canada Central relie déjà la capitale à Pembrooke, et depuis Ottawa jusqu’à l’embouchure de la rivière Montréal, un parcours de 280 milles, le caractère géographique du pays n’offre aucune difficulté sérieuse. Les ingénieurs ont trouvé également un tracé avantageux depuis le haut de la région de l’Outaouais jusqu’au nord du Lac Supérieur, mais ils ont rencontré de formidables obstacles depuis la petite Rivière Noire jusqu’à l’embouchure de la rivière Nipigon. La distance qui sépare ces deux rivières est d’environ cent milles. Ce pays est accidenté par des montagnes abruptes qui ont fait abandonner toute idée de faire passer le chemin à cet endroit. Mais il est tout probable qu’on pourra trouver plus au nord un sol plus uni et qui offrira moins de difficultés.

Les explorateurs du chemin du Pacifique ne nous ont pas encore donné de renseignements sur le territoire qui environne le grand lac Nipigon, mais nous pouvons heureusement consulter le rapport du Professeur Bell, qui alla en 1861 faire l’étude du caractère géologique de cette contrée.

Le lac Nipigon a une longueur de 75 milles du nord au sud et une largeur de 55 milles de l’est à l’ouest. Le rivage est échancré par de grandes baies et péninsules, et des îles pittoresques et fertiles surgissent en grand nombre au milieu de cette vaste nappe d’eau. Quelques unes ont même une étendue de 15 milles, tandis que d’autres ont une longueur de 2 à 3 milles.

La terre qui borde le lac n’est presque pas arable, car elle est entrecoupée de montagnes qui forment une espèce de ceinture rocheuse. Sur le côté ouest, cependant, il y a une très grande bande de bon sol, qui s’étend depuis l’extrémité sud du Lac de l’Éturgeon Noir dans une direction nord sur une distance d’environ 50 milles. À la tête du Lac Nipigon on trouve une autre étendue de terre fertile qui couvre un espace considérable au nord sur une largeur d’environ vingt milles. Sur la rive est du lac, on remarque en quelques endroits de bons terrains, entre autres une lisière longue de plus de 20 milles.

Le Lac Nipigon n’est qu’à trente milles du Lac Supérieur et on a formé le projet de faire passer le chemin du Pacifique au nord de cette nappe d’eau pour le diriger ensuite en droite ligne sur Fort Garry. Mais il est probable qu’on s’efforcera de trouver un tracé au moyen duquel le chemin ira toucher aux eaux du Lac Supérieur, à Nipigon ou à la Baie du Tonnerre.

On connaît bien mieux la région qui s’étend du Lac Supérieur à la province de Manitoba. On sait qu’un chemin de fer y sera tout à fait praticable, et les opérations seront grandement facilitées par les travaux énormes que le gouvernement canadien a déjà fait exécuter sur cette section. Depuis des années, M. S. J. Dawson, un habile ingénieur, consacre ses efforts à la construction d’une route mixte, par terre et par eau, qui relie la Baie du Tonnerre à Fort Garry. Malgré les récits contradictoires qui ont été publiés sur les facilités qu’offre cette route, il semble certain qu’avant longtemps elle sera fort fréquentée. Déjà, des caravanes d’émigrants qui se rendent au nord-ouest passent par cette voie, et les diverses expéditions militaires que le gouvernement a envoyées à Manitoba depuis quelques années n’ont pas suivi d’autre chemin.

Du Fort Garry jusqu’au pied des Montagnes Rocheuses s’étendent, sur un parcours de plus de mille milles, de vastes plaines et le magnifique territoire de la Siskatchewan, qui seul est aussi grand que l’Angleterre. Le sol ondule en certains endroits dans cette région, mais il est en général uni et très fertile. Tous les explorateurs s’accordent à reconnaître que pas un pays au monde n’offre moins d’obstacles à la construction d’un chemin de fer. Et M. Frank Moberly, ingénieur du gouvernement, a corroboré ce fait dans un rapport[1] qui a été publié tout récemment.

