Le chercheur de trésors ou L’influence d’un livre/08

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Texte établi par Imprimerie de Léger Brousseau (p. 90-101).

CHAPITRE HUITIÈME.


Que je regrette au sein des villes,
La douce paix de nos hameaux,
Nos cieux d’azur, nos lacs tranquilles,
Nos jours de fêtes et nos travaux.

Chanson nouvelle.
Return thy dwelling all lovely ; return.
Campbell.
le retour.


Notre héros avait enfin accompli heureusement le but de son voyage ; et comme le séjour de la ville n’avait rien de bien attrayant pour lui, il se proposait de partir le lendemain, avant le lever du soleil, pour regagner son humble toit aussitôt que possible. Une chose surtout lui faisait désirer, avec grande hâte, d’être de retour chez lui : il voulait préparer sa main-de-gloire avant que le bras de Mareuil ne fût en décomposition, et il sentait bien qu’il ne pouvait trop se hâter ; car il avait une distance de soixante-et-cinq milles à parcourir, à pied, dans des chemins très-désavantageux. Il traversa donc le même soir à la Pointe-Lévi, afin d’être prêt à se mettre en route le lendemain avant l’aurore. Il se coucha après avoir mis sous son oreiller les deux objets de sa sollicitude, mais il essaya en vain de fermer la paupière ; car si l’inquiétude l’avait empêché de dormir jadis, la joie qu’il éprouvait dans le moment lui faisait le même effet. Il entendit avec impatience la pendule sonner toutes les heures de la nuit, et à trois heures du matin il sauta hors de son lit, s’habilla à la hâte, souhaita le bonjour à ses hôtes et se mit en route.

Le chemin que prit notre héros pour se rendre à Saint-Jean-Port-Joli n’était pas macadamisé, et le sol, qui était extrêmement noir, devenait boueux dans la saison des pluies. Amand avançait donc avec peine, suivant, autant que possible, les clôtures et glissant presque à chaque pas. Néanmoins, après une marche pénible de quatre heures, il arriva dans la paroisse de Beaumont, au bas d’une colline connue sous le nom de Côte-à-Nollet. Au pied de cette côte, à un demi-arpent de la voie publique, dans un endroit enfoncé, est une petite chaumière presqu’en ruines : c’est la demeure de la vieille Nollet, qui a donné son nom au côteau dont nous parlons. La femme Nollet se mêlait aussi de nécromancie et passait généralement, dans l’esprit des habitants, pour la plus grande sorcière du Canada. Si mon lecteur croyait que cette fée ressemblait à la fée aux miettes de Charles Nodier, il se tromperait fort, car l’amante de Michel, hormis les dents, n’avait rien de repoussant ; tout dans celle-ci, au contraire, était ignoble : recourbée sur elle-même et traînant avec peine ses soixante-et-quinze années, lorsqu’elle vous regardait, au travers de son immense coiffe blanche, avec son œil terne et vert, sa bouche béante et édentée, elle ressemblait assez à ces magots que l’imagination vive de nos jeunes filles a placés sur leurs roues de fortune pour dicter avec leur balai, accompagnement indispensable d’une sorcière, leurs succès futurs. D’aussi loin que Charles aperçut la maison :

— J’entrerai là, se dit-il, et je me convaincrai par moi-même, si elle est aussi versée dans les sciences occultes qu’on le dit, et peut-être qu’elle pourra me prédire si je réussirai dans mes entreprises.

Arrivé à la porte, il avança donc hardiment et frappa deux petits coups ; une jeune et jolie enfant d’une dizaine d’années lui ouvrit en lui demandant ce qu’il désirait.

— Puis-je voir la mère Nollet ? dit-il.

— Oui, monsieur, donnez-vous la peine d’entrer.

