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Le corps et l’esprit, d’après Hack Tuke

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LE CORPS ET L’ESPRIT


I

À l’Hôtel-Dieu de Lyon, on peut observer en ce moment un cas intéressant de surdité verbale. Le jeune homme qui en est atteint n’a rien perdu de son intelligence ; il n’est pas aphasique et s’exprime aisément et nettement ; il n’est pas sourd et se vante même « d’entendre tomber un sou à vingt-cinq pas ; » il discerne les timbres et reconnaît si vous frappez sur du bois ou sur du métal. Bref, il comprend les ordres donnés par écrit, y répond par écrit ou oralement, mais il ne comprend absolument rien au langage parlé ; ce n’est pour lui qu’un bruit confus, qu’une sorte de bourdonnement, et quand j’eus essayé de me faire entendre en parlant très haut et en articulant le plus nettement possible, je ne pus en obtenir que ces quatre mots qu’il écrivit sur une grande feuille blanche et répéta plusieurs fois par forme de confirmation : Monsieur, je vous entends souffler.

Je n’ai pas l’intention de discuter ce phénomène assez rare, paraît-il, dans les annales de la médecine : je ne le cite que comme le symbole frappant de toute une classe d’esprits de notre temps, du moins en province, car Paris a sans doute été préservé du fléau. Les faits d’hypnotisme et de suggestion que les médecins et les philosophes ont, dans ces derniers temps, jetés en si grand nombre dans la circulation, les ont frappés au dernier point. Qu’un magnétiseur étale ses affiches et promette dans la quatrième page des journaux les fascinations les plus surprenantes, les gens dont je parle accourent en foule. On trouve parmi eux plus de sujets qu’il en faut pour toute une saison de soirées hypnotiques. La curiosité publique est donc surexcitée : curiosité scientifique, direz-vous, et de bon augure pour notre jeune science, la psycho-physiologie. Pas du tout : curiosité anti-scientifique ; c’est le mystère qui les attire ; d’autres se dirigent vers la lumière, ils courent, eux, aux assembleurs de nuages ; ils veulent que l’on fasse la nuit même en plein jour, comme aux matinées théâtrales. Et n’essayez pas d’expliquer quelques-uns des phénomènes qu’ils regardent ahuris et ébahis ; c’est un vol que vous leur faites ; ils se fâchent tout rouge et ramènent d’une main crispée le rideau qui doit intercepter la lumière. Bref, cette partie du public semble littéralement atteinte de surdité scientifique et répond à vos explications, en haussant les épaules et en vous lançant des regards de pitié : Oui, je vous entends souffler !

Le livre de M. Hack Tucke récemment traduit par M. V. Parant[1] aura-t-il l’avantage de convertir ce public à la science, car il le lira sans doute sur la foi du titre : le Corps et l’Esprit. Nous devons, en conscience, l’avertir que l’auteur n’aime pas les nuages ni les mystères, mais en revanche, tout ce que la science la mieux informée peut nous apprendre de l’influence du moral sur le physique, il nous l’apporte et complète ainsi très heureusement le traité de Cabanis qui, comme on sait, ne met guère en lumière que l’influence du physique sur le moral. Si vous désirez pénétrer dans le labyrinthe des rapports de l’âme et du corps et chercher le mot de cette septième énigme du monde, vous ne sauriez choisir un meilleur guide, pourvu que vous soyez bien décidé à demeurer avec lui sur le terrain de l’expérience et à ne pas céder à la tentation de voyager sans barque ni voile sur l’océan de l’inconnaissable. Il n’est pas question dans ce livre de la communication des substances. Le spiritualisme et le matérialisme ne sont pas même nommés et c’est tant mieux, car il en est d’eux comme du droit des peuples et du droit des rois qui ne s’accordent jamais mieux que dans le silence ! L’auteur est donc, direz-vous, un partisan de la philosophie monistique : je n’en sais pas plus que vous, et quand vous aurez lu le livre, vous n’en saurez pas plus que moi. Qu’il ait sa pensée de derrière la tête, on n’en peut guère douter, mais il a le bon goût de ne pas l’exhiber et même de la laisser à peine entrevoir, bon goût qui s’appelle en logique la méthode expérimentale. Des faits bien choisis et bien classés, voilà ce que vous trouverez dans cette sorte de clinique psychique, perennis quædam psychologia : vous pouvez broder sur ce canevas le thème métaphysique et les variations qu’il vous plaira, mais soit que vous admettiez que le cerveau digère les impressions, soit que vous vous incliniez devant la substance que Broussais appelle dédaigneusement l’entité non nerveuse, vous pouvez ouvrir le livre avec confiance, car l’auteur a dépouillé dans le vestibule de la salle de clinique sa métaphysique avec son manteau. Aussi faut-il reconnaître, si la loi d’hérédité intellectuelle est vraie, qu’avant même de naître, M. Hack Tucke était à bonne école, puisqu’il est fils de médecin et petit-fils du Pinel de l’Angleterre. Lui-même, médecin aliéniste de premier ordre, a publié des ouvrages sur l’aliénation mentale devenus classiques au delà de la Manche. Il est donc avant tout observateur et utilitaire ; sa large et pénétrante critique ne dédaigne pas plus les miracles de Lourdes que les recherches de la Salpêtrière, et M. Henri Lasserre, l’historiographe de Notre-Dame de Lourdes, ne serait pas sans doute médiocrement étonné de se voir cité à côté de M. Charcot : il prend son bien où il le trouve.

