Le colonel de Surville (Eugène Sue)

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Le colonel de Surville (Eugène Sue)
Atar-Gull et autres récits (p. 44-77).

LE COLONEL DE SURVILLE
HISTOIRE DU TEMPS DE L’EMPIRE (1810).

CHAPITRE PREMIER.

Le voyageur.


Vers la fin de février 1810, par une belle matinée d’hiver, une voiture de voyage entra dans la cour d’un joli hôtel situé rue Chantereine.

Un vieillard, âgé d’environ soixante ans, parut sur le perron. Cet homme, grand et maigre, encore vigoureux, était vêtu d’un habit noir à la française, portait des faces poudrées, une queue et une espèce de petite bourse autrefois appelée crapaud.

Ce personnage, valet de chambre ou plutôt homme de confiance du colonel Raoul de Blansac, marquis de Surville, s’appelait M. Dauphin.

La famille de Surville ayant presque entièrement péri pendant la révolution, ce fidèle serviteur s’était retiré, lors de la terreur, au fond de la Touraine, avec le marquis encore tout enfant, et l’y avait élevé jusqu’à l’âge de quinze ans. À cette époque, le jeune marquis fut recueilli par une parente de sa famille, madame la maréchale princesse de Montlaur, et resta près d’elle jusqu’au moment où il entra comme volontaire dans un régiment de cavalerie.

Depuis, le vieux Dauphin avait constamment suivi son maître dans toutes ses campagnes, conservant un sérieux, un calme imperturbable au milieu des périls où son affection pour Raoul l’avait souvent engagé.

La portière de la voiture de voyage s’ouvrit, et il en sortit un homme enveloppé de pelisses, la figure à moitié cachée dans un bonnet de martre et dans une immense cravate.

— Y a-t-il bon feu chez le colonel, vieux Dauphin ? dit sourdement l’homme aux fourrures, en s’avançant rapidement vers le vestibule.

Dauphin fit un mouvement assez brusque pour barrer le passage au voyageur, et lui dit :

— Je n’ai pas l’honneur de connaître monsieur.

— Comment ! vous ne reconnaissez pas le meilleur ami de votre maître, monsieur Dauphin ? s’écria l’inconnu en relevant son bonnet et laissant voir un front assez bas chargé d’une forêt de cheveux noirs, crépus, légèrement grisonnants sur les tempes, deux yeux vert de mer et un nez camard.

— Monsieur Anacharsis Boisseau ! s’écria Dauphin ; ah ! mille pardons, monsieur !

Et il passa rapidement devant le nouveau venu, qu’il introduisit dans un petit salon du rez-de-chaussée, meublé à la grecque, selon le goût de l’époque.

Lorsque Anacharsis Boisseau, débarrassé de ses fourrures, se fut installé devant un excellent feu, il apparut en frac vert, en pantalon de tricot gris et en bottes noires à la Souwaroff ; sur les boutons dorés de son habit on voyait ces deux lettres N E, « Napoléon Empereur, » qui annonçaient que M. Boisseau appartenait à la diplomatie française. Sa physionomie était ouverte et riante ; il paraissait âgé de trente-cinq à quarante ans.

— Comment ! c’est vous, monsieur ? répéta Dauphin. M. le marquis… M. le colonel, voulais-je dire, vous croyait encore en Espagne.

— Dieu merci, j’en arrive ; et si l’on m’y reprend, à aller en Espagne, que je sois pendu, comme j’ai manqué de l’être… Ah çà ! Raoul est encore couché ?

M. le marq… M. le colonel ?… Non, monsieur ; il est chez monseigneur le prince de Neufchâtel, qu’il doit précéder à Vienne.

— Comment ! Raoul va à Vienne ?

— Monsieur n’a donc pas vu la voiture de voyage dans la cour ?

— Raoul part bientôt ?

— Ce soir même, monsieur.

— Au diable ! moi qui venais justement m’établir chez lui… pendant quelques jours.

M. le marquis sera bien désolé.

— Eh ! comment va-t-il ? Toujours brillant, toujours brave, toujours galant ?

— Ah ! monsieur Anacharsis, pour brave, il n’y a pas un plus brave que M. le marq… M. le colonel, voulais-je dire.

— Ne vous gênez pas avec moi, Dauphin ; dites M. le marquis tant que vous voudrez.

— Vous êtes bien bon, monsieur. C’est le titre de la famille, et je ne puis m’habituer à ne pas le donner à mon maître. Cela sonne mieux à mes vieilles oreilles que ce mot : Colonel… Mais il se fâche quand je l’appelle autrement.

— Ah ! si j’étais marquis, je ne me fâcherais pas, moi, d’être appelé par mon titre. Mais ses blessures ?

— La dernière… ce coup de feu à l’épaule que nous avons reçu à Wagram, va tout à fait bien. Nous étions alors colonel au 17e dragons. On appelait notre régiment « les marquis, » parce qu’il n’y avait pas dans l’armée un régiment mieux tenu. Les soldats étaient soignés, pimpants, comme des petites-maîtresses, ce qui ne les empêchait pas de se battre comme des démons ; et pourtant, monsieur, quand nous avons pris ce régiment-là, les soldats en étaient si malpropres, si farouches, si indisciplinés, qu’on les nommait « les sangliers. »

— Diable ! dit Anacharsis, et cette métamorphose de sangliers en marquis fut longue, sans doute ?

— Trois mois à peine, monsieur.

— Trois mois !

— Oui, monsieur ! et quels hommes, quelles figures, quels bandits ! M. le marquis en a conservé un échantillon à son service, un nommé Glapisson ; vous le verrez. C’est-à-dire qu’on ne peut pas s’imaginer les horreurs que ces monstres-là avaient faites en Espagne. Et quand ils nous ont rejoints en Allemagne, est-ce qu’ils ne se sont pas révoltés ; est-ce qu’ils ne se sont pas mis à massacrer un nouveau colonel qu’on leur avait donné pour les mater, le fameux colonel Picot, qui sortait pourtant des mameluks, et qu’on disait le plus terrible militaire de la grande armée.

— Peste… quels gaillards !… Et c’est Raoul de Surville qui a succédé à cet infortuné colonel Picot ?

— Oui, monsieur… Ce fut alors que Napoléon nous envoya pour dompter les sangliers. Figurez-vous, s’il vous plaît, M. le marquis avec ses vingt-quatre ans, sa jolie figure, sa voix douce et sa tournure de grand seigneur, arrivant au milieu de ces vieux pandours, dont beaucoup avaient servi en Égypte. Mais, dit M. Dauphin en s’interrompant, tenez, voici un quidam qui vous racontera le reste mieux que moi. Et il montra à Anacharsis un homme de quarante-cinq ans environ, en pantalon et en veste d’uniforme, qui entra timidement dans le salon.

Cet homme était Jean Glapisson, ancien brigadier de dragons du régiment de M. Surville. Il servait alors le colonel comme piqueur, chargé de ses chevaux de guerre.

C’était une de ces figures bronzées, cuivrées, tannées, immortalisées par Charlet, portant des cheveux ras et de longues moustaches noires. Sachant l’attachement du colonel pour Dauphin, Glapisson respectait infiniment ce dernier, qui lui imposait d’ailleurs beaucoup par ses grandes manières de majordome.

— Tenez, Glapisson, dit Dauphin, racontez à monsieur comment nous vous avons domptés et changés de sangliers en marquis… Car vous étiez alors… un sanglier… et par ma foi, des plus farouches, Glapisson.

— Ah ! monsieur Dauphin, dit Glapisson en baissant les yeux d’un air honteux et embarrassé, et tortillant son bonnet de police.

— Figurez-vous, monsieur Anacharsis, dit le valet de chambre, qu’avec son air sainte-n’y-touche, ce malheureux-là, qui ne donnerait pas une chiquenaude à un enfant, c’est une justice à lui rendre, s’est permis de faire rôtir des moines en Espagne !  !  !

— Ah ! dame, monsieur Dauphin, écoutez donc, c’est pas nous qui avions commencé ; les révérends avaient fait cuire dans le four de leur couvent un maréchal de logis chef de l’escadron, et notre timbalier. C’était pas beau, non plus ! dit doucement Glapisson.

— Et les religieuses d’Astorga, vilain monstre ? répondit Dauphin avec indignation.

— Ah ! dame, monsieur Dauphin, la mère abbesse avait empoisonné la citerne du couvent… Sur cent cinquante cavaliers de ma compagnie, il y en a eu soixante-deux qui sont morts en se tordant comme des enragés. D’après ça, on pouvait bien rire un peu avec ces dames !

— Taisez-vous, abominable scélérat, et racontez à monsieur comment M. le marquis est venu à bout de vous tous, vieux démons incarnés ! et surtout ôtez votre chique infecte ; je crains ses suites pour le parquet, et vous n’êtes pas ici au corps de garde.

Glapisson ôta sa chique, la mit dans le turban de son bonnet de police, passa ses longues moustaches entre son pouce et son index, se hancha légèrement à gauche, toussa modestement, et commença en ces termes, en s’adressant à Anacharsis Boisseau : — C’est tout simple, monsieur ; quand nous sommes arrivés d’Espagne à l’armée du Nord, ça nous a dérangés de nos habitudes ; nous étions habitués à faire la guerre en corps francs, à fusiller ces gredins de paysans, tant nous nous méfiions d’eux, à écarteler les senores, en récompense de ce qu’ils nous sciaient entre deux planches, etc., etc., enfin à faire les cent dix-neuf coups pour avoir la paix. Nous voilà en Allemagne, bon ; nous croyions, nous, qu’on pouvait traiter les meynhers comme les senores, mais ce n’était plus ça… D’abord, on nous ôte notre colonel, le vieux Ledoux, le brave des braves, cinq blessures, onze campagnes, l’œil crevé d’un coup de lance, le nez de moins… un troupier fini, qui ne connaissait que son drapeau, que l’honneur de la France, et qui se promenait tous les soirs à Astorga dans une vinaigrette trainée par quatre sacristains, attelés avec des grelots et des panaches !

— Si on a vu pareille abomination ! dit Dauphin, se joignant les mains.

— Et même, reprit Glapisson, qu’un dragon de mon peloton, qui était le cocher, me dit que c’était un petit maigre qui tirait tout. Enfin, c’est pour dire que le colonel Ledoux était le père du soldat. On nous l’ôte à notre arrivée en Allemagne, et on nous envoie le colonel Picot, un dur à cuire, qui sortait des mameluks ; il commence par nous faire les grosses dents, nous lui répondons par les nôtres, en vrais sangliers ; enfin ça va de manière à ce qu’on ne pouvait pas dire que le colonel et nous, nous nous caressions. Un jour, à quelques lieues d’Heildeberg, nous avons des raisons avec notre hôte, pour un petit veau de rien du tout que nous avions dépecé pour l’histoire de rire, et que nous emportions en quartiers sous nos chabraques… Finalement, nous trouvons que le paysan est dans son tort, nous l’enfermons dans sa cassine, nous y mettons le feu, tant pis, ça le regarde… Bon ! voilà que le colonel Picot prend ce prétexte-là pour nous traiter comme les derniers des derniers. Notre ancien colonel, lui, nous aurait pris par la douceur, nous aurait dit : Mes enfants, vous aviez le droit de tuer le veau et de brûler la maison ; mais y enfermer le paysan… c’est bête… Oui, oui, c’est bête, que nous aurions répondu en reconnaissant nos torts. Touché de ça, le colonel Ledoux nous aurait dit : Alors, c’est bien, n’en parlons plus. Nous nous serions fait écharper pour lui ; mais aussi, lui, c’était le père du soldat.

— Ah çà, finirez-vous, avec vos regrets, dit Dauphin ; nous parlerez-vous du colonel Picot ?

— M’y voilà, monsieur Dauphin, m’y voilà… Le colonel Picot, lui, comme je vous le disais, nous traite comme les derniers des derniers, s’ébouriffe, tire son sabre, nous ordonne d’aller éteindre le feu… Nous répondons que nous ne sommes pas des pompiers, alors il tombe sur nous et nous massacre. D’abord nous prenons ça très-bien ; pourtant, quand nous voyons une douzaine de dragons blessés, on s’impatiente, on se monte ; finalement, on lui envoie deux coups de mousqueton, il en meurt… Bon, nous voilà bien, sachant ce qui nous attend ; nous nous barricadons dans le village, en envoyant nos officiers et nos sous-officiers se promener où il leur plaira, bien résolus a nous faire tuer jusqu’au dernier plutôt que de nous rendre et de dénoncer celui qui avait tué le colonel Picot.

— Ah çà, mais vous étiez de véritables diables enragés, dit Boisseau.

— Il ne s’agit que de savoir prendre le soldat, monsieur. Le colonel Ledoux… le brave des braves… nous aurait…

— Encore, dit Dauphin. Finirez-vous, Glapisson ?

— M’y voilà, monsieur Dauphin. Finalement, le petit caporal apprend nos farces, et dit : « Il n’y a que le colonel Surville qui soit capable de venir à bout de ces brigands-là ; s’ils ne nomment pas ceux qui ont tiré sur le colonel, le sort décidera, et on en fusillera un par peloton. Le colonel Surville arrive avec un trompette pour nous conter ça. C’était la veille du combat d’Arnheim, sur les huit heures du soir. Dame, monsieur, quand nous voyons cette jeune barbe qui venait nous arrêter et nous fusiller à lui tout seul, d’abord ça nous a fait rire comme des bossus. Il fait sonner à cheval par son trompette ; nous nous mettons aux fenêtres.

— Soldats, je suis votre colonel : l’empereur m’envoie vers vous ; si dans un quart d’heure vous n’êtes pas rangés en bataille sur la place, ou si vous ne m’avez pas dénoncé les misérables qui ont tiré sur le colonel Picot, nous nous fâcherons.

En entendant ce joli petit jeune homme nous dire ça, ça fut des rires, des sifflets, des cris à n’en plus finir : Charivari pour le colonel ! charivari pour le colonel !

Lui, sans se déconcerter, tire sa montre, regarde l’heure, et dit de son petit air tranquille : — À neuf heures précises vous serez sur la place, en bataille.

Ce sang-froid nous fit de l’effet. Nous nous disons : — C’est un brave ; ce qui ne nous empêche pas de faire un tapage d’enfer, en criant qu’on nous rende notre ancien colonel Ledoux ; qu’on nous promette de ne pas nous décimer, et alors nous nous rendrons. Le quart d’heure se passe ; le colonel retire sa montre, fait sonner à cheval, bien entendu nous ne descendons pas ; alors il se met à nous dire : Vous ne voulez pas vous mettre en bataille ? — Non ! non ! — Eh bien ! je vois ce que c’est, dit le colonel : on attaque demain la redoute d’Arnheim au point du jour, vous ne voulez pas vous battre, vous avez peur ; vous êtes un tas de…

— Assez, assez, dit Dauphin en interrompant à temps Glapisson.

— Et il nous tourne le dos, reprit le dragon. Dame, monsieur, à ces mots-là, en nous entendant traiter de lâches, c’était à qui dégringolerait les escaliers ou le long des fenêtres, à qui débarricaderait les portes pour courir après le colonel ; nous étions comme des tigres déchaînés ; c’est un hasard qu’il n’ait pas été massacré ! Cinq ou six dragons, j’en étais, nous accourons sur lui, furieux, le sabre à la main. Il se retourne, croise ses bras sur sa poitrine, nous regarde d’un œil… sapristie… quel œil ! et nous dit : Halte !… d’une voix si ferme, si calme, que nous nous arrêtons tout court, comme à un commandement de parade. — Remettez, sabre, nous dit-il de la même voix. Il n’y a que le premier pas qui coûte : nous rengainons… en un moment ; les autres dragons arrivent ; nous l’entourons en vociférant… il nous appelle lâches !… Il faut le fusiller comme le colonel Picot !… Mais lui, pas plus ému que rien du tout, toujours les bras croisés, nous laisse crier. Au bout de quelques minutes, il dit : Silence dans les rangs !… on l’écoute.

— Je vous dis que vous êtes des lâches, reprit-il, parce que, si vous aviez du cœur, dans deux heures, vous auriez enlevé la redoute d’Arnheim (vous savez, monsieur, que les dragons se battent aussi à pied) ; mais vous n’oserez pas. — Nous n’oserons pas !… nous n’oserons pas ! que nous disons en fureur… Mais conduis-nous-y donc à ta redoute ! Nom de nom de nom… et tu verras si le 17e dragons a jamais boudé au feu ! — Il n’y a pas de bravoure sans discipline, reprend le colonel. — Mais, nom de nom, on en aura pour le quart d’heure, de la discipline… Où est-elle ta redoute ? Mène-nous-y, nous n’en ferons qu’une bouchée, et après, ton compte sera bon !

— Oui, oui, à la redoute, qu’il nous mène à la redoute, après on lui donnera son compte ! Et voilà que c’est nous qui forcions le colonel à se mettre à notre tête. — Sois tranquille ! pour ça, on t’obéira comme des mécaniques… Nous voulons d’abord te prouver si nous sommes des lâches… Mais après… tu verras… que nous lui disions. — Enfin, il consent à nous commander, l’état-major arrive, nous faisons la frime d’obéir très-bien, pensant qu’après… vous comprenez… Finalement le colonel se met à notre tête, il nous traite comme des nègres, nous patientons toujours. Nous partons à la nuit fermée, à deux heures du matin la redoute était en notre pouvoir avec vingt-cinq pièces de canon ; nous étions huit cents hommes, l’ennemi était deux mille cinq cents… Vous pensez bien, monsieur, que, quand nous avons vu notre jeune colonel au feu, brave comme un lion, recevoir deux blessures, nous n’avons plus guère pensé à lui donner son compte ; car, après tout, voyez-vous, le soldat a du bon, faut savoir le prendre ; aussi, quand après l’affaire il nous a fait former un carré, nous lui avons tous demandé… Eh bien ! colonel, comment nous trouvez-vous ? Sommes-nous des lâches ? Hein ?

— Vous vous êtes bien battus, c’est tout simple, ce n’est pas assez : il faut que ceux qui ont tiré sur le colonel Picot se déclarent, sinon ils feront fusiller cinquante ou soixante de leurs camarades… Et je défie ceux qui ont commis ce mauvais coup d’avoir le courage de cette lâcheté-là… Un dragon, qui était par terre avec un biscaïen dans les reins, entend ça et dit : — C’est moi, colonel. C’était vrai ; et il crève. Un autre dragon qui n’était pas blessé, voyant ça, avoue aussi : c’était encore vrai, le colonel le fait arrêter ; le lendemain le dragon passe à un conseil de guerre et est fusillé. Depuis ce jour-là, monsieur, le colonel a fait du régiment tout ce qu’il a voulu ; nous nous serions fait hacher pour lui jusqu’au dernier ; d’un mot il nous aurait fait entrer dans un trou de souris. Le 17e dragons a toujours été à l’ordre de l’armée ; et pour la tenue, c’était un régiment si ficelé pour la propreté des personnes, que nous avions tous des brosses à dents dans notre paquetage. Voilà comme le colonel a fait des marquis avec des sangliers.

À ce moment du récit de Glapisson, le colonel entra dans le salon.


CHAPITRE II.

Les deux amis.


— Raoul !

— Anacharsis !

Ces deux exclamations échangées, les deux amis s’embrassèrent cordialement.

Raoul de Surville avait vingt-huit ans environ. Après la bataille de Wagram, il avait quitté son régiment pour revenir auprès de l’empereur, comme aide de camp.

Simple cavalier pendant le consulat, nommé officier sur le champ de bataille, il avait été bientôt remarqué par Napoléon, qui le prit pour officier d’ordonnance.

Ce premier pas fait, la carrière de M. de Surville fut aussi rapide que brillante ; de grands biens appartenant à sa famille lui furent rendus. On a vu qu’il justifia tant de faveurs par un courage à toute épreuve. En outre, souvent chargé de missions délicates, il les remplit avec autant de supériorité que de bonheur. Le colonel de Surville était d’une loyauté chevaleresque, d’un esprit plein de charme et de gaieté ; il chantait avec une grâce parfaite, dessinait à ravir, et dansait comme on dansait sous les règnes de Trénis et de Vestris ; généreux jusqu’à la prodigalité, rempli de goût et d’élégance, il avait, chose rare alors, les manières les plus exquises, précieuse tradition du dernier siècle.

Il devait cet avantage à un séjour de deux ans fait en Touraine, pendant sa première jeunesse, chez madame la maréchale princesse de Montlaur, alliée de sa famille, qui, à l’âge de soixante-dix ans, avait conservé toute la vivacité, toute la fermeté de son rare et excellent esprit.

Tant et de si séduisantes qualités, jointes à une figure enchanteresse, avaient assuré de nombreux et éclatants succès au colonel de Surville.

Un des traits les plus saillants de son caractère était une bonté, une délicatesse adorables ; la plus fervente amitié avait toujours survécu à ses passagères amours ; d’une discrétion profonde, nul ne portait plus loin que lui le respect, la reconnaissance, la religion pour les femmes qu’il avait aimées.

Ce qui le distinguait surtout de cette classe vulgaire et méchante des roués du dernier siècle, c’étaient ces sentiments d’honneur et de probité envers les femmes poussés jusqu’au rigorisme. Sentiments d’autant plus rares, qu’ordinairement les hommes traitent la femme qui leur a tout sacrifié beaucoup plus mal qu’ils n’oseraient traiter un de leurs compagnons de plaisirs les plus indifférents, sans autre excuse à cette brutalité que le dévouement et la faiblesse d’une pauvre créature qui ne peut se plaindre.

M. de Surville croyait au contraire que la femme à qui vous deviez un moment de bonheur devait être sacrée pour vous.

S’il était infidèle, il faisait oublier son inconstance à force de dévouement ; si on lui était infidèle, il trouvait dans le souvenir de la félicité passée et dans l’espoir d’un plaisir nouveau le moyen d’excuser la déception présente ; et puis, les consolations ne lui manquant jamais, il ne pouvait avoir de ces rancunes ingrates et impitoyables des gens qui ont plu par accident une fois dans leur vie.

Le colonel était d’une taille moyenne, pleine de souplesse et de grâce.

Ses yeux noirs et brillants donnaient à sa noble physionomie une expression remplie d’esprit et de vivacité. Ses cheveux châtains étaient soyeux et bouclés ; ses lèvres vermeilles, presque toujours souriantes, laissaient voir des dents d’un émail éblouissant.

Un riche et élégant uniforme d’aide de camp de l’empereur, vert et or, faisait encore valoir ce charmant extérieur.

— Ce bon Anacharsis !

— Ce cher Raoul ! répétèrent les deux amis en s’examinant avec intérêt.

— Qu’est-ce donc que ton vieux Dauphin vient de me conter ?… Vraiment, tu pars… et ce soir encore, sans me donner un jour ? dit Boisseau.

— Malheureusement, il m’est impossible de retarder mon départ d’une heure… Je viens des Tuileries, où j’ai reçu les derniers ordres de l’empereur ; je dois être à Vienne le 3 mars au plus tard, car le prince de Neufchâtel y arrivera le 5 ou le 6. Mon pauvre Anacharsis, si tu savais combien je regrette ce contre-temps ! Comment aussi ne m’as-tu pas écrit un mot ?…

— Que diable veux-tu ?… je te ménageais une surprise… Tiens, j’aurais dû m’en défier, car les surprises ne m’ont jamais réussi… Te souviens-tu, il y a deux ans, à ton retour d’Italie ? Je te prends au débotté, je te dis : — Raoul, il faut que je te mène souper chez mademoiselle Nanteuil, première cantatrice du théâtre de l’Impératrice : ça sera une charmante surprise, car elle ne m’attend pas.

— Oui, et je me souviens que ce fut au contraire toi qui fus fort surpris de ce que tu vis chez elle… Mais je te croyais en Espagne, en mission…

— Raoul, dit gravement Boisseau en montrant ses tempes grisonnantes, vois-tu cette blancheur prématurée ?

— En effet, mon pauvre Anacharsis, lorsqu’il y a un an je te quittai, rien n’annonçait cet hiver précoce.

— Eh bien ! mon ami, cette gelée blanche, pour me servir de ta comparaison, cette gelée blanche est le fruit d’une nuit, d’une seule nuit… dans un pays terriblement chaud ! pourtant.

— Comment cela, Anacharsis ?… explique-moi ce phénomène… Est-ce l’émotion ?… l’amour ? un jaloux espagnol ?… quelque danger ?…

— Oui, mon ami, un danger, un grand danger, mais dans lequel il n’y avait, hélas ! pas le moindre amour, pas la moindre jalousie. Voici le fait. Tu sais qu’il y a deux ans je m’ennuyais comme un mort, malgré mon immense fortune ; grâce à ta recommandation, je fus nommé auditeur au conseil d’État, attaché à la section des affaires étrangères… J’assistais à mon tour aux séances que présidait l’empereur… Un jour, le grand homme, après avoir beaucoup parlé en tailladant à son ordinaire sa table à grands coups de canif, s’était un moment appesanti, comme cela lui arrivait quelquefois en se courbant sur son pupitre et en appuyant sa tête sur ses deux bras ; la discussion avait continué, malgré son sommeil. Il s’agissait des affaires d’Espagne. Au bout d’un quart d’heure, le grand homme se réveille, reprend la discussion où il l’avait laissée… et la question qu’on agitait est résolue… Je te parle du sommeil de l’empereur, parce que c’est à son assoupissement passager… bien pardonnable d’ailleurs dans sa position, que j’attribue l’étrange aberration dont j’ai été victime.

— Ah ! mon Dieu, tu m’épouvantes !…

— Écoute… écoute… la séance terminée, l’empereur se retire dans son cabinet ; un quart d’heure après, l’huissier de service vient, de la part de Sa Majesté, me chercher à la buvette, où on nous traitait du reste à merveille. Je me souviens même que je mangeais une aile de bartavelle ; je laisse mon aile sur mon assiette. Je suis l’huissier, et je me trouve en face du grand homme. J’étais aussi près de lui que je le suis de toi. Il me regarde de son œil gris, véritable œil d’aigle, en se fourrant trois ou quatre prises de tabac dans le nez. Après m’avoir un instant contemplé en silence, il me dit : « Je ne vous ai pas encore vu, c’est étonnant ; vous n’avez pas la physionomie que je vous supposais. » Je saluai profondément, me trouvant très-honoré de ce que le grand homme se fût donné la peine de me supposer une physionomie. Enfin, il me dit de sa voix brève, en me montrant un paquet cacheté : « Vous partirez à l’instant pour Madrid avec ces dépêches ; cousez-les, cachez-les bien dans la doublure de votre habit ; si vous êtes attaqué par une guérilla et que vous y restiez, ces papiers ne tomberont pas au pouvoir de l’ennemi… Le roi d’Espagne vous donnera des ordres ultérieurs. C’est une mission périlleuse, très-périlleuse ; mais, ajouta le grand homme d’un air riant, en me pinçant l’oreille gauche, cette mission vous va comme un gant ; vous êtes un vrai brûlot ; vous avez fait vos preuves en Tyrol… »

— Ah çà ! quelle preuve avais-tu donc faite en Tyrol ?

— Aucune, mon ami, aucune ; mais attends la fin… Étourdi de ce que j’entendais, incapable de répondre un seul mot, je balbutiai quelques paroles inintelligibles ; je saluai de nouveau très-profondément, et j’allais me retirer lorsque l’empereur reprit d’une voix sérieuse, presque émue : « Ah çà ! vous savez bien qu’en tous cas j’aurai soin de votre mère, au moins ! Je la consolerai, car je sais que vous êtes un bon fils… Allez… soyez parti dans deux heures… Je compte sur vous. Je n’ai pas oublié le Tyrol… Je n’oublierai pas l’Espagne ! »

— Ta mère !… Mais je croyais que tu l’avais perdue il y a longtemps, dit le colonel de plus en plus étonné.

— Eh ! sans doute, mon cher ami, tout cela était le résultat d’un détestable quiproquo. Le grand homme, sans doute encore sous l’influence de son appesantissement passager, me prenait pour un certain Boitot… un enragé qui avait été envoyé en Tyrol pour y fomenter l’insurrection contre l’Autriche.

— Ah ! je comprends maintenant…

— Que te dirai-je, mon cher Raoul ? Je n’osai pas, tu le sens bien, décliner l’honneur que me faisait l’empereur ; je pris les diables de dépêches. Je partis, et à vingt lieues de Madrid, une belle nuit, je tombai en plein dans une guérilla… Je ne sais pas si je t’ai confié que je porte un gilet de flanelle sur la peau.

— Non, mon cher Anacharsis, tu ne m’avais pas encore fait cette confidence ; mais quel rapport ?…

— Tu vas voir pourquoi je te donne ce détail hygiénique. Tu sauras donc que je porte un gilet de flanelle ; j’avais très-adroitement caché mes dépêches entre flanelle et chair. Comme ma flanelle est d’un rose tendre, les sauvages l’ont prise pour mon enveloppe naturelle (je ne dis pas cela par fatuité…). Toujours est-il que cette méprise flatteuse sauva mes dépêches, mais faillit me perdre. Furieux de ne rien trouver sur moi, les brigands me mirent une corde au cou, et j’allais être accroché à un arbre, lorsque le hasard, ou plutôt la Providence, envoya sur la route un convoi… La guérilla se dispersa ; je me joignis au convoi, j’arrivai à Madrid avec mes dépêches ; mais l’émotion avait été telle… en me sentant la corde au cou, que tu en vois les traces fatales ; mes cheveux en ont pâli.

— Ce pauvre Anacharsis !

— Je remis mes lettres… Mais, quand le roi Joseph me détailla le diabolique métier que je devais aller faire en Portugal pour contreminer la diplomatie anglaise, toujours sous le nom de cet enragé de Boitot, j’expliquai le quiproquo, et, comme je ne parus pas sans doute répondre suffisamment aux exigences de la mission qui m’était destinée, toujours sous le nom de Boitot, on me renvoya en France. Cela m’expliqua du reste pourquoi le grand homme ne m’avait pas trouvé la physionomie qu’il s’attendait à me voir lorsqu’il me prenait pour ce déterminé.

— Ah çà ! et maintenant quels sont tes desseins ?

— Eh ! mon Dieu ! dégoûté de la carrière diplomatique, je revenais vivre et m’établir tout à fait à Paris, avec mille projets… mais voici que tu pars… ton diable de voyage vient tout changer, car j’avais une foule de choses à te demander encore.

— Parle… veux-tu embrasser une autre carrière ? dispose de mon crédit, je t’en supplie.

— Pas du tout : l’ambition m’a passé, l’ambition des affaires, des emplois du moins. Il m’en reste une autre.

— Laquelle ?

— Celle de voir le grand monde, le grandissime monde… Je voudrais me lancer, et j’avais compté sur toi… Marquis de l’ancien régime, colonel de l’empire, tu connais les deux aristocraties, celle d’autrefois et celle de nos jours… J’espérais donc que, grâce à toi, je pourrais me faufiler dans ces sociétés si brillantes, si recherchées.

— Sans doute, sans doute, reprit Raoul qui semblait réfléchir depuis quelques moments. Je puis t’ouvrir la porte de ces deux mondes, en te présentant avant mon départ chez une femme de mes amies, de mes parentes, qui tient à l’empire par son mari, et à l’ancien régime par sa naissance. Une fois reçu chez elle et recommandé par moi… comme le meilleur, comme le plus ancien de mes amis, peu à peu le cercle de tes connaissances s’agrandira, et tu verras bientôt la société que tu veux connaître… Mais, dis-moi, n’es-tu pas antiquaire, ou quelque chose d’approchant ?

— Voilà comme je fus antiquaire : il y a trois ans, me trouvant à Naples, je m’intéressai particulièrement à la prima donna du théàtre de San-Carlo. J’ai toujours eu du goût pour le théâtre. Un certain lord Williams Clark trouva plaisant de m’enlever ma diva… Bien !… Huit jours après, j’apprends que mondit lord convoitait une riche collection de médailles et de camées, je donne un tiers au-dessus de la valeur, et, à mon tour, je lui souffle ses médailles !

— Jusqu’à présent, mon pauvre ami, vos enlèvements mutuels me semblent tout uniment des débarras.

— Tu as peut-être raison, car une fois possesseur de ces diables de médailles, je n’en savais que faire. Aussi, par désœuvrement, je me suis cru obligé de feuilleter Winckelman.

— À merveille ! à merveille ! Écoute-moi ! Tu me connais, Anacharsis. Tu sais si j’attache la moindre vanité à la naissance ?

— Ah ! mon cher Raoul… à qui dis-tu cela ?

— Eh bien ! tu veux aller dans un certain monde ; si l’on ne s’y présente pas comme gentilhomme ou comme soldat, on y est, sinon mal vu, du moins sans signification. En t’y présentant, au contraire, comme antiquaire, comme savant, ça te classe tout de suite. Tu n’as plus de prétentions aux succès du cœur ?

— Aucune… aucune… Je ne prétends jamais qu’au cœur de quelque diva… française ou étrangère, et j’ai tout ce qu’il faut pour appuyer ces prétentions-là.

— De mieux en mieux, tu es antiquaire. Tu te donnes quarante ans ; tu étales tes précoces cheveux gris, tu entres immédiatement dans la catégorie des oncles, des chaperons, des tuteurs, des confidents et même des complaisants de charmantes femmes, ce qui n’est pas un rôle à dédaigner.

— À dédaigner, je le crois bien ! dis donc que c’est un rôle à ambitionner au contraire ! On se rend nécessaire, et, quand on a le bon esprit de ne vouloir rien autre chose que d’être agréable aux autres, on s’assure une fort bonne position.

— Je te vois dans les meilleurs principes ; maintenant, je te garantis le plus grand succès.

— Dis-moi, Raoul, je vais avoir l’air de te dire une bêtise énorme, mais il me semble que, pour ce monde-là, j’ai un nom bien vulgaire ? Hein ! Boisseau !… J’avais eu l’idée, pour donner à mon nom un petit air étranger, d’y ajouter un double w et d’en faire Boisseaw… Mais ça se prononçait la même chose. D’un autre côté, me faire nommer de Boisseau ou Saint-Boisseau, ça ne signifierait pas grand’chose non plus, j’y ai renoncé ; et pourtant cela m’inquiète.

— Mais tu es fou ! archi-fou ! N’es-tu pas antiquaire ? n’es-tu pas savant ? Est-ce que Monge, Chaptal, Denon, Berthollet, ont des noms aristocratiques ? N’as-tu pas cinquante mille écus de rente ? Avec cela… te dis-je, avec ton caractère prévenant et obligeant, ta position est bonne, crois-moi, tranquillise-toi.

— Mais quelle est donc cette femme de tes amies ou de tes parentes qui doit m’ouvrir les battants de ces deux grands mondes ?

— Madame la duchesse de Bracciano.

— La jeune duchesse de Bracciano… qu’on dit si ravissamment belle. Ah scélérat ! archi-scélérat !

— Tu te trompes, mon pauvre Anacharsis.

— Ta, ta, ta, je me trompe ! on sait ta discrétion, mais on sait aussi tes étourdissants succès. Crois-tu donc qu’on soit si fort relégué dans la banque et dans la bourgeoisie, qu’on n’ait pas entendu dire que le colonel de Surville était la coqueluche des plus jolies femmes de la cour ?

— Je te le répète, mon cher Anacharsis, tu te trompes, tu verras par toi-même la fausseté de tes soupçons. Bien plus, un certain service que j’aurai peut-être à te demander te prouvera mieux encore que je ne puis avoir aucune prétention sur le cœur de ma cousine.

— Un service ! je suis à toi.

— Je ne puis encore m’expliquer. Je dois voir ce matin madame de Bracciano. En allant lui faire mes adieux, je lui parlerai de ta présentation ; si elle l’accueille, comme je l’espère… alors, mon ami, je te dirai tout.

— Et le duc de Bracciano, quel homme est-ce ?

— Ancien conventionnel, il s’appelait Jérôme Morisson pendant la révolution ; c’est un homme de haute capacité, l’empereur l’a employé dans de grands emplois civils. Dernièrement, il l’a nommé duc et lui a fait épouser ma cousine, mademoiselle Jeanne de Souvry, fille du vicomte de Souvry et nièce de la maréchale princesse de Montlaur.

— Pur mariage de convention, alors, à moins que le duc ne soit un homme aimable.

— C’est tout un roman d’héroïsme et de dévouement que cette union, de la part de ma cousine, bien entendu. Quant au duc, c’est un homme de cinquante ans, sombre, taciturne, d’un esprit ironique et morose, mais d’une rare intelligence et d’une fermeté qui approche quelquefois de la dureté. Il s’est montré impitoyable dans le gouvernement de plusieurs provinces étrangères ; par cette froide énergie, il a rendu beaucoup de services. L’empereur fait grand cas du duc de Bracciano, quoiqu’il ne ressente pour lui aucune sympathie. Il l’emploie comme un excellent instrument, et disait un jour, en parlant de lui, dans son langage pittoresque : « … J’aime Bracciano, comme on aime une bonne barre de fer qui ferme bien une porte, ou qui soutient bien un toit. »

— Grand homme ! comme il vous peint cela d’un trait, dit Anacharsis. Ah çà ! et tu ne veux pas que je t’appelle scélérat, quand tu es le parent, l’ami intime d’une jeune et charmante duchesse qui a pour mari une si vilaine barre de fer ?

— Non, te dis-je… ce soir, peut-être tu sauras comment je ne suis que l’ami… mais l’ami le plus dévoué… le plus vrai de madame de Bracciano, car elle ne m’a jamais aimé, elle ne m’aime pas et ne m’aimera jamais autrement !

— Et elle, est-elle aussi spirituelle que belle ?

— Il est impossible d’avoir un esprit plus charmant, plus naturel, une éducation plus cultivée, plus de talents, plus de savoir même, et moins de prétention à une supériorité qui lui est acquise à tant de titres ! Mais tu dois avoir besoin de repos, Dauphin veillera à ce que rien ne te manque. Je verrai tantôt madame de Bracciano ; en revenant, je te dirai le résultat de mon entretien avec elle, et peut-être, je le répète, aurai-je à mettre ta discrétion et ton amitié à l’épreuve.

Vers les deux heures, le colonel se rendit à l’hôtel de Bracciano, situé rue du Faubourg-Saint-Honoré.


CHAPITRE III.

Confidences.


Madame de Bracciano attendait M. de Surville dans un très-élégant boudoir blanc et or (il y avait alors des boudoirs) rempli de fleurs et meublé avec toute la lourde somptuosité de l’époque.