Le contraste est frappant lorsqu’on compare ces plaines à la région aride que parcourt le chemin du Pacifique Central américain avant d’arriver au versant occidental des Montagnes Rocheuses. M. Rodolphe Lindau qui a voyagé sur cette route, nous dit que sur une étendue de plus de 300 milles le pays est désert. La pluie y est excessivement rare et le sol desséché peut à peine nourrir l’herbe des prairies. Pendant des journées entières on n’aperçoit ni bois, ni verdure : c’est un spectacle aussi désolant que celui du Sahara d’Afrique.[2]

Les Américains, dont le témoignage ne saurait être suspect en pareille matière, ont plus d’une fois reconnu que la région de la Siskatchewan était préférable à toute autre pour la construction d’un chemin du Pacifique.

En 1855, Jefferson Davis, alors secrétaire de la guerre aux États-Unis, disait : « La seule route praticable pour une communication par chemin de fer entre l’Atlantique et le Pacifique est par le territoire de la Baie d’Hudson, vu que le désert s’étend depuis la frontière nord des États-Unis jusqu’à l’extrémité du Texas. »

« Je crois que la route la plus désirable pour aller du Pacifique à l’Atlantique » disait en 1858 le Gouverneur Stevens, du Minnesota à la Législature, « est dans les possessions britanniques, et qu’une grande voie de communication interocéanique peut-être construite par la Siskatchewan. »

Les citoyens de St. Paul, Minnesota, réunis en assemblée publique vers 1857, adoptèrent les résolutions suivantes qui sont fort significatives.

Résolu : — Que les citoyens du Minnesota, en commun avec les États du Nord Ouest, sont profondément intéressés dans une connexion entre les lacs du Nord et l’Océan Pacifique… ; que par la coopération avec nos frères Canadiens une route internationale à travers les vallées de la Rivière Rouge du Nord, la Siskatchewan et la Colombie n’est pas non-seulement praticable, mais constituera en états populeux les parties les plus précieuses du continent américain.

Résolu : — Que le grand fait physique s’affirme lui-même, savoir que le commerce et la puissance du globe reposent au Nord du 40° degré et que les quatre-cinquièmes de l’Europe ayant une aire correspondante aux côtes du Pacifique de l’Amérique Nord, sont au Nord du Centre du Minnesota.

Résolu : — Que la découverte de l’or sur la rivière Fraser et la cessation probable du contrôle de la Compagnie de la Baie d’Hudson sur le District de la Siskatchewan, de l’Oregon Britannique et de Vancouver, ouvrant ces immenses et fertiles régions à la colonisation, sont des considérations qui demandent une politique toute différente de la part du gouvernement des États-Unis.

Dans un livre intitulé : « Les statistiques du Minnesota » publié par ordre du gouvernement de cet État, nous lisons entre autres choses que l’on doit regarder « la route du chemin de fer à travers les vallées du Winnipeg comme une nécessité physique » et que « d’après les limites positives de terres arables du continent par les degrés de température et d’humidité, il a été démontré que le bassin transversal du Lac Winnipeg, s’avançant dans la vallée de la Siskatchewan au bord du Pacifique est le seul débouché pour les communications commerciales entre les côtes Est et Ouest, la seule route possible d’un chemin de fer du Pacifique et le seul endroit qui reste maintenant pour la formation de nouveaux établissements ; que le Minnesota est la seule entrée dans ce district à l’Est et au Sud et son seul débouché vers l’Est et le Sud.

