Le chemin de fer du lac Saint-Jean/XVI.

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Léger Brousseau, imprimeur-éditeur (p. 67-71).


XVI


Jusque là, quels que fussent ses projets d’extension future, quelle que fut la hauteur de ses visées, la Compagnie avait dû borner ses opérations à un champ purement local. Fondée à l’origine pour des fins très modestes, elle avait déjà dépassé son but et créé, en quelque sorte, un vaste arrière-pays qu’elle avait mis en communication directe et quotidienne avec la capitale de la province. Encore, avait-elle quelque peine à atteindre jusqu’à l’extrême limite de cette destination. Faute de moyens suffisants, les travaux de construction sur « l’extension » est de Chicoutimi, étaient momentanément interrompus, dans l’attente de nouveaux subsides officiels. Alimentée uniquement par les subventions des gouvernements, fédéral et provincial, la Compagnie ne pouvait espérer de mettre à exécution aucun de ses projets en dehors du champ d’action rigoureusement délimité pour lequel elle avait été établie. En outre, il devenait de plus en plus évident, tous les jours, que le seul trafic, que les seules ressources d’une région encore aux trois quarts inhabitée, ne pouvaient suffire à l’entretien d’une ligne qui avait déjà 190 milles de longueur, d’un côté, entre Québec et Roberval, et qui construisait 50 autres milles d’un autre côté, jusqu’à Chicoutimi. Il fallait donc à tout prix trouver des ressources nouvelles, ou se résigner à voir défaillir l’entreprise tout entière.

L’heure était venue où, qu’on en eût les moyens ou non, il fallait agrandir le champ d’action et se tourner vers l’ouest, puisque l’est seul était incapable de sustenter la ligne. Tout en subissant d’inexorables nécessités, la Compagnie n’avait cessé un instant de prêter l’oreille à tous les vents du dehors et de suivre d’un œil attentif les événements dont elle pût tirer parti, qui prûssent la servir, d’une manière ou d’une autre, pour commencer ses opérations dans la direction nouvelle. Les circonstances lui furent immédiatement favorables ; les hommes et les choses se présentèrent à elle comme en un accord muet pour faciliter l’exécution de ses projets, et elle n’eut, pour ainsi dire, qu’à cueillir le fruit de la longue prévoyance et de la diligence aussi active qu’intelligente

de l’administrateur de la ligne, monsieur J. G. Scott.
six cents cordes de bois empilées le long de la voie ferrée des basses-laurentides

Des capitalistes américains, qui avaient fait un assez long séjour à Québec, s’étaient intéressé à nos entreprises et avaient réussi à y intéresser également, la « Northern Pacific Railway,  » puissante compagnie américaine qui a fait construire et qui exploite encore actuellement une ligne de chemin de fer qui s’étend depuis Duluth, sur le lac Supérieur, jusqu’au rivage du territoire de Washington, sur l’océan Pacifique.

Grâce au concours de cette compagnie, la construction du chemin de fer des « Basses Laurentides » avait été menée promptement et la compagnie du Lac Saint-Jean s’en était assuré le contrôle. Cette nouvelle ligne traversait une contrée presque absolument vierge, entre la Rivière-à-Pierre et un endroit situé près des Grandes-Piles, sur la rivière Saint-Maurice, à deux milles seulement de la fameuse chute appelée Grand’Mère, où une compagnie américaine a construit, il y a trois ans, un moulin à pulpe qui n’a pas coûté moins d’un million de dollars et qui a créé un très grand centre d’activité, là où la forêt régnait auparavant en maîtresse absolue.

Poursuivant ses desseins, la compagnie du Lac Saint-Jean s’était assuré une vieille charte périmée de l’ancienne compagnie du « Grand Nord, » qui n’avait jamais existé que sur le papier, et elle commençait immédiatement la

construction d’une ligne, aussi loin que possible dans
pont construit à grand’mère, sur le saint-maurice, par la compagnie du « grand nord »
l’intérieur des terres, entre le Saint-Maurice et Saint-Jérôme. Elle voulait par là ouvrir des domaines nouveaux

à la colonisation et atteindre la rivière Outaouais, où elle pourrait donner la main au « Canada Atlantic, » compagnie qui venait d’entreprendre une ligne entre Parry Sound, sur la baie Géorgienne, (lac Huron) et Hawkesbury, sur l’Ottawa, en face du comté d’Argenteuil, théâtre des vastes opérations et du glorieux apostolat d’un des hommes les plus illustres de notre pays, nous voulons dire le curé Labelle.

Tous ces événements avaient marché en quelque sorte simultanément. L’antique projet, le rêve si longtemps caressé par la compagnie du Lac Saint-Jean d’ouvrir une ligne, à travers le nord de la province, au moins jusqu’à la rivière Outaouais, allait être enfin réalisé. « L’extension Ouest » allait enfin être construite, en même temps que, par ses laborieux efforts, la compagnie venait justement aussi de mettre la dernière main à « l’extension Est » qui aboutissait à Chicoutimi. Les trois vallées, du lac Saint-Jean, du St-Maurice et de l’Outaouais allaient être reliées directement entre elles par un véritable chemin de fer de colonisation qui ouvrirait un arrière-pays sans limites, assise et rempart de la province, empire futur d’une race d’hommes énergique et généreuse.

Pour donner la main au « Canada Atlantic, » sur l’Outaouais, il n’y avait que 110 milles de voie ferrée à construire, en partant du Saint-Maurice, et en tenant compte d’une section de vingt milles de longueur qui avait été construite antérieurement entre St-Jérôme, chef-d’oeuvre du comté de Terrebonne, et Sainte-Julienne, dans le comté de Montcalm. Il fallait encore, et cela était le plus difficile et le plus coûteux, élever un pont sur le Saint-Maurice, à Grand’Mère, et un autre sur l’Outaouais, à Hawkesbury. Les ingénieurs se mirent aussitôt à l’oeuvre pour étudier le pays et déterminer le tracé de la ligne ; dès l’année suivante, on avait ouvert une section nouvelle, de Ste-Julienne à Saint-Liguori, dans le comté de Joliette, et la construction du pont du Saint-Maurice était poussée avec toute l’activité que le permettaient les ressources de la Compagnie qui, depuis quelques mois, se trouvaient encore réduites aux seules subventions des gouvernements. Aujourd’hui, ce pont, un des plus beaux du continent, construit tout entier en granit laurentien, est terminé à peu de chose près et les travaux se poursuivent vigoureusement de l’autre côté du Saint-Maurice, où les entrepreneurs ont à leur emploi une armée de quatre cents hommes abattant la forêt, comblant les précipices, dressant des remblais et nivelant la voie jusqu’à une vingtaine de milles au delà, pendant que l’on travaille également, à l’autre extrémité de la ligne, afin d’effectuer la réunion des deux tronçons, en 1896, et de compléter ensuite la ligne jusqu’à Hawkesbury.