Jeanne de Souvry, duchesse de Bracciano, avait vingt ans environ. Elle n’était pas d’une beauté régulière, mais de grands yeux bruns frangés de longs cils noirs, une pâleur rosée, une bouche gracieuse qu’effleurait presque toujours un sourire doux et mélancolique, de beaux cheveux châtains négligemment noués à la Paméla, lui donnaient un charme inexprimable.

Elle semblait rêveuse et triste.

Un exemplaire de Werther en allemand était à demi ouvert auprès d’elle : ses deux mains croisées sur ses genoux, elle agitait machinalement du bout de son joli pied les crépines massives d’un fauteuil de bois doré.


Un valet de chambre annonça M. de Surville.

Jeanne et Raoul restèrent seuls.

— Quel brusque départ ! dit madame de Bracciano à M. de Surville, en le regardant avec intérêt ; vous allez à Vienne ?

— Oui, ma chère cousine… je suis désolé de partir… et pour plus d’une raison.

Après un assez long silence, Raoul reprit d’un air ému :

— Je voudrais vous parler avec une entière franchise… J’ai quelque chose de grave à vous dire ; je suis votre ami, votre parent, et pourtant je crains que mes paroles ne vous blessent ; ne croyant pas mon départ si soudain, voulant prendre quelques renseignements encore avant de vous faire part de mes soupçons… j’avais jusqu’ici retardé cet entretien.

— De quels soupçons ? dit madame de Bracciano étonnée.

— Écoutez-moi, dit Raoul d’un ton de cordialité affectueuse, vous savez, n’est-ce pas, combien je vous ai aimée ? Malheureusement vous aviez de moi une si mauvaise opinion, que mes soins ont été repoussés.

— Une mauvaise opinion de vous ! Non, Raoul, non, seulement j’avais entendu parler de votre légèreté, de votre inconstance, quoique vous n’ayez jamais eu, dit-on, et je le crois fermement, à vous reprocher envers une femme aucun mauvais procédé, aucune perfidie.

— Si mon inconstance était mon seul défaut, pourquoi n’avoir pas essayé de me rendre fidèle ? Cela vous était si facile !

— Oh ! c’était une trop grande tâche à entreprendre, mon cher cousin ; vous étiez et vous êtes beaucoup trop à la mode, beaucoup trop recherché, et, si cela se peut dire… beaucoup trop heureux.

Madame de Bracciano avait prononcé ces mots avec un accent singulier ; Raoul la regarda fixement ; elle baissa les yeux, et reprit après quelques moments de silence : — Et puis vous avez sur l’amour des idées qui ne seront jamais les miennes ; vous ne voyez qu’une distraction charmante, qu’un plaisir éphémère, où je verrais, il me semble, le destin de toute ma vie ; aussi je n’ai jamais fait la coquette avec vous ; je vous ai dit : Soyons bons amis, et ne parlons plus d’un sentiment qui ne peut exister entre nous. Vous m’avez comprise, Raoul ; vous êtes toujours resté mon ami, et, je le sais, le meilleur de mes amis, ajouta madame de Bracciano, en tendant sa main au colonel.

Celui-ci la baisa avec une respectueuse tendresse, et dit, après quelques moments d’un silence presque embarrassé :

— Je pars ce soir, et pour bien longtemps peut-être. Promettez-moi qu’en faveur de cette sincère, de cette vive amitié à laquelle vous croyez, vous m’entendrez sans mal interpréter mes paroles. Ce que j’ai à vous dire est tellement étrange, que je n’en aurais par le courage si votre bonheur, si votre avenir, peut-être, ne me semblaient pas menacés.


— Expliquez-vous, Raoul ? Vous m’effrayez presque.

— Écoutez-moi donc… et, encore une fois, si ce que je vous dis vous blesse, si je vous semble céder à des sentiments indignes de moi… rappelez-vous que je suis un homme, et incapable d’une action méchante ou honteuse…

— Mais, en vérité, Raoul, je ne sais que penser. Qu’avez-vous à m’apprendre ? Pourquoi cet air grave ? Pourquoi surtout ces doutes ? Ne sais-je pas, mon Dieu, qui vous êtes ? qu’il n’y a pas au monde un caractère plus noble, plus généreux que le vôtre ?

— Allons, vous me donnez du courage, dit Raoul, et il reprit : Mariée à seize ans… par un dévouement sublime…

— Raoul ! dit Jeanne avec un accent de reproche.

— Oh ! je suis impitoyable, quand je parle de vos adorables qualités… N’éprouviez-vous pas la plus vive répugnance pour le mariage que l’empereur voulait vous faire faire ? Et quand, malgré le noble silence de votre famille, par une frivole indiscrétion, vous avez appris qu’en faveur de votre union avec le duc de Bracciano, les grands biens de votre tante lui seraient rendus, et que deux de vos vieux parents exilés seraient rappelés… ne vous êtes-vous pas généreusement sacrifiée…

— Raoul… Raoul… je vous en prie, pas un mot de plus…

Et pourtant… j’aurais encore tant de choses à dire… mais vous le voulez, je me tais… À votre entrée dans le monde, jeune, charmante, spirituelle, vivant presque toujours séparée d’un mari qui avait deux fois votre âge et que ses importantes fonctions absorbaient entièrement, vous avez été entourée d’hommages ; ces hommages ont été vains… Élevée par votre tante, madame la princesse de Montlaur, vous aviez tous les charmes de la vertu sans en avoir le pédantisme. Je vous avais vue tout enfant, pendant un séjour de deux ans que je fis, presque enfant moi-même, chez votre tante. À mon premier retour de l’armée, lorsque je vous revis belle et grande dame, parée de tant de séductions, je devins amoureux de vous, amoureux comme un insensé… mon aveu ne vous toucha pas… rien de plus simple… ni moi ni personne ne réunissait les qualités qui pouvaient vous plaire. Vous rêviez déjà sans doute l’idéalité qui devait un jour combler vos vœux les plus chers et les plus secrets…

— En vérité… je ne sais… dit madame de Bracciano en rougissant.

— Permettez-moi de continuer, dit Raoul : je ne cessai pas de vous voir ; vous m’intéressiez si vivement que, presque malgré moi, je me mis à vous étudier en silence. Je vous aimais tant, mais d’un sentiment si désintéressé, que je sacrifiai des amours peut-être sérieux à cette observation pour moi si attachante… Bientôt, à certaines bizarreries… à certain changement dans vos habitudes, je dirai presque dans votre maintien… je soupçonnai, je fus certain que vous aimiez…

— Raoul ! dit sévèrement madame de Bracciano.

— Jeanne, reprit le colonel avec un accent rempli d’émotion, tandis que ses beaux traits exprimaient la plus vive sollicitude, Jeanne, je vous le jure sur l’honneur, si je cherchai à pénétrer votre secret, ce ne fut pas par une curiosité jalouse ou vulgaire, ce fut par un intérêt loyal… fraternel… Ce fut peut-être par le pressentiment qu’un jour cette surveillance cachée ne serait pas stérile pour votre bonheur…

— Mais enfin, me direz-vous…


— Quelques moments encore, et vous saurez tout, reprit le colonel. Dans le monde où je vous rencontrais presque chaque soir, en vain j’interrogeai vos regards, je ne découvris rien. D’ailleurs, l’attitude nonchalante, ennuyée, la rêverie presque continuelle que, vous portiez au milieu de ce brillant tumulte, et dont rien ne pouvait vous distraire, tout me disait que la personne qui vous occupait n’était pas de notre société habituelle. Souvent vous vous plaigniez à moi… de n’avoir pas d’occupations qui vous attachassent ; le dessin, la musique ne vous plaisaient plus ; vous voulûtes chercher quelques distractions dans l’étude des langues étrangères, vous vous mîtes à apprendre l’allemand… Choisir l’étude de l’allemand… pour se désennuyer, ajouta le colonel en souriant malgré lui, me parut peu naturel ; pourtant, je n’attachai pas d’abord une grande signification à cette fantaisie. Ce qui me frappa davantage, ce fut de vous entendre, vous, jusqu’alors élevée dans les principes de votre tante, toute monarchique et toute catholique, embrasser des théories presque républicaines… D’abord, cela me parut un jeu d’esprit propre à faire brûler votre imagination, un paradoxe bizarre, amusant à soutenir pour une femme de votre naissance ; mais bientôt je vous entendis défendre ces thèses étranges avec tant d’opiniâtreté, quelquefois même, permettez-moi de vous le dire, avec tant d’aigreur, que je fus convaincu que ce n’étaient pas vos idées, mais celles d’un autre que vous souteniez si ardemment.

— Votre sagacité est vraiment merveilleuse, mon cher cousin, dit madame de Bracciano en rougissant et sans pouvoir cacher un léger dépit. Comment donc, avec des renseignements si positifs, n’avez-vous pas découvert le nom de ce fortuné rival ?

— Je n’ai pas de rival, Jeanne… dit tristement Raoul en attachant sur Jeanne un regard rempli du plus affectueux intérêt. Depuis longtemps j’ai renoncé à toute prétention sur votre cœur… Si Herman Forster était mon rival, il y aurait de ma part peu de générosité peut-être à vous dire les choses fâcheuses que je dois vous dire sur cet homme…

En entendant prononcer le nom d’Herman Forster, les joues de madame de Bracciano devinrent pourpres ; elle resta un moment stupéfaite ; puis, cédant malgré elle à un sentiment de colère de voir son secret surpris et d’entendre parler ainsi de l’homme qu’elle aimait, elle s’écria, l’œil brillant d’indignation :

— Voilà bien les hommes ! la jalousie, l’envie, dénaturent les caractères les plus généreux ! Si l’on dédaigne leurs hommages… ils vous épient bassement… pour surprendre une confidence ou pour bâtir je ne sais quel roman ridicule, à l’aide des rapprochements les plus insignifiants… Allez… vous êtes la dernière personne que j’aurais crue capable d’une telle lâcheté ! Vous… vous !!! oublier assez ce que vous êtes pour calomnier un malheureux enfant… proscrit… abandonné…

— Pourrai-je douter maintenant de votre amour, en vous entendant défendre si vivement cet étranger ?

— Eh ! pourquoi ne le défendrais-je pas ? vous l’attaquez bien. Après tout, pourquoi donc rougirais-je d’un sentiment aussi pur qu’il est profond et dévoué ? De quel droit venez-vous épier ma conduite, pénétrer mes secrets ? Comment, encore une fois, vous que je croyais noble et loyal, osez-vous jouer un tel rôle ?

— Le seul rôle que je tienne à jouer auprès de vous, Jeanne, dit le colonel d’une voix émue et touchante, est celui de votre ami ; il m’impose des devoirs. Maintenant, la glace est brisée, je continuerai jusqu’au bout, j’ai la conscience de ce que je suis, de ce que je fais. Peu m’importent votre haine, vos mépris à cette heure… Vous serez plus juste un jour, mais aujourd’hui vous m’entendrez. Herman Forster est employé comme secrétaire par votre mari ; compromis, malgré sa grande jeunesse, dans une des sociétés secrètes d’Allemagne, il s’est réfugié en France… Le hasard l’a fait accueillir chez vous… Noble et généreuse à l’excès, son infortune, peut-être noblement soufferte, devait éveiller toutes vos sympathies… Cet étranger est beau, son air est candide, ses paroles expriment les sentiments les plus purs… et pourtant je ne sais quel secret pressentiment me dit que cet homme est dangereux… qu’il vous sera fatal…

— Un secret pressentiment ! s’écria madame de Bracciano avec une amère ironie ; et c’est sans autre preuve qu’un vague soupçon que vous, dans la position la plus brillante qu’un homme de votre âge puisse rêver… vous venez calomnier un orphelin… qui n’a d’autres ressources que celles qu’il trouve ici ? C’est sur des riens que vous basez une accusation aussi odieuse ?

— Eh ! ce sont aussi des riens, de vagues soupçons, qui m’ont découvert votre amour. Me suis-je trompé ? Je vous dis que cet homme a dans le regard quelque chose de morne, de glacé que je ne puis définir… Sombre et taciturne… il n’a ni l’entraînement ni la gaieté de son âge…

— Étranger, proscrit, seul au monde… il faut qu’il soit joyeux, n’est-ce pas ?

— Eh ! vive Dieu… vous l’aimez ! et lorsqu’à dix-huit ans l’amour d’une femme comme vous ne fait pas oublier tous les chagrins… c’est qu’on a autre chose que cet amour dans l’âme.

— Et qui vous dit, monsieur, qu’il sait l’intérêt qu’il m’inspire ?

— Ce ne serait pas modestie, ce serait de l’ingratitude à lui de ne s’en être pas aperçu… Mais non, il le sait, et cette dissimulation même m’effraye, je vous le répète, Jeanne. Il est des impressions qu’on ne peut expliquer, et dont pourtant la réaction est toute-puissante. Eh bien ! oui, l’influence de cet homme, influence dont vous ne vous rendez peut-être pas compte, m’épouvante pour vous… Je sais combien votre esprit est ardent et généreux. Vous m’avez dit cent fois, et je vous crois, que, si vous aimiez, vous n’hésiteriez pas un moment à sacrifier votre position, fût-elle mille fois plus élevée encore. Vous connaissant ainsi, je tremble pour vous, parce que l’homme que vous aimez n’est pas digne des immenses sacrifices que vous serez capable de lui faire… Ne me regardez pas avec colère, Jeanne… Je n’ai aucun intérêt à vous parler ainsi… Je pars ce soir pour bien longtemps… pour toujours peut-être ; car la guerre peut recommencer, et la vie du soldat a ses hasards… Me croyez-vous assez misérable pour mentir ou pour trouver une odieuse jouissance à vous laisser un soupçon au cœur ? Vous le savez, Jeanne, je le dis sans orgueil, mais avec conviction, je suis avant tout homme d’honneur, vous n’en avez jamais douté… Eh bien ! sur l’honneur, je vous jure qu’il n’y a en moi ni envie, ni jalousie, ni dépit ; l’influence que cet homme a sur vous me fait trembler pour votre avenir… Je ne puis vous dire autre chose, et il faut que ce sentiment soit bien puissant pour m’avoir fait surmonter toutes mes répugnances à vous parler ainsi…

— Mais c’est à devenir folle !… Qu’avez-vous à lui reprocher ? qu’a-t-il fait ? qu’a-t-il dit ? Des doutes aussi persistants que les vôtres ont une cause au moins !… un rien les a fait naître… je le veux, mais enfin ce rien existe… Tel imperceptible que soit le point de départ de vos effrayants soupçons, où est-il ?

— Que vous dirai-je… ce sont de ces nuances qui échappent souvent à l’analyse et qui laissent pourtant une impression ineffaçable. Tenez… par exemple, il y a peu de jours, nous étions ici, dans ce boudoir, vous, Herman et moi. Vous étiez rêveuse, triste ; vous veniez de me donner une lettre que vous aviez reçue d’un de nos amis d’Espagne ; je la lisais… lorsque par hasard je jetai les yeux sur Herman. De ma vie je n’oublierai le regard fixe qu’il attachait sur vous, le sourire sardonique, presque cruel, qui donna tout à coup à sa figure un caractère d’indéfinissable méchanceté… Je fus si frappé, que je ne pus retenir un mouvement. Herman Forster tourna vivement la tête vers moi ; voyant que je l’examinais, il fronça les sourcils et rougit comme s’il eût été impatient de se voir deviné. Sans doute, cette scène semble insignifiante, pourtant elle m’a laissé sous le coup d’une sorte de terreur.

Après quelques moments de silence, madame de Bracciano dit au colonel avec douceur :

— Écoutez-moi, Raoul, vous êtes le meilleur, le plus noble des hommes ; pardonnez-moi le mouvement de dépit involontaire que j’ai ressenti ; je vous crois incapable de calomnier qui que ce soit, mais je me crois aussi entraînée par trop d’affinité, par trop de sympathie, vers ce qui est grand et généreux, pour m’intéresser à un cœur perfide et méchant… Les sentiments vulgaires sont si loin de votre cœur… que vous ne pouvez les comprendre et même vous les avouer, lorsqu’ils vous surprennent à votre insu. Ce que vous croyez un pressentiment de votre intérêt pour moi… n’est peut-être qu’un mouvement involontaire de jalousie contre un homme que vous enviez sans doute, quoique son bonheur soit bien triste. Croyez-moi… votre amitié s’inquiète et s’alarme à tort : je vous le jure, je ne connais pas une âme plus pure, un caractère plus élevé que celui de ce pauvre étranger… Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve, mais, quoi qu’il arrive, quelque chose me dit que ma confiance en lui ne sera jamais trompée.

M. de Surville allait répondre à madame de Bracciano, lorsque la princesse de Montlaur entra.


CHAPITRE IV.

Les adieux.


Quoique la maréchale princesse de Montlaur eût soixante-dix ans passés, sa taille élevée paraissait encore parfaitement droite et dégagée. On ne pouvait avoir un plus grand air ; cette extrême dignité était tempérée par une expression de bonté charmante, de spirituelle ironie ou de cette douce gaieté si rare chez les vieillards.

La princesse de Montlaur portait une simple et longue robe de satin gris, un mantelet, des mitaines et un bonnet de dentelles noires à l’ancienne mode. Ses cheveux blancs étaient crêpés et légèrement poudrés.

— Bonjour, mon enfant, dit-elle à madame de Bracciano en l’embrassant sur le front ; puis, tendant sa main blanche et maigre au colonel qui la baisa respectueusement, elle lui dit : — Eh bien ! Raoul… quand partez-vous ?

— Mais ce soir, madame ; je venais prendre vos ordres pour Vienne.

— Ce soir ?… déjà ? Votre empereur est sans pitié !

— Hélas ! madame, dit Raoul en souriant, je n’ai malheureusement pas le temps de recommencer notre interminable querelle et de défendre mon empereur contre vous.

— Mais je vous prie bien de croire que je ne l’attaque pas du tout… Je le juge… c’est bien assez, il trouverait même que c’est trop, j’en suis sûre.

— Oh ! quant à cela, il aime aussi peu la critique que s’il était roi légitime…

— Pouvez-vous parler ainsi, vous, Raoul ! un des nôtres !… comment vous êtes-vous laissé éblouir, ensorceler ainsi ?

— Mais, vous-même, ma tante ! dit madame de Bracciano, qui s’était remise de son émotion, et affectait de sourire… je vous ai vue aussi ensorcelée à votre retour des Tuileries après votre entrevue avec l’empereur…

— Vous, madame ? dit Raoul étonné, je ne savais pas…

— Hélas ! on cache ses péchés le plus qu’on peut ; j’aime mieux vous conter cette belle équipée, car Jeanne, avec son charme de fée, finirait par vous persuader, et à moi aussi, que je suis bonapartiste ; voici comme cela s’est passé : Un matin, quelques jours avant le mariage de ma nièce, mon valet de chambre m’annonce un monsieur… je ne sais plus qui, aide de camp de l’empereur ; je vois entrer un très-beau jeune homme, qui, dans les meilleurs termes du monde, me vient prier, de la part de Sa Majesté l’Empereur et Roi, s’il vous plaît, de vouloir bien me rendre, le lendemain à midi, aux Tuileries. Cet ordre, déguisé en prière, me parut assez peu rassurant ; je ne m’étais jamais gênée pour dire ma pensée sur ce régime-ci, et je songeais, à part moi, à l’exil de cette spirituelle et charmante duchesse de Chevreuse… Enfin, je répondis à cet aide de camp que je me rendrais aux ordres qu’il me transmettait. Le lendemain, je fis une prière à ma patronne, je pris mon grand courage, je m’enveloppai bien dans mon coqueluchon, et j’arrivai aux Tuileries… Ah ! mon cœur se serra douloureusement en montant cet escalier où pour la dernière fois je vis cette belle et adorable reine… Enfin, ajouta la princesse en surmontant son émotion, j’entrai dans la galerie de Diane, je ne sais pas comment ils l’appellent maintenant ; j’étais attendue, car depuis les huissiers jusqu’aux gentilshommes de service…

— Jusqu’aux chambellans, madame la maréchale, dit en souriant le colonel.

La princesse menaça Raoul du doigt, et reprit : — Les chambellans de service furent pour moi de la plus respectueuse prévenance. On m’annonça, ce qui me parut d’une étiquette un peu sauvage, et je me trouvai face à face avec l’Homme du Destin. Un moment, j’eus peur, mais mon vieux sang gaulois me monta au cœur, je fis bonne contenance, et, comme dit certaine nièce moqueuse, je pris mon air de princesse, et je montai sur mon grand cheval d’Espagne et du Saint-Empire. Après m’avoir un instant examinée d’un œil perçant, Bonaparte me dit : — J’ai voulu vous voir, madame la maréchale.

Je fis une demi-révérence, et je répondis très-sèchement d’un ton de victime révoltée :

— J’ai dû obéir aux ordres de l’empereur.

Il reprit :

— Votre mari était un excellent général… il a beaucoup fait pour l’armée, dans son temps ; et puis il a été fidèle à son roi… cela est beau… sous tous les régimes, madame la maréchale.

Ces mots éveillèrent en moi un souvenir bien cruel… Les larmes sont rares chez les vieillards ; pourtant je pleurai ; alors, Bonaparte avec une expression de sollicitude exquise, avec une vénération toute filiale, me prit la main, et la baisa respectueusement, en me disant avec une douceur inexprimable :

— Pardon, ma bonne mère ; je ne voulais pas vous attrister. Pauvre soldat ! Il y avait dans ses traits, dans son accent, quelque chose de si bon, de si pénétré, que, je l’avoue, malgré la bizarre familiarité de cette expression : Ma bonne mère ! je fus tout émue, plus émue cent fois que lorsqu’à la fin de notre entretien il m’annonça qu’il me rendait nos bois de l’Anjou et du Maine en considération de la noblesse de mon caractère et du mérite de mon mari.

— Et du mariage de Jeanne avec le duc de Bracciano, quoique vous ne fussiez pas instruite de cette circonstance, ajouta mentalement Raoul.

— Eh bien ! ma tante, pourquoi vous étonner de ce que Raoul ait été ensorcelé comme vous ?

— Mais qu’est-ce que cela prouve ? Que j’ai eu une surprise de sensibilité, voilà tout : et j’en suis d’autant plus désolée, que maintenant je ne puis plus dire tout le mal que je pense de son empereur (et elle montrait Raoul), il m’a comblée, je dois me taire malgré moi… Et puis il faut bien me résigner à admirer les victoires qui étonnent l’Europe entière.

— Quand je vous disais, ma tante, que vous étiez très-bonapartiste.

— Je ne suis pas bonapartiste du tout, madame la duchesse ; je suis reconnaissante, et il n’y a malheureusement pas beaucoup de gens de cette opinion-là. Mais dites-moi, Raoul, avant de nous quitter, sermonnez donc bien Jeanne. Ah ! ah ! elle qui parle, je pourrais la traiter de républicaine, et Dieu sait qu’elle n’a pas d’excuses à invoquer en faveur de cette abominable opinion.

— Peut-être, dit tout bas le colonel, en pensant à Herman.

— Moi, ma tante ! quelle folie !

— Triste folie, mon enfant, d’ailleurs j’ai toujours jugé des avocats par les causes qu’ils défendaient et des partis par les hommes qui les embrassaient… Aussi, tenez, sans aller plus loin… Comment pouvez-vous être d’une opinion qui est celle de ce petit Allemand, qui est domestique de votre mari ?

— Ma tante, M. Herman Forster n’est pas un domestique.

— Ne reçoit-il pas des gages de M. de Bracciano ?

— Ma tante… quelles expressions, des gages… des gages !…

— Comment voulez-vous donc que je dise ?… Nous appelions toujours domestiques, et cela sans aucune intention blessante, je vous l’assure, nos gens d’intérieur, comme secrétaires, intendants, écuyers… Mon frère a eu pour domestique un intendant à 1,500 livres par an, l’avocat Duresnel, qui est aujourd’hui quelque chose, comme sénateur ou fournisseur, et comte, je crois, par-dessus le marché. Je ne vois donc pas en quoi cet Allemand serait humilié de recevoir des gages de M. de Bracciano. Mais il ne s’agit pas de ses gages, mais de lui… Eh bien ! mon enfant, rien qu’en voyant un tel représentant de l’opinion que vous vous amusez à défendre, ne devriez-vous pas renoncer à un jeu d’esprit qui peut vous commettre avec de pareilles gens ?

Le colonel ne disait pas un mot pendant cette scène : il se contentait de jeter un regard expressif sur madame de Bracciano. Celle-ci, impatientée des observations de la maréchale, lui répondit avec assez de vivacité :

— En vérité, madame, vous êtes aujourd’hui bien cruelle… Que vous a donc fait ce pauvre M. Herman ? Il est déjà si malheureux ! Pourquoi l’accabler encore ?

— Je ne vous comprends pas, Jeanne, dit madame de Montlaur avec une expression d’éloignement et de sévérité. Il ne peut y avoir rien de commun entre cet homme et moi. Je n’ai jamais manqué de pitié pour les malheureux, mais je trouverai toujours souverainement déplacé qu’un étranger oublie assez ce qu’il doit à ceux qui l’accueillent avec bonté, pour exalter devant eux une révolution qui leur a coûté un père, un aïeul et tant de parents et d’amis…

— Ma tante… vos reproches m’atteignent aussi…

— Non, mon enfant, pourquoi vous atteindraient-ils ? Bonne et généreuse à l’excès, vous vous intéressez aveuglément au malheur… Rien de mieux… Votre imagination romanesque et rêveuse se berce d’idées qui ont, si vous le voulez, quelque semblant de grandeur ; il n’y a pas très-grand mal à cela… Vos défauts ne sont que l’exagération naturelle de vos belles qualités… Ne parlons plus d’ailleurs de ces misères ; je trouve cet Allemand le plus ridicule du monde, avec ses airs d’apôtre et sa chevelure à l’enfant ; malgré son air doucereux et sa jolie figure, il m’a tout l’air d’un drôle fort madré… Et puis, avez-vous remarqué ces mains ? des ongles pâles et livides… C’est une sottise, si vous voulez, mais je me défie toujours des gens qui ont des mains pareilles…

— Ma tante, quelle folie !…

— Folie, tant que vous voudrez, mais cela est. D’ailleurs, qu’il ne soit plus question de cet étranger… Seulement, ma chère, ne laissez pas vos clef à votre secrétaire quand ce mélancolique petit monsieur vient travailler avec votre mari.

— Oh ! madame, quels odieux soupçons ! s’écria la duchesse indignée.

La maréchale, sans s’apercevoir de l’émotion de sa nièce, se tourna du côté du colonel et lui dit :

— Voilà comme elle est toujours : à l’entendre, le mal est impossible… J’ai pourtant de bonnes raisons pour dire ce que je dis… L’autre jour elle était aux Tuileries avec son mari… ; je vais, par hasard, dans la bibliothèque pour prendre un livre ; en passant près de l’escalier, qui est-ce que je vois ? Cet Allemand qui rôdait près de la porte de la chambre de Jeanne… au lieu de s’occuper du travail que M. de Bracciano lui avait donné à faire pendant son absence… Je vous dis, moi, ajouta madame de Montlaur, en se retournant vers sa nièce, que vous avez chez vous pour plus de deux cent mille écus de diamants, et un jour ou l’autre vous serez dévalisée, si vous n’y faites pas attention !

Madame de Bracciano, pâle, agitée, allait éclater, lorsque le colonel lui dit à voix basse : — Silence ! vous vous perdriez.

À ce moment, M. de Bracciano entra chez sa femme, qui contint à peine son émotion pendant que la maréchale aspirait longuement une prise de tabac d’Espagne.


CHAPITRE V.

M. le duc de Bracciano.


Les ennemis de M. de Bracciano disaient qu’il ressemblait à une fouine qui aurait eu la jaunisse. Ses traits fins et rusés, ses petits yeux perçants, qui regardaient toujours par-dessus ou par-dessous ses bésicles d’or, son teint bilieux, rendaient cette comparaison assez raisonnable.

Cette apparence chétive était loin d’annoncer la volonté de fer, la froide et impitoyable énergie de cet homme, un des plus puissants leviers qu’eut employés l’empereur !

Pour ajouter à ce contraste, la voix de M. de Bracciano était faible ; son accent, grêle et toujours d’une égalité parfaite.

On racontait que, revêtu d’un pouvoir presque dictatorial en Tyrol, il avait ordonné, sans témoigner la moindre émotion, le supplice de huit condamnés (nécessaire et terrible exemple), de cette petite voix aiguë comme le cri d’une cigale.

Après avoir respectueusement salué madame de Montlaur, avoir dit bonjour à sa femme avec cordialité, le duc, s’adressant au colonel :

— Est-il vrai, mon cher colonel, que vous partiez pour l’Allemagne ? J’arrive du conseil d’État : on m’a dit que vous devanciez à Vienne le prince de Neufchâtel.

— Il est vrai, monsieur, je venais faire mes adieux à madame la duchesse et prendre ses ordres.

— Vous savez l’objet de votre mission… Ce n’est, d’ailleurs, plus un secret… L’empereur l’a officiellement annoncé au conseil… Il divorce avec l’impératrice Joséphine, il s’unit à l’archiduchesse Marie-Louise, et le prince de Neufchâtel va épouser Sa Majesté Impériale au nom de Sa Majesté.

— Voilà l’impératrice délivrée du poids de sa couronne, se dit madame de Bracciano.

— Votre empereur épouse la fille des Césars ? s’écria la maréchale après quelques moments d’étonnement et de silence… Puis elle reprit avec une sorte de compassion : Pauvre soldat… il n’a pas lu Molière… Il fait là un mariage de Georges Dandin.

— Ah ! madame ! dit le colonel.

— Eh ! sans doute, reprit la maréchale, est-ce que le grand philosophe du grand siècle n’a pas dit : « Et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en bonne et franche paysannerie ! » Ah ! les hommes… les hommes ! Les exemples ne leur servent jamais de rien.

— Madame la maréchale, dit gaiement Raoul, avouez au moins que M. de Sottenville serait, je crois, mal venu à dire : « Silence, mon gendre, » à un pareil gendre !

— Eh ! mon Dieu ! votre empereur croit, en s’alliant avec l’Autriche, qu’elle lui sera fidèle, vous verrez… vous verrez si, un jour ou l’autre, ce sournois de ministère anglais, que je déteste, car j’ai toujours exécré l’anglomanie qui nous a perdus, ne jouera pas auprès de cette puissance le rôle de Clitandre…, ajouta la maréchale en aspirant de nouveau une forte prise de tabac. Eh ! alors mon pauvre soldat de dire : « Tu l’as voulu, Georges Dandin, » mais il sera trop tard.

— Vous voyez loin ! madame la maréchale, dit le duc de Bracciano d’un air sérieux et en paraissant frappé des paroles de la princesse de Montlaur.

— C’est que j’ai vu longtemps et beaucoup… dit celle-ci avec mélancolie.

Pendant un moment, les acteurs de cette scène demeurèrent muets, absorbés par des pensées différentes.

Le duc de Bracciano rompit le premier le silence, et dit au colonel :

— Puisque vous allez à Vienne, seriez-vous assez bon pour vous charger de quelques réclamations auprès de la chancellerie de l’Empire ? Il s’agit d’un pauvre garçon que j’emploie comme secrétaire-interprète… Il a été compromis dans je ne sais quelle affaire politique… C’est une tête folle, ardente, un Brutus de dix-huit ans qui prend ses souvenirs de collège pour des idées, et ses amplifications pour des convictions politiques… un enfant qui ne rêve que révolutions et régénérations… Tout le monde a été comme ça… à son âge.

— Tout le monde ? monsieur le duc, dit la maréchale d’un air glacial ; je ne le crois pas.

— Nous sommes convenus, madame la maréchale, de ne jamais parler politique, car j’aurais le chagrin de ne pas toujours partager vos idées, dit M. de Bracciano d’un air impassible ; puis il reprit en s’adressant au colonel : En un mot, il s’agit de ce pauvre diable d’Herman, que vous avez vu souvent ici ; il est malheureux comme les pierres, orphelin… et je voudrais faire lever l’arrêt qui le proscrit, afin qu’il puisse retourner dans son pays.

Madame de Bracciano rougit, et Raoul arrêta pour ainsi dire au passage un regard d’étonnement qu’elle jetait à son mari.

La maréchale parut insensible à cette nouvelle, et le duc reprit : — J’en ai déjà dit deux mots à notre ambassadeur, M. de Narbonne. Je ne doute pas que votre recommandation, et peut-être celle du prince de Neufchâtel, ne puisse être utile à mon protégé, qui mérite d’ailleurs tout mon intérêt et à qui madame de Bracciano veut aussi beaucoup de bien.

Ces derniers mots furent prononces d’un air si naturel, si simple, qu’ils dissipèrent les soupçons qui s’étaient un instant élevés dans l’esprit du colonel.

— Je ferai mon possible pour vous être agréable, monsieur, reprit-il, et vous pouvez compter sur mon désir de remplir vos vues. Puis, saluant madame de Bracciano, il allait prendre congé d’elle, lorsque, se souvenant de Boisseau, il lui dit : — Me permettrez-vous, ma cousine, et vous, monsieur, de vous recommander, avant mon départ, un de mes meilleurs amis, M. Anacharsis Boisseau ? Il est arrivé ce matin même ; je ne pourrai pas avoir le plaisir de vous le présenter ; mais, si vous le permettez, il vous remettra une lettre de moi…

La maréchale regarda Raoul avec surprise, en entendant le nom de Boisseau, et prit, sans mot dire, une forte prise de tabac.

— Il était attaché à l’ambassade d’Espagne, reprit Raoul. Il a quitté la diplomatie pour s’occuper exclusivement d’antiquités. C’est un homme de fortune et de loisirs, rempli de cœur, de loyauté. Je l’aime comme un frère, et je vous saurai un gré infini, ma cousine, de ce que vous voudrez bien faire pour lui.

— Vous pouvez être sûr que, recommandé de la sorte et par vous, il sera de nos amis, dit la duchesse.

— Pourrai-je aussi espérer votre bienveillance pour mon cher Boisseau, madame la maréchale ? dit le colonel en souriant.

— Pour M. Anacharsis Boisseau ? Mais comment donc, je serai enchantée de faire sa connaissance ! comme disent vos belles fournisseuses et sénateuses, reprit en riant la maréchale ; puis elle ajouta d’un ton plus digne et plein de bonté : Vous savez, Raoul, que, quoi que disent les philosophes et les gazetiers, personne n’a moins de fierté que nous autres, ou plutôt que personne plus que nous n’est fier de compter avec le véritable mérite. Monsieur votre père était un très-grand seigneur, et il se faisait gloire d’avoir pour ami l’excellent, le vertueux Tronchet, et notre charmant abbé Delille. Mon oncle ne me parlait jamais sans un touchant ressouvenir du bon Maréchal[1], qui fut pendant vingt ans son médecin et son ami. J’accueillerai donc M. Anacharsis Boisseau comme il méritera de l’être, et, si je vous crois, il sera accueilli à merveille, quoique son nom grec et païen sonne assez mal à mon oreille chrétienne. Vous le savez, j’aime mieux les villageois que les bourgeois, mais j’aime encore mieux les bourgeois que les parvenus…

— Je vois avec peine que M. Boisseau m’enlèvera vos bonnes grâces, madame la maréchale, dit Jérôme Morisson, duc de Bracciano, en s’inclinant d’un air sec et poli…

— Je sais la valeur des mots, monsieur le duc, M. Colbert n’était pas parvenu… Il était arrivé… répondit la princesse de Montlaur, en se campant fièrement sur son grand cheval d’Espagne et du Saint-Empire, comme disait sa nièce, et en faisant sentir à M. de Bracciano l’inconvenance de son observation ironique.

Voulant détruire cette légère cause de dissentiment, le colonel reprit gaiement : — Je vous livre donc mon pauvre Boisseau, madame la maréchale, je le confie à votre générosité et à la vôtre, ma cousine. Puis, se retournant vers M. de Bracciano, il lui dit en lui serrant cordialement la main : — M. Boisseau est mon meilleur ami… Je n’ai pas besoin de vous faire de nouvelles recommandations, n’est-ce pas ?

— Soyez tranquille, mon cher colonel…

— Allons… adieu Raoul… Revenez-nous bientôt… Vous savez qu’à mon âge… on part quelquefois bien brusquement, dit la princesse de Montlaur en souriant avec mélancolie.

— Il reviendra pour causer encore avec vous du « pauvre soldat l’empereur, » dit Jeanne en tendant sa main à Raoul.

— N’oubliez pas mon protégé, dit le duc.

— Je n’oublierai rien, dit le colonel en répondant à ces différentes marques d’amitié, et en jetant un regard expressif sur sa cousine.

Le soir même le colonel partit pour Vienne.


CHAPITRE VI.

Récits.


Deux ou trois jours après le départ du colonel, madame de Bracciano était assise dans son boudoir ; Herman Forster, à quelques pas d’elle, avait les yeux timidement baissés. Quoiqu’il fût âgé de vingt-cinq ans, sa figure était si juvénile, qu’il paraissait avoir dix-huit ans à peine. On ne pouvait voir des traits plus candides, une physionomie plus enchanteresse ; ses longs cheveux blonds, séparés sur son front à la mode des étudiants allemands, tombaient en nombreuses boucles sur son col ; un profil d’une pureté antique, de grands yeux bleus chargés de mélancolie, une bouche presque toujours effleurée par un triste et doux sourire, complétaient cette ravissante figure.

Sa taille mince, svelte, aisée, ne perdait rien de sa grâce sous les simples vêtements qu’il portait. La seule chose qui déparait ce séduisant ensemble étaient des mains courtes aux ongles plats et livides, mains fatales qui semblaient à la princesse de Montlaur d’un fâcheux pronostic.

Conservant le costume des universités allemandes, il portait une redingote bleue, un pantalon de pareille étoffe et des bottines noires qui lui montaient au-dessous du genou.

Herman semblait résister à une prière que lui faisait Jeanne.

— Monsieur Herman, disait-elle d’une voix attendrie, pourquoi me refuser cette preuve de confiance ? Ne voyez pas, je vous en conjure, dans ma demande un sentiment de curiosité indiscrète, c’est l’intérêt le plus vrai qui me guide…

— Hélas ! madame la duchesse, répondit Herman d’une voix enchanteresse, avec un accent d’indéfinissable mélancolie, que vous dirai-je ? Rien dans ma vie passée ne mérite votre attention. Ce sont des malheurs vulgaires, monotones, arides ; c’est la vie du pauvre et de l’orphelin dans sa triste uniformité. Il n’y a dans ces douleurs, madame, ni poésie, ni grandiose… ajouta Herman avec amertume.

