Le chemin de fer du lac Saint-Jean/XV.

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Léger Brousseau, imprimeur-éditeur (p. 61-67).
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XV


Au point où nous sommes parvenus de notre course, nous avons atteint le lac Édouard et descendu le versant septentrional de la chaîne des Laurentides. Nous n’irons pas plus loin pour le moment ; arrêtons ici nos regards et contemplons l’étendue illimitée qui se déroule devant nous, qui tressaille encore de son enfantement d’hier à la vie active de la colonisation, à la lumière d’une civilisation naissante.


Maîtresse désormais de la position, après être enfin parvenue, en 1888, à poser ses derniers rails sur les bords du lac Saint-Jean, la Compagnie du chemin de fer, comme il arrive toujours après les difficultés vaincues, trouvait que son œuvre était loin d’être complétée et, déjà, se dessinaient, dans l’esprit de ses directeurs, les conceptions qui devaient aboutir aux travaux gigantesques que nous voyons s’accomplir aujourd’hui, et qui ne sont pas encore le dernier mot de cette œuvre étonnante.

Pour avoir une idée nette des nouveaux projets, remarquables par leur grandeur et leur hardiesse, que nourrissait la Compagnie, il faut avoir une notion pour le moins générale de la vaste région du Saint-Maurice, qui allait désormais entrer comme un facteur important dans les préoccupations de la Compagnie et qui n’attendait, aussi elle, que son éclosion à la vie pour révéler ce qu’elle tenait en réserve et ce qu’elle peut donner à l’avenir.


Le Saint-Maurice, un des plus beaux cours d’eau du Canada, débouche à Trois-Rivières, après avoir parcouru trois cent soixante milles de pays, à partir des lacs où il prend sa source, entre le 48o et le 49o degré de latitude nord, à seize milles seulement des sources de la Gatineau et à cinquante milles de celles de l’Outaouais.

La descente du Saint Maurice, de ses sources au fleuve Saint-Laurent, est marquée par un certain nombre de rapides et de chutes, entre autres celle de La Tuque, qui se trouve à cent milles de son embouchure. Des affluents assez considérables apportent leurs eaux à cette rivière et arrosent des étendues de terrain très variables, au point de vue agricole.

Les terrains situés dans l’intérieur, c’est-à-dire entre les cantons qui bordent le Saint Maurice et ceux qu’arrose la rivière Batiscan, offrent cette particularité remarquable que la chaîne des Laurentides s’y est en quelque sorte comme affaissée ; les plus hautes élévations n’y atteignent pas six cents pieds au-dessus du lac Saint Jean ; la descente vers le fleuve est à peu près insensible et la magnifique vallée de la Bostonnais s’y épanouit largement, librement sous le regard.


Voici, d’un autre côté, la vallée de la rivière Croche, encaissée entre deux chaînes de modeste hauteur et qui n’a pas plus d’un demi-mille à deux milles de largeur, sur environ quatre-vingt-dix milles de long. L’étendue de cette vallée est par conséquent très restreinte, ne dépassant guère une soixantaine de milles en superficie, mais elle est d’une fertilité proverbiale, formée en maints endroits par des pointes d’alluvion qui produisent en abondance le foin et tous les grains que l’on récolte dans la vallée du Saint-Laurent. « C’est à peine si l’on pourrait trouver dans toute la province un sol plus fertile et plus productif que celui de cette vallée, » dit un ancien rapport du commissaire des Terres Publiques.

La Tuque


La Tuque est le grand centre de l’industrie forestière du vaste territoire arrosé par le Saint-Maurice, industrie dont les produits s’étaient élevés jusqu’à deux millions de dollars, dans les années prospères ; mais à partir de 1880 environ, elle avait subi une diminution considérable, et les intérêts manufacturiers et agricoles s’en s’étaient cruellement sentis. Naguère on ne faisait pas moins de six cent mille billots de pin, par année, dans le territoire du Saint-Maurice ; entre les années 1880 et 1892, on en avait fait à peine cent cinquante mille, presque tous d’épinette. La raison de cette décadence était en partie dans le prix excessif du transport des provisions à La Tuque, par terre ou sur des chalands, en partie dans les frais qu’entraînait la descente des billots, depuis ce dernier endroit jusqu’à Trois-Rivières, dépenses qui diminuaient énormément les profits des commerçants de bois.