La vieille mégère était assise au coin du feu, le front appuyé dans ses deux mains et entièrement absorbée dans ses pensées. Croyant que c’était quelqu’un de ses voisins, elle ne leva pas même la tête quand Amand entra ; mais la jeune fille l’ayant prise par son mantelet, en lui disant qu’un monsieur étranger voulait lui parler, elle se leva aussitôt en le regardant d’un air où perçait la méfiance.

— Y a-t-il quelque chose à votre service, dit-elle d’une voix tremblante.

— Oui, la mère ; je voudrais vous parler un moment en particulier.

— Alors passez par ici, dit-elle en ouvrant une porte qui donnait dans un petit appartenant généralement nommé dans les campagnes bas côté.

Si la première pièce était dans un état de délabrement complet, la seconde ne lui en cédait point ; le plancher en était si mauvais, qu’avant d’y entrer notre héros le sonda plusieurs fois avec son pied ; il s’appuya sur une vieille barrique défoncée, qui était dans un coin, et fixant sa compagne d’un air résolu :

— Je voudrais savoir si je réussirai dans une grande entreprise que je suis sur le point de commencer.

— Vous allez être satisfait, répondit-elle en tirant de sa poche un vieux jeu de cartes espagnoles qu’elle étala avec orgueil.

Après les avoir fait couper trois fois, elle les parcourut lentement, en sépara quelques-unes, qu’elle garda dans ses mains :

— Vous êtes marié ? dit-elle.

— Oui.

— Vous avez des enfants ? Voyons, un, deux ; attendez que je compte.

— Je n’ai qu’une fille.

— Oui, c’est justement cela.

— Permettez-moi, la mère, de vous prier d’en venir au fait immédiatement, dit notre héros, que ce préambule commençait à ennuyer fort.

— J’y viens. Vous cherchez fortune, dit-elle en regardant l’habit râpé de son interrogateur impatient.

— Oui ; mais pouvez-vous me dire par quels moyens je cherche à y parvenir ?

— Tous les moyens vous sont indifférents, reprit la vieille, pourvu que vous réussissiez.

— Elle a raison, se dit-il tout bas : Y parviendrai-je ?

— Oui, si vous avez du cœur, de l’énergie et de la force.

— S’il ne faut que cela, mon coup est sûr. Tenez, voilà pour vos peines, dit-il en lui donnant une pièce de monnaie. Je vous remercie ; adieu. Elle est sorcière, pensa-t-il, et il reprit sa route.

Du courage, de la force et de l’énergie, dit le héros se parlant à lui-même, si vous en avez ? m’a-t-elle dit. — Si j’en ai ! Les ombres des cinq cents sauvages, massacrés près de la grande caverne du Cap au Corbeau, pourront aller lui dire bientôt si j’en manque.

Amand hâta le pas afin de se rendre à un joli bosquet, situé à une lieue de là, près d’une petite rivière, où il se proposait de se reposer quelques instants. Il était près de huit heures et demi lorsqu’il y parvint ; il prit deux ou trois morceaux de planches, étendus çà et là, aux environs d’un vieux moulin à scie, s’en fit un siége, et s’étant jeté sur le côté, il tira de la poche de son gilet un morceau de pain qu’il se mit à manger de bon appétit. Lorsqu’il fut remis de sa fatigue il continua sa route aussi vite que les chemins le lui permirent dans le dessein d’arriver, avant le soleil couchant, chez un de ses oncles qui demeurait à Saint-Thomas, à sept lieues de là. Il pouvait être sept heures du soir lorsqu’il aperçut la fumée du toit hospitalier de Joseph Amand ; cette vue le fit sourire ; car il avait faim.

— Bonjour, mon oncle, dit-il à un vieillard frais et rosé, qui fumait sa pipe, assis sur le seuil de la porte.

— Tiens ! c’est toi, Charles ; rentre mon garçon ; tu es le bienvenu ; tu arrives à propos ce soir ; les jeunes gens me présentent une grosse gerbe et nous allons avoir un divertissement ; tu ne seras pas de trop. D’où viens-tu ?

— De la ville, mon oncle.