— Est-ce donc un reproche que vous me faites ? dit doucement madame de Bracciano. Pouvez-vous interpréter ainsi mes questions ?

Puis, après un silence, elle ajouta :

— Vous avez raison, j’ai eu tort de vous faire cette demande. Ce sont les gens heureux qui peuvent jeter un regard satisfait ou indifférent sur les temps qui ne sont plus… Hélas ! pour l’infortuné, chaque souvenir est un chagrin.

— Oui, mais le malheureux qui compte ses années par les souffrances, se console en pensant que chaque jour sa tâche avance… répondit Herman.

Il y eut, dans l’accablement douloureux, dans le regard vague dont il accompagna ces mots, quelque chose de si désespéré, que les yeux de Jeanne se mouillèrent de larmes.

— Après tout, dit Herman, je ne pourrai jamais, madame, m’acquitter envers vous… Vous êtes la première, la seule personne qui ayez daigné me dire quelques paroles de pitié.

— De pitié !  !  !… murmura Jeanne.

— Quelque cruelle que me soit cette triste confidence, je la dois à ma bienfaitrice.

— Ah ! je comprends si bien la susceptibilité des âmes délicates. Mais rassurez-vous… je suis digne de vous entendre… Les âmes souffrantes ne sont-elles pas sœurs ? ajouta madame de Bracciano, en baissant la voix et les yeux.

Herman ne parut pas l’entendre, et commença son récit en ces termes :

— Je perdis mon père étant tout enfant. Il occupait les modestes fonctions de receveur dans un bourg voisin de Vienne ; ma mère ne lui survécut que peu de temps ; elle avait concentré sur moi toute sa tendresse. Les seuls souvenirs de mon enfance datent de cette fatale époque. La nuit, je m’éveillais quelquefois, je trouvais presque toujours ma mère en larmes, vêtue de ses vêtements de deuil, assise auprès de moi, et me contemplant avec une anxiété douloureuse. J’ai conservé pieusement quelques lignes tracées de sa main, pendant ses longues insomnies… Je ne devais les lire que plus tard… « Un secret pressentiment l’avertissait, écrivait-elle, qu’il lui restait peu de temps à vivre ; elle voulait passer ce temps à regarder son enfant… se privant pour cela de sommeil… » Bientôt elle ne dormirait que trop !

— Pauvre mère ! dit Jeanne en essuyant une larme.

Herman continua d’une voix émue :

— Hélas ! elle ne se trompait pas, madame… L’année de son deuil n’était pas expirée que je perdis ma mère… Je restai orphelin, sans ressources ; le pasteur du bourg me recueillit par charité ; je n’avais pas de parents. Ce ministre était le meilleur des hommes, d’une douceur, d’une angélique piété. Malheureusement pour moi, sa femme était d’un caractère brusque et jaloux ; elle voyait sans doute avec peine son mari me prodiguer presque les mêmes soins qu’à ses deux fils… Il est inutile de vous dire ce que je souffris alors, madame la duchesse… mais je souffris beaucoup… car je serais mort plutôt que de me plaindre, plutôt que de faire part à mon bienfaiteur… de l’éloignement que sa femme me témoignait ; malheureusement encore, les deux enfants du pasteur étaient jaloux de moi comme l’était leur mère : ils repoussaient toutes les avances que je leur faisais ; ils s’éloignaient de moi avec dédain ; alors j’allais prier et pleurer sur la tombe de ma mère… Le bon ministre ignorait tout : il me reprocha d’abord doucement mon humeur triste et solitaire ; ses enfants, plutôt par espièglerie que par méchanceté, lui dirent que c’était moi qui les fuyais ; leur mère, loin de les démentir, confirma leurs plaintes… Peu à peu les remontrances du bon ministre devinrent plus sévères, je commençai de m’apercevoir qu’il me traitait avec froideur. Je ne l’accuse pas, mon Dieu, il me croyait des torts inexcusables envers ses enfants… Je fus bien malheureux de cette découverte… C’était mon seul protecteur… mon seul ami. Pour ne pas me l’aliéner, je tâchai par tous les moyens possibles de gagner la bienveillance de sa famille… Ce fut en vain… Voyant cela… je voulus tenter un dernier moyen… Ne trouvant aucun plaisir aux jeux de mon âge, auxquels j’étais obligé de me livrer seul, j’avais cherché dans l’étude quelques distractions à mes chagrins, et puis le ministre était si content, si heureux de mes succès… que je redoublais d’ardeur… Souvent il me disait en soupirant : « Vous avez un caractère ombrageux et fier, vous fuyez ceux qui devraient être pour vous des frères… mais au moins vous répondez aux soins que je donne à votre éducation. Mon seul regret est que mes autres enfants n’aient pas votre aptitude… » En effet, ses deux fils, idolâtrés par leur mère, étaient, quoique plus âgés, beaucoup moins avancés que moi dans leurs études, et dans nos classes j’avais toujours l’avantage. Je pensais que peut-être mes succès et mon application causaient la jalousie et l’éloignement que j’inspirais. Voulant à tout prix regagner l’affection du ministre, qui, sans doute, irrité par de faux rapports, devenait de plus en plus froid à mon égard ; sentant que je n’y réussirais jamais tant que sa femme et ses enfants me seraient hostiles, je me décidai à laisser prendre à ceux-ci l’avantage sur moi dans nos travaux communs… je commis à dessein des fautes grossières… et, pour la première fois depuis deux ans, les fils du pasteur me surpassèrent dans mes études… Hélas ! je m’étais cruellement trompé, ces succès que je leur rendais si faciles ne changèrent pas leurs dispositions pour moi.

— Pauvre malheureux enfant ! s’écria madame de Bracciano en essuyant ses larmes. Vous perdîtes peut-être au contraire le seul protecteur que le ciel vous avait laissé ?

— Oui, madame… Le ministre prit pour de la paresse, pour de l’insouciance, ce secret sacrifice que je faisais à ses plus chères affections. Il en vint, lui si bon ! lui si généreux ! à me reprocher le pain et l’abri qu’il me donnait, me disant qu’un fainéant ingrat et fier était indigne du moindre intérêt… Oh ! madame la duchesse, je vous l’avoue, j’eus un instant la lâcheté de vouloir tout apprendre au ministre, et d’emporter au moins comme mon seul trésor l’affection de cet excellent homme… Le cœur rongé d’amertume, j’allai au cimetière ; ma douleur était si profonde, si insensée, que je m’écriai, en me jetant à genoux, en joignant les mains comme si ma mère eût pu m’entendre : « Oh ! ma mère ! comme on traite votre enfant !… »

— Infortuné ! dit Jeanne en levant les yeux au ciel.

— Je pleurai beaucoup… je me relevai plus calme, la pensée de ma mère m’avait noblement inspiré ; je rougis de la honteuse idée que j’avais eue de dévoiler au ministre la conduite injuste et cruelle de sa famille à mon égard. C’était le rendre malheureux… lui à qui je devais tout, lui qui était, sans le savoir, l’instrument d’un complot domestique. Je préférai de partir sans lui laisser au cœur une pensée douloureuse.

— Âme noble ! âme généreuse ! s’écria Jeanne ; et que devîntes-vous, si jeune ; car vous étiez bien jeune alors, n’est-ce pas ?

— J’avais quinze ans, madame. Le ministre, au moment de me quitter, sentit se réveiller en lui son ancien attachement pour moi ; il voulut me retenir ; je pensai que les causes qui nécessitaient mon départ existeraient toujours, je me jetai dans ses bras une dernière fois et je m’éloignai.

— Et alors, où allâtes-vous ?

— À Vienne… le ministre m’avait recommandé à un de ses amis, savant professeur de cette ville. Il m’employa comme secrétaire traducteur ; il était brusque et dur, il m’accablait de travail ; mais au moins je gagnais ma vie. Tant que je pus supporter ces fatigues, je les supportai ; pour le satisfaire, je travaillai de toutes mes forces, trop sans doute, car, en suite de veilles très-prolongées, je tombai gravement malade ; je fus porté à l’hospice des pauvres…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit Jeanne.

— J’y restai longtemps ; ce dont j’eus le plus à souffrir, c’était l’espèce de familiarité avec laquelle j’étais traité par des mendiants grossiers et souvent criminels ; la différence que l’éducation avait mise entre nous me rendait cette communion odieuse ; ne pouvant y échapper et quelquefois dissimuler mon aversion, je fus en butte à leurs mauvais traitements ; j’étais faible, j’étais seul, je me résignai, je souffris.

— Il n’a donc pas échappé à une des douleurs humaines ! dit Jeanne en attachant sur Herman un regard noyé de larmes.

— Pourtant je ne me désespérai pas ; les nombreux travaux auxquels je m’étais livré pendant deux ans chez le professeur avaient complété mon éducation, agrandi mes idées. Je comptais pouvoir assurer mon existence à force de travail. En sortant de l’hospice, faible et sans ressources, j’allai chez le savant qui m’avait jusqu’alors employé : il avait pris un autre secrétaire. Alors je passai quelques jours bien amers… ; je connus la faim, je connus ces luttes affreuses entre le besoin qui vous pousse à tendre la main, et la honte qui vous retient.

— Oh ! mon Dieu ! encore cela, dit la duchesse en cachant sa figure entre ses mains.

— Ne pouvant me résoudre à mendier, j’étais en proie aux pensées les plus désespérées et les plus sinistres, lorsqu’un heureux hasard me fit rencontrer un ami de l’excellent ministre qui m’avait élevé ; par lui, j’obtins une place dans un des bureaux de la chancellerie de l’Empire ; je me vis sauvé ; pendant quelques mois je me trouvai bien heureux, presque rassuré sur l’avenir. J’employai mes loisirs à perfectionner mon instruction : un nouveau coup vint m’accabler. Le ministre qui m’avait élevé par charité mourut, laissant sa femme et ses deux enfants dans la misère;: quoique plus âgés que moi, et presque des hommes, ils ne pouvaient encore subvenir à leurs besoins… L’un d’eux pourtant s’engagea dans l’armée ; l’autre était infirme. Je le pris avec sa mère dans ma pauvre habitation. Je donnais quelques leçons ; j’eus le bonheur d’être utile, à mon tour, à la famille de celui qui m’avait autrefois si généreusement secouru.

— Cette famille avait été bien cruelle pour vous…

— Je ne m’en souvins que pour mettre dans ma conduite tous les ménagements possibles. J’aurais été désolé de laisser croire à ces malheureux que je voulais tirer avantage de ma position pour leur faire regretter leur injustice d’autrefois.

— Et dans cette vie si laborieuse, si dure… quelles étaient vos distractions au moins ? Je ne vous parle pas de plaisirs.

— Quand le travail me laissait quelque repos, j’allais, l’été, me promener dans la campagne ; mais ces jours de fête étaient bien rares. Le soir, l’hiver, je lisais nos poëtes et ceux de votre pays, madame ; je ne me plaignais pas de mon sort ; il était humble, obscur, mais paisible ; j’étais presque fier, à force de travail, de pouvoir, moi si chétif, soutenir deux personnes. Leur vive gratitude me payait de mes peines… car cette pauvre veuve et son fils, reconnaissant leurs anciens torts envers moi, me dédommageaient bien de mes soins… Mon seul chagrin était de penser que le bon ministre avait emporté peut-être en mourant de fâcheuses impressions contre moi…

— Et qui vint troubler cette vie si pure, si noblement occupée ?

— Un entraînement fatal, que je me reproche quelquefois, car il eut une déplorable influence sur le sort de deux pauvres créatures dont j’étais le seul soutien…

— Ne fut-ce pas alors que vous fûtes affilié à une société secrète ?

— Oui, madame la duchesse… Mais, si je regrette l’entraînement qui me fit embrasser la cause de la liberté, parce qu’il compromet l’avenir de la famille de mon bienfaiteur, je suis et serai toujours fier des convictions qui ont dicté ma conduite ! s’écrie Herman, les joues colorées, le regard brillant d’enthousiasme. Oh ! si vous saviez, madame, quelle noble, quelle sainte guerre nous avions déclarée à la tyrannie, à l’égoïsme, à l’intolérance !… Nous voulions sauver l’Allemagne de l’invasion française, et, pour prix de cette œuvre vaillante, réclamer et obtenir d’un pouvoir vieilli les jeunes franchises dont votre sublime révolution a semé en Europe les germes immortels. Nous voulions, au lieu de continuer une lutte stérile et sanglante contre la France, nous voulions la soulever, au nom de l’humanité, contre l’éblouissant et désastreux despotisme qui pèse encore sur elle…

— Silence !… prenez garde !… s’écria la duchesse, saisie à la fois de crainte et d’admiration, en entendant Herman exposer des doctrines si dangereuses avec une si noble exaltation.

Celui-ci, emporté malgré lui par la violence de ses opinions, reprit, sans paraître avoir entendu Jeanne : — Nous ne voulions plus de tyrannie, plus de règnes de violence et de destruction ; nous voulions la paix, la prospérité, une sage liberté ; aux riches, nous voulions moins de superflu ; aux pauvres, plus de nécessaire… Nous voulions, chez nous, que l’homme fût jugé par ses actes, par sa valeur ; que les injustes privilèges de la naissance fussent abolis ; nous voulions chez vous, et de concert avec les esprits fidèles à la glorieuse émancipation de 89, que la féodalité abattue ne fût pas relevée sous une nouvelle forme. Mais pardon, dit Herman, en baissant la voix d’un air timide et plein de grâce qui contrasta d’une manière charmante avec son exaltation passagère, pardon, madame la duchesse, ces paroles doivent vous blesser… Il est ingrat à moi de les prononcer devant vous… Je suis en France… et j’y reçois chez vous une hospitalité généreuse…

— Ne savez-vous pas, dit Jeanne en s’animant, que malgré ma naissance, que malgré ma position dans cette cour, je suis pour les victimes contre les bourreaux, pour ceux qui souffrent contre ceux qui jouissent, pour ceux qui méritent contre ceux qui possèdent ! Ne savez-vous pas, enfin, dit Jeanne en rougissant comme si elle en eût fait un aveu, que je partage toutes vos idées… et que je souffre de toutes vos peines, pauvre orphelin !

Madame de Bracciano prononça ces dernières paroles d’un air si ému, si attendri, en tendant sa main charmante à Herman, que celui-ci fut sur le point de se jeter aux pieds de Jeanne ; mais une insurmontable timidité sembla le retenir ; il rougit, baissa les yeux, laissa retomber, avec autant d’émotion que d’embarras, la main de la duchesse, qu’il avait un instant tenue dans la sienne. Puis, comme s’il eut cédé à une lutte intérieure, après avoir un moment hésité, il dit à Jeanne :

— Pardon, madame… si je vous quitte si brusquement ; mais, je ne sais… un étourdissement, un vertige…

Et il quitta précipitamment le boudoir.


CHAPITRE VII.

Wilhelmine Butler.


Anacharsis Boisseau avait accepté l’offre de Raoul. Il habitait son petit hôtel de la rue de la Victoire, en attendant qu’il eût acheté une maison à sa convenance.

Une nuit, il fut éveillé en sursaut par son valet de chambre, qui vint lui annoncer qu’un courrier arrivait à l’instant de Vienne, portant une lettre très-importante du colonel.

Le courrier avait reçu l’ordre de faire la plus extrême diligence ; il devait se présenter à M. Boisseau à quelque heure de la nuit qu’il arrivât.

— Ah ! diable ! dit Anacharsis en se frottant les yeux, quelle heure est-il donc ?

— Deux heures du matin, monsieur.

— Et ce courrier, où est-il ?

— Dans la salle à manger, monsieur, où Glapisson fait du feu pour le réchauffer, car il pleut à torrents de la neige fondue.

— Cela m’inquiète. Qu’est-il arrivé à Raoul ? dit Anacharsis en passant sa robe de chambre.

Dans la salle à manger, il trouva le courrier debout devant un grand feu, en compagnie de Glapisson, qui lui versait à boire.

C’est à peine si, à travers la boue qui le couvrait, on pouvait distinguer les galons et la couleur de la livrée de cet homme, dont la figure joviale et hardie ne portait pas la moindre trace de fatigue.

En voyant entrer Boisseau, le courrier posa sur la cheminée le verre qu’il portait à ses lèvres, salua respectueusement Anacharsis, et lui remit la lettre de Raoul.

— Le colonel n’est pas malade, j’espère ? dit Anacharsis.

— Non, monsieur, Dieu merci, M. le marquis se porte bien. Il m’a ordonné de crever dix chevaux s’il le fallait pour arriver plus tôt, de me reposer deux heures et de revenir à Vienne, si monsieur avait une réponse à me donner.

— Peste, mon garçon, vous faites là un rude métier ! dit Boisseau en décachetant la lettre.

— Ah ! ce n’est rien, monsieur. Une fois, je suis allé de Leipsick à Cadix sans m’arrêter ; et, pour faire marcher les postillons andalous, il fallait taper autant sur l’homme que sur la bête. J’y ai usé trois fouets, et les manches avec.

— C’est comme le colonel Ledoux, le brave des braves, le père du soldat : quand ces canailles d’alcades ne voulaient pas nous donner des vivres, sous prétexte qu’ils n’en avaient pas, il les forçait à manger des galettes de terre, pour leur apprendre à se laisser surprendre sans vivres, dit Glapisson.

Pendant cette intéressante conversation, Anacharsis lisait rapidement ces mots tracés à la hâte par Raoul :

« Mes soupçons n’étaient que trop fondés… Herman Forster est un misérable ; il faut qu’il quitte à l’instant Paris, mais sans éclat. Il n’hésitera pas lorsqu’il verra ses projets découverts. Pour lui prouver que je suis instruit de tout, tu n’auras qu’à lui dire ces deux noms : Wilhelmine Butler. Qu’il parte donc à l’instant de Paris pour Bayonne ; là, il recevra de nouveaux ordres. Comme une minute de retard peut être fatale, je compte assez sur ton amitié, pour te prier de te rendre, à quelque heure que ce soit du jour ou de la nuit, chez Herman Forster. S’il manque d’argent, tu lui en donneras ; mais qu’il parte à l’instant, et devant toi. Le fils de mon concierge, homme sûr et déterminé, l’accompagnera jusqu’à Bayonne, et restera dans cette ville pour le surveiller jusqu’à nouvel avis. Si Herman, chose impossible ! résiste à ces ordres, tu remettrais à l’instant une des deux lettres ci-jointes à madame la princesse de Montlaur !… et tu ferais parvenir l’autre à l’empereur, en la portant toi-même au grand-maréchal du palais. Je n’ai pas le temps de te dire par quel miraculeux hasard j’ai surpris ce secret, tant j’ai hâte d’arracher qui tu sais à ses abominables machinations. Renvoie-moi mon courrier, dès qu’Herman Forster sera parti. Que je sois rassuré sur ce point… J’oubliais une chose importante. Un homme très-dangereux, nommé Pierre Herbin, doit fréquemment visiter Herman Forster.

« Dans le cas où ce dernier ne voudrait pas quitter Paris, dis à Glapisson de couper ses moustaches, de s’embusquer près de la maison qu’habite Herman, rue du Faubourg-du-Roule, no 56, et de surveiller les gens qui peuvent y entrer, de remarquer Pierre Herbin, de le suivre, et de te rendre compte de ses démarches.

« Se voyant découverts, ces deux misérables pourraient tenter quelque dangereuse entreprise avant que le résultat que j’attends de ma lettre à l’empereur ne soit obtenu. Que Glapisson surtout redouble de vigilance, s’il les voyait roder du côté de l’hôtel de B… Ce Pierre Herbin a soixante ans environ ; il doit être boiteux ; une profonde cicatrice lui partage la lèvre supérieure en deux. Je crois faire un rêve en songeant à ce qui vient de m’arriver. Ma tête se perd dans ce chaos… Si le plus impérieux devoir ne me retenait ici, je serais à l’instant parti ; mais l’empereur m’a chargé d’une mission de la plus haute importance, et ce n’est que dans cinq ou six jours que je pourrai l’avoir terminée. — Adieu, mon cher Anarchasis, adieu en hâte. N’oublie rien… ne néglige rien de tout ceci : il y va du sort de la personne que j’aime et que je respecte le plus au monde. Mon courrier est un homme actif, intrépide ; si tu ne me le renvoies pas immédiatement, utilise-le : lui et Glapisson me sont très-dévoués et t’obéiront comme à moi. »

Anacharsis Boisseau, après avoir relu deux fois cette lettre, mit à part celle qui était destinée pour l’empereur et pour la princesse de Montlaur, et dit au courrier :

— Vous ne repartirez pas jusqu’à nouvel ordre : allez vous reposer. Vous, Glapisson, d’après l’ordre du colonel…

À ces mots, Glapisson mit sa main à son bonnet de police et se tint au port d’armes.

— Vous aurez peut-être à couper vos moustaches, pour n’être pas remarqué et mieux suivre un vieux drôle boiteux qui a de mauvais desseins…

— Contre mon colonel ?

— Non, Glapisson, mais contre les amis de votre colonel, ce qui est la même chose. Plus tard, je vous expliquerai cela.

— Suffit, monsieur, quoiqu’il soit dur de couper ça ; et il prit ses moustaches en soupirant ; ça qui a été en Italie, en Égypte, en Espagne et en Allemagne. Pourtant, si le colonel le veut, ça sera fait.

Puis, s’adressant à son valet de chambre, Boisseau lui dit de tout préparer pour sa toilette.

— Monsieur va sortir ? demanda Joseph stupéfait.

— Sans doute, et vous allez dire au concierge d’aller à l’instant me chercher un fiacre : on en trouve toute la nuit à la porte de Frascati.

Une demi-heure après, Boisseau, bien enveloppé d’un manteau, monta en voiture, et dit au cocher d’aller rue du Faubourg-du-Roule, no 56.

Pendant le trajet, Anacharsis se réjouissait de se trouver à même d’être utile à Raoul. Grâce aux détails que celui-ci lui avait donnés, avant son départ, sur madame de Bracciano, il ressentait pour elle un vif intérêt.

Et puis il trouvait un certain orgueil à être chargé de cette affaire aussi importante que délicate ; il supputait déjà par la pensée les avantages qu’il devait trouver à rendre un tel service à madame de Bracciano.

La nuit était sombre et orageuse, la pluie tombait à torrents.

Le fiacre s’arrêta devant le numéro 56 de la rue du Faubourg-du-Roule, alors très-peu habitée.

Boisseau mit la tête à la portière, vit une maison isolée, d’une misérable apparence.

De chaque côté s’étendaient de longs murs, que bornaient sans doute des jardins ; en face, c’étaient de vastes terrains inhabités.

— Hum ! se dit Boisseau, ça m’a tout à fait l’air d’un coupe-gorge. C’est bien la digne habitation d’un pareil scélérat. Cocher, frappez.

— Où ça, mon bourgeois ? c’est une porte d’allée, et il n’y a ni marteau ni sonnette.

— Alors frappez des pieds et des mains.

— Ah çà ! c’est donc pour éveiller un médecin ou une sage-femme ? dit le cocher.

— Frappez toujours… et cent sous pour votre course si on ouvre bientôt, car il fait un froid atroce…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Herman avait le sommeil très-léger, et il fut réveillé en sursaut par un coup assez fort donné à sa porte.

Il écouta, saisi d’une crainte involontaire.

Par un mouvement instinctif, il prit sous son traversin un poignard renfermé dans sa gaine, et, le cœur palpitant, il attendit un nouveau coup, croyant s’être trompé.

On heurta de nouveau à sa porte.

Herman essuya la sueur froide qui lui coulait du front, et demanda néanmoins d’une voix ferme : — Qui est là ? Que veut-on ?

— C’est un monsieur très-pressé qui veut vous parler, dit le portier.

— Je me nomme Anacharsis Boisseau, dit une autre voix. J’ai, monsieur, une très-importante communication à vous faire.

Un peu rassuré, Herman laissa tomber son poignard, alluma une bougie, pria Boisseau d’attendre un instant, s’habilla et ouvrit sa porte, non sans une secrète émotion.

La physionomie de Boisseau offrait un curieux mélange de crainte, de suffisance et de curiosité.

Un moment, il garda le silence, frappé malgré lui de la beauté, de la jeunesse et surtout de l’air triste et candide d’Herman.

Il ne pouvait croire que cette mélancolique et charmante figure cachât un génie aussi pervers.

Malgré son malencontreux essai diplomatique, Boisseau, dans ce moment décisif, se sentait fort embarrassé d’expliquer le sujet de sa visite.

Il poussait de fréquents hum, hum, en se débarrassant de son manteau le plus longuement possible.

Herman, surpris du silence que gardait Boisseau, lui dit de sa voix douce et perlée :

— Puis-je savoir, monsieur, à qui j’ai l’honneur de parler, et à quoi je dois attribuer une visite faite à une heure aussi indue ?

— Rien de plus juste, mon cher monsieur, rien de plus juste, reprit Boisseau d’une voix un peu émue, car, en jetant machinalement les yeux autour de lui, il venait d’apercevoir le poignard que Herman, dans sa précipitation à se lever, n’avait caché qu’à demi sous son traversin et dont la lame aiguë et brillante étincelait dans l’ombre par un jeu de lumière.

— Un homme qui couche avec un poignard, se dit Anacharsis, doit être capable de tout. Raoul a raison, malgré sa figure douce, c’est un tigre. Le portier est descendu, il a d’ailleurs fort mauvaise mine, cette maison est isolée et de sinistre apparence. Je suis seul, ceci devient aussi délicat que ma position avec les guérilleros. On dirait en vérité que le sort s’obstine à me prendre pour cet enragé de Boitot.

Ces réflexions mentales ne satisfaisaient pas la curiosité inquiète de Herman.

Il reprit avec une sorte d’impatience :

— Je désire savoir, monsieur, le but de votre visite… il est trois heures du matin, je n’ai pas l’honneur de vous connaître… et il faut sans doute un motif grave…

— Très-grave, en effet, mon cher monsieur ; sans cela, je n’aurais pas pris la liberté de venir vous éveiller de si bonne heure.

— Parlez, monsieur, je vous écoute.

Les hésitations de Boisseau recommencèrent. Par où devait-il aborder ce difficile entretien ? Enfin il reprit courage, appela toute son adresse à son aide, et dit à Herman d’un air à la fois paternel et mystérieux :

— Jeune homme… des protecteurs inconnus m’envoient vers vous… votre sort les a sensiblement touchés, ils veulent vous faire beaucoup de bien… Mais les circonstances sont telles qu’ils ne peuvent se livrer ici à toute leur bienveillance… pour que vous en ressentissiez pleinement les effets… il faudrait que vous fussiez hors de Paris…

— Je ne comprends pas un mot de ce que vous me faites l’honneur de me dire… monsieur, dit Herman d’un ton froid, et jetant sur Boisseau un regard perçant qui parut très-sinistre à l’ex-diplomate.

Néanmoins, il affecta une assurance qu’il n’avait pas et reprit : — Il me semble pourtant, mon cher monsieur, que je m’explique très-clairement. Des protecteurs inconnus auraient la plus grande satisfaction à vous voir éloigné de Paris, séjour toujours dangereux pour les jeunes gens, et qui n’offre qu’un médiocre attrait aux personnes que la fortune n’a pas favorisées. Vos protecteurs vous conseillent, dans votre intérêt, pesez bien ces mots, monsieur, ils vous conseillent, dans votre intérêt tout particulier, de quitter la capitale… de voyager dans le Midi… L’air y est très-salubre, le pays fort pittoresque… et Bayonne, par exemple, leur semblerait une résidence si convenable, qu’ils vous l’indiquent de préférence. C’est là, ajouta Boisseau d’un air mystérieux, c’est là, jeune homme, que vous recevrez d’eux des marques, des preuves d’intérêt qui vous surprendront, qui auront droit de vous surprendre…

— Monsieur, répondit Herman, après un assez long silence, vous me paraissez un homme de bonne compagnie, et je ne puis croire que vous veniez chez moi, à trois heures du matin, pour vous jouer de moi. Vous êtes évidemment la dupe d’une méprise.

— Nullement, mon cher monsieur, je ne crois pas m’être trompé, vous êtes bien M. Herman Forster, employé comme secrétaire chez M. le duc de Bracciano, n’est-ce pas ?

— Je suis bien en effet Herman Forster, monsieur. En cela vous ne vous êtes pas trompé, mais vous êtes dans une profonde erreur en me supposant des protecteurs connus ou inconnus… Il n’entre pas dans mes projets ni de quitter Paris ni d’aller à Bayonne.

Croyant faire un coup de maître et décider Herman par un argument sans réplique, Anacharsis tira de la poche de son gilet un rouleau cacheté, et dit, en le tenant bien en vue entre le pouce et l’index de sa main droite :

— La preuve, monsieur, que tout cela est fort sérieux, c’est que ces protecteurs inconnus dont vous déclinez l’existence me chargent de vous remettre ce rouleau de cent napoléons. Cet argent est destiné à vos frais de voyage et à votre premier établissement à Bayonne… une fois là… vous ne savez pas ce qui vous attend, dit Boisseau en posant délicatement le rouleau sur un coin de la cheminée, pensant avoir victorieusement triomphé du refus d’Herman ; puis il répéta d’un air confidentiel, en scindant pour ainsi dire ses paroles et en frappant légèrement sur le bras d’Herman :

— Non, mon cher monsieur, vous ne savez pas ce qui vous attend.

Herman fit un pas vers Boisseau, d’un revers de main dédaigneux il jeta le rouleau à terre ; les napoléons s’échappèrent et roulèrent sur le plancher.

— Comment, monsieur ! s’écria Anacharsis.

— De l’or ! dit Herman en le regardant fixement ; de l’or, monsieur… Cela devient en effet fort sérieux… la somme est assez forte, et ceux qui vous envoient doivent avoir un grand intérêt à m’éloigner d’ici…

— Cet intérêt est le vôtre, mon cher monsieur… Croyez-moi, ramassez cet or, et je vous aiderai, si vous le voulez… Profitez-en, partez pour Bayonne, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

— Vous croyez, monsieur ?

— J’en suis certain… J’ai la mission de vous accompagner jusqu’à la diligence. Faites ce qu’on vous demande… Ne vous opiniâtrez pas… dans une résistance inutile… Entre nous, voyez-vous, ce serait l’histoire du pot de fer contre le pot de terre…

— Vraiment ? et si je n’obéissais pas à ces protecteurs inconnus… monsieur ?

— Eh bien ! monsieur, vous courriez de grands risques… mais d’ailleurs… vous vous rendrez à la raison, vous ferez ce qu’on vous demande… Sans cela…

— Sans cela ? reprit Herman en attachant sur Anacharsis des yeux qui semblaient vouloir lire jusqu’au fond de son cœur.

— Sans cela, reprit vivement Boisseau, qui, autant par crainte que par impatience, voulait mettre fin à cette scène ; sans cela, monsieur, je vous forcerais à obéir en prononçant deux mots, deux simples mots.

— Ceci tombe tout à fait dans le roman, monsieur ; et ces deux mots ?… car je suis déterminé, vous entendez bien, absolument déterminé à rester ici.

— Prenez garde ! craignez !…

— Je crains peu de chose…

— Eh bien ! tant pis pour vous… Je voulais, par égard pour votre jeunesse, vous épargner sans doute d’humiliants souvenirs ; mais vous m’y forcez… ces deux mots sont… sont… Allons, au diable les noms allemands ! s’écria Boisseau ; heureusement j’ai sur moi la lettre de Raoul.

Fouillant dans sa poche il tira la lettre du colonel, l’approcha de la bougie, et après avoir parcouru quelques lignes, s’écria, triomphant d’avance de l’effet qu’il allait produire. Ces noms sont : Wilhelmine Butler !

— Wilhelmine Butler ! s’écria Herman en devenant pâle comme un spectre et en arrachant la lettre des mains d’Anacharsis.

— Monsieur, c’est un indigne abus de confiance.

Et Boisseau, pourpre de colère, se précipita sur Herman pour reprendre cette lettre.

Dans la lutte, l’unique bougie qui éclairait cette scène s’éteignit et tomba.

Le flambeau de cuivre, en roulant sur les carreaux, rendit un son perçant et métallique qui retentit dans le profond silence de la nuit.

Saisi de crainte, Anacharsis cria au secours !

— Par la mort ! silence ! s’écria Herman à voix basse, en tâchant de rencontrer Boisseau dans l’obscurité.

Malgré le cri de Boisseau, le silence qui régnait dans la maison ne fut pas troublé ; seulement on entendit au-dessus du plafond de la chambre d’Herman un bruit sourd et brusque, comme si quelqu’un se jetait précipitamment en bas de son lit.

Puis la même personne sans doute descendit pieds nus de l’étage supérieur, poussa la porte d’Herman, qui était restée entr’ouverte, et une voix creuse, enrouée, s’écria : — Qu’y a-t-il donc ? Est-ce qu’on s’assassine ici !

— Pierre Herbin, c’est vous ! dit Herman.

— Oui, répondit la voix.

— C’est le boiteux… l’homme dangereux ! dit Boisseau, tout tremblant en se sentant saisi dans l’obscurité par Herman.

— Entrez vite, reprit celui-ci, je tiens l’homme. Rallumez la bougie, le briquet est sur la cheminée.

— Quel homme ? dit Pierre Herbin, en s’approchant.

— Un émissaire de cet infernal colonel, qui sait tout ; mes lettres à Wilhelmine Butler sont surprises.

— Mille tonnerres ! dit Pierre Herbin. Et, au même instant, il fit jaillir une vive lumière d’une fiole phosphorique qui illumina de sa clarté verdâtre ses traits d’une laideur repoussante.


CHAPITRE VIII.

Pierre Herbin.


Pierre Herbin avait cinquante ans environ, une tête énorme, recouverte d’une forêt de cheveux presque blancs, touffus et hérissés ; d’épais sourcils noirs couvraient à moitié ses petits yeux d’un bleu pâle. Sa figure hâve et terreuse disparaissait presque sous une barbe grise, courte et drue, qui n’avait pas été rasée depuis plusieurs jours.

Ses traits étaient sinistres, durs ; sa lèvre supérieure, fendue en partie comme le colonel l’avait écrit à Boisseau, rendait sa physionomie plus repoussante encore.

Dès que la bougie fut allumée, Pierre Herbin alla fermer la porte à double tour, pendant qu’Herman lisait avec anxiété la lettre de Raoul dont il s’était emparé.

Boisseau, saisi de terreur, s’écria : — C’est un abominable guet-apens ! je vous somme de m’ouvrir cette porte ; vous n’avez pas le droit de me retenir ici.

Sans lui répondre Pierre Herbin alla en boitant près d’Herman, appuya sa hideuse figure sur l’épaule du jeune homme, et lut avec lui la lettre de Raoul, en souriant de temps à autre d’un air farouche.

— Wilhelmine Butler ! s’écria-t-il après avoir parcouru quelques lignes. En frappant du pied avec rage, il répéta : Wilhelmine Butler ! Comment a-t-il pu la découvrir ! Mort et damnation ! je t’avais bien dit qu’il ne fallait pas écrire.

— Eh ! s’écria Herman, ne le fallait-il pas ? pour… Et il dit un mot à l’oreille de Pierre Herbin.

— Alors, s’écria celui-ci, on convient d’un chiffre.

— On ne peut pas penser à tout… et surtout prévoir l’impossible, dit Herman avec impatience. Qui aurait jamais pensé que cet infernal colonel irait découvrir cette femme inconnue, cachée dans le plus obscur faubourg de Vienne ?… C’est une fatalité… un hasard inexplicable, dont je douterais sans cette lettre maudite, ajouta-t-il en frappant du pied avec rage.


Jean Glapisson.

Depuis le commencement de cette scène, les trails d’Herman semblaient complètement métamorphosés ; sa physionomie, ordinairement si ingénue, avait une expression dure et sardonique, et ses mains, presque toujours crispées, témoignaient de la violence de ses ressentiments.

Anacharsis Boisseau était toujours près de la porte qu’il essayait d’ouvrir ; ne pouvant y réussir, il frappa de toutes ses forces et cria au secours !

Soit que les deux hôtes de cette maison isolée fussent assurés de la complicité du portier, soit qu’ils fussent certains qu’il ne pouvait pas entendre les cris d’Anacharsis, ils ne firent aucune attention à ses clameurs et continuèrent de lire.

— Ah ! voici qui me regarde, dit Pierre Herbin en arrivant au passage qui le concernait, tout y est jusqu’au signalement, on dirait un rapport du préfet de police.

— Monsieur, messieurs ! s’écria Boisseau, qui, voyant l’inutilité de ses tentatives pour sortir de ce guêpier, commençait à être sérieusement alarmé, au nom de la loi, je vous somme de m’ouvrir cette porte… je vous promets à ce prix de ne pas dire un mot de cette indigne violence !

Herman et Pierre Herbin se regardèrent en silence, après avoir lu la lettre.

— Avant tout, dit Pierre Herbin, en faisant un geste significatif et en désignant Boisseau qui était derrière lui, il faut d’abord nous débarrasser de celui-là.

— Monsieur ! messieurs ! s’écria Anacharsis… je proteste… je déclare… c’est une indignité… Je suis venu chez monsieur en toute confiance. M. le colonel de Surville a bien voulu user de ménagement. Voulez-vous l’en faire repentir ?

— Il n’y a pas à balancer, dit Herman sans paraître écouter Boisseau ; lui seul peut tout perdre, tout dévoiler.

— Et ces lettres à l’empereur, à la princesse de Montlaur ! dit Pierre Herbin.

— Nous le fouillerons après, dit froidement Herman.

— Comment après ? s’écria Anacharsis. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ah çà, mais, que comptez-vous me faire avant ?

— Ce que nous comptons te faire, monsieur l’ambassadeur, dit Pierre Herbin en s’avançant lentement vers Boisseau d’un air farouche, nous comptons te mettre dans l’impossibilité de parler et de nous nuire, quoique nous ne soyons pas des misérables comme le prétend ton ami Surville.

— Malheureux ! voudriez-vous m’assassiner ? s’écria Boisseau en joignant les mains avec terreur.

Pierre Herbin et Herman échangèrent un regard d’intelligence.

— Vous n’oseriez pas commettre un crime si abominable, répéta Boisseau en pâlissant.

— C’est selon, dit Pierre Herbin, pendant qu’Herman semblait relire avec une attention dévorante la lettre du colonel, et profondément réfléchir à quelques passages.