Il serait curieux de comparer son ouvrage à celui du docteur viennois Feuchtersleben, l’Hygiène de l’âme. Le médecin allemand n’a pu s’abstenir entièrement de métaphysique, et l’hégélianisme n’a trouvé que trop d’écho dans son livre qui s’est imprégné ainsi de je ne sais quelle poésie quintessenciée ou sophistiquée. « La nature, écrit-il, n’est qu’un écho de l’esprit, et la loi suprême qui la régit : c’est que l’idée est la mère du fait et qu’elle façonne graduellement le monde à son image. » Cela peut être vrai, mais la vérité, quand elle n’est qu’hypothétique, n’est pas bonne à dire dans un ouvrage de science. Ailleurs il avoue qu’il enseigne l’art de se faire illusion à soi-même et il aide autant qu’il peut à l’illusion par un ton de prophète ou, tout au moins, de prédicateur convaincu : c’est ainsi qu’il applique à la physiologie la théorie d’après laquelle l’idée est la mère du fait, en affirmant que tout désir énergique se réalise, parole hardie, ajoute-t il, mais aussi merveilleuse consolation. M. Hack Tucke évite ce ton d’oracle, et, tout en visant au pratique et à l’utile, il a plus à cœur de convaincre par les faits que de persuader par les phrases. Il n’a point de paradoxe à faire prévaloir comme Cabanis, ni de panacée à faire triompher comme Feuchtersleben. Ce sont de grandes qualités dont il paye la rançon, car il perd en intérêt ce qu’il gagne en solidité et le lecteur trouvera peut-être que les petits faits voilent la théorie et que les arbres empêchent de voir la forêt. Pour notre part, nous le félicitons sincèrement de s’être dégagé de toute alliance compromettante avec la poésie et la métaphysique dans un sujet où les tentations naissent à chaque pas, mais nous ne lui pardonnons pas aisément d’avoir rendu notre tâche presque impossible, en adoptant une division médiocre et surannée, alors qu’il nous en signale lui-même une autre qui avait le double avantage de la nouveauté et d’une plus grande précision. Sensibilité, intelligence, volonté, états morbides, telle est celle qu’il a suivie ; psycho-physiologie, psycho-pathologie, psycho-thérapeutique, telle est celle qui se trouve indiquée dans le dernier chapitre. Nous avons été tenté de reconstruire sur ce nouveau plan tout son ouvrage : réflexion faite, nous y avons renoncé pour rester plus fidèle à sa pensée et à sa méthode.