— Ah ! Je suppose que tu es encore dans tes belles entreprises.

Le mécontentement se peignit sur le visage d’Amand ; le vieillard s’en étant aperçu, ajouta :

— Allons, n’en parlons plus, puisque ça te fait de la peine. Je suis sûr que tu t’es fatigué ; viens prendre un coup.

Ils avaient à peine fini leurs verres, qu’ils entendirent les chants des habitants qui revenaient du travail après avoir terminé la moisson du bonhomme. Suivant le cérémonial d’usage, le vieillard alla s’asseoir au fond de la chambre, dans un grand fauteuil placé pour l’occasion, et attendit d’un air joyeux et content l’arrivée de ses enfants et de ses petits-fils, qui ne tardèrent pas à rentrer en foule, précédés de l’aîné de la famille, qui tenait d’une main un faisceau de superbes tiges de blé chargées de leurs épis et entourées d’une variété de boucles de ruban, et de l’autre côté une carafe et un verre. Il s’avança jusqu’au siége du maître de la maison, et lui présenta la gerbe, en lui souhaitant chaque année de sa vie une récolte aussi abondante ; après quoi il versa à boire à la compagnie. Le vieillard le remercia d’une voix émue, et avala d’un seul trait le verre qui lui était présenté. Le maître des cérémonies versa alors à boire, à la ronde, à toute la compagnie, qui passa ensuite dans la pièce voisine, où un souper composé de mouton, de laitage et de crêpes au sucre, était préparé. Si le Rapin qui imagina de faire dire par un gros anglais, au pauvre qui n’avait pas mangé depuis la veille : « G…m, le coquin, il être bien heureux d’avoir faim, » avait vu ces bonnes gens manger, il aurait assurément transporté son milord goutteux et envieux dans la salle du festin, et lui aurait fait dire au pluriel : « G…m, les coquins, ils être bien heureux d’avoir faim. » Pour me servir de l’expression du vieillard qui présidait à la fête : ils pouvaient manger, les pauvres gens ; ils ne volaient pas leur nourriture. Le repas fini, la carafe d’eau-de-vie commença à circuler, et le jeune homme qui avait présenté la gerbe demanda à son père de leur chanter une chanson.

— Assurément qu’oui, mes enfants ; je ne vous refuserai pas cela aujourd’hui, et je vais vous en chanter une drôle aussi. Et le vieillard commença aussitôt, la chanson suivante :

Il y a pas sept ans que je suis parti
De la Nouvelle-France ;
La nouvelle m’est arrivée,
Tra la la la,

Que ma maîtresse était fiancée.
J’ai pris mes bottes et mes éperons,
Et ma cavale par la bride,
Chez ma maîtresse je m’en suis allé,
Tra la la la,

Pour voir si elle était fiancée.
De tant loin qu’elle me vit venir
Son petit cœur soupire ;
Qu’avez-vous donc belle à tant soupirer,
Tra la la la,


Puisque vous êtes fiancée ?
— Oui, fiancée je le suis,
Maudite soit la journée ;
C’est dimanche mon premier banc,
Tra la la la,

Venez-y mettre empêchement.
Le premier dimanche du mois
Le curé monte en chaire :
— Écoutez-moi, petits et grands,
Tra la la la,

Je vais vous publier un banc.
Le beau galant qui était là,
S’approche de la chaire,
— Ah ! monsieur le curé, ne publiez pas ce banc,
Tra la la la,

Je viens y mettre empêchement.
Il y a sept ans que je l’aimais,
Je l’aime bien encore.
S’il y a sept ans que vous l’aimez,
Tra la la la,
Il est bien just’ que vous l’ayez.


Lorsque le vieillard eut terminé sa chanson, tous ses hôtes burent à sa santé.

Alors les Jeunes gens se retirèrent dans l’appartement voisin, pour se livrer à divers amusements ; ceux des convives qui restaient s’approchèrent de la cheminée et une conversation animée s’engagea entre eux.