— Où sont d’abord les autres lettres que ce muscadin de colonel t’a envoyées ? reprit Pierre Herbin.

— Vous pouvez me fouiller, je ne les ai pas ; elles sont restées chez le colonel… rue de la Victoire.

— Ah ! elles sont restées rue de la Victoire… sans doute… sous la garde de ce Glapisson, que tu dois détacher à mes trousses pour m’espionner.

— Elles sont dans mon secrétaire, dont voici la clef.

Pierre Herbin s’approcha d’Herman, lui dit quelques mots à l’oreille. Celui-ci fit un signe d’approbation, mit sur une table du papier, de l’encre, une bougie, et se promena de long en large d’un air agité.

Pierre Herbin s’approcha de Boisseau, et, lui serrant le poignet comme dans un étau, il lui dit : — Assieds-toi à cette table et écris…

— Mais…

— Ah ! pas de mais… mille tonnerres, je ne les aime pas…

— Mais que dois-je écrire, encore ?

— Écris à ce Glapisson que tu lui envoies la clef de ton secrétaire, et de venir t’apporter ici lui-même les deux lettres que le colonel t’a adressées, l’une pour la princesse de Montlaur, l’autre pour l’empereur.

— Attirer ce brave homme dans un piège pareil… le faire assassiner peut-être, s’écria résolument Boisseau ? dussé-je périr mille fois, jamais ! jamais !

— Ah ! tu refuses, dit sourdement Pierre Herbin ; et il passa devant les yeux d’Anacharsis la lame aiguë du poignard d’Herman. Regarde bien ceci. Touche cette pointe… écris, ou tu es mort !

Sans avoir un grand courage, Anacharsis Boisseau était incapable de faire une infamie par lâcheté ; malgré sa terreur, il aurait tout bravé plutôt que de compromettre davantage les intérêts que le colonel lui avait confiés.

Heureusement l’ex-diplomate fut subitement éclairé par une idée lumineuse, par une réflexion pleine de bon sens.

Au grand étonnement de Pierre Herbin, qui brandissait toujours son poignard d’un air terrible, Boisseau parut se rassurer peu à peu, se renversa sur le dossier de sa chaise, croisa ses mains sur son ventre, fit tourner ses pouces, regarda Pierre Herbin en face, et lui dit en haussant les épaules :

— Laissez donc là votre poignard… vous ne me faites pas peur… vous n’oseriez pas m’assassiner. Mon fiacre est en bas ; un de mes gens l’a été chercher. Ne me voyant pas revenir, tout à l’heure le cocher frappera ici. Que lui direz-vous ? Que je le renvoie ? Bon ! mais mes gens, inquiets de moi, ne me voyant pas revenir, iront faire leur déposition à la police ; on retrouvera facilement le fiacre qui m’a amené ici, il indiquera cette maison… Vous serez arrêtés. Aussi, maintenant je me moque de vos menaces comme de ça. Et Anacharsis fit bravement claquer son pouce.

Cette observation sembla faire quelque effet sur les deux complices.

— Allons… allons, dit Pierre Herbin, tu n’es pas trop bête pour ton âge. Tu nous donnes une idée, tu n’as rien à craindre pour ta vie… sois tranquille… nous te croyions plus poltron que tu ne l’es réellement, et nous espérions nous servir de ta peur pour obtenir les lettres que tu as encore… Ces lettres, nous les obtiendrons d’une manière ou de l’autre ; ça nous regarde ; quant à toi, tu resteras enfermé ici jusqu’à ce que nous ayons terminé les affaires que tu espérais bien embrouiller.

— Ta… ta… ta, reprit Boisseau avec une nouvelle assurance et fort enhardi par son premier succès, vous ne me retiendrez pas plus prisonnier ici que vous ne me tuerez ; l’inquiétude de mes gens serait la même, et le résultat le même aussi pour vous, grâce aux dépositions du cocher de fiacre. Or, j’ai fait mon droit, et je sais à quoi sont condamnés ceux qui retiennent violemment les gens en charte privée ; et vous m’avez l’air de gaillards trop habiles pour vous exposer à une pareille peine.

— Tu es bien honnête de nous supposer de l’habileté, monsieur l’ambassadeur, et c’est parce que nous ne manquons pas d’habileté que tu resteras ici.


La princesse de Montlaur.

— Laissez-moi donc tranquille, dit Boisseau en haussant les épaules, c’est un nouveau piège que vous me tendez pour m’extorquer quelque lettre, mais vous n’y parviendrez pas ; votre plus court parti est de m’ouvrir la porte, mon cher monsieur du Poignard ; et vous, monsieur Herman Forster, croyez-moi, obéissez aux ordres du colonel, et partez le plus tôt possible pour Bayonne. En disant ces mots, Anacharsis s’était levé d’un air satisfait et se dirigeait vers la porte.

— Qui veut trop prouver, ne prouve rien, dit Pierre Herbin en lui faisant signe de se rasseoir. Je te dis que tu ne sortiras pas d’ici. Je pourrais bien te prendre ta clef, aller rue de la Victoire demander les lettres à Glapisson de ta part, ou l’attirer dans cette maison, en lui disant que tu as besoin de lui, mais il y aurait contre nous la chance des soupçons, des explications que je ne veux pas courir ; si Glapisson me gêne, je m’en débarrasserai par un autre moyen… Quant à toi, tu resteras renfermé ici… et, puisque tu prends tant d’intérêt à ce qui nous concerne, je vais te rassurer sur la suite de notre violation du droit des gens, comme tu dis. Écoute bien un plan pas trop mal imaginé. Herman va prendre ton manteau, vous êtes de la même taille ; à la nuit noire le cocher de fiacre ne le reconnaîtra pas et le prendra facilement pour toi. Herman se fait tout bonnement conduire sur un boulevard désert, donne un louis au cocher et lui dit d’aller rue de la Victoire avertir tes gens de ne pas s’inquiéter de toi si tu n’es pas rentré le lendemain, parce que tu es obligé d’aller à Versailles pendant un ou deux jours pour les affaires très-pressantes du colonel. Tes gens ont vu arriver le courrier, tu es parti au milieu de la nuit, rien ne leur semblera plus naturel que cette petite absence dans de si graves circonstances. Ils resteront donc tranquilles pendant deux jours ; ils commenceront à s’inquiéter le troisième, et ne feront les recherches que le quatrième ; or, nous sommes certains d’avoir exécuté nos projets après-demain au plus tard. Une fois cela fait, nous ne resterons pas une heure à Paris. Jusque-là, beau raisonneur, tu auras la bonté d’habiter un modeste logis situé ici près. Ne crie pas, ne te démène pas, cela ne te servirait de rien ; ce serait, comme tu le disais tout à l’heure, le pot de fer contre le pot de terre. Dans trois ou quatre jours tu seras libre ; tu vois que nous ne sommes pas si diables que nous en avons l’air. Je vois de l’or par terre… Je devine… c’étaient les frais du voyage de Bayonne. Eh bien ! avec cet or, car nous n’en avons guère, je te ferai de bonnes provisions, tu auras des journaux, des livres, tout ce qui pourra rendre ta captivité supportable. C’est bien le moins que nous fassions pour toi, qui empêches la ruine de nos plus chers desseins, ajouta Pierre Herbin d’un air goguenard.

Le malheureux Boisseau ne trouva malheureusement rien à répondre à ces menaces.

Le danger, n’étant plus exagéré, ne lui en paraissait que plus réel. Il prévoyait avec douleur que, faute d’être avertie à temps peut-être par la lettre que Raoul avait adressée à la princesse de Montlaur, la duchesse de Bracciano allait être sans défense contre les mauvais desseins d’Herman Forster, qui avait ainsi un immense intérêt à retenir Anacharsis.


Le moyen auquel ces deux misérables avaient recours pour y parvenir était odieux sans doute, et passible de peines sévères ; mais ils semblaient avoir assez d’intérêt à réussir dans leur projet pour braver ces punitions.

Quant à résister par la force, il n’y pouvait pas songer ; Pierre Herbin semblait très-vigoureux malgré son âge, et cet homme, aidé d’Herman, devait rendre inutiles tous les efforts du malheureux Boisseau.

Après avoir pesé, toutes ces chances, Anacharsis accepta, en soupirant, le sort auquel il ne pouvait échapper.

— Eh bien ! tu es convaincu maintenant, j’espère, dit Pierre Herbin.

— Je suis convaincu, sans doute, que vous êtes capables de cette violence. Pourtant, si c’est la cupidité qui vous fait agir, je vous offre deux mille napoléons, à condition que vous me laisserez libre, et que vous partirez à l’instant de Paris.

— Ah çà ! tu nous prends donc décidément pour des misérables, dit Pierre Herbin.

— Allons, voyons… j’irai jusqu’à trois mille napoléons… Mais le fils du concierge du colonel vous accompagnera pour s’assurer que vous partez réellement, dit Boisseau, croyant apaiser ainsi les scrupules de ces hommes.

— Tu irais à quatre et à cinq mille napoléons, entends-tu, que tu n’obtiendrais rien de nous ; voilà comme nous sommes, dit Pierre Herbin. Ah çà ! ton cocher doit s’ennuyer ; il s’agit de le renvoyer avec toi ou ton manteau : c’est tout un ; mais avant il faut te mettre en sûreté ; ne fais pas l’enfant, tu n’es pas capable de nous résister ; et je te préviens qu’au lieu d’avoir des friandises, je te mettrais au pain et à l’eau. Nous avons ici une excellente cachette. Tu n’as pas besoin de savoir à qui elle était destinée. Seulement, je dois te prévenir que, pour plus de prudence, tu n’auras d’autre lumière que celle que le bon Dieu donne à la nature. Es-tu prêt ?

— J’irai jusqu’à cinq mille napoléons ; je vous donne ma parole d’honneur de rester muet sur tout ceci.

Pierre Herbin haussa les épaules et dit à Boisseau ; — Voyons, veux-tu nous suivre de gré ou de force ?

— Vous êtes des infâmes !… Allons… marchez, je vous suis, dit Anacharsis, voyant tout espoir perdu.

Pierre Herbin prit la bougie, ouvrit la porte d’une sorte de petit cabinet situé d’un côté de l’alcôve d’Herman. Le fond de ce cabinet était garni de porte-manteaux chargés d’habits.

Pierre Herbin toucha, sans doute, une serrure cachée, car ce qu’on aurait pris pour la muraille s’ouvrit comme le battant d’une large porte, et l’on put voir une petite chambre assez élégamment meublée, seulement éclairée par un jour de souffrance très-étroit, solidement grillé et si élevé, qu’en mettant sur le lit le seul fauteuil qu’il y eût dans cette chambre, on n’aurait pu y atteindre.

— Tu vois, dit Pierre Herbin à Anacharsis, qui entrait avec précaution dans ce réduit, tu vois que tu ne seras pas trop mal logé ; seulement il faudra te passer de feu… toujours pour plus de précaution. Tu auras la ressource de rester couché…

— Vous êtes donc sans aucune pitié ?… dit le malheureux Anacharsis.

Sans aucune pitié ? répondit ironiquement Pierre Herbin. Peux-tu dire cela ? À quelle heure veux-tu déjeuner… À quelle heure veux-tu dîner ?

— Je déjeune à onze heures et je dîne à six, répondit Anacharsis en soupirant profondément.

— Vous serez servi, monseigneur, et très-exactement, dit Pierre Herbin en faisant un salut grotesque ; et il referma la porte de cette cachette, formée d’une planche de chêne très-épaisse, et renforcée de plusieurs barres de fer…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ainsi que les deux complices en étaient convenus, Herman s’affubla du manteau d’Anacharsis, sortit de la maison, monta dans le fiacre, se fit descendre sur le boulevard des Invalides, après avoir, au nom d’Anacharsis Boisseau, donné ordre au cocher d’aller, rue de la Victoire, prévenir ses gens de ne pas l’attendre avant deux ou trois jours.


CHAPITRE IX.

Une visite.


Madame de Bracciano n’avait pas senti s’élever dans son cœur le moindre soupçon contre Herman, ensuite de son entretien avec le colonel.

Douloureusement affectée de voir calomnier celui qu’elle croyait si digne de son amour, elle avait attribué les paroles de Raoul à la jalousie, à l’envie.

L’affection de Jeanne pour Herman avait, pour ainsi dire, atteint à son paroxysme depuis qu’il lui avait raconté sa vie avec tant de candeur.

Depuis ce jour (la veille de celui où Boisseau avait été enfermé dans la maison du faubourg du Roule) madame Bracciano méditait une grande résolution.

Incapable de commettre une faute, le divorce lui parut le seul moyen d’arriver à ses fins et de concilier son amour et ses devoirs.

Elle ne voulait prévenir Herman d’aucun de ses projets ; elle le croyait d’une délicatesse et d’une susceptibilité si grandes, qu’elle ne doutait pas qu’il ne s’opposât de tout son pouvoir à la détermination qu’elle voulait prendre.

Dans quelques circonstances où madame de Bracciano avait indirectement soulevé cette question, Herman s’était prononcé si formellement à ce sujet, qu’elle le savait capable de s’éloigner à jamais, plutôt que d’être la cause d’une démarche toujours extrêmement grave pour une femme.

Quant à l’amour d’Herman, elle y croyait sincèrement.

Lorsqu’on aime avec candeur, avec dévouement, avec héroïsme, on est si heureux de ce sentiment, qu’on ne peut croire qu’il ne soit pas partagé. D’ailleurs, les regards furtifs, les demi-mots, les soupirs, les distractions, les rêveries d’Herman n’avaient pas échappé à Jeanne ; et puis, sans outrecuidance, la seule conscience de ce qu’elle valait et de ce qu’elle était lui suffisait pour être sûre de voir Herman accepter sa main avec ivresse dès qu’elle la lui offrirait.

Madame de Bracciano n’avait aucun reproche à se faire : son mari vivait loin d’elle ; aucune sympathie, aucuns rapports d’âge et de caractère n’existaient entre eux. Elle l’avait épousé par dévouement pour sa famille ; le divorce était établi pour remédier à ces incompatibilités profondes qui succédaient au mariage. Quoi de plus loyal, de plus rigoureusement juste, que de demander à jouir du bénéfice de cette loi !

Les femmes seules sont capables de cette persistance opiniâtre de volonté. Elles seules sont capables de s’aventurer si courageusement au milieu des événements les plus incertains, sans conseil, sans appui, avec l’unique espérance pour guide.

Madame de Bracciano était d’un caractère singulier. Elle n’avait pas d’amie intime, elle haïssait les confidences. Le véritable amour vit de lui, pour lui et par lui. Elle ne parlait donc de ses projets à personne, attendant avec calme le moment d’agir.

Le lendemain de l’incarcération de Boisseau par Herman et par Pierre Herbin, madame de Bracciano vit entrer chez elle, d’assez bonne heure, la princesse de Montlaur.

Celle-ci n’avait pas le moindre soupçon de l’amour de Jeanne pour Herman. Sûre de la solidité des principes de sa nièce, elle blâmait seulement chez elle un excès de pitié qu’elle trouvait mal placée sur cet étranger.

Néanmoins, depuis quelque temps madame de Montlaur avait remarqué un certain changement dans les habitudes de Jeanne : ses accès de tristesse et de gaieté folle, ses mélancoliques rêveries, et surtout la continuelle préoccupation où elle semblait plongée depuis le départ du colonel de Surville.

Raoul n’avait jamais caché l’admiration que lui inspirait madame de Bracciano ; mais il s’était toujours montré si respectueux, si sincèrement dévoué pour elle, que la princesse de Montlaur ne doutait pas qu’il ne fût aussi épris de Jeanne que résolu à contenir son amour dans les bornes de la plus tendre amitié.

Madame de Montlaur connaissait trop le cœur humain pour ne pas avoir souvent songé aux difficultés, aux dangers de la position de sa nièce, belle, jeune, charmante et mariée à un homme qu’elle ne pouvait aimer.

On a dit comment, indiscrètement instruite, à l’insu de sa tante, que le mariage qu’on lui proposait pouvait rappeler d’un cruel exil deux de ses vieux parents et faire rentrer la princesse de Montlaur dans ses grands biens, Jeanne avait formellement, impérieusement voulu cette union.

Ignorant la cause secrète de cette détermination, sa famille ne vit dans cette conduite que le vif désir, assez commun aux très-jeunes personnes, de se marier et d’avoir un grand état dans le monde ; et puis enfin, sans cette union, Jeanne restait très-pauvre, l’empereur ne consentant à rendre les biens immenses de la famille de Souvry qu’à la condition expresse que leur héritière épouserait le duc de Bracciano.

Plus tard, la princesse de Montlaur apprit par quelle courageuse abnégation Jeanne avait sacrifié son avenir au bien-être de sa famille.

Son admiration et sa douleur furent extrêmes, mais le malheur était irréparable ; ces circonstances rendaient donc la position de madame de Bracciano doublement intéressante aux yeux de sa tante.

Connaissant la noblesse du caractère de Raoul et l’éminente vertu de Jeanne, la princesse de Montlaur vit donc presque sans crainte se développer chez M. de Surville un amour vif et pur qu’elle croyait partagé par madame de Bracciano.

Il faut prendre l’humanité pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle peut, pensait la princesse. Jeanne remplit rigoureusement ses devoirs d’honnête femme ; elle a pour son mari les égards qu’elle lui doit, sa conduite avec lui est irréprochable. Ce mari n’a ni ses goûts ni son âge ; il ne peut exister entre eux aucune sympathie : combien de jeunes femmes à sa place auraient failli !

Qu’importe donc qu’elle ait le cœur tendrement occupé ? L’homme qu’elle aime est en tout digne du sentiment délicat qu’il inspire. Pour Jeanne, ce vertueux et touchant amour sera la sauvegarde la plus sûre contre les périls qui environnent une jeune femme.

Sans doute, cette manière de penser s’éloignait un peu de l’austère et rigide théorie du devoir ; mais les résultats que la princesse avait le droit d’en attendre assuraient le bonheur et la tranquillité de sa nièce.

Voyant donc Jeanne plus rêveuse, plus absorbée que d’habitude depuis le départ du colonel, madame de Montlaur, sachant combien il y a de consolations dans une confidence même indirecte, venait tâcher d’enlever sa nièce à ses pensées mélancoliques, craignant aussi que M. de Bracciano ne s’aperçût de la tristesse de sa femme.

— Bonjour, mon enfant, dit affectueusement la princesse, en baisant Jeanne sur le front. Je viens vous faire une guerre abominable sur l’engourdissement où vous semblez plongée depuis quelques jours… Je veux vous dire mille folies et vous rendre honteuse en voyant qu’une vieille grand’mère comme moi est plus gaie que vous.

— Mais, ma bonne tante… je suis loin d’être triste.

— Allons… allons… est-ce que je ne sais pas combien ces beaux grands yeux-là sont animés et brillants quand ils veulent ? est-ce que j’ai oublié le fin et charmant sourire de cette petite bouche, maintenant si vilainement boudeuse ? Voyons, qu’avez-vous, madame la duchesse ? Êtes-vous jalouse des grandes manières de madame la baronne Merluchon ou de madame la comtesse Bridou ? C’est qu’aussi ces belles dames-là ont été joliment éduquées, et à la Jean-Jacques, encore, s’il vous plaît, ce qui leur était bien facile, puisque leur père était premier laquais de M. de Girardin d’Ermenonville, chez qui ce pauvre Rousseau recevait une hospitalité si délicate et si touchante.

— Non, ma tante, je ne suis pas jalouse de ces dames, dit Jeanne en souriant de la malignité de sa tante. J’ai la modestie de ne leur rien envier.

— Tenez, mon enfant, je ne me contente pas de cette réponse ; vous avez quelque chose ; il faut que je sache ce secret ; je suis d’ailleurs dans un de mes jours de taquinerie et de méchanceté, qui faisaient si grand’peur à ce pauvre maréchal de Richelieu. Ah ! jarni, ma commère, me disait-il dans son beau langage des Porcherons, où il s’était perpétué depuis la régence : — Qué terrible femme vous faites ! v’là q’vous allez m’ruchonner ! m’rabrouer ! Qu’èque vous avez donc cont’moi ? T’nez, j’ai toujoux eu du guignon avé l’s honnêtes femmes !

— Eh bien, ma tante, dit en riant madame de Bracciano, je vous dirai comme M. de Richelieu : Qu’avez-vous donc contre mon secret… en admettant que j’aie un secret ? Et puis, pourquoi êtes-vous dans un de vos jours de méchanceté ?

— Pourquoi… pourquoi, dit la princesse de Montlaur, oubliant un moment le sujet qui l’amenait chez sa nièce, parce que l’impudence et la grossièreté me révoltent toujours, et que je viens ce matin de trouver l’occasion de beaucoup me révolter.

— Comment cela, ma tante ?

— Hier, mon homme d’affaires m’avait dit qu’il y aurait une démarche à faire auprès d’un monsieur Bernard, propriétaire de bois qui longent les nôtres, afin d’obtenir de lui le rachat de deux cents arpents qui nous avaient autrefois appartenu… Étant l’impétrante, m’avait dit l’homme de loi, je devais rendre visite à ce monsieur, qui tenait absolument et opiniâtrement à me voir et avait des occupations trop conséquentes pour se déranger. Je me résignai à aller chez ce monsieur Bernard, pensant que je pouvais bien faire ce sacrifice pour vous laisser un jour votre belle forêt d’Ancenis bien complète et bien carrée.

— Ma tante ! dit Jeanne avec un accent de triste et touchant reproche.

— Que voulez-vous, mon enfant, mon ambition est là, pardonnez-la-moi… Je me décide donc, et me voilà en route pour me rendre chez ce banquier riche à millions, m’avait-on dit. J’arrive, et, pour premier chagrin, je le trouve installé rue Saint-Dominique, dans l’ancien hôtel de Clerambault, où j’avais autrefois passé ma vie ; les deux ailes étaient en pleine démolition, et on mettait la cognée dans les beaux arbres séculaires de ce magnifique jardin planté par Lenôtre. Hélas ! mon enfant, je ne sais pourquoi, nous autres vieillards, nous éprouvons toujours une émotion pénible en voyant abattre de vieux arbres ; c’est une puérilité… mais cela m’attriste et m’indigne. Enfin je traverse le grand vestibule désert et glacé. En se refermant, la grande porte vitrée résonne dans cet immense escalier, sonore comme une cathédrale ; encore une pauvreté, mais ce bruit me fit mal, me parut lugubre ; personne n’était là pour me recevoir. Je montai au premier, je vis le mot caisse écrit en grosses lettres sur la porte de l’antichambre de ce qui était autrefois les petits appartements de ma pauvre et excellente amie la duchesse de Clerambault. J’entre : quelques jeunes gens écrivaient dans une manière de cage grillée en fil de fer ; aucun ne se lève ; je ne suis guère d’un caractère ou d’un âge à être timide, mais au premier abord la grossièreté m’atterre, et, en face de certaines gens, je me sens aussi dépaysée que le serait un Parisien chez les Hurons… Je demande M. Bernard. Tous ces jeunes gens me regardent, et ma figure de mère Bobie ne leur paraissant pas digne d’un grand respect, ils se mettent à me rire au nez pour toute réponse ; pourtant, le plus petit de la bande, éveillé comme un singe, me répondit en me montrant une porte : Là, en face, madame, M. Bernard est dans son bureau. Et toutes ces jeunes têtes de se rabaisser sur leur pupitre. Vous allez rire, ma chère enfant, mais je vous assure qu’en tournant le bouton de cette porte dont les huissiers de la duchesse de Clerambault ouvraient autrefois les deux battants devant moi, je me sentais beaucoup plus embarrassée que, lorsqu’il y a cinquante ans à peu près, à pareille époque, sortant du couvent, je me présentai dans le même salon pour faire mes visites de noces avec le prince de Montlaur… Enfin, j’entre, et je vois un gros homme coiffé d’une casquette et écrivant devant un bureau. Il me regarde sans se lever ; sans se découvrir, il me demande brusquement ce que je veux… Si la brutalité m’accable d’abord, je me révolte ensuite. — Je veux d’abord une chaise, monsieur, car mon âge commande, je crois, quelques égards. — Prenez-en une, et dites-moi vite ce que vous me voulez, car je n’ai pas de temps à perdre, me répond ce maltôtier. Je m’assis et lui dis : — Je viens, monsieur, pour l’acquisition des bois voisins de la forêt d’Ancenis. — Vous êtes la princesse de Montlaur ? dit M. Bernard en levant vivement la tête et sans me saluer davantage, car, que peuvent respecter les gens qui ne respectent pas la vieillesse ? Eh bien, madame, je suis enchanté de vous voir ; vous voulez donc racheter les bois de Saint-Surin ? — Oui, monsieur. Et alors, mon enfant, voilà cet homme qui se met à me faire des contes inimaginables sur les convenances de ces bois pour moi. Vous pensez bien que je ne voulais pas entrer en discussion avec cette espèce, et je lui disais toujours : — Monsieur, c’est très-bien, mais le prix, le prix ? Et M. Bernard de recommencer ses appréciations interminables. Nous en étions là, lorsque la porte s’ouvrit brusquement, et je vois entrer un affreux boiteux, d’une figure repoussante, qui va droit au banquier et qui lui dit brusquement : — Mes papiers ! — Tiens, c’est toi, Pierre Herbin (je ne sais comment j’ai retenu ce nom-là) ? dit le Bernard en lui tendant la main ; et ces deux hommes commencent à s’entretenir à voix basse comme si je n’étais pas là. Ces deux figures basses me rappelaient, à en frémir, les citoyens de 93. Après quelques moments de conversation, le Bernard se leva, alla prendre dans une grande caisse en fer un volumineux paquet cacheté et le remit au vilain boiteux en lui disant : — Ils sont tels que tu me les as confiés il y a trois ans. — Au revoir, dit le boiteux, et il sortit. Je ne sais pourquoi, mon enfant, ces mots : il y a trois ans, en reportant ma pensée vers le passé, me firent penser à votre mariage, qui eut lieu à cette époque, et le ressouvenir de votre dévouement me jeta dans des pensées si mélancoliques, que j’oubliai de donner à cet impertinent banquier la leçon qu’il méritait, et je terminai l’acquisition du bois au prix qu’il voulut, et je sortis de chez lui sans qu’il se levât seulement.

— Quelle grossièreté ! dit Jeanne indignée.

— Ma moqueuse nièce me dira que je vante toujours l’ancien régime, dit en souriant la princesse, eh bien ! autrefois… lorsque la femme de notre procureur, maître Dubois, venait nous quêter pour l’œuvre de Saint-Lazare, M. de Montlaur ne manquait jamais de la reconduire respectueusement jusqu’à son fiacre, et restait tête nue sur le perron jusqu’à ce que cette modeste voiture fût sortie de la cour d’honneur de l’hôtel.

À ce moment, un valet de chambre de madame de Bracciano lui remit une lettre.

Jeanne la lut… devint d’une pâleur effrayante, et, avant que sa tante eût pu lui faire une question, elle entra promptement dans sa chambre à coucher, dont elle ferma vivement la porte.

La princesse de Montlaur était encore plongée dans l’étonnement que lui causait la disparition de sa nièce, lorsque M. de Bracciano parut dans le boudoir.


CHAPITRE X.

Les lettres.


La lettre que madame de Bracciano venait de recevoir était d’Herman.

Elle contenait ces mots :

« Madame,

« Voici les dernières paroles d’un homme qui a en vain lutté contre la fatalité ; la force lui manque, il avoue sa faiblesse, il se résigne, il meurt avec calme et sérénité.

« Quand j’étais enfant, j’ai quitté le bon ministre qui m’avait élevé, sans lui dire le douloureux secret de mon cœur ; je ne veux pas quitter la vie sans vous dire le secret du seul bonheur que j’aie jamais ressenti.

« Dans ce moment suprême, ma timidité s’efface.

« Ne pas vous avouer la vérité…, toute la vérité…, me semblerait un crime.

« Peut-être ma sincérité me vaudra-t-elle, la dernière grâce que j’ose espérer de vous.

« Du moment où le hasard me conduisit près de vous, je vous ai aimée comme on aime Dieu dès qu’il se révèle à vous.

« Je vous ai pieusement aimée, vous sur votre trône resplendissant, moi à genoux, les mains jointes, perdu dans la foule.

« Cet amour saint, ignoré, recueilli, avait pour moi des douceurs ineffables que la religion offre à ceux qui prient avec ferveur, avec conviction.

« J’aimais pour le bonheur d’aimer, comme on croit pour le bonheur de croire, sans espérance folle et impie.

« Au moment de paraître devant Dieu, je ne fais pas de comparaison sacrilège.

« Dans sa pitié, dans ses bontés infinies, il choisit les âmes les plus nobles parmi les plus nobles, les plus pures parmi les plus pures ; il leur donne l’angélique mission de consoler ceux qui souffrent et qui l’implorent.

« Oh ! je ne me suis pas mépris, j’ai toujours vu en vous le saint archange qui, me montrant le ciel, me disait : Tes maux finiront bientôt.

« Dieu m’a béni… au lieu de quitter la vie avec douleur et regret… je la quitte avec ravissement.

« Je me suis épuré par les pensées que j’ai puisées dans ma sainte adoration pour vous… pour vous… vivant symbole de la grandeur et de la rémunération divine !…

« Il me semble qu’une intelligence éthérée m’emporte vers des régions inconnues… À mesure que j’écris ces lignes, dont chaque mot est un pas vers l’éternité, les nuages qui obscurcissaient mon esprit semblent se dissiper… Tout à l’heure, en commençant cette lettre, quelques faibles liens m’attachaient encore ici-bas. Maintenant, ils se rompent… je suis dans un milieu qui n’est déjà plus la terre… qui n’est pas encore le ciel… au-dessous de moi… la vie, l’humanité, ses passions vagues, confuses, amoindries… Ainsi, quand on s’élève dans les airs… les grandes villes, les lacs, les forêts, les montagnes, se confondent en taches obscures, à peine sensibles dans l’immensité…

« Mon esprit monte vers Dieu… votre voix m’appelle… je vois l’aurore de l’éternité… mes yeux se ferment… je suis ébloui…

« Je sors d’un profond évanouissement.

« Tout à l’heure je me suis demandé si j’existais. J’ai regardé autour de moi… J’ai passé mes mains sur mon front brûlant… j’ai relu le commencement de cette lettre.

« Je me suis souvenu de tout.

« J’ai en effet éprouvé une sensation étrange, profonde, indéfinissable… Tout en moi tressaille encore…

« Il me semble que cela a été un rayonnement formidable… auquel a succédé une nuit d’abime… une nuit épaisse et lourde qui m’oppressait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« L’esprit de l’homme est étrange.

« Sa fantaisie le ramène du ciel à la terre… Tout à l’heure il m’a semblé entrevoir les perspectives sans fin de l’immensité… dans l’éternité… Maintenant je pense avec délices aux moindres réalités de la terre… réalités charmantes que votre présence embellirait encore, comme l’éclat du soleil embellit un site déjà merveilleux…

« Vous ne savez pas les rêves enchanteurs qui m’ont conduit au terme où j’arrive…

« Vous ne savez pas que vous m’avez rendu la vie impossible… par les songes d’or que votre pensée évoquait dans mon esprit.

« Vous ne connaîtrez jamais, hélas ! le paradis dans lequel je vivais auprès de vous.

« J’ai comme un pressentiment que ces visions m’apparaîtront de nouveau, quand je vais dormir du sommeil éternel.

« J’ai toujours cru que, dans sa mansuétude, Dieu donnait à ceux qu’il voulait récompenser le rêve de leur vie, pour l’éternité…

« Le songe d’or de ma vie, c’était une retraite cachée comme un nid d’oiseau, au milieu de grands bois, de fraîches eaux, de solitudes profondes ; c’étaient de longues rêveries sur ces lacs que la lune argentait, et où nous glissions dans un frêle esquif, comme deux ombres heureuses.

« C’étaient les douces et riantes causeries des veillées d’hiver, quand la flamme du sarment pétille gaiement dans l’âtre, et que la bise mugit au dehors.

« Dites… dites… la vie est-elle désormais possible, quand on a osé élever sa pensée jusqu’à ces enchantements ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Pardon, me voici plus calme, j’ai prié.

« Je ne me sens aucune amertume dans le cœur, aucun doute, aucune crainte… Dieu m’approuve…

« Je n’attenterai pas à ma vie, et pourtant demain, à cette heure, je ne serai plus.

« J’ai compris vos dernières paroles… lorsque je vous ai raconté ma triste enfance…

« Jeanne… vous m’aimez !… Oui, vous m’aimez… Je le sens aux aspirations qui depuis deux jours m’exaltent au-dessus de l’humanité.

« Jeanne… rassurez-vous… Je vais mourir, mourir au nom de cet amour que votre bouche n’a jamais avoué, que vos yeux n’ont jamais trahi, et que pourtant Dieu m’a révélé…

« On dit que certains élus… sont avertis du moment de leur mort par une harmonie invisible et surnaturelle… qui les plonge dans une extase infinie.

« Il en est ainsi de moi, Jeanne.

« Les félicités radieuses qui depuis deux jours s’éveillent dans mon âme m’avertissent que mon heure est venue.

« Le bonheur que je ressens agrandit tellement mon cœur, qu’ici-bas l’air me manque.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Pourquoi vivrais-je maintenant ?

« Votre cœur généreux, votre âme noble et délicate, comprendront les causes qui me rendent la mort si douce et qui désormais me rendront l’existence si amère.

« Et puis, après une pareille lettre… oserai-je jamais reparaître devant vous ?…

« Adieu… et pour toujours… adieu…

« Une seule et dernière grâce…

« Cette croix que je vous envoie a appartenu à ma mère… C’est ce que j’ai de plus cher au monde… baisez-la pieusement… Je vous en prie, et demain au point du jour renvoyez-la-moi… mes lèvres glacées la presseront une dernière fois ; … elle vous sera remise et vous la garderez en souvenir d’Herman

« Priez pour lui !… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La tournure mystique de cette lettre devait faire une profonde impression sur madame de Bracciano, et la déterminer à la grave résolution qu’elle avait prise, si elle n’y eût pas été déjà décidée.

Au lieu de la jeter dans un douloureux accablement, cette lettre, qui révélait un amour si exalté, si religieux, lui causa les plus ravissantes émotions.

D’un regard triomphant, elle mesura la distance énorme que d’un mot elle pouvait faire franchir à cette âme abîmée dans un bonheur si désespéré.

Elle avait elle-même des susceptibilités trop délicates pour ne pas comprendre le sentiment qui dictait la détermination d’Herman.

Avec quel orgueilleux bonheur elle viendrait donc à lui pour lui offrir sa main, pour réaliser les rêves que ce malheureux enfant regardait comme impossibles !

La phrase qui peignait la jouissance d’un bonheur calme et pur, au milieu d’une retraite paisible, avait fait délicieusement tressaillir madame de Bracciano, qui détestait l’éclat, la vie brillante et tumultueuse à laquelle elle était condamnée.

Les sentiments qui avaient dicté cette lettre devaient produire un effet puissant sur Jeanne.

Ce malheureux enfant se résignait à mourir avec tant de douceur ! Il se faisait même la mort si belle en la parant de ses plus chers souvenirs ! Il y avait dans ses phrases sans suite un tel mélange d’amour et de pitié, de respect et de passion contrainte, d’espérance immortelle et de regrets amers, de confiance et de crainte, que madame de Bracciano se décida sur l’heure à avoir une entrevue décisive avec son mari.

Par une de ces présomptions inexplicables dans le succès de ce qu’on désire ardemment, il ne lui vint pas une seule fois à la pensée qu’Herman pouvait mourir avant qu’elle eût pris la détermination qui devait lui sauver la vie.

Elle lui écrivit cette lettre à la hâte :

« Vous ne mourrez pas… vous vivrez heureux.. Vous avez dit vrai… J’ai mission de vous combler de tout le bonheur que vous méritez… L’honneur, le devoir, me tracent une ligne dont je ne dévierai pas… Dans une heure vous recevrez un mot de moi… Tout sera décidé… Espérez tout… »

Cette lettre envoyée, madame de Bracciano réfléchit quelques moments avant de se rendre auprès de son mari.

Dans son assurance aveugle, elle ne mettait pas en doute un instant que M. de Bracciano ne consentit seulement à un divorce ; vivant avec elle dans les termes les plus froids et les plus polis, il ne devait, pensait-elle, attacher aucune importance à cette séparation.

Elle le savait fort intéressé ; elle était décidée d’avance à lever au besoin toute difficulté en lui abandonnant ses grands bien, ne se réservant que la somme la plus modique, toujours suffisante pour vivre avec Herman dans quelque obscure et douce retraite.

D’un caractère noble et loyal, elle eut un moment la pensée de tout avouer à son mari, de lui dire qu’elle voulait épouser Herman Forster… mais elle pensa que si M. de Bracciano voyait cette séparation à regret, Herman, étranger, proscrit, sans appui, pourrait peut-être éprouver les ressentiments de sa colère : elle se décida donc à ne pas parler de lui.

Pourquoi, au moment de prendre une détermination si importante, Jeanne ne consulta-t-elle pas la princesse de Montlaur ?

Ce fut sans doute parce qu’elle savait l’antipathie de la princesse pour Herman, et ses idées inébranlables sur le divorce, qu’elle regardait comme une monstruosité…

Comment Jeanne ne mit-elle pas un moment en question le consentement de son mari ? C’est qu’à force de caresser dans le secret et dans la solitude une idée qui vous est chère, on prend le désir qu’on a pour la raison : on oublie peu à peu les impossibilités qui peuvent renverser ce projet chéri, et on prend enfin l’absence de contradicteurs qu’on n’a point interrogés pour le manque de contradictions naturelles.

Madame de Bracciano ayant fait demander si son mari était chez lui, on lui répondit qu’il était dans le boudoir avec la princesse Montlaur.

Elle y rentra.


CHAPITRE XI.

Le divorce.


La princesse de Montlaur était restée très-inquiète de la subite disparition de sa nièce ; elle ne put réprimer un mouvement de joie lorsqu’elle la vit reparaître dans le boudoir.

M. de Bracciano arrivait des Tuileries. Il était en habit de cour. La magnificence de son costume contrastait vivement avec l’exiguïté de sa taille, et avec l’expression rusée, sournoise, presque basse de sa physionomie.

Quoique la princesse ne fût pas instruite du grave sujet de conversation que sa nièce allait soulever, elle fut frappée de son air solennel et décidé.