L’occasion qui a donné naissance au livre vaut la peine d’être racontée. C’est la lecture d’un fait divers intitulé : Effets curatifs d’une collision de chemin de fer, qu’on ne peut guère soupçonner d’être une réclame du médecin de la Compagnie. Un rhumatisant est frappé dans un hôtel d’une attaque arrivée au paroxysme et n’a pas d’autre idée que de rentrer au plus vite à son logis : il rassemble toutes ses forces et pâle, défait, en proie à d’horribles battements de cœur, à un violent mal de dents, il monte en wagon plus mort que vif, ruisselant de sueur : « Tout à coup, cric, crac, patatras ! me voilà lancé d’un côté à l’autre du wagon comme une bille de billard renvoyée par les bandes, et le compartiment est inondé du sang d’une infortunée victime dont le visage vient d’être fracassé contre les parois de la voiture. » Par un bonheur inouï, le choc tua non le malade, mais le mal. Il faut reconnaître d’ailleurs que notre auteur trouvait en lui-même une cause prédisposante dans son énergie morale. Ayant à se faire arracher une dent, il eut le désagrément d’arriver chez son dentiste un jour que celui-ci manquait de chloroforme et il y suppléa en se disant à lui-même pendant l’opération : « que c’est agréable ! que c’est agréable ! », comme ce criminel dans les tortures de la question disait continuellement, io ti vedo, je vois la potence ! Il est malheureux qu’on n’ait trouvé ni la formule ni la recette de ce chloroforme psychique dont le vrai nom est peut-être force d’âme. Les malades, les martyrs et les médecins nous en ont décrit les effets : M. Hack Tucke les classe et les décrit à son tour, mais il ne les explique pas. Choisir dans l’innombrable quantité de faits légués par le passé ou constatés à notre époque les plus typiques et surtout les plus dignes de foi ; s’élever par de prudentes inductions aux lois qui s’en dégagent pour ainsi dire d’elles-mêmes ; s’enfermer obstinément dans le déterminisme des faits et des faits généralisés en se refusant d’interroger les causes sourdes, causes premières et même causes secondes ; viser par la théorie à la pratique et s’abstenir de morale aussi bien que de métaphysique en restant médecin et en poursuivant comme but principal la guérison des maladies par l’influence du moral sur le physique : tels sont les traits les plus accentués du livre de l’Esprit et du Corps, nouveau après tant d’autres sur le même sujet et original malgré l’emploi fréquent de matériaux déjà mis en œuvre.