« Ce bassin, donc, est pour ainsi dire le coopérateur des vallées du St. Laurent et du Mississipi dans le projet de développement continental. C’est ce qui leur donne de la valeur comme canaux continentaux de communication et à la position du Minesota, où viennent aboutir ces communications, toute sa valeur comme centre de ce commerce continental. »

Pendant longtemps on a cru que les Montagnes Rocheuses offriraient des obstacles insurmontables à la construction d’un chemin de fer, mais les explorations qu’on y a faites depuis 1853 ont démontré qu’elles étaient praticables à plus d’un endroit. Avant cette époque beaucoup de voyageurs avaient sans doute traversé les Montagnes Rocheuses. Les indiens avaient ouvert plusieurs sentiers primitifs sur les différentes passes de cette grande chaîne de Montagnes, et la Compagnie de la Baie d’Hudson fit transporter pendant bon nombre d’années ses provisions dans de lourdes charrettes qui suivaient les passes Athabasca et de la Cache de la Tête Jaune. Elle fit, même des améliorations sur ces passes qui redevinrent aussi difficiles qu’autrefois, lorsque la compagnie qui avait fondé des postes de traite au fort Vancouver et à Victoria, fit transporter ses approvisionnements sur les côtes du Pacifique par des navires venant de l’Angleterre. Cependant, dit M. Trutch[3], un grand nombre de ces passes mêmes dans l’état primitif sont si faciles à franchir, que des chevaux peuvent y transporter sans peine de lourds fardeaux, et des charrettes pesamment chargées ont bien souvent parcouru le chemin tracé sur la passe Vermilion par la nature seule sans le secours de la main d’œuvre.

Bon nombre de canadiens français ont fréquemment traversé les Montagnes Rocheuses. Gabriel Franchère mit quatre jours en 1814 à y passer et il mentionne un M. Decoigne, qui stationnait au Rocher à Miette, dans le but de faciliter le passage des Montagnes aux employés de la Compagnie du Nord Ouest, qui se rendaient à la rivière Colombie ou en revenaient. Les premiers missionnaires de l’Oregon et de la Colombie et ceux qui devaient en être les premiers évêques, les Blanchet et les Deniers, traversèrent les Montagnes Rocheuses pour se rendre sur le théâtre de leurs travaux apostoliques à la fin de septembre 1838.

Le gouvernement impérial fit explorer les Montagnes Rocheuses en 1858 par le Capt. Palliser. MM. Hector, Blakiston, Sullivan, et d’autres savants ont continué plus tard ses recherches. Voici les noms des diverses passes que l’on a jusqu’à présent trouvées, avec le dégré de latitude et de longitude sous lequel elles sont situées ; nous déterminons en même temps dans ce tableau leur altitude respective au-dessus du niveau de la mer.


Lat. Long. Hauteur.
Degré (D’après Waddington) (D’après Trutch)
Passe de la Cache de la Tête Jaune 
52 : 54 118 : 33 3 760 3 760
Passe Athabasca 
7 000
Passe Howse 
51 : 57 117 : 07 6 347 4 500
Passe Kicking Horse 
51 : 16 116 : 31 5 420 5 210
Passe Vermillon 
51 : 06 116 : 15 4 947 4 903
Passe Kanonoski 
50 : 45 115 : 31 5 985 5 700
Passe Crow’s Nest 
49 : 38 114 : 58 5 985
Passe Kootonie 
49 : 27 114 : 57 5 960 6 300
Passe de la frontière 
49 : 06 114 : 14 6 030 6 030


Le gouvernement n’a pas fixé son choix sur l’une de ces passes, mais il devra adopter la passe Howse ou celle de la Cache de la Tête Jaune. La passe Athabaska, dit M. Trutch, bien que très favorablement située est tellement élevée, escarpée et accidentée qu’il est impossible de songer à y pratiquer un chemin carrossable — encore moins un chemin de fer — ; les six autres offrent un passage généralement facile et, sous d’autres rapports, on pourrait très bien y établir une ligne de communication, mais elles sont trop éloignées vers le sud pour servir de point de ralliement entre le littoral de la Colombie Britannique et le Canada.