Les joues de Jeanne étaient plus colorées que de coutume ; ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire ; elle se trouvait dans le paroxysme fiévreux de ses grandes résolutions.

M. de Bracciano, s’approchant de sa femme avec une politesse cérémonieuse, voulut lui prendre la main pour la baiser ; mais Jeanne, la retirant avec un mouvement plein de dignité, lui dit d’une voix dont elle ne pouvait maîtriser l’émotion :

— J’ai, monsieur, un très-sérieux entretien à avoir avec vous. Vous permettrez que je donne des ordres pour que nous ne soyons pas interrompus.

M. de Bracciano s’inclina.

— Mon enfant, je me retire, dit la princesse de Montlaur.

Un moment Jeanne hésita avant de laisser sa tante s’éloigner. Pourtant elle s’y résolut, craignant que l’étonnement, que la douleur que manifesterait peut-être madame de Montlaur, ne la fit faillir de sa résolution.

— Ma tante, j’irai chez vous tout à l’heure, dit-elle à la princesse de Montlaur, qui la regardait avec une sorte d’inquiétude.

Jeanne la reconduisit jusqu’à la porte du premier salon.

— Qu’avez-vous donc, mon enfant ? lui dit tout bas sa tante, vous semblez agitée ! En vérité, vous m’effrayez presque !

— Rassurez-vous, ma bonne tante, ce n’est rien. Seulement, veuillez m’attendre chez vous.

— Soit… mais venez le plus tôt possible, car je ne sais pourquoi je suis inquiète malgré moi, dit la princesse en s’en allant.

Madame de Bracciano alla retrouver son mari.

Lorsque Jeanne se trouva avec lui, cette pensée, rapide comme la foudre, traversa son esprit :

« Si M. de Bracciano refusait le divorce ! »

Et Herman était là, sur le point de mourir, et elle venait de lui donner un radieux espoir…

Il n’y avait pas à hésiter ; il lui fallait à tout prix obtenir ce qu’elle désirait.

La malheureuse femme sentit un moment son cœur se glacer à l’aspect de son mari. Calme, impassible, il l’observait attentivement par-dessus ses besicles d’or, qu’il avait abaissées sur son nez droit et aigu comme le museau d’une belette.

— Je suis à vos ordres, madame, seulement je vous demanderai la permission de m’asseoir… je suis longtemps resté debout aux Tuileries, et je me trouve très-fatigué. Ah ! j’oubliais de vous dire que l’empereur s’est plaint, d’ailleurs le plus gracieusement du monde, de ce qu’il ne vous avait pas vue depuis quelque temps. J’ai pris sur moi, et j’espère que vous m’approuverez… j’ai pris sur moi de lui promettre qu’à l’avenir vos absences de la cour seraient moins longues… je vous engage très-instamment à tenir cette promesse. Le plus grand emploi de la maison de l’impératrice n’est pas encore donné, et j’ai tout lieu de croire que vous l’obtiendriez facilement, en montrant un peu plus d’assiduité au château.

Madame de Bracciano fut atterrée. Le début de cet entretien était si éloigné du sujet qu’elle voulait amener, que, réfléchissant au moyen d’y arriver, elle répondit presque machinalement : — Oui, monsieur.

— Je n’attendais pas moins de vous, madame, dit M. de Bracciano d’un air très-satisfait, et, se rapprochant de sa femme, il lui dit confidemment :

— Vous ne sauriez croire l’immense intérêt que j’attache à la réussite de ce projet ; puisque vous êtes si bien disposée à cet égard, je puis tout vous dire. Eh bien ! d’après les questions et les gracieux reproches de l’empereur sur votre absence, je ne doute pas qu’il ne songe à vous pour la surintendance de la maison de l’impératrice… fonctions des plus importantes, que votre cousine madame la princesse de Guéménée remplissait, je crois, avant la révolution auprès de la reine de France.

Jeanne voyait avec terreur la conversation prendre cette tournure confidentielle ; elle sentait qu’il lui faudrait presque arriver sans transition à la dangereuse question qu’elle voulait soulever ; pourtant elle espéra trouver un prétexte, sinon de rupture, du moins de discussion, dans le sujet même dont son mari l’entretenait alors.

Elle reprit donc : — Je ne sais, monsieur, quel intérêt vous avez à ce que j’accepte ces fonctions auprès de l’impératrice, dans le cas où l’empereur me les offrirait ; il me semble que votre position est faite pour satisfaire à l’ambition la plus démesurée.

— Écoutez-moi, ma chère enfant, dit M. de Bracciano avec un accent de tendresse presque paternelle qui épouvanta Jeanne. Je puis, je dois tout dire à la compagne de ma vie. Jeanne fit un mouvement d’effroi. M. de Bracciano ajouta en souriant : — Non pas peut-être à la compagne de ma vie actuelle, mais à celle qui sera la compagne de ma vie dans quelques années. Quant au présent, je me rends justice. Vous êtes belle, jeune, charmante. Mes préoccupations politiques, mes fonctions, mes travaux, me rendent souvent sombre et morose ; je ne voudrais pour rien au monde venir attrister vos riantes années ; aveuglément confiant dans la loyauté de votre caractère, je vous laisse aussi libre que si vous étiez veuve. Vous avez vingt ans, c’est l’âge des galanteries, des doux propos, de coquetteries innocentes qui occupent l’esprit sans atteindre le cœur. Vous savez si j’ai jamais gêné, contrarié le moindre de vos désirs. Eh ! mon Dieu, pourquoi l’aurais-je fait ? Pouvais-je vous donner ce que je vous aurais défendu d’accepter des autres, petits soins, assiduités gracieuses ? Non, sans doute, je vous le répète, je sais que mon heure à moi n’est pas venue. Mais dans douze ou quinze ans, lorsque vous aurez reconnu le vide, le néant de ces amusements d’aujourd’hui, lorsque vous chercherez le bonheur domestique, ah… mon temps alors approchera. Croyez-moi, Jeanne, dès que, revenue de vos illusions de jeunesse, vous serez sur le seuil de l’âge mûr, c’est avec plaisir que vous serrerez la main qu’un sincère et vieil ami vous offrira pour vous aider à traverser une longue et paisible vieillesse.

Malgré l’expression de sécheresse et d’ironie habituelle à sa physionomie, M. de Bracciano semblait ému en prononçant ces paroles.

Jeanne, au comble de l’étonnement et de la douleur, car l’occasion qu’elle avait cru rencontrer lui échappait, Jeanne ne put s’empêcher de lui dire : — Mais, monsieur… ce langage…

— Vous surprend, n’est-ce pas ? Eh ! mon Dieu ! vous êtes si entourée, je suis moi-même si occupé que je n’ai guère le temps de vous parler… et puis, je craindrais de me faire haïr en vous importunant davantage… Je tiens tant à votre affection… Je bâtis tant de châteaux en Espagne, toujours pour nos vieux jours ! car c’est à cette époque que je vous attends, et que je veux vous séduire à tout prix, dit M. de Bracciano en souriant. Puis, prenant la stupeur de sa femme pour un acquiescement tacite, il reprit : — Ce qui, d’ailleurs, m’enhardit aujourd’hui, c’est que j’ai à vous parler de ces fonctions de surintendante. Entre nous, je considère votre acceptation comme très-grave, moins pour le présent peut-être que pour l’avenir. Et, je vous le répète, ma chère amie, c’est surtout vers l’avenir que se tournent mes regards, puisque je dois partager cet avenir avec vous. Ce que je vais vous dire, ajouta M. de Bracciano en baissant la voix, est du dernier secret. À cette heure, l’empereur domine le monde. Sa puissance est à son apogée. Il épouse la fille d’un grand monarque. Mais les plus brillantes fortunes ont leurs revers. Qui sait si son étoile ne pâlira pas, qui sait si le tout-puissant vainqueur d’aujourd’hui ne sera pas un jour trahi par le sort des armes auxquelles il demande trop peut-être ? Dans ce cas… (il faut tout prévoir) l’influence que votre esprit, que votre charme, vous auront nécessairement acquise sur l’impératrice, auprès de laquelle vous seriez placée, nous deviendront d’un puissant secours. S’il y a par malheur une réaction des souverains légitimes contre les souverains populaires, il se pourrait, comme le disait l’autre jour votre tante, que l’empereur d’Autriche fût obligé de faire cause commune avec eux ! Ce serait la cause de l’Europe contre la France… Alors l’impératrice serait peut-être appelée, sinon à devenir l’arbitre de ces grands démêlés… du moins à y prendre une large et glorieuse part ; … placée entre un père et un époux, sa position, habilement ménagée, pourrait lui donner une double et puissante influence… surtout si elle agissait d’après les conseils sages, habiles, éclairés, d’une amie justement aimée et écoutée. Dans ce cas, quelle que soit l’issue de la lutte qui s’engagerait entre l’empereur et l’Europe, l’amie, la confidente, pour ne pas dire la secrète directrice de la fille des Césars, serait assurée du sort le plus brillant, soit que l’empereur conservât son trône, soit que les Bourbons revinssent en prendre possession ; car dans les avis que l’amie dont je parle donnerait à l’impératrice, les intérêts des princes légitimes seraient plus ou moins vivement plaidés, selon les circonstances… Je n’ai pas besoin de vous dire que cette amie appartiendrait, par sa naissance, aux plus anciennes maisons de France… Eh bien ! Jeanne, ajouta le duc d’un ton de voix insinuant et contenant à peine les transports d’ambition qui s’élevaient en lui à cette pensée… Eh bien ! ma chère Jeanne, vous devinez facilement que c’est cet admirable rôle d’amie éclairée que je désirerais vous voir jouer auprès de l’impératrice.

— À moi, monsieur ? s’écria Jeanne.

— À vous, ma chère amie, n’en soyez pas étonnée ; vous le remplirez à merveille, grâce à votre séduction naturelle et aux habiles conseils d’un homme rompu à la politique de l’Europe, et assez revenu des exagérations du devoir pour savoir se plier aux circonstances, afin de les maîtriser à son profit.

La stupeur de Jeanne était si profonde qu’elle ne pouvait répondre un mot. Son mari, la croyant très-attentive, continua : — Si, au contraire, les fâcheux événements dont je vous parle n’arrivaient pas, si l’empire se consolidait, pour être plus restreinte, votre influence n’en serait pas moins grande, moins utile : l’empereur ne sera jamais dominé par un ministre… mais il peut l’être par sa femme sans s’en apercevoir… Vous ne sauriez croire combien il était bon pour l’impératrice Joséphine, et puis, voyez-vous, avec l’âge, l’ambition s’éteint, on recherche davantage les jouissances de la famille ; si l’impératrice donnait un fils à l’empereur, et qu’elle fût habilement dirigée par une amie dévouée, peu à peu elle finirait par prendre un très-grand ascendant sur Napoléon. Or, avec de la séduction, vous en avez, avec de l’habileté, on m’en reconnaît, vous sentez que nous pourrions, vous et moi, diriger et utiliser cet ascendant à notre gré… et peut-être au profit de notre position…

Craignant d’avoir été trop crûment ambitieux et d’avoir effarouché la délicatesse de sa femme, M. de Bracciano ajouta : — Vous pourriez ainsi, par exemple, rendre de grands services au parti royaliste… obtenir bien des grâces, non pour vous, qui êtes la personne du monde la plus désintéressée, mais pour les vôtres… Vous comprenez, ma chère enfant, que tout ceci est fort grave… Je n’en ai jamais dit un mot à personne ; je vous en parle parce que je compte sur vous pour m’aider à obtenir cette place qui, par suite, comme je crois vous l’avoir démontré, assure notre avenir, en tout état de cause, d’une manière inébranlable.

À mesure que madame de Bracciano avait écouté son mari, ses idées, d’abord confuses, s’étaient peu à peu éclaircies ; elle avait clairement distingué, à travers les semblants dont il avait coloré son discours, que le duc ne songeait qu’à se faire de sa femme un instrument qui, dans toutes les chances données, pût servir à son ambition et à ses ténébreux desseins.

Madame de Bracciano crut trouver un excellent prétexte à une grave discussion dans la proposition formelle que son mari venait de lui faire. Elle lui répondit, après un silence de quelques minutes :

— Je regrette beaucoup, monsieur, de venir contrarier vos projets ; mais je vous prie formellement de ne faire aucune démarche en mon nom ou au vôtre pour obtenir la place de surintendante de la maison de l’impératrice.

— Et pourquoi cela, madame ?

— Parce que l’empereur me l’offrirait demain, monsieur, que je la refuserais.

— Vous la refuseriez ! s’écria le duc stupéfait ; vous la refuseriez ! et tout à l’heure vous m’avez donné presque votre consentement ! vous m’avez encouragé à vous dévoiler tous mes plans, à vous dire mes plus secrètes pensées, ajouta-t-il en la regardant d’un air soupçonneux.

— Je ne vous ai rien promis, monsieur. Si je ne vous ai pas interrompu, c’est que je voulais voir jusqu’où pourrait aller votre ignorance complète de mon caractère…

— Que voulez-vous dire, madame ?

— Franchement, monsieur, me croyez-vous faite pour servir d’instrument à votre ambition, pour être la complice de vos menées souterraines ou de vos ingrates espérances ?

— Madame… vous vous méprenez, vous ne m’avez, je le vois, pas compris, dit froidement le duc, contenant son regret de s’être presque dévoilé.

Les âmes basses et méchantes redoutent toujours les trahisons qu’elles sont capables de faire, et le duc méconnaissait assez Jeanne pour craindre son indiscrétion au sujet de ce qu’il lui avait dit sur la chute possible de l’empereur.

— Je ne me méprends pas, monsieur ; vous m’avez positivement dit qu’une fois placée auprès de l’impératrice je pourrais, par mon habileté, acquérir assez d’influence sur elle pour diriger à mon gré et au vôtre l’ascendant qu’elle prendrait nécessairement sur l’empereur, et que, dans le cas où Napoléon tomberait un jour sous les efforts des rois coalisés…

— Madame, s’écria le duc en devenant pâle de crainte, pas un mot de plus, ce serait indignement abuser d’un moment de confiance et d’abandon.

— Monsieur, vous vous oubliez, je n’ai pas sollicité votre confiance… vous m’avez dit vos secrets… parce que vous me croyiez capable de servir des projets que je ne veux pas qualifier… Mais vous pouvez être tranquille et compter sur ma discrétion.

— Je fais mieux, madame, je compte assez sur votre bonté, et, s’il faut le dire, sur votre intelligence de vos devoirs, pour être certain que vous accepterez les fonctions que je demanderai formellement à l’empereur en votre nom.

Madame de Bracciano regarda son mari avec étonnement, et lui dit :

— Monsieur, cette insistance est au moins bizarre… et vous avez trop de bon sens pour y persister.

— Madame, dit froidement le duc, j’ai l’honneur de vous dire que vous accepterez les fonctions.

— Mais, monsieur…

— Madame, j’ai l’honneur de vous répéter que vous les accepterez…

— Mais, monsieur !

— Mais, madame, je le veux.

— Vous le voulez, monsieur !… Et de quel droit ? et quelle sera la puissance qui me forcera d’obéir ?

— Ma volonté, madame.

— Votre volonté !… monsieur ! l’ambition vous rend insensé !

— Pas tant que vous croyez… et pour prouver que j’ai l’esprit très-sain, écoutez bien, madame, ce que je vais vous dire. Depuis trois ans, je vous ai épousée ; grâce à moi, les grands biens de votre maison vous ont été rendus ; grâce à moi, vos parents dans l’exil ont été rappelés… C’est peu… ce n’est rien, je le veux bien… Vous êtes d’une antique noblesse, je suis Jérôme Morisson, fils de mes œuvres. L’empereur, dans son système de fusion, a voulu rallier l’empire à l’ancien régime par quelques mariages comme le nôtre ; c’est à ces vues toutes politiques que j’ai dû le bonheur d’être votre époux, je ne le nie pas. À peine marié, je ne me suis pas dissimulé l’antipathie que je vous inspirais. Qu’ai-je fait ? En ai-je montré le moindre ressentiment ? Non ; discrètement je me suis éloigné, vous laissant votre liberté ; ce que j’ai souffert de cette aversion, je ne l’ai jamais trahi, vous ne l’avez jamais su. Vous n’avez pas de vanité, madame, mais vous avez la conscience de ce que vous valez ; vous croirez donc que je n’exagère rien en vous disant qu’il m’a été pénible, cruel, de vivre seul, isolé dans mon intérieur, lorsque j’avais une femme jeune et belle. Je sais qu’autrefois, et entre grands seigneurs, rien n’était plus commun que ces existences complètement séparées et indifférentes l’une à l’autre ; mais, moi, je vis de nos jours… mais, moi, je suis du peuple, madame, et je pourrais à la fin trouver vos manières beaucoup trop aristocratiques pour moi.

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Vous allez le savoir, madame… Et, puisqu’il faut vous l’apprendre… je me lasse à la fin d’être seul à faire des sacrifices, je me lasse d’être compté pour rien dans mon ménage, je me lasse de vivre dans l’isolement. De deux choses l’une, madame : ou vous partagerez mon existence à la cour de l’empereur, ou je donnerai ma démission de mes emplois, et nous irons vivre paisiblement dans une de vos terres, afin de ne pas compromettre l’avenir. En un mot, ou j’assurerai ma position par votre adhésion à ce que je vous propose, ou j’abandonnerai une carrière qui, malgré les plus brillantes apparences, ne me paraît pas offrir des garanties assez suffisantes pour y engager l’avenir… C’est mon dernier mot.


CHAPITRE XII.

Le divorce.

(suite.)

Madame de Bracciano vit avec une secrète espérance sa conversation avec son mari s’engager dans cette voie de contradiction.

Croyant le moment favorable pour parler d’un projet qui, pour ainsi dire, palpitait en elle, Jeanne dit au duc :

— Je vous remercie, monsieur, de poser les faits aussi nettement ; je ne serai pas moins franche. Je refuse absolument d’être attachée à l’impératrice en quelque qualité que ce soit.

— Vous refusez, madame… prenez bien garde…

— J’envisage parfaitement bien, monsieur, toutes les suites de mon refus.

— Allons, madame, dit le duc avec un sourire amer, soit… je n’ai pas le droit de me plaindre… je trouve de trop grandes compensations dans l’avenir qui me reste : passer tous les instants de ma vie près de vous, oublier les vanités de l’ambition pour le bonheur domestique ; jouir enfin, maintenant, dans votre intimité, de cet avenir paisible que je ne croyais réservé qu’à mes vieux jours… c’est, après tout, se vouer au vrai bonheur et renoncer à des félicités menteuses.

Le cœur de Jeanne battait à se rompre : elle avait sur les lèvres le mot fatal de divorce ; l’entretien en était arrivé à ce point qu’elle ne pouvait hésiter davantage ; elle répondit d’une voix émue :

— L’intimité… la vie intérieure dont vous parlez, monsieur… est désormais impossible entre nous.

— Impossible… madame ?

— Oui, monsieur. Pour vivre ainsi dans l’isolement et dans la retraite, il faut se trouver liés l’un à l’autre par de grands rapports de caractère, d’âge, d’esprit, d’habitudes…

— Ah çà ! madame, parlez-vous sérieusement ? Suis-je ou non votre mari ?

— Je ne vous ai pas caché, monsieur, les causes qui m’ont fait consentir à notre union : ma reconnaissance profonde pour une parente qui m’avait élevée, et dont j’assurais ainsi l’existence…

— Ceci est en vérité très-flatteur pour moi, mais je voudrais savoir le résultat de toutes les impossibilités que vous m’alléguez.

— Le résultat, monsieur, est que je ne consentirai jamais à vivre avec vous dans une de nos terres.

— C’est fabuleux ! dit le duc en passant la main sur son front comme s’il ne croyait pas à ce qu’il entendait. Ah çà ! madame, vous voulez plaisanter apparemment ? Vous me croyez donc bien stupide ou bien aveugle ? Vous ne consentirez jamais à vivre avec moi dans une de nos terres, dites-vous. Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que je n’ai pas mes droits ? Est-ce que je ne sais pas comme on vient à bout des femmes capricieuses et folles ? Est-ce que vous croyez que, parce qu’il vous plaira de me dire non, je n’aurai pas le courage et la volonté de vous dire si ?

En parlant ainsi, le duc, dont la colère s’était jusqu’alors contenue, et qu’il réprimait à peine, s’animait de plus en plus.

— Mais je suis absurde de vous répondre seulement… J’ai été trop faible jusqu’à présent : j’ai demandé, j’ai supplié au lieu d’ordonner ; j’ai subi mille ennuis dont je devais me débarrasser, à commencer par votre tante, qui, dès demain, puisqu’il en est ainsi, quittera cette maison. Ah ! madame, vous ne savez pas à qui vous avez affaire… je saurai vous réduire.

— Ces discussions sont indignes de vous et de moi, monsieur, elles prouvent seulement que désormais il nous serait impossible de vivre ensemble… Il est un moyen de tout concilier ; l’empereur a donné lui-même l’exemple… du divorce !

Jeanne dit ces mots avec un calme, avec une assurance parfaite, quoique l’émotion qu’elle comprimait fût terrible.

M. le duc de Bracciano fit entendre un bruyant éclat de rire sardonique.

— Ah, ah, ah… le divorce… c’est en vérité fort commode et parfaitement bien imaginé…

Deux larmes brûlantes brillèrent un instant dans les yeux de Jeanne ; elle reprit d’une voix altérée :

— Ce n’est pas d’aujourd’hui, monsieur, que j’ai songé à une séparation. Jamais je ne consentirai à ce que vous exigez de moi. Je vous dis que cette séparation est indispensable !

— Indispensable ! ah çà ! vous rêvez, madame. Est-ce que je consentirai jamais à un divorce, moi ? Est-ce que vous savez seulement dans quelle condition le divorce est possible ? Est-ce que vous connaissez les entraves de toutes sortes dont l’empereur lui-même… Mais je suis fou de répondre sérieusement à une folie, à une boutade d’enfant gâtée… Mille pardons, madame, voici l’heure du conseil d’État… Réfléchissez à ce que je vous ai dit, croyez-moi… ne me poussez pas à bout… Faites ce que je vous demande dans votre intérêt et dans le mien… ou sinon, tenez… vous ne savez pas… vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que le pouvoir incessant d’un mari… résolu à être le maître… absolument le maître chez lui… J’aurai pour moi la loi, le droit, l’opinion publique, l’appui de l’empereur, car on n’a pas le moindre reproche à faire à ma conduite envers vous… Adieu, madame, n’essayez pas une lutte dans laquelle vous n’auriez pas l’avantage, je vous en préviens.

Le duc fit un mouvement pour sortir. Jeanne, égarée par le désespoir, par la crainte, tomba à ses genoux, et s’écria en joignant les mains : — Monsieur, par grâce… par pitié… ne me refusez pas…

— Vous refuser… mais quoi, madame ? dit le duc stupéfait, et tâchant de relever sa femme.

— Consentez à ce que nous nous séparions, monsieur… Lorsque tout à l’heure je vous ai demandé un moment d’entretien, c’était pour vous demander cela. Eh bien ! oui… je vous l’avoue… il m’est impossible de continuer à vivre avec vous. Je ne vous accuse pas… c’est moi seule qui ai tort… Quand j’ai contracté cette union, j’étais si jeune que je ne prévoyais pas l’avenir… Vous ne savez pas ce que je souffre, monsieur. Par pitié, ne me rendez pas à tout jamais malheureuse… ne me poussez pas au désespoir… Il existe maintenant entre nous un abîme infranchissable… soyez bon… soyez généreux… consentez à notre séparation.

— Mais vous êtes folle, madame… mais c’est impossible… mais pour quelle raison ?

— Par pitié, monsieur… je vous dis que nous ne pouvons plus vivre ensemble… Je vous dis qu’il est des raisons qui rendent cette séparation indispensable… je vous dis que je mourrai plutôt, voyez-vous, que de rester dans cette maison !

En entendant ces mots, prononcés avec l’accent de la vérité, en voyant la pâleur, les larmes, le bouleversement de la physionomie de Jeanne, M. de Bracciano resta stupéfait, croisa ses bras sur sa poitrine, et dit d’une voix sourde, pendant que sa femme, la tête cachée dans ses deux mains, éclatait en sanglots :

— Je comprends tout… maintenant ! Il est donc vrai… Je ne m’étais pas trompé… j’avais été assez sot pour croire à l’honneur de cette femme… comme si dans sa caste on n’était pas corrompu en naissant !

À ces paroles outrageantes, madame de Bracciano se releva vivement, les joues colorées d’indignation, l’œil étincelant de fierté.

— Pas un mot de plus, monsieur, s’écria-t-elle avec un geste de dignité sublime ; pas un mot de plus ! ne profanez pas, par vos odieux soupçons, le sentiment le plus pur qu’il y ait au monde… Eh bien ! oui… j’aime… j’aime avec passion… j’aime avec délire le plus noble des hommes !

— Elle l’avoue… Vit-on pareille impudence ! s’écria le duc avec rage.

— Oui, je l’avoue… parce que je serais morte mille fois plutôt que de flétrir le nom que vous m’avez donné et que j’ai librement accepté !… Oui, j’avoue cet amour, parce qu’il honore celle qui le ressent autant que celui qui l’inspire… Oui, j’avoue cet amour, parce que vous comprendrez peut-être maintenant que nous devons être à jamais séparés.

— À jamais séparés ! s’écria le duc ; ah ! vous croyez cela, madame ? Ah ! vous croyez qu’il ne s’agit que d’aimer le premier muguet venu pour venir dire ensuite à l’honnête homme à qui vous appartenez devant Dieu et devant la loi : Séparons-nous, monsieur ; j’aime avec passion, j’aime avec délire ? Ah ! vous donnez un crime pour excuse à une séparation sacrilège !… En effet, madame, il faut que vous aimiez jusqu’à la folie pour oser me tenir un tel langage, pour avoir cru que je serais assez misérable ou assez sot pour consentir à un divorce après un tel aveu…

— Mais que pouvez-vous prétendre, monsieur, d’une femme qui vient vous dire que son cœur ne vous appartient plus, qu’il ne vous a jamais appartenu ? Après cette terrible explication, pouvons-nous rester sous le même toit ?… Eh bien ! j’admets, monsieur, que vous vous refusiez à un divorce… demain, aujourd’hui même… moi et ma tante, n’abandonnerons-nous pas cette maison pour n’y jamais rentrer ?

Le duc avait, peu à peu, repris l’empire qu’il avait toujours eu sur lui ; il se calma, ses traits offrirent l’expression d’un sang-froid sardonique, plus effrayant que la colère.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, madame… Votre tante quittera cette maison ce soir ; mais vous, jamais… Ah ! nous en sommes aux aveux ! eh bien ! tant mieux, madame, vous me mettez à l’aise… Vous m’avez avoué votre criminel amour pour me prouver que nous devions nous séparer ; moi, je vais vous avouer toutes les causes honteuses qui m’empêchent de me séparer de vous.

— Vous m’épouvantez, monsieur…

— C’est un pressentiment, madame. Écoutez-moi donc… Je suis fils d’un artisan… J’étais sans nom, sans fortune, lorsque la révolution éclata ; je m’y jetai à corps perdu, je fis mon chemin ; l’empereur arriva, il acheva ma fortune. Mais cette fortune était précaire, je tenais tout de lui, je pouvais tout perdre avec lui. Vous ayez le cœur tendre, madame, eh bien ! moi, je suis cupide, je suis ambitieux, je suis glorieux : voilà pourquoi ma position ne me satisfaisait pas. J’avais des places, et pas de patrimoine ; j’étais duc de Bracciano, mais Jérôme Morisson n’avait aucune alliance ; sa noblesse d’hier n’avait pas de racines… L’empereur résolut de m’unir à vous, madame. Ce mariage satisfaisait ma cupidité. L’empereur vous a rendu, à vous et à votre tante, pour plus de quatre millions de biens fonciers… ce mariage satisfaisait mon ambition et ma vanité, car il m’alliait à une des plus anciennes maisons de France ; et, dans le cas où l’empire ne durerait pas, dans le cas où les Bourbons reviendraient sur le trône (que vous m’aidiez ou non dans mes projets relatifs à l’avenir), je veux ménager nos parents, de telle sorte que je trouve en eux les auxiliaires les plus dévoués… si un jour ils m’étaient nécessaires. Voilà, madame, pour quelles raisons tant que j’aurai un souffle de vie, tant que j’aurai l’ombre d’une volonté, je ne consentirai jamais à un divorce.

— Eh bien ! monsieur, s’écria Jeanne, je comprends tout… maintenant ! Gardez mes biens, je vous les abandonne… Laissez-moi seulement la pension la plus modique… Je ne prétends à rien de plus… À ce prix, consentez à notre séparation.

— Si vous aviez la tête à vous, madame, je pourrais m’offenser de cette offre, qui est un nouvel outrage. En admettant même que je fusse assez misérable pour accepter ce que vous me proposez, le divorce me priverait d’une alliance à laquelle je tiens pour mille raisons que je vous ai suffisamment déduites.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Jeanne en cachant sa figure dans ses mains.

— C’est vous, madame, qui m’avez donné l’exemple de la franchise. Tant pis si ce que je dis vous blesse. Quant à votre cœur, j’y ai peu compté… je ne me fais pas illusion ; mais je vous croyais des principes assez sûrs pour ne pas craindre de jouer le rôle d’un mari trompé… J’essayai pourtant de vous plaire… Je n’y réussis pas… Je me consolai en pensant aux avantages réels que m’offrait votre union… Quoique les airs dédaigneux et les sarcasmes de votre tante me fussent insupportables, je consentis à habiter avec elle ; quoique votre intimité avec votre cousin le colonel de Surville me déplût, je vous répète que je vous croyais des principes assez sûrs pour voir cette liaison avec impatience, mais sans crainte sérieuse… Je m’étais trompé… M. de Surville a indignement abusé de la facilité qu’il avait à vous voir.

M. de Surville ! s’écria Jeanne stupéfaite… M. de Surville !  !…

— Eh ! mon Dieu, madame, je vous crois ; cet amour a été tout platonique, tant mieux… Mes soupçons étaient faux, tant mieux encore… Vous aimeriez mieux mourir que de trahir vos devoirs… tant mieux encore, je le crois fermement. Vous vivrez et vous ne les trahirez pas, je vous en réponds, car maintenant je vous surveillerai… À son retour, M. de Surville ne mettra pas les pieds chez moi ; et dès demain, votre tante quittera cette maison… Maintenant, madame, j’espère que vous devez être désormais convaincue qu’il est inutile de prononcer le mot de divorce ; vous me paraissez assez peu connaître les lois, je vous apprendrai donc une fois pour toutes que le divorce ne peut avoir lieu que par consentement mutuel ou pour sévices graves, incompatibilité d’humeur. Quant au premier moyen, je n’y donnerai jamais mon consentement ; quant aux seconds, j’ai toujours eu pour vous les égards et le respect que votre position commandait. L’incompatibilité d’humeur se révèle par des violences, et je défie qu’on me cite un fait de cette nature. Enfin, pour donner un dernier coup, un coup mortel à vos espérances, madame, je dois vous dire que, par cela même que l’empereur vient de divorcer et que cette mesure a été d’une extrême gravité, il est trop grand politique pour ne pas se montrer inexorable pour les abus qu’on voudrait tenter d’introduire en s’autorisant de son exemple ; je vous dirai qu’il a formellement refusé son adhésion à deux divorces, dont l’un était demandé par consentement mutuel, et dont l’autre semblait autorisé par la conduite scandaleuse de la femme et les plaintes fondées du mari… Comme vous pourriez douter de ce que je vous dis, je vous apporterai, en revenant du conseil d’État, les notes écrites de la main même de l’empereur sur ces demandes… Mille pardons, madame, je me rends aux Tuileries.

— Je vous y accompagnerai, monsieur, dit tout à coup madame de Bracciano en essuyant ses larmes et en relevant la tête avec dignité. Je me jetterai aux genoux de l’empereur, et je lui dirai tout.

— Ce n’est pas vous, mon enfant… c’est moi qui vais à l’instant parler à l’empereur, dit la princesse de Montlaur en ouvrant la porte de la chambre à coucher de madame de Bracciano.

— Ma tante ! s’écria Jeanne en se précipitant dans les bras de la princesse.

— Vous nous écoutiez, madame !… dit insolemment le duc de Bracciano.

— Dieu et une mère peuvent tout entendre, monsieur… répondit madame de Montlaur avec dignité ; puis elle dit à sa nièce, en la reconduisant doucement jusqu’à la porte de sa chambre : Rentrez chez vous, mon enfant… Attendez-moi.

Jeanne, brisée par tant d’émotions, tomba accablée sur un fauteuil ; sa tante ferma la porte, revint dans le boudoir, sonna, et dit à M. de Bracciano, avec un sourire de mépris écrasant :

— Monsieur Morisson, vous êtes bien lâche ; mais vous êtes bien cruel…

Un valet de chambre entra.

— Ma voiture, dit la princesse.


— Comment, madame ! s’écria M. de Bracciano, vous allez…

— Aux Tuileries… tout dire à l’empereur.


CHAPITRE XIII.

Réflexions.


On ne saurait dire avec quelle anxiété cruelle madame de Bracciano attendait le retour de sa tante.

La malheureuse femme envisageait alors les immenses difficultés qu’elle aurait à vaincre pour décider son mari à une séparation. Le temps pressait, Herman pouvait mourir.

M. de Bracciano s’était dévoilé avec une si cruelle franchise, qu’elle n’avait plus d’espoir que dans la volonté toute-puissante de l’empereur.

Depuis une heure sa tante était partie ; tantôt elle augurait bien de la longueur de son entrevue avec l’empereur Napoléon ; tantôt, au contraire, elle y voyait un fatal pronostic.

À chaque instant elle se levait de son fauteuil pour aller à la fenêtre ; à chaque voiture qui passait devant la grande porte ouverte de l’hôtel, elle tressaillait involontairement.

Tout à coup le trot précipité d’un cheval entrant dans la cour se fit entendre.

Jeanne courut à la fenêtre et vit un palefrenier à la livrée de l’empereur parler au concierge.

Le concierge sortit en courant de sa loge et se dirigea vers le vestibule.

Dans sa fiévreuse impatience, madame de Bracciano sonna une de ses femmes.

— Mademoiselle, allez voir ce que veut cet homme à la livrée de l’empereur.

Cinq minutes après, la femme de chambre rentra.

— Madame la duchesse, cet homme vient sans doute d’apporter à M. le duc l’ordre de se rendre à l’instant au château, car M. le duc a aussitôt demandé ses chevaux…

En effet, peu de temps après, la voiture de M. de Bracciano sortit de l’hôtel.

Ce nouvel incident vint augmenter la perplexité de Jeanne et lui donner pourtant une lueur d’espoir.

L’empereur désirait voir le duc, sans doute il hésitait à se prononcer ; mais quelle serait l’issue de cette entrevue ?

En réfléchissant à sa position, Jeanne s’avouait qu’elle n’avait aucun reproche grave et fondé à faire à M. de Bracciano.


Il était cupide, ambitieux ; il comptait sur la fortune et la naissance de sa femme pour servir ses projets ; mais ce n’est que poussé à bout par la demande du divorce qu’il avait révélé ses vues intéressées ; et ces vues, les avouât-t-il à l’empereur, ne suffiraient pas sans doute pour autoriser une séparation.

Alors, ainsi que cela arrive toujours, Jeanne se demanda, mais trop tard, comment elle n’avait pas songé à la possibilité d’un refus de la part du M. de Bracciano ! Elle avait trouvé dans cette union si peu d’intérêt ; elle se croyait même si peu liée par la reconnaissance envers M. de Bracciano (puisqu’après tout les biens qu’on lui rendait avaient appartenu à sa famille, à elle), qu’elle avait jugé des sentiments de son mari d’après les siens propres.

Malgré la fermeté de son caractère, Jeanne osait à peine soulever cette terrible question : Si l’empereur refuse le divorce !…

Alors elle tombait dans des épouvantes sans fin… de quelque côté qu’elle jetât les yeux, elle ne voyait que des abîmes. Herman mourant… une vie entière passée avec un homme qu’elle abhorrait…

Puis, par un douloureux contraste, des visions charmantes venaient traverser son esprit ; elle se voyait la femme d’Herman, vivant heureuse, ignorée, dans une douce obscurité… Alors elle maudissait, au milieu de sanglots désespérants, l’impitoyable méchanceté de M. le duc de Bracciano, qui d’un mot pouvait réaliser tant de rêves.

Ainsi que les gens absorbés par l’unique pensée qui les domine, elle ne pouvait comprendre le refus de son mari, à qui elle avait pourtant offert sa fortune entière.

À ces violents déchirements de l’âme succédait un morne abattement ; ainsi, après avoir en vain tâché d’ébranler la grille de son cachot dans un accès de rage désespérée, le captif retombe anéanti sur le sol…

Telles étaient la candeur et la noblesse de son cœur, que jamais il ne vint à la pensée de Jeanne de faire un honteux compromis entre ses devoirs et son amour.

Ce qu’il y avait de plus horrible dans sa position, c’était cette affreuse pensée, que Herman allait mourir… Herman allait mourir… Après avoir été un instant bercée d’une mensongère espérance, idée fixe, incessante, qui surmontait toutes les autres comme le glas d’une cloche funèbre surmonte tous les autres bruits !  !  !…

Jeanne interrogeait la pendule avec une anxiété dévorante… Ses yeux étaient secs, brûlants, ses lèvres décolorées, sa pâleur livide.

Tout à coup elle parut frappée d’une idée subite, elle écarta lentement les longues boucles de cheveux qui lui couvraient le front, puis, attachant sur le plancher un coup d’œil fixe, elle sembla réfléchir profondément.

Après quelques moments, elle se leva brusquement, croisa ses bras sur sa poitrine… Sa physionomie exprimait une résolution terrible !… ses yeux brillaient d’un feu sombre… — Oh ! que j’étais lâche !… s’écria-t-elle avec amertume !

À ce moment, une voiture entra dans la cour de l’hôtel…

Jeanne se précipita à la fenêtre ; elle reconnut les gens de sa tante…

— Si l’empereur refuse !  ! J’y suis décidée,… dit-elle d’une voix sourde…

Réparant à la hâte le désordre de sa toilette, tâchant de comprimer tant de violentes émotions, elle attendit la princesse de Montlaur.


Le colonel de Surville.


CHAPITRE XIV.

L’entrevue.


— Eh bien ! ma tante ! L’empereur ?