II

Les effets que la puissance de l’esprit peut produire dans le corps peuvent être ramenés à cinq groupes que l’on désignera par les noms barbares, mais expressifs d’esthésie, d’hyperesthésie, d’anesthésie, de paresthésie et de dysesthésie. La pensée et les émotions peuvent en effet faire naître et produire de toutes pièces des phénomènes de sensibilité même dans des régions ordinairement insensibles ; elles déterminent souvent une exaltation anormale et maladive des états sensibles et quelquefois les mitigent, les dépriment, les atténuent et font descendre l’organisme ou telle partie de l’organisme au zéro du thermomètre sensible. Il arrive aussi que sous leur influence la sensibilité soit altérée, pervertie, dévoyée, ou bien que des sensations d’ordinaire indifférentes ou même douloureuses, par une sorte de transposition qui change le caractère du thème sensible, deviennent subitement agréables. Étudions ces différents cas. Dans le choix d’exemples fait par l’auteur choisissons nous-mêmes les plus caractéristiques, un ou deux par série, puisque l’espace nous manque pour citer tous ceux qui offriraient de l’intérêt par leurs circonstances ou par leur nouveauté. L’esprit produit l’esthésie dans le cas cité par John Hunter : « Je suis certain, dit-il, de pouvoir fixer l’attention sur une partie quelconque de mon corps jusqu’à ce que j’y éprouve une sensation ». Dites à vingt personnes de fixer leur attention sur leur petit doigt : quelques-unes n’éprouveront rien ; la plupart, au bout de cinq à dix minutes, sentiront des picotements, des pesanteurs, des fourmillements. « Je ne puis, dit Herbert Spencer, penser que je vois frotter une ardoise avec une éponge sèche, sans éprouver le même frémissement que me produirait le fait lui-même. » On pourrait appliquer ici la loi de Mueller d’après laquelle une excitation physique peut, en vertu de la spécificité des nerfs sensoriels, ou des centres cérébraux, produire cinq sensations distinctes : des lueurs dans les yeux, des bourdonnements dans les oreilles, des picotements dans les narines et sur la langue, etc. Aux excitants mécaniques (un choc), chimiques (un poison) et physiques (une décharge électrique), il faut ajouter les excitants psychiques : l’idée ou l’émotion peuvent aussi déterminer les cinq sensations, et produire, en conséquence, les cinq espèces d’hallucinations. Il n’est pas besoin d’insister longuement sur l’hyperesthésie. Qui ne sait, en effet, que l’attente d’un coup que l’on va recevoir augmente la douleur au point que cette attente peut être, à elle seule, plus intolérable que la douleur même ? Qui ne sait que les maladies imaginaires deviennent à la longue des maladies réelles ? c’est ici que l’idée est vraiment la mère du fait et transforme en douloureuses réalités des craintes chimériques. L’hypocondriaque s’examine à la loupe et a le plaisir de découvrir dans son corps une douzaine de maladies mortelles et dans son esprit des milliers de bonnes raisons de haïr la vie et d’excellents arguments pour en dégoûter les autres. On peut louer l’auteur de ce qu’il ne dit pas aussi bien de ce qu’il dit par exemple, il échappe à la tentation si naturelle d’exagérer sa thèse et de rendre service au lecteur en prêchant sur le texte tentant de notre pouvoir d’élimination sur les maladies ou les germes des maladies. Opposons cette sage et scientifique réserve aux écarts de plume et de doctrine de Feuchtersleben. « L’homme, dit-il d’après Goethe, peut ordonner à la nature d’éliminer de son être tous les éléments étrangers, cause de souffrance et de maladie. » Si le fait d’avoir échappé par un effort d’énergie aux fièvres paludéennes en traversant de nuit les marais Pontins suffit au poète pour justifier cette sublime et chimérique doctrine de la toute-puissance de l’esprit, elle ne saurait suffire ni au médecin ni au philosophe qui ont à cœur de ne pas quitter terre et de rester attachés par des semelles de plomb au terrain solide des faits et des réalités.

L’influence de l’esprit est surtout évidente dans les cas de destruction et de perversion de la sensibilité. Le docteur Woodhouse Braine a pu enlever deux tumeurs sébacées du cuir chevelu à une jeune fille très nerveuse insensibilisée par imagination. En attendant le flacon de chloroforme on lui avait appliqué au visage le masque de l’appareil. « Oh ! dit-elle immédiatement, je sens, je sens que je m’en vais ! » Et pourtant le masque ne conservait pas même l’odeur du chloroforme. Le sommeil mesmérique avait déjà permis à Cloquet, dès 1829, d’enlever un sein, tandis que la patiente, totalement insensible, pouvait cependant suivre une conversation. La première anesthésie par l’éther eut lieu en 1843, mais, pendant une longue période antérieure, on avait pratiqué des opérations sans douleur grâce au sommeil mesmérique. Dans les Indes, le docteur Esdaile avait opéré 261 malades anesthésiés selon cette méthode qui était en pleine prospérité et semblait être appelée à un brillant avenir quand furent inventés d’autres procédés d’un emploi plus commode, mais peut-être aussi plus dangereux. On sait assez qu’il est extrêmement facile, dans le Braidisme, de transformer la sensibilité par suggestion : vous déclarez au patient qu’il boit un breuvage délicieux et il le savoure, une drogue amère et il la rejette en faisant la grimace. Quant aux dysesthésies, c’est-à-dire aux créations spontanées de douleurs localisées parfois très vives, voici quelques exemples intéressants : Lauzanus parle d’un jeune homme qui, après avoir regardé attentivement un malade atteint de pleurésie, au moment où on le saignait au bras fut deux heures après l’opération atteint d’une vive douleur au bras, au point correspondant à la piqûre et en souffrit pendant deux jours. Gratiolet cite un cas analogue : il s’agit d’un étudiant en médecine assistant pour la première fois à une opération chirurgicale et qui porta vivement la main à son oreille en voyant enlever une tumeur de l’oreille. L’association des idées produit des effets tout semblables : Gratiolet ne pouvait voir une personne porter des lunettes sans éprouver au nez la sensation désagréable qu’il éprouvait vingt ans auparavant quand il avait été obligé de porter des lunettes à la suite d’une maladie des yeux.

