Le chemin de fer du lac Saint-Jean/XIV.

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Léger Brousseau, imprimeur-éditeur (p. 56-60).
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XIV


Nous allons parcourir assez prestement, à travers l’île, les dix à douze milles qui nous séparent de l’extrémité inférieure du lac Édouard, puis nous côtoierons le lac lui-même jusqu’au bout de la ligne, tout en le perdant souvent de vue, mais en y revenant aussitôt, tant les courbes, nombreuses et brusques, le dérobent et le laissent apercevoir tour à tour par échappées, et multiplient en quelques instants les aspects indéfiniment variés du paysage. Nous allons traverser encore trois fois la Batiscan : elle est sortie toute petite du lac, comme un ruisseau timide, fuyant à

travers les arbrisseaux nains, les gros cailloux, les troncs
lac édouard
d’arbres renversés et les débris de la forêt, qui forment

des barrières sur son passage, mais bientôt elle s’est élargie, a pris son essor et a formé des baies charmantes, que le chemin de fer contourne comme en les caressant.

Après une course de neuf milles, à partir de la station Beaudet, nous arrivons à la station du club Stadacona, fondé par Livernois, le plus artiste des photographes. Le club Stadacona a loué du gouvernement, sur l’île du lac Édouard, un domaine d’environ quarante milles en superficie, semé de lacs qui se suivent comme un collier détaché et se déchargent, par la rivière aux Rognons, dans la rivière Jeannotte ; celle-ci porte les eaux accumulées de ces divers lacs à la rivière Batiscan. La voie ferrée passe au cœur même de ce groupe lacustre, en sorte qu’on pourrait pêcher, chemin faisant, si le train ralentissait convenablement sa marche. Le nombre des membres du club est limité strictement à douze ; ils paient au trésor public cent dollars par année, mais il n’y a pas de limite à leur contribution annuelle personnelle. Plus fortunés que les douze apôtres, ils ont déjà versé d’assez fortes sommes pour l’amélioration et l’embellissement de leur domaine.

Le long de la voie, nous apercevons encore quelques « campes » abandonnés, dont les lambeaux de voiles, retenus aux montants enfumés, s’agitent avec fracas dans l’air que nous refoulons ; on voit qu’ils ont été laissés, comme ils ont été dressés, à la hâte, l’ouvrage se faisant si vite que les travailleurs n’ont guère eu que le temps de monter à la course des abris provisoires ; on aperçoit ces derniers par groupes, ici ballastant la voie, là extrayant des carrières la pierre des ponts et des ponceaux, une pierre magnifique, le véritable granit laurentien, aux grains serrés, scintillants, durs et fermes, capable de résister au choc de tous les tremblements de terre dont nous étions alors menacés, d’après les prophéties de Vennor.

Voici le log-house du père Buchanan, une des maisons de pension échelonnées sur la ligne. On y prend un bon repas pour vingt centins ; le prix est le même pour tout le monde, car l’ordinaire ne peut être que le même pour tous ; du reste, ce prix est invariable, dans toutes les pensions qui s’établissent, au fur et à mesure que les hommes séjournent quelque peu dans un endroit. Le père Buchanan a une belle grande fille, une blonde anglo-saxonne, aux membres d’athlète, qui vous débite en trois coups de hache une énorme bûche, et, l’instant, d’après, vous servira gracieusement, avec sa main redoutable, une assiettée de soupe ou un rosbif taillé comme dans un billot. Ici, le sol est superbe pour la culture des grains et des légumes ; on le voit bien aux couches jaunes, argileuses, pâteuses, que la pelle tranche et qu’elle rejette symétriquement de côté, pour former les terrassements ; mais cette région est aussi parfois tant soit peu marécageuse, comme il arrive partout où l’on approche de l’arête de séparation des eaux ; les savanes néanmoins ont peu de profondeur et un égouttement bien entendu en aurait facilement raison.


Mais qu’on me permette de remarquer combien on peut tirer d’enseignements, même d’un tout petit voyage, quand on observe bien. Une foule de choses différentes se présentent à la fois dans un cadre étroit. Tout est intéressant dans un pays neuf ; on y voit les hommes dans leur nature même, aux prises avec tout ce qui les entoure. Le moindre petit fait y prend un intérêt qui nous touche de près, et c’est ainsi que nous apprenons à connaître, par le détail intime, comment se sont formées les sociétés qui, plus tard, vivent en pleine civilisation. L’histoire du monde n’est pas autre chose, et c’est depuis qu’on a commencé l’étude de cette vie intime qu’a été apporté, dans les recherches historiques, un élément nouveau, absolument indispensable pour connaître l’origine, la formation et les développements successifs des sociétés, élément bien autrement considérable et important que le récit fastueux des grands événements, des actions éclatantes, des batailles, des conquêtes et des règnes de princes la moitié du temps ineptes, réfractaires à tout progrès et incapables de faire quoi que ce soit, pas même des log-houses !

Parfois on traverse des espaces ravagés par le feu. Quel spectacle grandiose et mystérieux, en apparence, que le feu dans les bois ! Vous le voyez s’allumer subitement, à droite, à gauche, devant vous, sur vingt points à la fois, poussé par une force inconnue, dévorant sans merci les arbres les plus robustes, tandis que les broussailles rampantes lui échappent. L’air est plein d’une poussière ardente, coupée de longues flammèches qui, en s’envolant dans toutes les directions, vont porter l’incendie dans des endroits jusqu’alors épargnés, pendant que d’autres, tout voisins du fléau, restent intacts. Là où le feu a pour ainsi dire sauté par-dessus le dôme de la forêt, pour aller au loin distribuer ses colères, apparaissent de grands arbres, secs et dénudés, solennels, impassibles comme des rangées de squelettes, sans une branche jusqu’à la mi-hauteur du tronc, et laissant tomber de leur moitié supérieure leurs feuilles mortes, une à une, lentement, par intervalles, comme les pleurs silencieux qu’on verse dans l’abandon.