— Du courage, mon enfant, ma fille… dit la princesse en embrassant sa nièce avec effusion…

— Tout est fini, il n’y a plus d’espoir ! s’écria madame de Bracciano ; et elle se couvrit le visage de ses deux mains.

— Jeanne, du calme, de la résignation, ne vous désespérez pas ainsi. Hélas ! je ne veux pas vous faire de reproches ; mais si vous m’aviez consultée avant de faire celle fatale démarche, vous vous seriez épargné bien des chagrins. Vous le savez, je considère le divorce comme un acte réprouvé par la religion ; et d’ailleurs, votre mari vous avait dit sur quelles raisons, malheureusement trop vraies, l’empereur devait, dans les circonstances présentes, s’opposer à des actes de cette nature. Je ne pouvais donc avoir que bien peu d’espoir. Il eût été indigne de vous et de moi d’abuser des confidences de M. de Bracciano, tout odieuses qu’elles étaient, sur ses projets à venir dans le cas où son maître serait renversé… J’ai dû me borner à peindre à l’empereur avec conviction, avec chaleur, les causes qui vous rendaient votre union pénible : la différence d’âge, de goûts, d’habitudes, qui existait entre vous et votre mari ; et insister surtout sur le noble dévouement qui vous avait décidée à ce mariage, alors que vous étiez à peine capable de comprendre toute la portée de l’engagement que vous contractiez. Je le suppliai d’obtenir de M. de Bracciano qu’il vous laissât vous retirer dans une de vos terres et vivre avec moi ; cela eût évité le scandale et l’éclat. À ces mots, l’empereur me répondit d’un air sévère : « Madame, je déteste les mauvais ménages ; je ne crois pas aux incompatibilités d’humeur, ce sont là des visions de femmes ennuyées, romanesques. Si madame de Bracciano a quelque faute grave à articuler contre son mari, qu’elle parle, j’en ferai justice ; sinon, je laisserai à celui-ci le droit, le pouvoir que la raison, que la loi lui donnent sur sa femme. » Hélas ! mon enfant, je lui parlai en vain du caractère morose, atrabilaire de votre mari ; il me répondit en me regardant fixement : « Madame la maréchale, vous êtes la plus honnête femme que je connaisse ; je ne sais pas de caractère plus noble et plus équitable que le vôtre. Franchement, que penseriez-vous de moi si, pour satisfaire à un caprice de votre nièce, j’abusais de mon pouvoir pour l’enlever à son mari, en lui ordonnant de se séparer d’elle ? »

Entre nous, Jeanne, que pouvais-je répondre ? il avait raison ; et je devins muette devant la justice et la vérité.

« D’ailleurs, reprit l’empereur, il n’est pas dans mes habitudes de condamner les gens sans les entendre. » Il sonna en disant ces mots, et donna ordre d’aller sur-le-champ chercher M. de Bracciano. « Devant vous, madame, reprit-il, je l’interrogerai ; je lui ferai part des désirs de madame votre nièce. Tout ce que je puis faire, à votre seule considération, c’est de vous promettre que, si M. de Bracciano consent à ce que sa femme vive loin de lui, j’y consentirai, quoique, je vous le répète, je trouve ces sortes de séparations du plus mauvais, du plus dangereux exemple. » Je ne pouvais, vous le sentez, m’opposer à la volonté de l’empereur. Votre mari vint. Son maître lui dit toute notre conversation. Quoiqu’il vît par là que j’avais eu la générosité de taire les seules circonstances qui auraient peut-être pu, en irritant l’empereur contre lui, le disposer à nous écouter favorablement, M. de Bracciano eut l’indignité de dire, en affectant une confiance et une résignation hypocrites, qu’il ne vous accusait pas de cette démarche si pénible pour lui, qu’il croyait votre conduite au-dessus de tout reproche, mais que vous aviez été sans doute poussée à cette fâcheuse démarche par un de vos parents qui avait sur vous une dangereuse influence, en un mot, par M. de Surville…

Jusqu’alors Jeanne avait écouté sa tante avec une sorte de stupeur ; voyant tout espoir perdu pour elle, elle poursuivait, dans sa pensée, avec une douloureuse ténacité, la résolution fatale qu’elle venait de prendre ; mais, au nom de M. de Surville, elle releva brusquement la tête et s’écria : — Raoul !… il a accusé Raoul…

— Hélas ! oui, dit madame de Montlaur, qui, sans regarder Raoul comme l’instigateur du divorce, croyait au moins sa nièce sérieusement occupée du colonel. Alors, mon enfant, je ne saurais vous dire la colère de l’empereur.

« Surville !… s’est-il écrié, Surville, que je traitais comme mon fils… que j’ai comblé, lui que je croyais un homme d’honneur par excellence, jouer un rôle si odieux… Abuser de sa parenté pour porter le trouble dans une union formée par mes soins ; c’est indigne… Me manquer à ce point… quand, à cette heure encore, je lui donne la plus grande marque de confiance qu’on puisse donner à un homme. »

— Mais c’est infâme ! s’écria Jeanne. Raoul est innocent de ce qu’on lui reproche !

— Eh ! sans doute, mon enfant ; c’est ce que je me suis hâtée de dire, d’affirmer à l’empereur.

— « Sire, me suis-je écriée, vous m’avez dit tout à l’heure que vous croyiez à la sûreté de ma parole… Eh bien ! je jure à Votre Majesté que M. de Surville est étranger à la détermination que madame de Bracciano veut prendre.

— « Je ne doute pas que vous n’ayez la conviction de ce que vous affirmez, madame, me répondit l’empereur d’un ton sec, mais il se peut que votre conviction ait été surprise… Vous avertirez votre nièce, madame, que, loin d’encourager ses folies, pour ne pas dire ses criminelles espérances, je prêterai à son mari, que j’aime et que j’estime, tout l’appui qu’il peut attendre de moi… et que d’ailleurs la loi lui garantit… Quant à M. de Surville, je lui laverai la tête d’importance. » Et, sans attendre ma réponse, il me salua de la main et rentra dans son cabinet, suivi de M. de Bracciano… Pour la première fois de ma vie je regrettai presque pas de n’avoir pas commis une méchante action… car si l’empereur n’avait pas disparu si tôt, peut-être aurais-je été capable de lui dévoiler l’abominable duplicité de M. de Bracciano.

— Pauvre Raoul, dit tristement Jeanne ; il est donc vrai que je serai fatale à tous ceux qui me porteront intérêt… Puis elle ajouta, en se parlant à elle-même : Ses pressentiments ne le trompaient pas… Cet amour devait être malheureux… oh ! bien malheureux…

— Que dites-vous, mon enfant ? dit madame de Montlaur.

— Rien… rien… ma tante, reprit Jeanne en sortant de sa rêverie. M. de Bracciano m’avait déjà parlé de ses soupçons sur Raoul ; je lui avais dit combien ils étaient peu fondés… il ne m’a pas crue… il l’a lâchement accusé auprès de l’empereur… et Dieu sait si j’ai été un moment guidée dans ma résolution par la pensée de Raoul.

Madame de Montlaur regardait sa nièce avec un étonnement douloureux ; elle voyait dans les paroles de Jeanne et un mensonge et un manque de confiance qui lui faisaient mal. Après quelques moments de silence, elle lui dit d’une voix émue : — Mon enfant, il est certains secrets qu’une mère seule aurait le droit de demander à sa fille… Je ne vous ferai pas de questions… quoique votre détermination de divorcer d’avec M. de Bracciano me donne lieu de croire que vous n’êtes si jalouse d’obtenir votre liberté que pour vous unir à une personne que vous aimez depuis longtemps.

— Et cela est vrai, ma tante, lui dit Jeanne d’une voix calme, mais affaiblie ; il faut renoncer à cet espoir… j’y renonce.

— Vous souffrez affreusement… Malheureuse enfant ! dit madame de Montlaur, sans s’arrêter à ce que les paroles de Jeanne devaient avoir d’inexplicable pour elle ; puis, les yeux baignés de larmes, elle prit tendrement les mains de sa nièce dans les siennes.

— Moi… non… non, ma tante, je ne souffre plus… On ne souffre que du doute… l’agonie seule est douloureuse…

— De quel accent vous me dites cela, Jeanne !… Jeanne, vous m’effrayez.

— Vous avez tort, ma tante… je suis calme. Je vois maintenant clairement l’avenir qui m’est réservé… Un sourire sardonique et froid vint planer sur ses lèvres ; elle ajouta : — Vivre désormais avec M. de Bracciano… être près de lui… vivre dans son intimité… échanger avec lui mes plus secrètes pensées…

— Mais, Jeanne, je vous dis que vous m’épouvantez… s’écria la maréchale en se levant à demi et en saisissant la main de sa nièce qui la lui abandonna machinalement et continua d’un air égaré :

— Servir d’instrument à son ambition… à ses trahisons… partager avec lui le fruit de nos perfidies communes… Ah !… ah !… ah !… c’est un avenir digne de moi… C’est bien l’avenir que j’avais rêvé.

L’inquiétude de la princesse fut au comble, lorsqu’elle entendit l’éclat de rire étrange de sa nièce ; elle tâcha de la rappeler à elle-même, lui prodigua les plus tendres caresses, la serra plusieurs fois contre son cœur.

Au bout de quelques minutes, Jeanne sembla sortir d’un songe pénible, regarda fixement sa tante, passa ses mains sur ses yeux, et se rappelant sans doute tout à coup ce qui s’était passé : — Ma tante… ma tante… il est donc vrai, plus d’espoir ! s’écria-t-elle avec un douloureux gémissement.

— Si mon enfant, il y a toujours de l’espoir. Dieu ne nous abandonne jamais ; votre conduite a toujours été irréprochable, elle vous sera comptée… Le temps… l’oubli… calmeront peu à peu ces blessures aujourd’hui si cuisantes. La conscience de remplir noblement un devoir vous aidera à supporter vos chagrins ;… vous regarderez autour de vous… et vous vous consolerez peut-être en songeant à ceux qui sont plus à plaindre encore.

— Sans doute, ma tante, vous avez raison, dit Jeanne avec une apparente résolution… l’oubli… calme toutes les douleurs ; ne pensons plus à cela… comme dit l’empereur, ce sont des folies de jeune femme… je reprendrai ma vie habituelle… que faire contre l’impossible ?… se résigner, n’est-ce pas ? Eh bien !… je me résignerai.

— Vrai !… bien vrai, Jeanne… Hélas ! mon enfant, cette louable résolution me paraît bien prompte.

— Pourquoi, ma tante ? dit Jeanne en essuyant ses yeux et en tâchant de sourire. Vous savez que j’ai du courage quand je le veux… Eh bien ! je me dis… ce que je désirais de toutes les forces de mon âme ne se peut réaliser… Que faire ? souffrir ! Je souffrirai… je mettrai ma confiance en Dieu… et peut-être aura-t-il pitié de moi !

Madame de Bracciano semblait si convaincue de ce qu’elle disait, que la princesse se sentit un peu rassurée.

— Sans doute, dit-elle, cet orage se calmera. Tel indigne que soit un homme, il rougit toujours de certains torts… En ne vous accablant pas de sa présence. M. de Bracciano voudra vous faire oublier les odieuses révélations qu’il vous a faites… Vous serez, sinon heureuse, du moins tranquille… Libre à vous de chercher au fond de votre cœur de doux et consolants souvenirs.

— Cela est vrai, ma tante… maintenant j’envisage cela comme vous… Pardonnez-moi seulement la peine que j’ai pu vous causer… des démarches toujours pénibles pour vous… À cette heure je préfère presque qu’il en soit ainsi, comme je vous le disais… Mon sort est fixé, je sais ce qui me reste… ce que je perds… ce qui m’attend.

À ce moment, on frappa à la porte de la chambre de madame de Bracciano.

Elle ordonna d’entrer, et une de ses femmes remit une lettre à la princesse de Montlaur.

Cette lettre était d’un des amis très-intimes de la princesse qui, par ses fonctions, était parfaitement instruit de ce qui se passait dans le cabinet de l’empereur.

Qu’on juge du chagrin, de l’effroi de madame de Montlaur, lorsqu’elle lut les lignes suivantes :

« Je vous écris un mot à la hâte, ma bonne et chère princesse, pour vous apprendre une triste nouvelle et vous mettre peut-être à même d’empêcher de grands malheurs. L’empereur apprend à l’instant que le colonel Raoul de Surville a quitté Vienne, et est rentré en France sans ordre et sans permission. Le colonel était chargé d’une mission de la dernière importance, et l’empereur a su qu’il ne s’en était pas occupé. J’ignore si le retour de M. de Surville a quelque rapport avec l’entretien que vous avez eu ce matin avec l’empereur et M. de Bracciano ; mais Sa Majesté a fait aussitôt appeler ce dernier ; il est resté assez longtemps dans le cabinet de l’empereur, et des ordres ont été immédiatement envoyés au commandant de la place de Paris et au ministre de la police ; l’empereur semble furieux contre le colonel. Si vous avez quelques indices sur ce dernier, prévenez-le de se tenir caché pendant que ses amis agiront pour lui. Brûlez cette lettre, chère princesse, vous comprenez tout le danger de cette indiscrétion, si elle était découverte.

Après avoir lu cette lettre une seconde fois, la maréchale la brûla ; sa nièce était si absorbée dans ses réflexions, qu’elle ne s’aperçut pas de l’action de sa tante.

Madame de Montlaur, craignant de porter un nouveau coup à Jeanne, ne lui parla pas de ce nouvel incident, la conjura de se calmer, remonta chez elle, et, agitée de nouvelles inquiétudes, elle envoya à l’instant un homme de confiance chez le colonel de Surville, pour savoir s’il n’était pas arrivé.

CHAPITRE XV.

La terreur.


Le duc de Bracciano sortit des Tuileries tout à fait rassuré.

Un moment il avait craint que sa femme ou la princesse de Montlaur n’eussent dévoilé à l’empereur les ténébreuses machinations auxquelles il voulait employer Jeanne. Mais, réfléchissant au noble caractère de celle-ci, il reconnut combien il avait eu tort de la soupçonner capable d’une telle lâcheté.

Désormais sûr de l’appui de l’empereur, il ne douta pas qu’avec de la persévérance, et en menaçant sa femme d’une retraite dans une de ses terres, il ne la décidât à accepter la charge de surintendante, qui était, pour ainsi dire, la pierre angulaire de tous ses projets, de toutes les ressources de son ambition.

M. de Brucciano devait avoir, le jour même, un nouveau sujet de joie.

Il apprit, par l’empereur, que Raoul avait quitté Vienne malgré les ordres, malgré la mission importante qui aurait dû l’y retenir ; rapprochant ce départ si subit et si blâmable de la démarche de madame de Bracciano pour obtenir le divorce, l’empereur était furieux contre le colonel, et voulait le faire enfermer à Vincennes à son arrivée à Paris. Tout concourait à servir les desseins de M. de Bracciano et à calmer ses craintes.

Son âme était trop desséchée par l’ambition et par l’égoïsme pour qu’il ressentît aucun amour pour sa femme. Mais, glorieux, mais, orgueilleux à l’excès, il eût été profondément blessé de jouer un rôle ridicule.

Il se demandait avec anxiété si les assiduités de M. de Surville auprès de sa femme avaient été remarquées.

Tantôt il espérait que la parenté de Raoul suffirait pour les expliquer convenablement ; tantôt, au contraire, cette parenté lui semblait devoir servir de texte aux plus malins propos.

Il se reprochait amèrement d’avoir jusqu’alors reçu Raoul si intimement ; car, si le duc ne doutait pas de la vertu de sa femme, il redoutait beaucoup les médisances.

Jamais M. de Bracciano n’avait conçu le moindre soupçon contre Herman.

Comment imaginer qu’une femme puisse hésiter entre un malheureux enfant, pauvre, obscur, et un homme aussi séduisant, aussi brillant que le colonel ?

La princesse de Montlaur elle-même, bien qu’elle connût la générosité naturelle du caractère de sa nièce, n’avait pas songé un moment qu’elle pouvait être éprise d’Herman.

D’ailleurs Jeanne, dans la scène du divorce, tout en affirmant qu’elle ne s’occupait pas de M. de Surville, n’avait pas dû prononcer le nom d’Herman ni devant sa tante ni devant son mari, autant par respect pour soi que pour ne pas exposer celui qu’elle aimait au dangereux ressentiment de M. de Bracciano.

Dès que la princesse de Montlaur l’eut quittée, Jeanne écrivit à la hâte ce billet à Herman :

« Tout est perdu… il n’y a plus d’espoir… vous ne mourrez pas seul… On vous rapportera cette nuit la croix de votre mère. »…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois heures après qu’Herman Forster eut reçu cette lettre, Pierre Herbin frappait à la porte de l’hôtel de Bracciano.

Il était dix heures du soir.

Malgré cette journée si agitée, si remplie d’événements, M. de Bracciano, doué d’une grande puissance de travail, terminait quelques rapports destinés à l’empereur.

Son valet de chambre entra, lui remit une lettre, et lui dit que la personne qui l’apportait désirait être introduite sur-le-champ, ayant à communiquer à Son Excellence des choses du plus haut intérêt.

— Pierre Herbin, disait le duc en lisant la signature de cette lettre, Pierre Herbin ? Je connais ce nom, j’en ai un vague ressouvenir… cela doit dater de la révolution… À Dijon. Mais je ne me rappelle rien de particulier… Qu’importe !

Se tournant vers son valet de chambre : — Faites entrer, dit M. de Bracciano.

Un moment après Pierre Herbin parut.

Le cabinet de travail du duc était une grande bibliothèque. Sur la table il n’y avait qu’une lampe.

Le duc, voulant sans doute aider à ses souvenirs en voyant plus à son aise ce nouveau personnage, ôta précipitamment l’abat-jour.

Un moment il contempla les traits durs et prononcés de Pierre Herbin, éclairés par cette vive lumière ; puis il fit un geste qui semblait indiquer qu’il ne reconnaissait pas cet homme.

— Eh bien, citoyen, m’as-tu assez envisagé, ou plutôt assez dévisagé ? dit Pierre Herbin avec un sourire sardonique.

Stupéfait de cette audace et de ces insolentes paroles, le duc se leva vivement et dit :

— Qu’est-ce que cela signifie, monsieur ?

— Cela signifie, répondit Pierre Herbin avec un imperturbable sang-froid. cela signifie que, pour que notre conversation ait du piquant, il faut que mon identité soit constatée, comme tu disais quand tu étais accusateur public à Dijon.

— Savez-vous que je vais vous faire mettre à l’instant à la porte ! s’écria le duc en allant vers la sonnette.

Pierre Herbin ne sourcilla pas ; et, montrant au duc une liasse de papiers, il lui dit :

— Prends bien garde, citoyen !… Avant que de faire un éclat, jette les yeux sur les dates de ces papiers. Vois : « 1792-1793. Tribunal révolutionnaire. — Dijon. » Ces paperasses peuvent être comme la boîte de Pandore, te faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien. Ainsi pas de bruit, pas d’imprudence, ne te fâche pas… Tu n’as pas la conscience fort nette à l’endroit de ces deux années sanglantes. Ce que tu as donc de mieux à faire, citoyen, c’est de m’écouter patiemment.

Soit qu’en effet M. de Bracciano eût quelque chose à se reprocher, soit que les papiers que Pierre Herbin possédait excitassent, sinon sa crainte du moins, sa curiosité, le duc alla s’assurer que personne ne pouvait entendre la conversation qu’il allait avoir, revint auprès de Pierre Herbin, qui s’était commodément installé près de la cheminée, et lui dit :

— Maintenant parlez, monsieur… Que signifient ces airs mystérieux ? Je vous en avertis, ils ne m’imposent pas le moins du monde ; mais, dans ma position, je me suis fait une loi d’écouter tous ceux qui me demandent audience. Le bien du pays peut y gagner… Parlez donc, monsieur, et n’attribuez ma complaisance qu’aux motifs que je viens de vous signaler.

— Je ne suis pas ta dupe, citoyen… Tu m’écoutes parce que ta conscience fait tac… tac… Sans cela tu m’aurais déjà fait mettre dehors par tes gens. Avoue que c’est vrai, citoyen.

— Monsieur, cessez de vous servir de ces termes, ou je ne vous écoute pas, s’écria le duc.

— Comme tu voudras, citoyen, dit Pierre Herbin en se levant et en remettant ses papiers dans une des vastes poches de son large habit carré.

M. de Bracciano haussa les épaules et dit avec impatience : — Allons, monsieur, parlez, mais soyez bref.

— C’est difficile, citoyen, car ce que j’ai à te dire est long en diable. Ah çà ! pourquoi le tutoiement et le titre de citoyen te sont-ils si désagréables ?… Je t’ai vu dans ton bon temps, monsieur le duc, quand tu étais accusateur public au tribunal révolutionnaire de Dijon, tutoyer et citoyenniser les plus gros bonnets de l’ancien régime ; il est vrai que c’était au moment où leurs bonnets n’allaient plus leur servir à grand’chose, vu que tu leur retranchais la tête.

— Monsieur, il ne s’agit pas de savoir ce que j’ai fait ou ce que j’ai dû faire dans ces terribles circonstances, mais du sujet qui vous amène chez moi à une heure aussi indue.

— Tu as raison, citoyen… Encore une fois, me reconnais-tu ?

— Votre nom, votre figure, ne me sont pas inconnus ; autant que je puis m’en souvenir, j’ai eu à Dijon quelques rapports avec vous pendant la révolution ; mais ces rapports n’ont pas été de longue durée.

— C’est ça… c’est ça… tu y arrives, citoyen ; et, pour te mettre tout à fait sur la voie, je te dirai que j’ai été pendant un mois, pas plus…

— Greffier du tribunal révolutionnaire ! s’écria le duc. Je me le rappelle maintenant.

— Allons donc… allons donc, citoyen… tu as la mémoire diablement paresseuse, il paraît. Mais est-ce là tout ce dont tu te souviens ?

— Voilà tout… S’il existe d’autres circonstances, elles m’échappent, dit le duc en paraissant chercher dans sa mémoire.

— Vraiment, citoyen ?

— Eh ! sans doute, vous dis-je.

— Tu ne te souviens pas d’un nommé Jacques Briot… que tu fis condamner à mort, et à qui tu coupas vingt fois la parole au lieu de le laisser se défendre ?

— Non, monsieur, je ne me rappelle pas cela.

— Tu ne te rappelles pas cela ? Tu as raison… Quand on peut oublier ses crimes, ça vaut mieux.

— Un jugement, quelque sévère qu’il soit, n’est jamais un crime, monsieur.

— Jacques Briot n’a pas été jugé, il a été assassiné : s’écria Pierre Herbin dont la physionomie, changeant tout à coup d’expression, prit un air sinistre, qui remplaça l’ironie brutale qu’il avait jusqu’alors affectée. Jacques Briot était mon ami, il était pour moi un frère… Tu cédais à une haine infernale en le poursuivant avec tant d’acharnement, car jamais homme plus loyal, plus pur, n’avait embrassé la cause du peuple. Le crime de ce malheureux avait été de favoriser la fuite de deux royalistes… Pour cet acte de générosité, digne de l’admiration dans tous les partis, tu demandas et tu obtins sa tête… pour satisfaire ta vengeance.

— Je ne me souviens pas de ces circonstances, dit M. de Bracciano évidemment troublé.

— Tu ne te souviens pas !… Je vais te mettre sur la voie… Les deux royalistes que Jacques Briot fit évader étaient le comte de Grandpré et le baron de Nérolles. Avec eux se trouvait un nommé Montbard, ancien soldat aux gardes : ils s’étaient échappés de Lyon lors du massacre des prisons, et étaient arrivés aux portes de Dijon après des dangers sans nombre. Mourant de fatigue et de faim, ils s’arrêtèrent chez Jacques Briot et eurent l’heureuse idée de se confier à sa générosité… En effet il les sauva. Montbard, épuisé par les privations, ne put les suivre… on le découvrit caché chez Jacques Briot. Pour avoir le droit d’accuser mon malheureux ami, tu requis la peine de mort contre Montbard ; sa tête tomba… Trois jours après, sur un nouveau réquisitoire de toi, Jacques Briot périt sur l’échafaud.

— C’est possible ; je ne me souviens de rien ! s’écria le duc. Mais, encore une fois, pourquoi évoquer ce funeste passé ?

— Tu vas le savoir tout à l’heure… J’étais greffier du tribunal, je résignai mes fonctions après cette exécution d’une si épouvantable injustice… car je savais la cause de ta haine contre Jacques Briot.

— La loi voulait que tous ceux qui donnaient asile aux ennemis de la nation fussent punis de mort… je n’ai été dans cette occasion guidé par aucun motif de haine.

— Par aucun motif de haine ! Et Wilhelmine Butler ! s’écria Pierre Herbin d’une voix terrible. Le duc baissa la tête sans répondre. Pierre Herbin continua : En sortant du greffe, par une sorte de pieuse vénération pour la mémoire de Jacques Briot, j’emportai les pièces de son procès. Je fis mal sans doute, mais je tenais à avoir en main de quoi réhabiliter un jour sa mémoire. Dans le procès se trouvaient jointes les pièces du procès de Montbard, cet ancien soldat aux gardes. Au milieu de l’encombrement des dossiers, on ne s’aperçut pas de cette soustraction. Pendant plusieurs années je voyageai. Lors de ta récente élévation, je pensai que le moment était venu de flétrir ta conduite d’autrefois ; je parcourus de nouveau les pièces du procès… Mais que devins-je en y trouvant plusieurs papiers qui, sans importance pour toi en 92, pourraient à cette heure te porter le coup le plus douloureux, et renverser toute ta fortune !

Par un mouvement machinal, le duc avança la main vers les papiers que Pierre Herbin lui montrait.

Celui-ci les retira vivement, les cacha en disant : — Patience !… et sache que tu les prendrais que tu ne tiendrais rien encore. Tu comprends bien que je ne me suis pas aventuré sans précaution chez un seigneur de ta trempe, qui n’a qu’un mot à dire au grand Napoléon pour envoyer les gens à Vincennes. Ces papiers sont des copies des originaux déposés en lieu sûr. Ainsi, tranquillise-toi ! lors même qu’à l’instant tu expédierais un messager à ton maître pour lui demander contre moi comme qui dirait une lettre de cachet de l’ancien régime, un ami que j’ai a l’ordre, s’il ne me revoit pas demain matin, d’agir contre toi avec les originaux.

— Mais me direz-vous à propos de quoi vous voulez agir ? s’écria M. de Bracciano troublé malgré lui.

— À propos de quoi ! tu vas le savoir, dit Pierre Herbin en cherchant une pièce dans la liasse de papiers.


CHAPITRE XVI.

Montbard, le soldat aux gardes.


L’assurance de cet homme confondait M. de Bracciano. Il se rappelait, en effet, que de honteux motifs, une rivalité d’amour auprès d’une femme étrangère, avaient causé sa haine et ensuite excité ses sentiments de vengeance contre Jacques Briot, mais il ne concevait pas quelle influence pouvaient avoir sur son sort actuel ces faits depuis si longtemps passés.

Reprenant courage, le duc dit à Pierre Herbin avec hauteur : — Finissons, monsieur, il est tard…

— Il est tard ? Tu trouveras tout à l’heure qu’il est trop tôt ! répondit Pierre Herbin d’un air sombre. Procédons par ordre. Te souviens-tu… d’un officier autrichien prisonnier à Dijon en 92, nommé Butler ?…

— Je m’en souviens vaguement, dit le duc en pâlissant…

— Vaguement ? Et Pierre Herbin sourit d’un air sardonique. Et de sa fille Wilhelmine… t’en souviens-tu ?

— Oui, dit le duc d’une voix brève et émue.

— Jacques Briot était passionnément aimé de Wilhelmine Butler, reprit Herbin, il l’aimait tendrement… Tu vis cette belle fille, tu en devins épris ; elle te repoussa avec dédain… en te disant qu’elle aimait Jacques Briot… Tu juras la mort de ce malheureux… Tu as attendu l’occasion… tu as tenu ton serment.

— Ah ! cet homme… toujours cet homme ! s’écria le duc avec une sorte d’épouvante…

— Oui, toujours cet homme, répéta Pierre Herbin, et il ajouta d’une voix presque solennelle :

— Écoute, Jérôme Morisson… ni toi ni moi nous ne croyons à rien… tu es un ambitieux effréné. Tous les moyens te sont bons pour parvenir, tu as le cœur desséché par l’égoïsme… tu as été un meurtrier juridique, la pire espèce de toutes, parce qu’elle est la plus lâche. Sans être à ta hauteur… je suis plutôt méchant que bon… La pauvreté m’a dépravé… Quoique nous méprisions tous deux ce que les autres craignent et révèrent, tout scélérats que nous sommes, prosternons-nous devant certaines fatalités providentielles. Tu as fait tuer Jacques Briot… Eh bien ! par un concours de circonstances inouïes, c’est de la tombe de Jacques Briot que vont sortir tous les malheurs qui vont fondre sur toi… Tu as donc raison de dire avec effroi : « Toujours cet homme… »

M. de Bracciano fut frappé des paroles de Pierre Herbin. Un pressentiment l’avertissait que quelque vérité terrible allait se dégager de ce chaos inextricable.

Les événements de la journée, l’heure avancée de la nuit, la figure sinistre de Pierre Herbin, les souvenirs sanglants qu’il évoquait, tout concourait à augmenter la terreur involontaire du duc.

Pierre Herbin reprit d’une voix grave :

— Jacques Briot était pauvre. Le capitaine Butler, quoique pauvre aussi, lui avait refusé la main de Wilhelmine ; la malheureuse fille n’avait écouté que son cœur. Trois mois après la mort de son amant, elle mit au monde un fils. Ce fils a aujourd’hui dix-huit ans, ce fils est… Herman Forster, ton secrétaire.

— Herman ! le fils de Jacques Briot ! s’écria le duc avec épouvante ; Herman !

— Lorsque tu eus quitté Dijon pour venir accusateur public à Lyon… Wilhelmine Butler retourna à Vienne… Son père y mourut… Elle éleva son fils sous le nom de Butler jusqu’au moment où un événement que tu n’as pas d’intérêt à connaître la força d’envoyer ce fils en France sous le nom d’Herman Forster… Il y a de cela six mois environ… J’appris, par hasard, que tu avais besoin d’un secrétaire… Je fis tant de manœuvres souterraines que je parvins à faire admettre Herman Forster chez toi, sans que tu te sois un instant douté que ce beau cadeau te venait de ma main.

— Misérable !… s’écria le duc, vous agissiez ainsi dans l’espérance de me surprendre quelque secret d’État ! Introduire dans mon intérieur un homme qui se croit sans doute le droit de me haïr, d’être mon ennemi mortel, sans doute, disait le duc en marchant à grands pas ; empoisonner l’âme de cet enfant par vos abominables calomnies…

— Des calomnies !… Il te savait le meurtrier de son père… Je n’avais pas besoin de te calomnier.

— Mais c’est un tissu d’infamies… de ruses infernales !…

— Ah ! tu vois bien que tu avais raison de dire : « Toujours cet homme !… » Écoute encore, Jérôme Morisson… tu n’es pas au bout… Maintenant, laissons Herman Forster établi chez toi… comme ton secrétaire… Revenons à Montbard, que tu as fait aussi guillotiner, et qui a été la cause involontaire de la mort de Jacques Briot… Sais-tu qui était ce Montbard, monsieur le duc ?

— Un ancien soldat aux gardes… Vous l’avez dit vous-même… Mais, terminons cette scène, monsieur… Je suis fatigué… Demain, je pourrai vous entendre…

— Demain… s’écria Pierre Herbin avec un éclat de rire sauvage… demain ! et tu ne sais rien encore… Tu connais la cause, et tu ne connais pas encore l’effet… Toujours cet homme, le dis-je ; Montbard est la clef de l’énigme… Montbard n’était pas ce qu’il paraissait être… Montbard était un noble, un émigré rentrant sous un faux nom…

— Eh ! que m’importe ? s’écria le duc.

— Que t’importe ?… que t’importe ? J’aime à te voir dans cette sécurité… tout à l’heure, ton réveil sera plus terrible…

M. de Bracciano regarda Pierre Herbin d’un air stupéfait ; celui-ci continua :

— Montbard était un noble, un grand seigneur déguisé sous un nom de soldat… Dans ta précipitation à le faire condamner à mort, pour asseoir ton accusation capitale contre Jacques Briot, tu ne t’es pas donné la peine d’examiner le dossier que voici… (Et Pierre Herbin montra les papiers qu’il tenait à la main.) Pourtant ces actes prouvent quel était ce Montbard… Et, maintenant, vois-tu, peut-être donnerais-tu ta fortune… pour anéantir ce document…

— Eh mon Dieu ! dit le duc avec plus d’impatience et de colère que de crainte, finissez, monsieur, et dites quel est cet homme… Tout ceci a déjà trop duré.

— Vois s’il n’y a pas une Providence ! répondit Pierre Herbin. Ce prétendu Montbard qui a servi de prétexte à la mort du père d’Herman… est…

— Parlerez-vous ? s’écria le duc hors de lui.

— Montbard… c’était le marquis de Souvry… c’était le père de ta femme !…


CHAPITRE XVII.

Explications.


En entendant ces mots, le duc recula de deux pas, en attachant sur l’ami de Jacques Briot des yeux fixes, égarés. Il ne put résister à cette secousse, et tomba assis dans un fauteuil. Celui-ci, jetant un regard triomphant sur M. de Bracciano, reprit : — Eh bien ! avais-tu raison de dire… en parlant de Jacques Briot… « Toujours cet homme ! » Tu vois, la Providence féconde le sang de tes victimes.

Après quelques moments de silence, M. de Bracciano répéta sourdement : — Lui… lui… Montbard, c’était le marquis de Souvry ! Puis il ajouta : — Mais non, non, c’est… impossible… Le marquis est mort dans le massacre des prisons de Lyon. Tu mens, misérable… tu mens avec l’audace la plus inouïe.

Pierre Herbin répondit avec un imperturbable sang-froid en montrant au duc une des pièces du dossier : — Tu verras, par cette copie d’une lettre originale du marquis de Souvry, que pendant la nuit du massacre des prisons il parvint à s’échapper de la geôle de Lyon, où il avait été incarcéré sous son véritable nom. Après cette nuit terrible, on le crut mort et jeté au Rhône avec les autres victimes. Dans sa fuite il prit le nom de Montbard ; arrivant chez Jacques Briot, il s’était donné pour ex-soldat aux gardes, déserteur, afin d’inspirer moins de défiance par son obscurité. Lors de son arrestation il se garda bien, par le même motif, de révéler au tribunal son véritable nom. Ce fut après sa condamnation à mort qu’il écrivit cette lettre à un de ses amis ; il y racontait son évasion de Lyon. Le geôlier de la prison de Dijon, à qui Souvry avait donné tout l’or qui lui restait, pour faire parvenir sûrement et secrètement cette lettre à l’étranger, me l’apporta. J’étais encore greffier, elle fut jointe aux pièces du procès… dans ta hâte d’en finir, et cette circonstance étant d’ailleurs pour toi très-indifférente, tu parafas cette lettre comme les autres pièces, sans la lire, sans doute.

— Serait-il vrai ? s’écria le duc en saisissant avidement la lettre que lui montrait Pierre Herbin.

Il la lut, et s’écria en la déchirant et en la foulant aux pieds avec rage : — Malédiction !… malédiction !…

— J’ai eu, comme tu vois, raison de ne pas t’apporter l’original qui est en ma possession avec ton parafe…, dit Pierre Herbin. Maintenant, jette un coup d’œil sur les pièces du procès… et déchire-les ensuite si tu veux. J’aurai cela de moins à remporter chez moi…

Le duc, sans répondre à Pierre Herbin, parcourut la liasse de papiers avec attention, il ne put conserver aucun doute sur cette effrayante découverte, il repoussa les papiers, cacha sa tête dans ses mains et dit avec accablement : — Quelle fatalité, mon Dieu ! quelle fatalité !

Après quelques moments de silence, il reprit d’une voix plus ferme :

— Maintenant, monsieur, je comprends tout. Vous voulez sans doute mettre un prix à votre silence… Herman est pauvre, sans appui… Vous voulez que j’assure sa position… son avenir… Je regrette amèrement le passé, bien amèrement, croyez-le… mais du moins je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous contenter ; les pièces que vous conservez entre vos mains vous garantiront de mon exactitude à remplir mes promesses…

Voyant le calme de Pierre Herbin, M. de Bracciano s’enhardit davantage, et crut sortir de cette terrible position par quelques légers sacrifices. — Je comprends, ajouta-t-il d’un air hypocrite et pénétré, les devoirs que j’ai à remplir envers le fils du malheureux Jacques Briot, monsieur Herbin ; mais, quoique les apparences déposent contre moi, croyez bien que, dans cette déplorable affaire, je n’ai été que l’organe sévère mais impartial de la loi. J’aurai donc soin d’Herman Forster… sa vue me serait trop douloureuse pour que je songe à le garder près de moi… Mais, par mon crédit, je puis assurer son sort ; il pourra compter sur une place d’abord, et ensuite sur une pension proportionnée à ses besoins… deux cents napoléons, je suppose… Ne trouvez-vous pas la somme suffisante ? dites-le franchement, monsieur Herbin, aucun sacrifice ne me coûtera.

Pierre Herbin sourit d’une manière étrange et ne répondit rien. Prenant ce silence pour un consentement tacite, M. de Bracciano continua :

— Quant à vous, mon bon monsieur Herbin, je ne pense pas qu’à votre âge des fonctions quelconques puissent vous convenir beaucoup. Vous m’avez dit, je crois, que vous étiez pauvre. Eh bien ! trouvez-vous… qu’une pension égale à celle d’Herman Forster puisse vous suffire ? Je vous répéterai ce que je vous ai dit au sujet de ce malheureux enfant. Si cette pension de deux cents louis ne vous satisfait pas… j’irai jusqu’à trois cents… quoique j’aie des charges bien lourdes… Eh bien ! qu’en dites-vous ! Hein ! mais, pour l’amour du ciel, répondez-moi donc, s’écria M. de Bracciano, inquiet du silence de Pierre Herbin, qui continuait à le considérer avec son sourire étrange ; si vous avez d’autres prétentions, exposez-les…

Pierre Herbin haussa les épaules. — Ah ! tu crois, citoyen, dit-il au duc…, que pour quelques misérables milliers de livres tu achèteras notre silence… Mais songe donc que demain je puis dire : « Vous voyez cet homme, il a osé épouser la fille de celui qu’il avait fait périr sur l’échafaud ! Dans son insatiable ambition, dans son insatiable cupidité… il a recherché cette union, sachant que mademoiselle de Souvry était la fille de sa victime. »

— Infamie ! s’écria vivement le duc de Bracciano, ne savez-vous pas qu’il n’en est rien ? que j’ignorais cette épouvantable circonstance ?