Si l’on construisait un embranchement du lac Édouard à La Tuque, non seulement le prix des billots, à leur arrivée à Trois-Rivières, serait considérablement réduit, mais encore cet embranchement nécessiterait à La Tuque même, où se trouve un des plus grands pouvoirs hydrauliques de la province, la construction de scieries et autres établissements propres à développer l’industrie forestière.

De La Tuque aux Grandes Piles le Saint-Maurice est navigable sur un parcours d’environ soixante-dix milles, pour des bateaux à vapeur d’un faible tirant d’eau. Tout le long de la rivière on aperçoit, çà et là, bon nombre de petites colonies, qui étaient restées privées de toute communication extérieure, quoiqu’on leur eût, depuis bien des années déjà, fait la promesse d’un service de bateaux régulier.


La question qui se présentait était donc, en ce qui concernait cette partie du pays, de donner une grande impulsion à la colonisation, de réduire le prix du tranport des provisions pour les chantiers et d’apporter au commerce de bois un élan et un développement nouveaux. Pour atteindre cet objet, la Compagnie du Lac Saint-Jean était prête, il y a cinq ans, à établir, sur la rivière Saint-Maurice, un service de bateaux à vapeur qu’elle voulait rattacher à un embranchement de chemin de fer construit depuis le lac Édouard jusqu’à La Tuque.

Après avoir ainsi relié entre elles les vallées du Saguenay et du Saint-Maurice, la Compagnie se proposait de compléter son œuvre en rattachant à ces deux vallées celle de l’Outaouais et en prolongeant sa ligne jusqu’à la baie de James, qui forme l’extension méridionale de la mer de Hudson.


La Route du Nord


De sa source à la tête du Témiscamingue, l’Outaouais coule de l’est à l’ouest, et ne s’éloigne qu’à de courts intervalles de la « hauteur des terres. » Il offre donc une route naturelle à la colonisation, qui se trouverait comme transportée, du jour au lendemain, dans cette région favorisée, sans avoir à traverser lentement, pas à pas, étape par étape et d’un canton à l’autre, le vaste pays d’intérieur que l’Outaouais enserre dans son cours semi-circulaire.

La création de cette route, dans la pensée des auteurs du projet, devait avoir les résultats suivants : ouvrir la vallée du Saint-Maurice, tout le nord de la province, compris entre cette vallée et les frontières d’Ontario, une étendue en quelque sorte illimitée, tout le pays de Témiscamingue, les portions colonisables de l’Abbitibi, et, plus tard, la région entre les lacs Abbitibi et la mer de Hudson ; diriger enfin, directement et rapidement, sur le port de Québec, l’immense production forestière de l’Outaouais supérieur.

Ce dessein, quelque vaste qu’il fût, rentrait dans l’ordre des choses dont l’avenir nous réserve l’accomplissement. Le corollaire nécessaire de l’établissement du Nord-Ouest et du nord des provinces d’Ontario et de Québec, c’est la construction d’une ligne directe entre les centres de l’Ouest, et un port de l’Est, situé à peu près sous la même latitude, que se soit sur le fleuve, ou dans le golfe, en deçà du détroit de Belle-Isle, ou enfin sur la côte du Labrador. Une ligne droite, tirée de Winnipeg à Halifax et passant par la ville de Québec, est plus courte de trois cents milles que la route suivie actuellement par le chemin de fer du Pacifique, outre qu’elle passe entièrement sur le territoire canadien. Voilà pourquoi la construction d’une ligne en droiture, entre les deux villes, s’imposera un jour comme une nécessité nationale. C’est ce que la Compagnie du Lac Saint-Jean avait parfaitement compris, et elle voulait faire de la voie projetée entre La Tuque et l’Abbitibi « l’extension » occidentale de la ligne qu’elle venait de pousser jusqu’au Lac Saint-Jean et qu’elle allait bientôt mener à l’extrême est, jusqu’à Chicoutimi, centre principal de toute la région saguenayenne.

Mais des événements inattendus, d’une extrême importance, allaient surgir, qui devaient donner aux plans de la Compagnie une direction toute nouvelle ; un facteur inconnu, dont nul ne peut encore mesurer la force ni l’étendue d’action, apparaissait sur la scène où se déploient les deux immenses provinces d’Ontario et de Québec, en reculait encore les perspectives et en agrandissait encore l’horizon illimité.