Tout ce que nous venons de dire des sensations générales de plaisir ou de douleur nous pourrions le répéter des sensations spéciales : il se produit à chaque instant dans nos organes des hallucinations commençantes que notre volonté parvient à enrayer ou bien qui succombent d’elles-mêmes dans cette espèce de lutte pour la vie qui s’établit entre les images comme elle règne entre les êtres. Hunter allait jusqu’à dire : « L’idée d’une sensation peut être regardée comme la sensation elle-même. » C’est aller beaucoup trop loin : au moins faudrait-il ajouter que l’idée n’est souvent que la sensation indéfiniment affaiblie et qu’à la limite son caractère sensationnel est impossible à constater. Un officier ministériel s’évanouit à l’odeur d’un cadavre dans une exhumation : le cercueil était vide. Sainte Thérèse écrit : « Je connais des personnes dont l’esprit est si faible qu’elles s’imaginent voir tout ce qu’elles pensent, et cet état est bien dangereux. » Newton pouvait évoquer une image éblouissante du soleil dans son œil gauche, bien qu’il ne l’eût regardé dans un miroir qu’avec l’œil droit. Lors de l’incendie du Palais de Cristal on vit distinctement un chimpanzé se tordre de douleur au milieu des flammes et s’attacher désespérément à la charpente embrasée : vérification faite, le chimpanzé s’était évadé avant l’incendie et c’était un lambeau d’étoffe qui causait ce débordement de sensibilité. Une dame voit une fontaine nouvellement érigée et lit même sur le fronton cette inscription : Si vous avez soif, venez à moi, et buvez. Fontaine et inscription n’étaient qu’une création de la soif et de l’imagination, et comme voir c’est croire, cette dame fut obligée de s’assurer par elle-même du mensonge de ses yeux et de toucher de ses mains les quelques pierres éparses qui avaient servi de matériaux à son imagination. Il paraît que Ch. Dickens entendait distinctement chaque mot prononcé par les personnages qu’il mettait en scène. En racontant l’empoisonnement de Mme Bovary, Flaubert croyait, dit-il, sentir sur sa langue la saveur âcre de l’arsenic. Il arrive que le dormeur ne s’éveille pas au plus grand bruit et tressaille soudain quand un mot qui l’intéresse particulièrement frappe son intention : quinte, quatorze et le point, tel fut le mot magique qui réveilla un joueur d’un sommeil presque léthargique ; signal était le seul mot qui pût rappeler à lui un jeune enseigne de vaisseau qui tombait à la suite de grandes fatigues dans des sommeils de plomb’; mais il suffisait de murmurer ce mot à son oreille. Un docteur de Londres avait reçu dans l’œil un morceau de charbon brûlant. Il court chez un confrère qui passait pour le meilleur oculiste de la ville : celui-ci dormait et tout ce qu’on peut faire pour réveiller les gens, cris, secousses, appels réitérés, échoua. « Il restait sourd, et j’allais partir désespéré quand j’eus l’idée de l’atteindre dans sa passion dominante. Je mis donc la bouche tout près de son oreille et je dis à voix très basse : « Wilde, « j’ai dans l’œil un corps étranger ; prenez votre instrument pour me « l’ôter, je souffre cruellement. » L’effet fut instantané. Il sauta sur ses pieds, me prit le flambeau des mains, saisit l’instrument que je lui tendais, me fit asseoir sur une chaise, écarta les paupières, découvrit le grain de charbon et me l’enleva immédiatement. » Et tout cela, selon le narrateur, fut fait d’une manière automatique : le réveil ne fut que momentané et l’oculiste se rendormit immédiatement.