— Et qui croira que tu l’ignorais ? Les pièces originales, la lettre même du marquis n’a-t-elle pas été parafée par toi, Jérôme Morisson, accusateur public… Croira-t-on, enfin, que tu aies parafé une pièce sans la lire ?

— Mais c’est infâme, s’écria le duc : mais dites donc alors, dites donc alors quel prix vous mettez à votre silence ?…

— Quel prix !… quel prix !… Mais c’est toi qui es un infâme de me croire capable de vendre mon silence pour or ou pour argent. Non… ajouta Pierre Herbin d’un ton d’emphase ironique, non ; je viens ici, seulement poussé par l’amour de la vertu… Ni moi, ni Herman, nous n’accepterons rien de toi !… meurtrier du père d’Herman ; de toi… meurtrier de mon ami ; de toi… meurtrier du père de ta femme !

— Malheur !… malheur !… s’écria M. de Bracciano avec un gémissement douloureux.

— Ce que je veux, continua Pierre Herbin… ce que je veux dans mon désintéressement, c’est de rompre une union sacrilège, impie, qui outrage la nature…

— Que dit-il ? mon Dieu ! que dit-il ? s’écria M. de Bracciano, craignant de comprendre le sens des paroles de Pierre Herbin.

— Je dis que Dieu et les hommes réprouvent ton union avec Jeanne de Souvry, fille de celui que tu as fait périr. Je dis que si, à l’heure même, tu ne rédiges pas une demande de divorce… basée sur… qu’importe quelle raison, demain je livre ces pièces à la publicité… Eh bien ! maintenant, crois-tu que la loi hésite un moment à arracher ta femme à ton odieux pouvoir ? Te vois-tu couvert d’opprobre… objet de l’horreur générale… privé de tes emplois, de tes honneurs, car on ne doutera pas un moment que tu n’aies su que Montbard était le marquis de Souvry… Sa lettre n’était-elle pas parafée de ta main ? Comment alors concevoir que, lorsque tu as entendu pour la première fois le nom de mademoiselle de Souvry, cette circonstance ne se soit pas rappelée à ton esprit ?… L’empereur, enfin, ne te traitera-t-il pas sans la moindre pitié, de peur qu’on ne le croie complice de ton infamie ?

M. de Bracciano resta un moment accablé.

Puis il s’écria, dans sa rage et dans son désespoir :

— Je vois tout maintenant… c’est le colonel qui a découvert ces papiers… Tu es son instrument… Il n’a quitté Vienne si précipitamment, malgré les ordres et en bravant toute la colère de l’empereur, que pour venir jouir du résultat de cette infernale machination…

— Le colonel arrive !… c’est bon à savoir, dit tout bas Pierre Herbin… Il ne soupçonne pas Herman… tant mieux encore ! Laissons-le dans cette erreur, elle peut nous servir ; mais faisons d’une pierre deux coups, et employons le duc à l’arrestation de Surville, si celui-ci venait trop tôt pour nos projets. Écoute, Jérôme Morisson, reprit-il, la preuve que je ne suis pas dans les intérêts du colonel, c’est que je puis te donner un bon conseil… que je changerai en ordre si tu ne l’exécutes pas… Le ministre de la police est de tes amis ; écris-lui à l’instant de faire, au nom de l’empereur, arrêter le colonel à son entrée à Paris ; des avis donnés aux barrières suffiront pour cela.

— Vous m’engagez à cela, vous ? comment savez-vous que l’empereur a en effet donné ordre d’arrêter le colonel et de le conduire à Vincennes, et de l’y tenir au secret ? dit le duc étonné.

— Je ne me croyais pas si bon prophète, pensa Pierre Herbin, voilà qui va le mieux du monde, je demandais au duc une chose très-délicate, l’empereur fait nos affaires ; le colonel une fois au secret, nous sommes tranquilles.

— Vous n’êtes donc pas l’instrument du colonel ? répéta le duc.

— Aucunement ; tu le vois bien, citoyen.

M. de Bracciano se promenait à grands pas dans sa bibliothèque ; il ne savait que résoudre ; il voyait les effroyables conséquences qui pouvaient résulter de la publicité des pièces du procès du marquis de Souvry… il voyait renverser d’un souffle l’échafaudage de sa brillante fortune, si laborieusement élevé. Il n’y avait pas à hésiter : il lui fallait solliciter lui-même le divorce et obtenir ainsi la destruction des papiers que possédait Pierre Herbin. Alors, il pouvait espérer encore de garder ses places, ses honneurs… Si, au contraire, ces papiers devenaient publics, il connaissait assez l’empereur pour être certain que, dans le doute, il le sacrifierait mille fois, plutôt que de garder près de lui un homme coupable d’une action aussi noire que celle qui serait alors reprochée à M. de Bracciano.

Ne pouvant hésiter entre ces deux alternatives, il dit à Pierre Herbin : — Je suis en votre pouvoir, monsieur, je dois me fier à votre parole… Je vais provoquer moi-même le divorce… Aussitôt qu’il sera prononcé, vous brûlerez devant moi les papiers que vous possédez ; cela vous convient-il ?

— Parfaitement, dit Pierre Herbin, je n’en voulais pas davantage ; seulement il faut que ta demande soit formellement déposée demain chez qui de droit avant sept heures. J’ai des raisons pour vouloir cela. Tu passeras la nuit s’il le faut, allègue l’incompatibilité d’humeur et le consentement mutuel. Car j’ai toujours lieu de croire que ta femme ne refusera pas son adhésion. Adieu, songe que si la demande n’est pas notifiée demain, je me crois libre d’agir, et les papiers sont entre les mains de qui de droit.

— C’est convenu, monsieur.

— Alors, monsieur le duc, dit Pierre Herbin, en saluant M. de Bracciano, je vous baise les mains, et vous prie de jeter encore un coup d’œil sur les pièces que je vous laisse pour vous convaincre que je vous tiens pieds et poings liés.

Pierre Herbin sortit.

M. de Bracciano se rendit dans l’appartement de sa femme.

CHAPITRE XVIII.

Consentement.


Lorsque la princesse de Montlaur l’eut quittée, nous l’avons dit, Jeanne avait écrit ces mots à Herman :

« Tout est perdu. Il n’y a plus d’espoir… vous ne mourrez pas seul. On vous rapportera cette nuit la croix de votre mère… »

Désespérant de l’avenir, la malheureuse femme était décidée à partager le sort d’Herman, à mourir avec lui, pure et sans tache.

Les événements s’étaient tellement pressés dans cette fatale journée, que madame de Bracciano se trouvait sous l’influence d’une sorte d’ivresse fiévreuse. Tantôt elle marchait avec agitation, tantôt elle retombait accablée… Elle attendait avec anxiété que la nuit fût assez avancée pour pouvoir sortir de chez elle par un petit escalier dérobé qui, de son cabinet de toilette, descendait dans la cour des remises. Par un hasard qui servait ses desseins, une de ses femmes, récemment mariée, recevait quelques personnes, et donnait une sorte de petite fête aux communs. Jeanne pensa qu’à l’aide d’une mante et d’un chapeau, elle pourrait être prise par le portier pour une des personnes qui avaient assisté à la réunion dont on a parlé. Il était près d’une heure du matin… Jeanne souleva le rideau de sa fenêtre pour voir si la loge du concierge était encore éclairée. Elle avait hâte de partir.

Après avoir éveillé toutes les espérances d’Herman par sa première lettre, elle venait de le replonger dans un abîme de douleurs. Elle regardait comme un devoir d’aller mourir avec lui. Une heure sonna… une faible lumière éclairait la cour… Jeanne crut le moment favorable pour son départ. Dans sa chambre, il y avait deux portraits, celui de sa tante, celui de sa mère, qu’elle avait à peine connue… Avant de partir, Jeanne s’agenouilla devant ces portraits. Ses larmes, depuis longtemps comprimées, coulèrent abondamment. Elle se sentit soulagée.

— Ma mère, pardon ! et à vous, ma seconde mère, pardon ! dit-elle à voix basse, à travers les sanglots qui la suffoquaient. Votre fille va commettre une grande faute… Vous prierez pour elle… et peut-être Dieu me pardonnera-t-il d’avoir attenté à mes jours…

Puis Jeanne brûla les pages d’un album où elle avait écrit quelques-unes de ses rêveries de jeune fille… elle posa sur son secrétaire une lettre pour la princesse de Montlaur. Cette lettre renfermait ses dernières volontés. Cette chambre ne rappelait à Jeanne aucun doux souvenir, et pourtant elle éprouvait une émotion navrante en la quittant. Jeanne allait prendre sa mante, lorsqu’on frappa à la porte de sa chambre ; elle entendit la voix de son mari qui demandait si on pouvait entrer. Immobile… croyant M. de Bracciano instruit de son dessein, elle n’eut pas la force de faire un pas… Le duc, pensant qu’elle était couchée et endormie, ouvrit la porte… Frappé de la pâleur, de l’altération des traits de sa femme… il ne put s’empêcher de s’écrier : — Qu’avez-vous, madame ?

Jeanne, sentant, à la vue de son mari, tous ses ressentiments se soulever, s’écria : — Que voulez-vous, monsieur ? Ne puis-je, mon Dieu ! rester au moins seule chez moi ?

— Madame, dit M. de Bracciano, pardonnez-moi mon indiscrétion, mais ce que j’ai à vous dire est tellement grave…

— Monsieur, s’écria Jeanne, je suis souffrante… j’ai besoin de repos… je vous prie, je vous supplie de vous retirer…

— Quanti vous m’aurez entendu, madame, vous ne regretterez pas les moments que vous m’accordez.

— Mais au nom du ciel, monsieur, que voulez-vous donc encore de moi ? C’est une torture odieuse…

— Depuis notre dernière entrevue, madame, j’ai réfléchi à la demande de divorce que vous m’avez faite… La franchise de vos aveux m’a prouvé que notre union ne pourrait être désormais que très-malheureuse. Mon premier mouvement avait été de m’opposer à toute séparation… Je savais le prix du trésor que j’aurais perdu… Maintenant, plus calme, je pense en effet, madame, que j’avais tort d’abuser du pouvoir que me donne la loi pour vous obliger à vivre auprès de moi…

Jeanne croyait rêver ; elle contemplait son mari avec ébahissement. Par deux fois elle passa sa main sur son front, regarda autour d’elle, et ses yeux revinrent encore s’attacher avec stupéfaction sur M. de Bracciano, qui semblait profondément réfléchir.

Jeanne avait déjà si cruellement expérimenté le danger de se laisser aller à une espérance mal fondée, que, comprimant pour ainsi dire les battements de son cœur, elle dit à son mari :

— Monsieur… pardon… je crains de vous avoir mal compris… Ayez la bonté de me répéter…

Le duc la regarda quelques moments en silence ; puis, se levant brusquement, il lui dit :

— Eh bien !… j’accepte le divorce, madame… il m’en coûterait trop de vous voir malheureuse…

— Vous acceptez le divorce ! répéta madame de Bracciano en joignant les mains… Vous l’acceptez !…

— Oui, madame, je vous le répète… le sacrifice est immense ; mais je n’ai pas le triste courage de vouloir votre malheur…

— Ah ! tenez, monsieur… ce serait affreux à vous de me tromper… Mais non, non… je suis folle… cette journée a été si cruelle… je rêve… je rêve… je n’ai plus ma tête à moi !

À ce moment, la pendule sonna une heure et demie.

— Ah ! s’écria Jeanne, en se levant brusquement et en courant vers la porte d’un air égaré, il n’y a pas un moment à perdre ! il sera trop tard !

— Madame, vous me fuyez, quand je viens vous donner la preuve la plus complète de ma résignation à vos vœux ! s’écria le duc.

Jeanne le regarda fixement. — Mais cela est donc vrai ? reprit-elle. Ce n’est donc pas une cruelle raillerie ?…

— Lisez, madame, et veuillez signer, lui dit M. de Bracciano en lui mettant sous les yeux la demande de divorce qu’il venait de préparer.

Il alla chercher une plume pour Jeanne.

Jeanne lut attentivement, puis, tombant aux pieds de son mari, elle s’écria les mains jointes : — Ah ! monsieur… monsieur… vous êtes le plus généreux des hommes ! Combien je vous ai méconnu jusqu’ici…

— Madame… madame… relevez-vous, je ne mérite pas ces éloges… J’ai fait tout ce qu’un honnête homme doit faire. Je regrette seulement d’avoir hésité… Veuillez signer… il est tard… vous êtes fatiguée, je le suis aussi… Demain, nous causerons de vos intentions… Bonsoir, madame.

— Bonsoir, monsieur, dit Jeanne en prenant la main de son mari et la serrant avec effusion dans les siennes. Je sais tout ce que ce sacrifice vous coûte… Ah ! croyez qu’il vous sera compté… croyez que ma reconnaissance, que mon éternelle amitié…

— Cette dernière me suffirait, madame… Je serais trop heureux de la mériter et de l’obtenir…

M. de Bracciano sortit.


CHAPITRE XIX.

La fuite.


Il est impossible de peindre le bouleversement des idées de madame de Bracciano. Il aurait fallu à Jeanne une force d’esprit peu commune pour résister au contraste qui la fit passer si brusquement des angoisses les plus douloureuses à la joie la plus délirante. Tout à coup une effroyable crainte vint à la pensée de Jeanne… Si Herman, en recevant sa dernière lettre, n’avait pu résister à ce nouveau coup qui renversait toutes ses folles espérances, si imprudemment éveillées par son premier billet !

À cette idée, Jeanne, dont la tête était déjà affaiblie par tant de secousses, eut, sinon un moment de folie, du moins d’égarement complet. Elle se figura Herman mourant… mourant peut-être alors qu’elle voyait réaliser ses vœux les plus ardents. À cette heure, que lui envoyer pour lui apprendre ce bonheur inespéré ! Et puis aurait-il encore foi à une nouvelle promesse ? La première n’avait-elle pas été trop cruellement déçue ?

Jeanne n’hésita pas : oubliant sa réserve, sa timidité habituelle, ne réfléchissant ni à l’imprudence, ni à la gravité de sa démarche, se croyant d’ailleurs presque le droit de veiller sur les jours de celui qu’elle regardait déjà comme son époux, elle résolut d’aller elle-même tout apprendre à Herman.

— J’aurais eu le courage d’aller lui dire de mourir… et de mourir avec lui ! s’écria-t-elle… Pourquoi n’aurais-je pas le courage d’aller lui dire de vivre !

Elle prit à la hâte sa mante, son chapeau, descendit par le petit escalier qui donnait dans son cabinet de toilette, passa devant la loge du portier encore faiblement éclairée, frappa aux carreaux. La porte s’ouvrit. Jeanne sortit de l’hôtel de Bracciano. La nuit était pluvieuse et froide. L’hôtel de Bracciano, situé rue du Faubourg-Saint-Honoré, n’était pas très-éloigné de la demeure d’Herman.

Quelquefois, Jeanne, passant en voiture devant cette humble retraite, avait jeté sur cette maison si pauvre un regard mélancolique. Dans son exaltation, Jeanne oublia la nuit les craintes qu’elle devait avoir, et s’aventura seule dans ces rues sombres et désertes. Elle marchait d’un pas rapide, songeant à la ravissante surprise qu’elle allait causer à Herman. Craignant d’arriver trop tard, elle maudissait sa faiblesse, son émotion, qui l’empêchaient d’avancer aussi vite qu’elle aurait voulu. Au bout d’un quart d’heure, elle se trouve en face du terrain isolé au milieu duquel était bâtie la maison occupée par Herman. Elle vit une lumière à travers les vitres de sa chambre. Son cœur battait à se rompre, elle entra. Par hasard elle trouva la porte de l’allée entr’ouverte. La maison n’avait que trois étages, et était sans profondeur. On ne pouvait se tromper. Jeanne monta rapidement les escaliers ; le portier, qui dormait sans doute, ne lui parla pas. Arrivée au palier du second étage, elle ouvrit brusquement la porte en s’écriant : — Herman, nous sommes sauvés !

Quelle fut sa surprise… il n’y avait personne dans cette chambre. Une lampe brûlait sur une table… Qu’était devenu Herman ? Jeanne frémit d’épouvante. Peut-être était-il sorti pour mettre fin à ses jours… Où devait-elle aller ? Que devait-elle faire ? Bientôt une secrète et involontaire espérance se glissa dans son cœur… Dans la naïve et ardente superstition de son amour, elle ne crut pas possible que la Providence eût laissé Herman attenter à ses jours, au moment même où elle venait lui annoncer leur bonheur commun.

Ramenée par ces pensées aux sentiments religieux, elle se jeta à genoux et pria avec ferveur. Elle demandait pardon à Dieu des pensées de suicide qui l’avaient un moment égarée. Elle lui rendait grâce d’avoir suggéré à M. de Bracciano la résolution qu’il avait prise. Rassurée et calmée par la prière, elle se releva. En jetant les yeux autour d’elle, elle aperçut un papier placé sur la cheminée où fumaient des tisons à demi éteints. C’était l’écriture d’Herman ; elle lut ces mots :

« Je vais rentrer à l’instant… Une heure du matin. »

— Merci… merci.. ô mon Dieu ! il est sauvé, dit Jeanne en tombant à genoux. Sans doute, s’écria-t-elle, ces mots m’étaient destinés… Le malheureux m’attendait !… oh ! le noble cœur qui n’a pas douté de moi… de mon courage… de ma résolution !

Complètement rassurée par ces mots tracés sur ce papier qu’elle baisa pieusement, elle examina avec une touchante curiosité l’intérieur de cette demeure si pauvre ; les livres d’Herman, un portrait de femme d’une rare beauté, vêtue d’un costume étranger, et dont les traits offraient une ressemblance si frappante avec ceux d’Herman que Jeanne reconnut sa mère.

Ses yeux se mouillèrent de larmes en songeant à ce que Herman lui avait raconté de son enfance, et de l’amour de cette pauvre mère, qui avait si longtemps veillé près de lui en habits de deuil.

Jeanne fut tirée de ces réflexions à la fois douces et mélancoliques par un bruit de voix qu’elle entendait sur l’escalier. Elle tressaillit, ce n’était pas la voix d’Herman. On prononça le nom de ce dernier, elle écouta.

— Tu dors, vieil ivrogne !… Je te demande si Herman est rentré, disait une voix rauque et enrouée.

— Voyez-y voir, répondit le portier d’un ton bourru.

— Que mille millions de tonnerres t’enlèvent et te crèvent… dit la voix. Jeanne entendit un pas lourd dans l’escalier.

Épouvantée, ne sachant quel parti prendre, elle hésita un moment. L’homme qui montait toujours arriva sur le carré. Éperdue, Jeanne regarda autour d’elle, vit la porte vitrée d’un cabinet d’alcôve recouverte d’un rideau. Elle ouvrit la porte, entra dans ce réduit. Se soutenant à peine, elle s’appuya sur la porte qui masquait la cachette où Boisseau était enfermé depuis la veille. Soulevant avec effroi un coin du rideau, Jeanne regarda dans la chambre et vit entrer Pierre Herbin.

La figure repoussante de cet homme causa une nouvelle frayeur à la malheureuse femme ; elle ne pouvait concevoir quels rapports Herman pouvait avoir avec un pareil personnage. Pierre Herbin s’approcha de la table, vit le papier qu’Herman avait laissé et le lut…

— Où diable peut-il être allé à une heure du matin ? dit-il en réfléchissant. Il en est bientôt deux, comment n’est-il pas encore rentré ?… Ça m’inquiète, moi qui ai tant de choses à lui dire… mais j’entends des pas dans l’escalier… c’est lui…

Herman Forster parut.


CHAPITRE XX.

Confidences.


Un des carreaux de la porte vitrée était cassé et recouvert par un rideau.

Jeanne entendit l’entretien suivant :

— Eh bien ! le duc ? dit Herman avec inquiétude, consent-il au divorce maintenant ?

— Enfoncé, le duc ! une peur de chien ! s’écria Pierre Herbin avec un éclat de rire brutal.

— Que te disais-je ? que l’effet du dossier de Dijon serait immense… Pourquoi aussi t’obstinais-tu à ne produire ces pièces que dans un cas désespéré ? dit Herman. Pour te décider à t’en servir, il a fallu la lettre de tantôt où la duchesse me menaçait de venir mourir avec moi, et du diable si j’en avais envie, de mourir !

— Tu n’en avais pas plus envie que moi, je le sais bien ; mais quant à ces pièces, sans doute j’hésitais à m’en servir contre le duc… Écoute donc, tu m’as promis une honnête aisance si l’affaire réussit… Soit, mais un homme, dans la position de ce traître de Bracciano, est toujours un ennemi très-dangereux : tôt ou tard il vous rattrape. Pourtant le cas était pressant ; tu ne voulais pas faire ta partie dans le duo mortuaire que te proposait la belle aux yeux doux ; il fallait donc agir sur-le-champ, et j’ai agi… Ah çà ! d’où diable viens-tu ?

— De l’hôtel de Bracciano ; après ton départ, j’ai réfléchi au sens de la lettre de la duchesse ; il m’a paru assez ambigu… Ces mots : « Vous ne mourrez pas seul, » ne m’ont pas semblé clairs. J’ai craint que, dans son désespoir, il ne lui prit la fantaisie de venir ici mourir avec moi d’un peu trop bonne heure… et qu’elle ne partît de chez elle avant que le dossier de Dijon n’eût fait son effet sur son mari… je lui ai écrit un mot à la hâte pour la supplier d’attendre jusqu’à demain. J’ai couru à son hôtel pour lui faire tenir ce mot, mais il était trop tard. En vain j’ai frappé… personne ne m’a ouvert, et je reviens avec ma lettre.

Ah bah !… dit Pierre Herbin, il n’y a pas de risque que ta belle aux yeux doux fasse un coup pareil ; c’est une mijaurée, une vertu à trente-deux carats ; ça veut, comme dit cet autre, avoir les plaisirs du fruit défendu et les honneurs de la morale ; ça veut épouser son amant à la barbe de son mari, mais ça ne viendrait pas chez un monsieur, même pour y décéder… Quand elle t’a écrit cela… elle pensait peut-être à faire son solo funèbre de son côté, croyant bonnement que tu ferais le tien…

— Tu as peut-être raison ; le fait est qu’elle n’est pas venue. Voici trois heures du matin ; il n’y a pas d’apparence qu’elle arrive à cette heure. Ah çà ! raconte-moi donc ton entrevue avec le duc, et dis-moi aussi pourquoi tu reviens si tard !

— Pardieu ! est-ce que, en sortant de l’hôtel, je n’ai pas été faire le pied de grue aux environs de la maison de cet infernal colonel pour savoir si par hasard il n’était pas arrivé… cette nuit ?

— Lui ! mais il est en mission à Vienne.

— Mais il a quitté sa mission malgré tout ce qui peut lui arriver. L’empereur est furieux et veut le faire enfermer à Vincennes.

— Et pourquoi revient M. de Surville ?

— Tu ne devines pas ça… pour enlever la belle aux yeux doux à tes machinations diaboliques, comme il disait dans sa lettre à cet imbécile que nous avons coffré.

— Malédiction ! s’écria Herman en se levant : cet homme reviendrait ! Mais tout serait perdu !

— C’est pour cela qu’il faut agir promptement et sans délai !… Le duc consent au divorce… Ah !… ah !… ah !… ajouta Pierre Herbin avec un éclat de rire cynique. Si tu avais vu sa figure quand je lui ai prouvé clair comme le jour que Montbard, le soi-disant soldat aux gardes, qu’il avait fait guillotiner, était le marquis de Souvry, le père de sa femme… et qu’il se trouvait tout bonnement avoir fait couper le cou à son beau-père !  ! c’était à payer sa place, rien que pour voir son air consterné… Une seule chose m’a été pénible dans tout ça, ça été de parler de ton père, de mon pauvre Jacques Briot. Ah ! alors, je valais mieux que je ne vaux maintenant !  ! Après un moment de silence, Pierre Herbin reprit :

— Eh bien ! tu me croiras si tu veux, mais ça me retournait le cœur de parler de ce temps-là… Je ne veux pas me faire meilleur que je ne le suis ; mais vrai, le sang me bouillait dans les veines, en me retrouvant face à face avec ce misérable, qui avait poursuivi mon pauvre ami jusqu’à sa mort avec tant d’acharnement.

— Nous aurons vengé mon père, en frappant le duc dans ce qu’il a de plus cher, dans son ambition et dans sa fortune !

— Ou plutôt dans la fortune de sa femme, dit Pierre Herbin. Puis, comme s’il eût voulu échapper aux sombres pensées qui l’agitaient, il s’écria avec une gaieté factice :

— Ah ! scélérat que tu es, une fois riche, vas-tu t’en donner du luxe, de la splendeur, et tout le tremblement ! Et puis les demoiselles… hein ! Je te connais, beau masque. Les coups de canif dans le contrat iront un fameux train.

— Vous êtes un vieux médisant, monsieur Pierre Herbin ; voulez-vous bien vous taire ! dit Herman en souriant, et en frappant gaiement son camarade sur l’épaule.

Puis il ajouta avec un soupir : — Ah ! mon Dieu ! ne vendons pas la peau de l’ours avant de…

— Ah ! pardieu ! la jolie petite oursonne est dans nos filets. Demain, la demande en séparation est signée…

— Et si après-demain cet infernal colonel arrivait ! dit Herman d’une voix sourde.

— Sois tranquille, après-demain cet infernal colonel n’arrivera pas, ne peut pas arriver, toute ma crainte était qu’il ne fût venu aujourd’hui. Maintenant je suis tranquille.

— Comment cela ?

— Dans mon entretien avec le duc, il lui est échappé de me dire qu’il croyait que tout ce tapage matrimonial était causé par le colonel. La preuve que le duc en donnait, c’était que M. de Surville quittait précipitamment sa mission pour revenir à Paris jouir sans doute des bénéfices du divorce ; il ajouta que j’étais son instrument. Alors il me vint une idée lumineuse, c’était le moyen tout trouvé d’empêcher le colonel d’agir, dans le cas où il serait arrivé à Paris. « Pour te prouver, citoyen, lui dis-je, que je ne suis pas l’instrument du colonel, je te prie, et même je t’enjoins, de par le pouvoir que j’ai sur toi, de t’entendre avec le ministre de la police (avec l’agrément du grand Napoléon, qui ne le refusera pas), pour faire arrêter et coffrer Surville dès son arrivée à Paris. Son signalement, donné aux barrières, suffira pour cela. — C’est vrai, me dit le duc. — Bravo, dis-je. » Tu vois donc bien que, dès que Surville mettra le pied à Paris, il sera coffré, ce qui nous rassure complètement et nous donne toute latitude. Eh bien ! que dis-tu de cela ? Est-ce bien joué ?

— À merveille ! Je n’aurais pas mieux fait.

— Voyez-vous ça, le blanc-bec. Mais il faut maintenant, par tous les moyens possibles, engager ta belle à quitter Paris pour attendre le moment du divorce, à aller à la campagne, où tu la suivras, et surtout obtenir d’elle que le lieu de votre résidence soit gardé secret. De cette façon, lors même que le colonel sortirait de Vincennes avant ton mariage, il ne pourra pas te nuire. La duchesse doit consentir à ce départ. Je sais bien que tu m’as dit qu’elle était un peu bégueule ; mais une fois le divorce demandé et accordé par son mari, que pourrait-elle objecter ? quand tu lui diras surtout, comme nous en sommes convenus, que ta vie est menacée par les membres du tribunal secret de la jeune Allemagne, et qu’il faut pendant quelque temps qu’on ne sache pas où tu es. Ah ! ah ! ah ! la bonne histoire, elle vaut tous les autres contes. As-tu au moins préparé cette bourde dans le roman que tu lui as fait sur tes jeunes années ? sur ton intéressante enfance ? Ah ! ah ! en voilà, une bonne… Quelle imagination ! Ce vieux ministre ! sa femme jalouse de tes succès dans tes études. Ah ! scélérat ! tu étais né pour être poëte et comédien. Mais que diable as-tu ? réponds donc, à quoi réfléchis-tu ainsi ?


Pierre Herbin.

— Je pense qu’après tant de peines, tant de soins, au moment de toucher au port, nous y ferons peut-être naufrage… si cette damnée femme refuse d’aller à la campagne, de s’y tenir secrètement et s’entête à attendre à Paris la fin légale du divorce. Rien ne pourra la faire changer d’avis, car c’est en tout et pour tout madame Prudence, madame Convenance. Dans ce cas, que ferai-je ?… Tôt ou tard le colonel parlera… Ah ! être si près de saisir la fortune, et la voir peut-être vous échapper !

— Allons donc ! tu es un enfant… elle ne l’échappera pas si tu sais mener ta barque ; voyons, il faut toujours supposer le pis… Eh bien ! j’admets que le colonel échappe aux pièges que nous lui avons tendus, qu’il arrive demain… qu’il parle…

— Tu me fais frémir !  !

— Eh bien !… voyons… après tout, que dira-t-il ?… Ce qu’il a appris à Vienne par un incroyable hasard… que tu as été condamné à dix ans de prison pour…

— Pierre ! s’écria Herman en interrompant Herbin.

— Allons, allons… que tu as été condamné à dix ans de prison pour abus de confiance, c’est plus honnête. Qui prouvera ce qu’il avance ?… Qui constatera l’identité ? Tu as été condamné sous le nom de Jacques Butler ; mais tu as des papiers en règle sous le nom de Herman Forster… mais tu as un front d’airain… mais tu soutiendras mordicus que Surville ment comme un laquais, et que c’est la jalousie qui le fait parler… Tu as le cœur de la dame… il n’aura que son oreille… Or donc, tu seras cru ; il ne le sera pas…

— Tu as peut-être raison… tu me rassures… Mais comment le colonel a-t-il découvert ma mère à Vienne ?…

— Est-ce que les amoureux ne sont pas capables de tout ? et le diable sait si ce Surville est amoureux de ta future femme ! Je suis sûr qu’il l’est autant que tu l’es peu… mais c’est toujours comme ça. On n’aime que ceux qui ne vous aiment pas ; et vice versa. Est-ce vrai ?

— Vous me calomniez, monsieur Herbin… madame de Bracciano m’apportera une fortune immense en biens-fonds, sans compter les espérances ; je lui en serai toujours reconnaissant, profondément reconnaissant…

— Et tu garderas ton cœur et ton amour pour cette drôlesse de Juliette qui te trompe. Ah ! qui te trompe ! c’en est une bénédiction…

— Je vous prie de ne pas parler ainsi de Juliette, Pierre Herbin, vous savez que je n’aime pas cela, dit Herman d’un ton sérieux.

— Ah !… ah ! reprit Pierre Herbin… Voilà du nouveau… Je donnerais quelque chose pour que quelqu’un nous entendit !… Quel magnifique trait de caractère !… Il me laisse me moquer tout à mon aise… d’une duchesse, la vertu même, qui voulait mourir pour lui, qui va lui apporter une fortune immense ; et il me fait les grosses dents parce que j’appelle drôlesse une sauteuse de petit théâtre dont il est affolé.


— Pierre… Pierre… vous abusez cruellement des obligations que je vous ai, dit Herman d’un ton sérieux et véritablement pénétré.

Pierre Herbin se croisa les bras et s’écria : — Mais c’est superbe, ma parole d’honneur… c’est magnifique… c’est qu’il croit véritablement ce qu’il dit… c’est qu’il l’éprouve… Puis il ajouta avec une emphase comique : Ô humanité !… humanité ! tes secrets sont impénétrables !… La duchesse a deux soupirants, Herman et Surville : l’un, grand seigneur, beau, brillant, spirituel, loyal, brave, généreux, et par-dessus tout, amoureux ! l’autre, aussi beau comme un ange, c’est vrai, mais méchant comme un démon, mais mauvais sujet, mais pauvre, mais avide, mais rusé (et qui, par-dessus tout, n’aime pas la dame, et ne songe qu’à sa grande fortune). Eh bien ! qui choisit-elle, cette sentimentale duchesse ? Herman Forster !… et voyez comme tout se tient ! Herman Forster, à son tour, peut choisir entre deux femmes : l’une, belle, vertueuse, dévouée, grande dame qui l’adore ; l’autre, petite malheureuse, au minois chiffonné, à l’œil libertin, à la conduite perdue… Que fait-il ? Il épouse la grande dame parce qu’elle est riche ; mais c’est le minois chiffonné qu’il aime à la rage !… Enfin, dis… est-ce vrai ?

— Vous êtes un grand philosophe, Pierre Herbin ; mais vous ne dites là rien de nouveau… il en est ainsi depuis que le monde est monde : la faute en est à la nature.


— Bonne excuse, sur ma parole… Mais sais-tu que tu me fais quelquefois trembler, avec ton air doux et patelin ? À propos de cela, sais-tu aussi que je crains souvent que tu ne refuses de me payer l’obligation de cent mille écus que tu m’as souscrite, lorsque tu seras en possession des biens de la belle aux yeux doux ?… Tu es mineur, et ce titre peut être récusé par toi. — Peux-tu penser cela, Pierre ?

— Certainement, je le pense. Mais je n’avais aucun moyen de t’engager autrement, et puis, après tout, tu es le fils d’un honnête homme que j’aimais quand j’étais honnête homme moi-même… En admettant que tu pousses l’ingratitude jusqu’à nier tes promesses, je me consolerais en pensant que j’ai fait ce que j’ai fait pour la mémoire de ton père ; entends-tu, diabolique personnage ?…

— Diabolique personnage ! dit Herman en haussant les épaules. Et en quoi suis-je si diabolique ? Ai-je pu empêcher cette femme de se jeter à ma tête ? Ne m’a-t-elle pas fait toutes les avances, avances les plus vertueuses du monde, je me plais à lui rendre cette justice, avances que ma réserve, habilement calculée, avait provoquées sans doute… Eh bien ! soit… mais c’est de bonne guerre… L’affaire était assez grave… (quatre millions de fortune, sans compter la tante), pour que je jouasse serré, comme on dit… Maintenant, la loi autorise la duchesse à m’offrir sa main et son immense fortune, en tout bien tout honneur. J’accepte… morbleu… j’accepte de grand cœur ! Où est le mal ? Est-ce ma liaison avec Juliette que vous me reprochez, monsieur Herbin ?… Eh bien ! après tout… quand je donnerais un millier de louis par an à cette gentille fille, qui m’aidera à supporter les ennuis du mariage comme elle m’a aidé à supporter les ennuis de ma vie de garçon, où serait encore le mal ? Est-ce que cela ne se fait pas tous les jours ? Pourvu qu’on y mette des égards, du mystère… une femme qui sait vivre… et je vous réponds que madame Herman saura vivre ; je le lui apprendrai… une femme qui sait vivre ferme les yeux sur ces choses-là…

Pierre Herbin resta stupéfait ; malgré sa grossièreté, cet homme semblait effrayé de ce froid cynisme d’Herman.

— Ah çà ! lui dit-il, vraiment, tu n’aimes pas du tout d’amour celle jolie femme ?

— C’est bizarre, si vous voulez… mais on n’est pas maître de cela… L’amour ne se commande pas… Je l’estime, si vous voulez… quoique avec elle je ressente toujours une sorte de gêne dont je lui en veux presque… car cette gêne me fait sentir la distance qui nous sépare… Et puis elle me donne tant… qu’au bout de quelques mois de mariage, les premières illusions passées, elle me reprochera, j’en suis sûr, la fortune qu’elle m’aura apportée… Sa fortune… je suis sûr que ce sera son grand mot !… son grand cheval de bataille !

— Bravo… mon garçon… par cette prévision… tu atteins le sublime de l’ingratitude… Quand on prend du galon, on n’en saurait trop prendre. Ainsi donc, c’est cette coquine de Juliette qui possédera seule ton noble cœur ?

— Est-ce ma faute à moi… si elle m’a ensorcelé ! elle a quelque chose de si piquant !… Allons, allons, monsieur Pierre Herbin, ne songeons pas à cela… songeons à mon mariage d’abord, puisque, par un bienheureux hasard, M. le duc de Bracciano étant accusateur public… a fait…


Herman fut interrompu. La porte du cabinet où était Jeanne s’ouvrit.

La malheureuse femme sortit. Elle était pâle comme un spectre et pouvait à peine se soutenir. Sans prononcer un seul mot, sans jeter un regard sur Herman et sur Herbin, qui restaient pétrifiés, elle se dirigea lentement vers la porte. Elle en touchait le seuil, lorsque Herman, sortant de sa stupeur, se précipita vers elle, la saisit rudement par le bras, ferma la porte et s’écria : — Vous se sortirez pas !

CHAPITRE XXI.

Herman Forster.


Pendant quelques moments, les trois acteurs de cette scène gardèrent un profond silence. La lampe jetait une clarté faible et vacillante ; le vent mugissait au dehors ; la pluie fouettait les vitres.

Saisie d’épouvante, brisée par cette dernière et horrible secousse, Jeanne était tombée à genoux. Elle portait une robe de soie brune qui rendait sa pâleur plus effrayante encore. Herman, debout, la tenait toujours par le poignet ; le bras de la malheureuse femme était inerte ; elle semblait mourante. Les traits d’Herman se bouleversèrent ; cette figure, d’une beauté accomplie, devint repoussante : sa lèvre supérieure se retroussa par une sorte de convulsion hideuse ; l’on vit ses dents, serrées par la rage, souillées d’écume. Ses yeux ronds s’ouvrirent démesurément ; leur pupille, en se contractant, laissa voir autour d’elle un orbe blanc injecté de sang. Herman serrait si violemment le frêle poignet de Jeanne dans ses mains courtes et rouges, aux ongles livides, que la main de la jeune femme, de blanche qu’elle était, devint d’un rose vif.

L’expression des sentiments les plus détestables s’amoncelait sur le front d’Herman, comme les sombres nuées d’orage sur un ciel d’abord pur et serein. La haine, la vengeance, la fureur s’y lisaient en traits épouvantables. Muet, il regardait fixement Jeanne.