Nous sommes portés à croire pourtant que la passe de la Cache de la Tête Jaune sera préférée à toute autre. Elle est la moins élevée et la plus septentrionale. Elle est formée par une dépression dans les Montagnes, longue de 100 à 120 milles, et, sauf quelques marécages et nombre de ruisseaux qui bondissent dans la vallée, le sol ne présente aucun obstacle sérieux. L’ascension est tellement régulière qu’elle se fait à peine sentir. La descente occidentale se ferait du côté de la rivière Fraser, tandis que par la passe Howse elle se ferait du côté de la rivière Colombie.

M. Trutch ne se prononce pas en faveur de l’une ou l’autre de ces deux passes, mais M. Waddington déclare que la passe de la Cache de la Tête Jaune est la seule avantageuse.

En adoptant cette passe, le chemin du Pacifique, dit M. Waddington, traverserait tout le pays arrosé par la branche nord de la Siskatchewan, qu’on appelle ordinairement la zone fertile, et où se trouvent de vastes dépôts houillers ;

Il passerait au pied de son versant occidental à travers une vaste prairie d’une grande fertilité et arrosée par la rivière du Haut Fraser ;

Il ferait développer d’une manière extraordinaire l’exploitation des mines aurifères de Cariboo, qui sont d’une grande richesse, et auxquelles on a aujourd’hui difficilement accès, en suivant un chemin de 380 milles à travers des terrains montagneux ;

Il ouvrirait à la colonisation les plaines de Chilcoaten, qui renferment des millions d’acres de terres fertiles ;

Il traverserait facilement la grande Chaîne Cascade, dans la Colombie Britannique, car on trouve près de la vallée de Bute Inlet une dépression très avantageuse, la seule qui existe dans ces montagnes qui, sur tout autre point, offrent des obstacles autrement sérieux que les Montagnes Rocheuses elles-mêmes.

Lord Milton et M. W. B. Cheadle,[4] deux lords anglais, épris d’aventures, ont traversé en 1863 les Montagnes Rocheuses à la recherche de ce qu’ils appellent : le passage du Nord Ouest par terre, et ils proclament hautement que la passe de la Cache de la Tête Jaune est supérieure à toutes les autres.

D’abord, disent-ils, elle est la ligne la plus directe du Canada à Cariboo ;

Secondement, elle est la seule route qui offre une communication facile avec tous les districts aurifères de la Colombie Britannique ;

Troisièmement, elle se trouve dans un pays habité seulement par des sauvages amis et paisibles ;

Quatrièmement, elle est la plus facile, puisqu’elle ne s’élève qu’à 3 760 pieds au dessus de la mer, et l’inclinaison est graduelle sur chaque versant des Montagnes ;

Et finalement, elle est située à quatre degrés au nord de la frontière américaine.

En 1864, le Dr Rae fut choisi par la Compagnie de la Baie d’Hudson pour découvrir la meilleure route pour la construction d’une ligne télégraphique à travers le continent, et il adopta la passe de la Cache de la Tête Jaune comme offrant plus d’avantages que toute autre.

Nous pouvons de plus faire remarquer que la passe de la Cache de la Tête Jaune est infiniment moins difficile que celles que le chemin de fer du Pacifique Central traverse dans la Sierra Nevada et les Montagnes Rocheuses. La passe canadienne n’a qu’une altitude de 3 760 pieds au-dessus de la mer, tandis que le chemin américain franchit la Sierra Nevada à une hauteur de 7 042 pieds, et les Montagnes Rocheuses, aux endroits connus sous le nom de Plateau de Laramée et de Collines Noires (Black Hills) a des élévations variant entre 6 145 et 8 424 pieds. L’altitude de la passe canadienne est aussi inférieure, bien qu’à un moindre degré, à celle que doit franchir le chemin du Pacifique Nord Américain.

Les journaux de la Colombie Britannique viennent de nous apprendre que M. Mahood, l’un des explorateurs du chemin du Pacifique, a trouvé une route facile et presque directe depuis cette passe jusqu’à la rivière Fraser, par voie du lac Clearwater. On pourra ainsi éviter la région montagneuse et tourmentée que traverse la rivière Thompson, et l’on aura une route extrêmement favorable à travers les pleines Chilcoaten jusqu’à Bute Inlet.