Celle-ci, agenouillée, à moitié pliée sur elle-même, la tête renversée en arrière, la bouche entr’ouverte, ne le quittait pas non plus des yeux. Elle semblait fascinée par l’horrible regard de cet homme, dont elle ne pouvait détacher la vue.

Pierre Herbin, assis auprès de la table, tenait de la main droite une plume qu’il avait machinalement prise pendant son entretien avec Herman ; sa main gauche, ouverte et levée, exprimait un étonnement profond ; le col avancé, les yeux fixés, il contemplait la duchesse avec une stupeur incroyable. La physionomie de cet homme, quoique sinistre et repoussante, semblait douloureusement émue. Ses traits se contractèrent plusieurs fois, comme s’il eut éprouvé une violente lutte intérieure.

Herman rompit le premier le silence, en disant à Jeanne d’une voix terrible :

— Que veniez-vous faire ici ?… nous espionner ?

Madame de Bracciano ne répondit pas ; l’horreur la strangulait ; elle ne put que faire un mouvement négatif et suppliant. Deux larmes coulèrent le long de ses joues marbrées. Herman frappa du pied avec rage, et, secouant rudement le poignet de Jeanne, il ajouta :

— Vous voilà bien avancée, n’est-ce pas ?

— Grâce ! grâce ! murmura-t-elle, en tâchant de dégager son poignet de la douloureuse étreinte d’Herman.

— Allons, allons, Herman ! du calme, de la modération ! dit brusquement Pierre Herbin, qui, malgré son cynisme, n’approuvait pas la brutalité de son compagnon.

— Asseyez-vous ! dit durement Herman en abandonnant la main de Jeanne.

Pierre Herbin, plus pitoyable, aida la pauvre femme à s’asseoir, pendant que Herman marchait à grands pas dans la chambre. Il ne savait que résoudre. Un moment, il eut la pensée d’essayer de tromper encore Jeanne, de lui dire qu’il la savait là, que sa conversation avec Pierre Herbin n’était qu’un jeu ; mais cette fable était inadmissible.

Voyant ses projets désespérés, les ferments les plus horribles commençaient à bouillonner en lui. De même que les natures généreuses ne se développent dans toute leur splendeur que lors des circonstances extrêmes, de même aussi les natures perverses n’atteignent les derniers degrés du crime que lors des événements décisifs. Mille projets confus se heurtaient dans sa tête.

— Que faire, maintenant… que faire ? s’écria-t-il en s’arrêtant brusquement devant Pierre Herbin.

Madame de Bracciano, incapable de dire une parole, la figure cachée dans ses deux mains, faisait entendre de temps à autre un sanglot convulsif.

— Que faire ? dit Pierre Herbin, le diable le sait ! Ah ! maudit soit cet ivrogne de portier, qui ne m’a pas dit qu’il y avait quelqu’un ; nous n’aurions pas parlé comme nous l’avons fait. Madame n’aurait rien su. Ce qu’on ignore est comme non avenu ; et, si tu y avais mis des formes, elle aurait longtemps conservé son illusion ! Maintenant, je conçois qu’elle hésite et qu’elle n’ait pas de toi la meilleure opinion du monde.

— Il ne sera pourtant pas dit que je renoncerai à tout… au moment où tout allait réussir ! s’écria Herman en frappant du pied avec rage ; ou, si je suis forcé d’y renoncer, je me vengerai du sort… n’importe sur qui !

— Mais que veux-tu faire, encore une fois ? dit Pierre Herbin.

— Je n’en sais rien. Mais elle est en mon pouvoir ! et, par l’enfer, puisque sa démarche renverse toutes mes espérances, il faudra que j’en tire un avantage… je ne sais lequel. Si je n’y puis parvenir, eh bien ! au moins, je te le répète, je me vengerai !

— Te venger ! te venger !… sur elle ? dit Pierre Herbin, révolté de cette cruauté stupide et aveugle.

— D’abord, elle ne sortira pas d’ici ; on s’apercevra demain de son absence… la voilà déjà compromise.

Pierre Herbin haussa les épaules.

— Tu seras bien avancé. D’ailleurs, elle ne voudra pas rester ici… Et si on la cherche ?…

— Si on la cherche, on ne viendra pas la chercher ici, puisqu’on la croit amoureuse de ce colonel que Dieu confonde !

En entendant ces deux hommes disposer ainsi de son sort, Jeanne écouta leurs paroles malgré son effroi.

— Mais elle criera, reprit Herbin.

— Une fois renfermée dans la cachette que nous avions préparée dans le temps pour la recevoir et la soustraire à tous les yeux, dans le cas où elle aurait consenti à abandonner son mari, ses cris seront inutiles.

— Malédiction ! et l’autre ?… s’écria Pierre Herbin en frappant dans ses mains.

— Quel autre ?

— L’émissaire du colonel !

— C’est vrai, je l’avais oublié.

— Et moi aussi. Depuis la nuit d’avant-hier il n’a pas mangé ! s’écria Pierre Herbin, en se précipitant vers le cabinet dans lequel s’ouvrait la cachette où était renfermé le malheureux Boisseau.

— Un instant, dit Herman, qu’en ferons-nous ? Il dira tout.

— Le malheureux ! il doit être épuisé par la faim.

— Eh ! tant mieux, qu’il meure, nous en serons débarrassés.

— Imprudent !

— Tiens, vois-tu ? s’écria Herman dans un accès de fureur épouvantable, je sens, à la soif de vengeance qui me dévore, que je suis né dans un temps de crime et de massacre. Oui, je suis né sous une sanglante et fatale influence ; le sang de mon père a arrosé mon berceau. Je suis capable de tout… de la tuer, de me tuer moi-même, si je vois mes projets renversés !

— Herman, tu me fais peur !… dit Pierre Herbin, qui malgré lui pâlit en voyant l’expression de rage et de férocité qui contractait les traits d’Herman.

Puis, cédant à un sentiment de pitié qui prouvait que tout bon sentiment n’était pas éteint en lui, il s’écria en se rapprochant de Jeanne, qui, aux menaces d’Herman, avait relevé la tête, et le regardait d’un air égaré : — Tu me fais peur, c’est vrai, mais je te braverai plutôt que de me rendre complice d’aucune méchante action… envers madame. Je la prends sous ma protection, et nous verrons si, tout vieux que je suis, je ne saurai pas bien te mettre à la raison. Ne craignez rien, madame ; Pierre Herbin est un vieux misérable, mais il ne souffrira jamais qu’en sa présence on maltraite une femme, une femme comme vous. Malheureux ! ajouta-t-il en se retournant vers Herman, songe donc qu’elle venait mourir avec toi !

— Et qu’avais-je besoin de sa mort ! c’est ce stupide empressement qui a tout perdu.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Jeanne avec accablement.

— Infâme !  !  ! dit Pierre.

— Pierre Herbin ! prends garde, j’ai un nuage rouge devant les yeux, dit sourdement Herman.

— Il serait vert, bleu ou jaune, que cela n’y ferait rien. Madame, ne craignez rien, vous dis-je ; je suis là.

En entendant ces mots, prononcés d’un accent pénétré, Jeanne eut une lueur d’espoir ; par un mouvement naturel à tout être qui trouve un secours inespéré dans un pressant danger, elle saisit la main de Pierre Herbin dans les siennes, en s’écriant :

— Sauvez-moi ! sauvez-moi !

— N’ayez pas peur, vous dis-je, tant que je serai là.

— Et y resteras-tu, là ? s’écria Herman en se précipitant sur son compagnon infirme et âgé, et en le repoussant si vigoureusement, qu’il alla trébucher auprès de l’alcôve.

— Au secours ! mon Dieu !… au secours ! s’écria madame de Bracciano.

— Tonnerre et sang ! s’écria Pierre Herbin en se relevant, tu as porté la main sur moi !

— Si tu approches, je te tue ! s’écria Herman en tirant de sa poche un poignard dont il le menaça.

À ce moment, le bruit lointain du galop de deux chevaux retentit sur le pavé de la rue.

Herman se précipita à la fenêtre, l’ouvrit, et tâcha de voir dehors.

Les chevaux approchaient de plus en plus.

Enfin ils arrivèrent près de la maison, s’arrêtèrent, et on entendit frapper à la porte à coups redoublés.

— La nuit est si noire, que je ne distingue rien, dit Herman à voix basse.

Puis, refermant la fenêtre à la hâte avec un mouvement plus rapide que la pensée, sans que Pierre Herbin pût s’y opposer, occupé qu’il était aussi par le bruit des chevaux, il prit violemment Jeanne par le bras, ouvrit le cabinet de l’alcôve, la porte secrète de la cachette où était enfermé Boisseau depuis la veille, et y poussa madame de Bracciano, malgré ses faibles et impuissants efforts, malgré ses cris, qu’il étouffa en lui mettant la main sur la bouche.

CHAPITRE XXII.

Secours.


On continuait toujours de frapper à la porte de la rue.

— Remontez chez vous. Pierre Herbin, dit Herman à voix basse. Je ne sais ce que c’est ; je vais me coucher tout habillé pour ne pas donner de soupçons.

— Quoique tu m’aies frappé, et que tu sois l’homme le plus méchant que je connaisse, dit Pierre Herbin, je ne te laisserai pas seul dans un moment pareil. Il y a peut-être du danger ; on s’est peut-être aperçu de la fuite de la duchesse. Voyons… du sang-froid, du calme… vite, un fauteuil, assieds-toi. La table entre nous… mets-y ce pot à tabac… Donne-moi une pipe, tisonne le feu, et ayons l’air de causer de la pluie et du beau temps au coin du feu. Écoute… écoute, on frappe toujours. Cet ivrogne de portier dort comme un sourd.

— Silence… dit Herman en avançant la tête, on a prononcé mon nom…

— Si l’ordre n’avait pas été donné d’arrêter le colonel aux barrières, je croirais que c’est lui, dit Pierre Herbin.

— Lui ! s’écria Herman, je le tuerais ! maintenant qu’il pourrait épouser cette femme. Je te dis que je le tuerais !

— Fou que tu es, si on te laissait faire, ce serait bientôt la fin du monde, dit Herbin en allumant sa pipe ; puis il ajouta : — Il serait peut-être plus prudent d’aller ouvrir nous-mêmes, ça éloignerait tout soupçon. Je vais toujours voir qui frappe.

Ce disant, pendant qu’Herman allait écouter sur le palier de l’escalier, afin d’entendre si le portier se levait, Pierre Herbin ouvrit la fenêtre, avança la lampe au dehors, et, à sa clarté vacillante, aperçut deux hommes à cheval.

Les galons ou broderies dont était chargée la veste de l’un d’eux brillaient dans l’obscurité.

— Que voulez-vous ? s’écria Pierre Herbin ; on ne fait pas un tel bruit à cette heure dans une maison paisible, c’est indécent.

— Je veux parler à M. Herman Forster à l’instant même, dit une voix qui arriva au troisième étage, affaiblie par le mugissement du vent.

— Revenez demain matin, dit Pierre Herbin.

Au lieu de lui répondre, les deux hommes entrèrent précipitamment dans l’allée. Le portier venait sans doute de leur ouvrir. Les chevaux, fatigués, restèrent exposés à la pluie qui tombait à torrents. Pierre Herbin referma la fenêtre, se retourna et vit Herman blotti en embuscade derrière la porte de la chambre, tenant d’une main le pêne de la serrure, et de l’autre son poignard levé.

— Un assassinat, s’écria-t-il, diable ! je n’en mange pas ! Il est donc enragé, ce malheureux-là !

À peine avait-il prononcé ces mots, en se jetant sur Herman, que la porte s’ouvrit brusquement, et le coup destiné à la personne qui entrait la première atteignit Pierre Herbin au bras, et lui fit une légère blessure. Tout ceci se passa en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.

La lutte d’Herman et de son compagnon dura à peine une seconde, pendant laquelle Herman, tâchant d’arracher son poignard des mains ensanglantées de Pierre Herbin, s’écriait :

— Laisse-moi… je veux le tuer !

— Tu ne tueras rien du tout, dit une voix rude.

Et l’un des nouveaux arrivants, l’ex-dragon Glapisson, se joignant à Pierre Herbin, désarma Herman après une vigoureuse résistance.

— Ménage-le, dit l’autre personne.

— Oui, mon colonel, dit Glapisson, je veux seulement lui ôter cette épingle.

— Monsieur de Surville ! s’écria Pierre Herbin en se retournant.

— Oui, misérable que vous êtes ! et j’arrive à temps pour vous traiter comme vous le méritez.

— Monsieur, vous n’êtes pas juste, dit Pierre Herbin en montrant le sang qui couvrait sa main et coulait de la blessure de son bras. Je me suis jeté au-devant du coup qui vous était destiné.

— Il serait vrai ! dit Raoul d’un air étonné. Alors, pardon, monsieur ; Mais, vous sachant l’ami de cet homme (et il montra Herman), je devais vous croire son complice.

Il était évident que le colonel ne savait pas que madame de Bracciano était chez Herman ; son premier mouvement eût été de la chercher.

Herman eut un moment de vague espoir ; si Pierre Herbin ne parlait pas, la cachette où était renfermée Jeanne n’était pas découverte, et, quoique les projets d’Herman ne fussent pas arrêtés, le gain de quelques heures importait beaucoup à sa vengeance.

S’ils n’eussent pas entendu la voix du colonel, Herman et Herbin auraient eu de la peine à le reconnaître. Voulant voyager plus inconnu et surtout avec une plus grande rapidité, M. de Surville s’était vêtu en courrier ; sa veste verte galonnée d’or, sa culotte de daim et ses bottes fortes étaient souillées de boue et ruisselaient de pluie. Il arrivait de Vienne à franc étrier.

Les ordres que le ministre de la police avait donnés aux barrières de Paris d’arrêter M. de Surville avaient été ainsi éludés. On prit Raoul pour un courrier de cabinet : il passa. Il se rendit d’abord chez lui. Apprenant la disparition de Boisseau, un secret instinct lui dit qu’Herman n’était peut-être pas étranger à cet événement. Pouvant avoir besoin d’aide, il ordonna à Glapisson de monter le cheval du postillon, et arriva bientôt, ainsi que nous l’avons dit, dans la demeure d’Herman.

Pour que la conduite du colonel de Surville soit appréciée dans toute sa valeur, nous devons répéter que, tout en ayant pour madame de Bracciano le plus tendre attachement, il ne l’aimait plus d’amour. Une affection passionnément partagée le rendait fort heureux depuis quelque temps. Son dévouement tout fraternel pour Jeanne était donc d’autant plus noble, qu’il était complètement désintéressé.

— Glapisson, ferme la porte, dit M. de Surville. Puis, s’adressant à Herman : — Maintenant, monsieur, écoutez-moi.


CHAPITRE XXIII.

Le voyage.


À l’ordre du colonel, Glapisson se plaça près de la porte d’entrée.

Herman debout, les bras croisés, adossé au mur, regardait impudemment Raoul. Pierre Herbin, assis sur un angle de la table, essuyait avec son mouchoir le sang qui couvrait ses mains.

M. de Surville, pâle et visiblement ému, dit à Herman

— Il y a deux jours, un de mes amis, M. Boisseau, est venu vous donner connaissance d’une lettre de moi… depuis, il n’a plus reparu chez moi. Qu’est-il devenu ? Répondez. Mon inquiétude ne me permet pas d’attendre que la justice informe.

— Rassurez-vous, monsieur, dit Pierre Herbin, votre ami ne court aucun danger sérieux, je vous en donne ma parole.

— Votre parole, monsieur ? répondit Raoul avec hésitation.

— Aussi vrai que mon sang coule, monsieur ; vous pouvez me croire.

— Mais enfin où est-il ?

— Vous savez le sujet de la lettre dont il venait nous donner connaissance, colonel ; vous comprenez donc combien il était important pour Herman d’empêcher votre émissaire d’agir, mais nous nous sommes bornés à prendre cette précaution. Vous en aurez la preuve… tout à l’heure, peut-être, dit Pierre Herbin.

Herman fit un mouvement. Pierre Herbin le regarda, et lui dit :

— Ne m’interromps pas… j’arrangerai tout pour le mieux.

— Ces réponses ne me satisfont qu’à demi, dit Raoul. Plus tard, il faudra bien qu’elles soient moins obscures. Mais terminons, car j’ai hâte d’en finir. Jacques Butler, vous avez été condamné à dix ans de prison pour vol ! dit Raoul en montrant quelques papiers à Herman.

— Je ne m’appelle pas Jacques Butler ; je me nomme Herman Forster, dit Herman.

— Je vous dis que vous êtes Jacques Butler ! En arrivant à Vienne, j’avais conçu des soupçons contre vous. M. de Bracciano, vous croyant banni, ainsi que vous le lui avez dit, pour un crime politique, m’avait chargé de faire quelques réclamations auprès de la chancellerie de l’Empire ; voulant savoir si la défiance que vous m’inpiriez était fondée sur autre chose que sur un éloignement instinctif, je mis la plus grande activité dans mes démarches. Vous vous étiez dit condamné politique, on ne trouva aucun condamné politique du nom d’Herman Forster. Je donnai votre signalement pour aider aux recherches. Sachant l’intérêt que je portais aux renseignements, on alla plus loin : on descendit dans la catégorie des crimes. Votre signalement se rapporta si exactement à celui de Jacques Butler, condamné pour vol, que je ne doutai plus que vous ne fussiez ce Jacques Butler. Malgré ma répugnance pour les ignobles détails dans lesquels il fallait entrer afin de pénétrer la vérité, une fois votre véritable nom connu, j’arrivai bientôt jusqu’à votre mère, Wilhelmine Butler, retirée dans un des plus obscurs faubourgs de Vienne. Je trouvai cette malheureuse femme pleurant sur votre infamie ; son chagrin me toucha tellement, elle me parut si honnête, que je m’ouvris à elle. Je lui dis une partie de ce qui vous concernait ; que vous aviez trouvé une place honorable, que vous remplissiez sous le nom d’Herman Forster, mais qu’un grave abus de confiance pouvait vous la faire perdre ; qu’il fallait que vous quittassiez la France à l’heure même ; que je me chargerais de tout, et que si elle avait conservé quelque influence sur vous, je l’engageais, dans votre intérêt, à vous enjoindre de suivre mes ordres. Elle me remercia en versant des larmes de reconnaissance, me montra plusieurs lettres de vous. J’en ai une ici. Dans la dernière, sans vous expliquer, vous lui faisiez part de magnifiques espérances qui devaient, disiez-vous, prochainement se réaliser… Je frémis en songeant au malheur irréparable que votre fourberie pouvait causer. J’écrivis à mon ami de venir vous trouver à l’instant… pensant qu’il suffirait de prononcer le nom de votre mère pour vous prouver que tout était découvert, et que vous n’hésiteriez pas à abandonner Paris et la France. Ma lettre partie, mon inquiétude ne fut pas calmée. Je savais tout ce que vous osiez prétendre ; je savais votre audace hypocrite. Ce que je venais d’apprendre sur vous, changeant mes soupçons en certitude, rendait mes craintes plus imminentes encore. Quoique chargé d’une grave mission, je partis. J’arrive à l’instant. Maintenant écoutez mon dernier mot. J’ai en mon pouvoir de quoi obtenir votre extradition. Si vous hésitez à exécuter mes ordres, vous êtes immédiatement arrêté ; si, au contraire, ainsi que je l’ai promis à votre malheureuse mère, vous consentez à partir, je me tairai ; on pourvoira à tous vos besoins, et la personne que vous savez ne sera pas même instruite de votre infamie. Il est quatre heures du matin… il faut qu’à six heures je sois parfaitement rassuré sur le sort de M. Boisseau et que vous soyez en route pour l’Espagne sous la conduite de ce brave homme… (Il montra Glapisson.) À ces conditions, je vous répète, je consens à me taire… non pour vous, mais pour le bonheur, mais pour la tranquillité de la personne que je révère le plus au monde… Elle ne saura pas même mon voyage à Paris. Vous lui écrirez ici, devant moi, une lettre dans laquelle vous lui annoncerez que des avis d’Allemagne vous faisant craindre d’être inquiété ici par suite du complot auquel vous avez pris part, vous prenez le parti d’abandonner la France. Une fois à Madrid, si vous vous y conduisez honorablement, votre avenir sera assuré, et je saurai prendre des mesures telles que vous ne quitterez pas cette ville. Voici mes dernières intentions… Répondez à l’instant. Je ne puis rester que deux heures à Paris, et je veux vous voir partir devant moi. Si vous refusez, les pièces seront dans une heure adressées à qui de droit… et vous êtes arrêté !

Une pensée détestable passa par l’esprit d’Herman ; il répondit avec un imperturbable sang-froid : — Je comprends, monsieur, l’intérêt que vous portez à la personne dont vous parlez. Mais je désirerais savoir dans quel but vous voulez l’éclairer sur mon compte.

— Je vous dis que le rôle de délateur n’est pas le mien ; je respecte trop la femme dont je rougirais de prononcer ici le nom, pour lui porter un coup si terrible. Vous partirez… et elle ignorera toujours quel est l’homme qui, un moment, a surpris sa confiance.

— Vous agissez en ami fidèle, monsieur, pour ne pas dire en amant évincé… qui veut à tout prix rentrer en grâce, et qui, pour cela, fait le métier d’homme de police.

Raoul devint pourpre de colère, fit un mouvement menaçant ; puis, reprenant son calme, il dit à Glapisson : — À la première insolence de cet homme, tu le souffletteras… et encore… non, mon brave, laisse-le, je ne veux pas souiller tes mains.

— C’est égal, mon colonel, je ne suis pas dégoûté ; j’ai des gants et je fermerai le poing. Faut-il lui payer quelque chose d’avance ?

— Non, tiens-toi tranquille.

— Si j’avais pu hésiter un moment à suivre ma pensée, cette dernière injure me déciderait, dit Herman avec impudence. Je ne puis rien opposer à la force brutale, mais vous vous repentirez tout à l’heure de m’avoir poussé à bout. Ah ! vous prenez assez d’intérêt à madame de Bracciano pour venir de Vienne à franc étrier, pour venir, malgré le courroux de l’empereur, déjouer mes projets ! Eh bien ! vous n’apprendrez pas sans un mortel chagrin, j’espère, que cette femme est perdue.

— Que dit-il ? s’écria Raoul.

— Ah ! je suis Jacques Butler le voleur… soit. Eh bien ! demain tout Paris saura que madame la duchesse de Bracciano a passé la nuit chez Jacques Butler le voleur.

— Misérable, tu mens !

— Vous verrez si je mens. Pour vous prouver que je dis vrai, je vous déclare que je ne quitterai pas Paris, entendez-vous ? Vous me ferez arrêter… c’est tout ce que je veux. Au moins, elle sera déshonorée, et l’éclat sera tel, que, malgré votre amour, malgré la reconnaissance que lui inspirera peut-être votre conduite, vous n’oserez pas l’épouser, entendez-vous ? Quoiqu’elle soit libre, vous n’oserez pas vous marier avec celle qui passera pour avoir été la maîtresse de Jacques Butler le voleur. Ainsi je serai vengé d’elle et de vous ! s’écria Herman avec un éclat de rire cruel, et en jetant un regard d’intelligence à Pierre Herbin.

— La rage fait délirer ce misérable, dit Raoul stupéfait.

— Eh bien ! reprit celui-ci, vous hésitez maintenant, noble colonel. Votre sort et le mien sont entre mes mains. Je me perdrai avec joie… mais elle sera perdue aussi ; mais vous ne jouirez pas de votre insolent triomphe. Oui, vous me regardez d’un air effrayé, incrédule… Je vous répète, moi, qu’elle a passé la nuit chez Butler le voleur, votre vertueuse duchesse… et demain au grand jour sa honte éclatera.

L’assurance de ce misérable atterrait Raoul. Il connaissait la vertu de Jeanne, mais il connaissait aussi son exaltation romanesque ; il frémit en songeant que sa tête avait peut-être pu s’égarer au point de lui faire commettre une faute irréparable. Ses nobles traits exprimèrent un abattement si douloureux, que Pierre Herbin en fut touché.

— C’est impossible ! impossible… s’écria Raoul en parcourant involontairement la chambre du regard, comme pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’autre issue ; remarquant le cabinet de l’alcôve, il s’y précipita, l’ouvrit et ne vit rien. Herman resta impassible.

— C’est une ruse dont je ne suis pas dupe ! dit le colonel ; vous voulez m’effrayer par cet ignoble mensonge et m’empêcher d’agir.

— C’est vrai, dit Herman, voyant qu’il avait été trop loin et sur le point de compromettre le succès de sa vengeance. C’était ma ruse… Mais, quoi qu’il en soit, je suis décidé à ne quitter Paris que par la force. Faites-moi arrêter, si vous le voulez.

— C’est votre dernier mot ?

— C’est mon dernier mot.

— Monsieur ! s’écria Raoul en s’adressant à Pierre Herbin, mais dites-lui donc qu’il se perd… qu’il va peut-être porter une mortelle atteinte à la meilleure, à la plus noble des femmes, lorsqu’elle apprendra quel était l’homme pour qui elle voulait tout sacrifier.

Pierre Herbin fit un mouvement qui témoignait de son impuissance sur la volonté d’Herman. Raoul était accablé ; il éprouvait une si profonde affection pour Jeanne, il connaissait tellement la noblesse de son cœur qu’il eût donné tout au monde pour lui épargner le coup affreux qu’elle allait ressentir. L’implacable cruauté d’Herman l’exaspérait ; cet homme se trouvait placé si bas qu’il ne pouvait même lui faire ressentir les effets de son indignation. Pourtant, surmontant sa répugnance à entrer avec lui dans de certains détails confidentiels, il tenta un dernier effort et dit d’une voix émue :

— Vous vous montrez si implacable dans votre vengeance, parce que vous croyez peut-être que j’aime madame de Bracciano… Eh bien !… dit le colonel, qui devint pourpre de honte en songeant qu’il parlait ainsi à un repris de justice. Eh bien ! je vous… Puis, ne pouvant se résoudre à faire un serment d’honneur à un tel homme, il se retourna vers son ancien brigadier et dit :

— Eh bien ! devant vous, je jure à ce vieux soldat… qu’il n’en est rien, que je n’ai et que je n’aurai jamais pour madame de Bracciano que les sentiments d’un frère !…

Cette marque de mépris écrasant, donnée d’une manière si noble, redoubla la rage d’Herman. Il s’écria : — Ah ! vous ne l’aimez plus, tant mieux… Je me vengerai d’elle… et elle n’aura pas même de consolation. Ne se possédant plus, Raoul fit un mouvement pour se jeter sur Herman… Puis, se contenant à peine et voyant, par les atroces paroles d’Herman, tout espoir perdu, il fit un signe à Glapisson et se précipita vers la porte.

— Au moins le destin qui me poursuit ne me frappera pas seul ! s’écria Herman dans un accès de farouche triomphe.

— Colonel, rassurez-vous ; rien n’est désespéré, dit tout à coup Pierre Herbin en arrêtant Raoul au moment où celui-ci franchissait le seuil de la porte.

Herman regarda Pierre Herbin avec crainte.

— Colonel ! reprit Herbin avec une sorte de dignité, c’est à moi de réparer une partie du mal que j’ai fait… Jacques Butler, dit-il d’une voix éclatante, tu es un infâme… Les larmes de la plus vertueuse, de la plus malheureuse des femmes, ne t’ont pas touché… Le plus loyal des hommes s’est, par dévouement pour elle, abaissé jusqu’à te prier, jusqu’à donner devant toi sa parole qu’elle était pour lui une sœur… Tu n’as pas eu pitié de la rougeur, de la honte de cet homme… Ta vengeance n’a plus même le hideux prétexte de la jalousie… elle n’a plus de but, tu es cruel pour le plaisir d’être cruel ; j’ai été ton complice ; ton malheureux père avait été mon ami… J’ai voulu, par des moyens indignes, élever ta fortune aux dépens de celui dont il avait été la victime… J’ai voulu satisfaire à la fois ma haine et ma cupidité… J’ai eu des torts… de grands torts… Je ferai tout au monde pour les réparer…

Il se dirigea vers l’alcôve. — Pierre Herbin, s’écria Herman, en le saisissant au collet pour l’empêcher de faire un pas…

— Colonel, faites tenir ce furieux…

Glapisson, doué d’une force peu commune, étreignit Herman dans ses deux bras musculeux, et paralysa ses efforts. Raoul, surpris, regardait Pierre Herbin entrer dans le cabinet. Au bout d’un instant… Herbin l’appela… Il courut… Que vit-il dans la cachette dont nous avons parlé ?… Madame de Bracciano évanouie. Boisseau et Pierre Herbin tâchèrent de la rappeler à la vie…


CHAPITRE XXIV.

Conclusion.


Un quart d’heure après cette scène, Jeanne se dirigeait vers l’hôtel de Bracciano, soutenue par Raoul et par Boisseau, qui, malgré sa faiblesse, avait voulu accompagner M. de Surville. Il était quatre heures et demie environ. La pluie tombant à torrents, la nuit était profondément noire.

— Du courage, Jeanne… Dans un quart d’heure vous serez sauvée… On n’a pu s’apercevoir encore de votre absence, lui dit tendrement Raoul.

Jeanne remercia Raoul par un serrement de mains convulsif, et lui dit : — Je crains que mes forces ne soient épuisées…

— Par grâce… Jeanne, encore un effort…

— Je tâcherai, mais je me sens mourir…

— Et moi aussi, pensa Boisseau, depuis vingt-quatre heures sans manger… et avoir une telle algarade pour se restaurer… Où diable les aventures viennent-elles me chercher ?

Raoul, Jeanne et Boisseau arrivèrent devant l’hôtel de Bracciano.

— Mon ami, dit Raoul à Boisseau, pendant que Jeanne s’appuyait sur un des bancs de pierre qui garnissaient la porte, écoute bien… je vais frapper… le portier viendra sans doute ouvrir avec sa lanterne, tu l’éteindras. Pendant que je m’emparerai de lui, tu lui mettras la main sur la bouche pour l’empêcher de crier. À la faveur de l’obscurité, ma cousine pourra, sans être aperçue, regagner son appartement par l’escalier dérobé : on expliquera l’attaque du portier comme on voudra… comprends-tu bien ?

— Je comprends… si j’en ai la force… et je la trouverai… d’un coup de poing j’éteins la lanterne, et après j’étouffe les cris du portier.

— À merveille… Vous, Jeanne… du sang-froid… Dès que vous verrez la lumière éteinte, précipitez-vous dans la cour et montez chez vous…

— Je tâcherai… dit Jeanne.

— Cette expédition n’aurait-elle pas mieux convenu à cet enragé Boitot ? dit tout bas Boisseau.

Raoul frappa. Le coup retentit au cœur des trois acteurs de cette scène. Raoul frappa une seconde fois. La porte s’entrouvrit. On vit la figure du portier qui élevait sa lanterne pour voir qui frappait. Boisseau donna résolûment un grand coup de poing sur la vitre, et éteignit la lumière. Le portier allait crier au secours, lorsqu’il se sentit saisir par deux bras vigoureux ; deux mains se croisèrent sur sa bouche et étouffèrent ses cris. Jeanne, retrouvant cette énergie factice que donne le grand danger, traversa rapidement la cour, gagna l’escalier dérobé et arriva à la porte de son cabinet de toilette qu’elle trouva entr’ouverte, comme elle l’avait laissée. Au bout de cinq minutes… supposant que Jeanne était enfermée chez elle… Raoul et Boisseau abandonnèrent le portier, fermèrent la porte et se sauvèrent à toutes jambes.

— Raoul…, je te déclare que je vais mourir en arrivant chez toi… disait Boisseau tout essoufflé…

— Mon brave ami, arrivons seulement chez moi, et je réponds de toi.

— Pourvu seulement que nous ne rencontrions pas de patrouilles… disait Anacharsis en faisant d’énormes enjambées : finir la nuit au violon, il ne me manquerait plus que cela…

Heureusement les deux amis arrivèrent sans encombre rue de la Victoire. Raoul comptait en partir sur-le-champ, croyant son arrivée en France ignorée. La lettre de madame de Montlaur lui apprenant au contraire que l’empereur savait tout, et était très-irrité contre lui, il résolut d’aller au château tout lui dire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers les onze heures du matin, la princesse de Montlaur était au chevet du lit de Jeanne.

— Malheureuse enfant ! pourquoi n’avoir pas sonné vos femmes ! Vous sentir souffrante et passer toute une nuit sans secours !… Quelle imprudence ! Pauvre Jeanne, vous avez été si cruellement agitée hier… Comment vous trouvez-vous ?

— Mieux… ma tante, dit Jeanne d’une voix faible.

Peut-être aussi avez-vous eu peur ; avez-vous entendu cette nuit à quatre heures ?…

— Quoi, ma tante ? demanda madame de Bracciano en frissonnant.

— La plus bizarre aventure du monde. À quatre heures on a frappé à la porte assez vivement, la nuit étant très-obscure… Le portier s’est levé, il est venu ouvrir avec sa lanterne, croyant, ainsi que cela arrive souvent, que c’était quelque message du château… À peine la porte était-elle ouverte… que deux hommes… le saisissent, éteignent sa lumière… lui mettent la main sur la bouche pour étouffer ses cris, et le tiennent ainsi pendant quelque temps… après quoi ils le laissent et se sauvent. Sans doute les misérables auront eu peur en entendant quelque bruit ; une fois délivré, le vieux Gilbert s’est mis à appeler au secours ; comment n’avez-vous pas entendu ? Mais que je suis folle ! votre appartement donne sur le jardin… ces cris n’auront pas pu arriver jusqu’à vous. Mais, mon Dieu, mon enfant… voici vos faiblesses qui vous reprennent… Jeanne… Jeanne.

En effet, madame de Bracciano n’avait pu braver son émotion en se rappelant les dernières circonstances de cette nuit terrible. Une des femmes de madame de Bracciano vint apporter une lettre à madame de Montlaur.

— Dieu soit loué, dit la princesse à Jeanne, qui semblait plus calme ; Raoul est arrivé, il me dit qu’il se rend au château à l’instant même ; il n’a sans doute plus rien à craindre et va tout expliquer à l’empereur.

— Rien à craindre ? demanda Jeanne.

— Je puis vous dire cela maintenant, ma chère enfant, puisque sa lettre me rassure. Chargé d’une mission de la plus haute importance, il avait, je ne sais pourquoi, quitté Vienne précipitamment. L’empereur le sachant était furieux contre lui, menaçait de le faire mettre à Vincennes ; prévenue de cela par un de mes amis, j’avais aussitôt écrit à Raoul et envoyé la lettre chez lui, afin qu’à son arrivée à Paris il fût averti du danger qu’il courait.

— Et cela pour moi… pour moi… Pauvre Raoul ! pensait Jeanne.

— À cette heure, je suis sans crainte, ma chère enfant ; puisque Raoul se rend aux Tuileries, c’est qu’il peut expliquer sa conduite à l’empereur… D’ailleurs, il me dit dans sa lettre qu’il viendra tantôt lui-même me donner des nouvelles de son entrevue.

Le duc de Bracciano envoya savoir des nouvelles de sa femme. Jeanne poussa un cri et tomba dans une nouvelle crise nerveuse. Le duc n’avait-il pas fait périr le marquis de Souvry sur l’échafaud !… Instruite de ce terrible secret pendant la nuit fatale qu’elle avait passée chez Herman, la malheureuse femme ne pouvait le révéler à sa tante ; elle ne pouvait non plus laisser soupçonner à son mari qu’elle savait la part qu’il avait prise à cette sanglante exécution. Madame de Montlaur ignorait même encore le divorce consenti par M. de Bracciano. Après sa crise, Jeanne pleura abondamment et parut soulagée. Elle voulut absolument se lever pour recevoir Raoul et savoir les suites de son entrevue avec l’empereur. À une heure, il se fit annoncer. Jeanne lui tendit la main avec effusion ; le colonel la baisa respectueusement.

— Eh bien ! lui dit madame de Montlaur, votre empereur, qu’a-t-il dit ?

— Il a été, comme toujours, pour moi, d’une bonté parfaite, madame la maréchale… il m’a pardonné mon voyage incognito et m’a permis de rentrer dans la vie civile.

— Il vous a retiré vos emplois. Votre carrière est brisée ?… s’écria Jeanne.

— Non, ma cousine, dit en souriant Raoul, mais l’empereur a trouvé sans doute que les nouveaux mariés faisaient de mauvais soldats et non moins mauvais négociateurs.

— Les nouveaux mariés ? s’écria madame de Montlaur. Que voulez-vous dire, Raoul ?

— Un grand secret… que je ne voulais vous confier qu’à mon retour d’Allemagne… Ce que vous appelez ma disgrâce changeant mes projets, je puis maintenant tout vous dire. Depuis un an, je suis très-amoureux de madame de Formont.

— De la jeune et jolie veuve de ce nom ? dit la princesse.

— D’elle-même, madame ; nous avions fixé notre union à une époque un peu plus éloignée, mais les circonstances qui nous avaient fait reculer le terme n’existant plus, je le hâterai de tout mon pouvoir, et nous irons vivre dans mes terres de Lorraine. L’empereur a choisi pour moi cette province.

— Un exil !… dit Jeanne, et c’est moi… moi…

— Il va épouser madame de Formont ! répéta la maréchale avec les signes du plus grand étonnement.

Toutes ses idées sur les amours de sa nièce et de Raoul étaient bouleversées.

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Herman, voyant ses infernales ruses découvertes, partit pour l’Espagne sous la conduite de Glapisson. On n’entendit plus parler de lui.

Pierre Herbin ne poussa pas le désintéressement jusqu’à refuser une pension de 6,000 francs que lui assura le duc de Bracciano pour payer son silence et la destruction du dossier de Dijon. Le divorce de M. et de madame de Bracciano fut prononcé. M. de Surville se maria. Quelque temps après ce mariage, Jeanne quitta Paris avec sa tante et se retira en Bretagne, dans un vieux château où elle avait été élevée. Elle y languit longtemps et y mourut à vingt-cinq ans. Les derniers mois de sa vie furent bien pénibles. Son amour pour Herman avait été tué par la terrible révélation qu’elle avait due au hasard. Frappée du dévouement, des nobles qualités dont Raoul avait fait preuve en la sauvant, sa reconnaissance s’était exaltée jusqu’à l’amour le plus passionné. Raoul était marié ; Raoul était le plus heureux des hommes. Il ignora toujours ce sentiment. Jeanne l’aima en secret, souffrit en silence… et mourut.


FIN DU COLONEL DE SURVILLE.
  1. Premier chirurgien de Louis XIV.