La question du terminus du chemin sur le Pacifique ne sera réglée que lorsque le choix de la passe à travers les Montagnes Rocheuses aura été définitivement arrêté. Néanmoins, comme tout fait croire que le chemin sera dirigé sur Bute Inlet, on construira probablement plus tard de puissants bateaux pour le passage des chars depuis cette place jusqu’à l’île de Vancouver à laquelle le terminus sera accordé. On évitera ainsi une longue navigation dans les eaux intérieures de la Colombie. Dans ce cas, il semble à peu près certain qu’Esquimalt sera l’endroit choisi pour le terminus. Il n’est qu’à 65 milles de l’entrée du détroit de Fuca, offre un havre sûr, très étendu, et il pourrait être facilement défendu en cas de guerre.

S’il arrivait que le terminus dût se trouver sur la terre ferme, Burrard Inlet ou Howe Sound sera probablement choisi. Ces deux havres, dit l’honorable M. Langevin, dans son magnifique rapport sur la Colombie, Britannique, sont voisins l’un de l’autre, et si le chemin n’a pas son terminus sur l’Île de Vancouver, j’incline à croire que Burrard Inlet devrait avoir la préférence. C’est un havre magnifique, le centre du commerce de bois de la Colombie continentale et le port le plus accessible pour la vallée du Fraser.

Les riches houillères que possède l’Île de Vancouver ne sont pas le moindre des nombreux avantages qu’elle offre comme terminus du chemin du Pacifique. Le charbon abonde sur la côte orientale de l’île, à Nanaïmo, Departure Bay, Baynes Sound, Isquash et Koskeemo, et il est le seul de bonne qualité que l’on trouve sur les bords du Pacifique.

Ces gisements houillers donnent à Vancouver une supériorité énorme sur San Francisco comme terminus du Pacifique. Il n’y a pas de charbon près de la métropole de la Californie, et les steamers qui voyagent entre les ports asiatiques et San Francisco, sont obligés de faire venir leurs approvisionnements de houille de Nanaïmo, dans l’île de Vancouver, une distance de 780 milles.

C’est du reste un fait remarquable et qui ne constitue pas un mince avantage pour notre route transcontinentale, qu’on trouve de vaste terrains houillers non seulement dans la vallée de la Siskatchewan, mais encore aux deux extrémités du chemin : à Halifax et Vancouver.

Nous nous flattons d’avoir prouvé d’une manière satisfaisante la praticabilité de notre chemin du Pacifique. Nous croyons avoir pleinement démontré que les difficultés considérables qu’il présente à certains endroits sont loin d’être insurmontables ; que les Américains ont eu à lutter contre des obstacles beaucoup plus sérieux et à traverser des régions bien moins accessibles pour construire leur route à travers le continent ; et que sur une grande partie de son parcours notre chemin franchira des plaines immenses et unies où l’exécution des travaux sera aussi facile qu’économique. À moins de ne vouloir se rendre à l’évidence, on ne saurait récuser l’autorité des témoignages que nous avons invoqués.

Il nous reste à répondre aux objections que l’on fait valoir contre les climats qui règnent aux degrés de latitude sous lesquels passe le chemin, et que l’on prétend extrêmement défavorables au fonctionnement de la ligne.

Comme il arrive toujours en pareil cas, les exagérations n’ont pas fait défaut à ce sujet. On a été jusqu’à affirmer que les convois du Pacifique pourraient difficilement circuler dans ces régions septentrionales et qu’ils seraient bloqués même pendant des semaines et des mois sur certaines parties de la ligne. Une fois rendus aux Montagnes Rocheuses, combien de fois ne seraient-ils pas broyés ou emportés par les avalanches de neige qui se détachent de ces pics sourcilleux ou par les impétueux torrents qui bondissent à travers les rochers, et se forment soudainement à la fonte des neiges ? Et les voyageurs, à quel terrible sort, à quelles horreurs ne seraient-ils pas exposés, loin de toute civilisation, au milieu du repaire seul des bêtes fauves ?

Vraiment, si notre chemin du Pacifique ne devait pas plus respecter la vie des voyageurs, nous ne verrions pas l’entreprise avec autant d’enthousiasme, et nous ne conseillerions à personne de courir le risque de laisser ses os au milieu des célèbres Montagnes Rocheuses. Heureusement qu’un tel danger n’est pas à craindre, et nous allons voir combien il est facile de réduire à l’état microscopique les difficultés exagérées d’une manière aussi contraire aux faits.

Les conditions climatériques de la région qui s’étend entre le haut de l’Outaouais et le nord du Lac Supérieur offriront peut-être quelque obstacle au fonctionnement de la ligne, mais nous n’avons rien à craindre du climat de la province de Manitoba, du territoire de la Siskatchewan et de la Colombie Britannique, qui est tout autre que beaucoup l’imaginent. Le climat est sans doute très froid à la Rivière Rouge, mais la neige y tombe en moins grande quantité que dans la Province de Québec. Dans les prairies de la Siskatchewan, la neige ne s’amasse pas à une hauteur de plus de 14 pouces, et elle diminue à mesure qu’on avance dans l’intérieur. De fait, le chemin de fer intercolonial éprouvera plus de difficultés sous ce rapport, sur certaines sections de la ligne, dans les provinces maritimes par exemple, que notre chemin du Pacifique, lorsqu’il franchira en hiver nos immenses solitudes de l’Ouest.

On trouve à peine deux ou trois pieds de neige dans la passe de la Cache de la Tête Jaune dans les Montagnes Rocheuses. Les climats sont fort divers dans la Colombie Britannique et il en résulte une grande variété dans la quantité et la nature des productions végétales. Si la température est très douce et très agréable dans beaucoup de parties, elle est à la vérité rigoureuse en d’autres. Le climat varie également dans l’Île de Vancouver ; la neige tombe rarement à Victoria, capitale de l’île, dont la température, selon M. Waddington, ressemble beaucoup à celle de Nantes ou La Rochelle, en France.

L’extrait suivant d’un document publié par la Compagnie de la Baie d’Hudson, une autorité sur la question, fera disparaître beaucoup de préventions contre le climat de nos régions de l’ouest, qui est loin d’avoir la rigueur que beaucoup de personnes, bien renseignées d’ordinaire, lui supposent généralement :

« La ligne isotherme d’été, 70 degrés, qui, en Europe, traverse le midi de la France, la Lombardie et la région de la Russie méridionale qui produit le plus de blé, atteint la côte de l’Atlantique, aux États-Unis à l’extrémité orientale de Long Island, et, traversant la Pennsylvanie méridionale, l’Ohio septentrional et l’Indiana, diverge vers le nord et remonte dans les possessions britanniques jusqu’au 52° de latitude à au moins 360 milles au nord de ce chemin.

« Le fait de la douceur de ce climat est surabondamment établi. Nulle part, entre les lacs et le Pacifique, le climat est plus froid que dans le Minnesota, et il est bien connu que cet État important ne peut être surpassé au point de vue de la production des céréales ou de la salubrité de l’atmosphère. Dans le Dakota, les saisons ressemblent beaucoup à celles de l’Iowa, et du Dakota, et en allant vers l’ouest, le climat se modifie graduellement à tel point que dans l’Oregon et le territoire de Washington, il n’y a presque pas d’hiver à part la saison des pluies comme en Californie.

« Cette modification remarquable du climat, qu’aucune personne bien renseignée ne songe aujourd’hui à révoquer en doute, est attribuable à différentes causes naturelles dont les plus proéminentes peuvent être énumérées comme suit :

« Premièrement. — La contrée montagneuse entre les 44e et 50e parallèles est de 3 000 pieds plus basse que la zone située immédiatement au sud. Le point le plus élevé sur la ligne du chemin du Pacifique nord est à 3 300 pieds plus bas que le sommet correspondant sur la ligne Union and Central. Les chaînes des Montagnes Rocheuses et des Cascades, aux endroits où les traverse la route du Pacifique nord, se réduisent à de légères élévations comparées à la hauteur qu’elles ont à quatre cents milles plus au sud. Cette différence dans l’altitude explique presque à elle seule la différence du climat, vu qu’il est constaté que d’ordinaire trois degrés de température équivalent à mille pieds d’élévation.

« Deuxièmement. — Les vents chauds de la côte méridionale du Pacifique qui prédominent en hiver et (aidés par le courant chaud de l’océan correspondant au Gulf Stream de l’Atlantique) produisent le climat tempéré que l’on observe sur la côte du Pacifique, passent au-dessus des crêtes des montagnes peu élevées au nord de la latitude 44°, et font pénétrer leur bienfaisante influence fort loin dans l’intérieur, tout en donnant au territoire de Washington le climat de la Virginie, et à Montana la douce température de l’Ohio méridional. »

Il est bien constaté que, quoique le chemin de fer américain passe plus au sud, l’altitude moindre de nos Montagnes Rocheuses et les vents chauds qui soufflent du Pacifique, rendent notre climat plus tempéré et empêchent la neige de s’y amasser à une moindre hauteur que sur la ligne des États-Unis. Ainsi, cette dernière à l’endroit où elle traverse la Sierra Nevada, qui à certains endroits est couverte de 9 à 30 pieds de neige, a dû construire, à grands frais, des hangars ou abris-neige (snow-sheds) sur un parcours d’environ quarante milles.

Ces hangars ont pour but de protéger la ligne ferrée contre les masses de neige, qui se détachent en avalanche des montagnes et ils encadrent la voie partout où l’on a eu à craindre de ces amoncellements. Ils consistent en une rangée d’arbres aux troncs gigantesques, qui sont fichés en terre à de courts intervalles, et le toit est formé de grosses poutres ou planches qui sont inclinées. On dirait de véritables tunnels à travers lesquels le jour entre à peine. Ces abris ont coûté la somme ronde de 1 731 000 $.

Malgré leur solidité, les avalanches tombent parfois avec tant de violence qu’il est arrivé que plusieurs de ces abris ont été écrasés. L’hiver dernier, les ouragans de neige ont sévi avec une fureur entre le Colorado et Wyoming, d’une part, et le Kansas et le Nebraska, de l’autre. La voie a été interceptée pendant des semaines entières et le chemin de fer parti de San Francisco n’a atteint Chicago qu’après un pénible trajet de vingt jours. Ces tempêtes de neige éclatent fréquemment durant l’hiver, et l’entretien de la route sur une section aussi considérable, coûte une somme énorme par année.

Notre chemin n’aura pas à lutter heureusement contre de pareils obstacles, et nous n’avons pas raison de craindre que la neige tombe en assez grande quantité sur son parcours, pour nuire sérieusement à sa circulation. Une étude raisonnée nous démontre pleinement que les objections que l’on a formulées, à ce sujet, sont tout-à-fait dénuées de fondement.

  1. Progress report on the Canadian Pacific Railway Exploralory survey.
  2. Du Pacifique à l’Atlantique, Revue des Deux Mondes. 1859.
  3. Rapport du Commissaire des Terres et des Travaux (de la Colombie Britannique) sur l’opportunité de construire un chemin carrossable devant traverser le territoire britannique entre la Côte du Pacifique et le Canada, etc.
  4. Ils ont publié un ouvrage qui a fait sensation sous le titre : " The North West passage by land. Being the narrative of an expedition from the Atlantic to the Pacific undertaken with a view of exploring a route across the continent to British Columbia " , etc.