L’auteur ne néglige pas les curieux phénomènes de lecture de pensées : il les citera surtout pour prouver la finesse du tact qui perçoit et de l’esprit qui interprète les plus légers mouvements nerveux. Voici, dans un autre genre, une curieuse expérience de M. Cumberland sur la dématérialisation spirite. M. Cumberland livre ses deux mains aux personnes qu’il veut convaincre et leur demande si elles les sentent, si elles sont bien sûres de les tenir dans les leurs ; on éteint le gaz ; l’expérimentateur retire doucement une de ses mains ; celle qui reste, grâce à l’habileté acquise, fait l’office de deux comme dans l’expérience d’Aristote la petite boule qui roule entre les doigts croisés paraît double ; l’autre main va faire l’office d’esprit et l’esprit pose sur la tête d’une des personnes stupéfiées un trombone ; puis la main revient à sa place, on rallume le gaz et le tour est joué. « Une épreuve fameuse de M. Cumberland consiste à passer un anneau au bras d’une personne assise pour lui prouver la théorie de la dématérialisation. Cette personne tient les mains du médecin au moment où la manifestation se produit et les spirites déclarent que pour que l’anneau leur passe dans le bras, ou bien il faut qu’il ait été dématérialisé, ou bien qu’un passage se soit fait à travers le bras pour permettre à l’anneau d’y entrer… Or, voici ce que fait le médium : il se rend une main libre de la manière qui a été décrite, il prend l’anneau, se le passe dans le bras, replace sa main dans la main du sujet, lui demande de serrer fortement, afin, dit-il, d’éviter la supercherie, et naturellement l’anneau descend jusque dans le bras de cette personne qui est convaincue qu’elle n’a pas un instant cessé d’étreindre la main de l’opérateur. » On pourrait aisément citer des illusions analogues dans l’appréciation de la pesanteur, dans la fonction d’équilibration, dans les sensations viscérales. Carpenter a vu un homme très faible des muscles soulever aisément un poids fort lourd parce qu’il le croyait insignifiant ; on a vu une personne souffrant extrêmement du mal de dents se trouver guérie subitement par une contrariété soudaine. Le pessimisme paraît être une conception viscérale ; s’il y a une âme des viscères comme il y a, dit-on, une âme de la moelle, c’est elle qui a inventé ce système de ceux qui digèrent mal. J’entends parler du pessimiste convaincu et pénétré de la vérité de son système jusqu’aux moelles, mais il est rare, peut-être introuvable : s’il existe, sa maladie métaphysique est incurable ; et s’il n’existe pas, les pessimistes méritent qu’on leur applique le mot sévère de Fénelon sur les sceptiques : c’est une secte de menteurs. Tous ces faits se résument dans une loi posée par notre Fernel[2], renouvelée par M. Bain les souvenirs idéaux et émotionnels occupent les mêmes régions cérébrales et spinales que les impressions primitives. Voilà donc le mécanisme psycho-physiologique réduit à sa plus simple expression : réveil de l’idée dans les centres sensoriels ; rappel, par l’idée, de l’émotion qui la complète ; mise en jeu par l’émotion de la spontanéité des centres ; choc en retour des extrémités sensorielles périphériques mises en jeu par l’appareil récepteur devenu appareil excitateur ; phénomènes consécutifs d’esthésie passagère ou durable ; comme donnée physiologique, loi des émotions psychiques et des altérations sensorielles spéciales ou générales considérées comme complémentaires de l’activité idéale ou imaginative.

Nous n’avons rien dit, dans un but de simplification, de la sensibilité générale et de l’action de l’attention sur les muscles volontaires et involontaires, mais il est clair que tout ce qui précède s’y rapporte tout aussi bien qu’aux sens spéciaux. Dans la méditation et la contemplation, le corps reste immobile et semble paralysé ; dans la recherche et pour ainsi dire la chasse à l’idée, le corps se meut et la poursuit en même temps que l’esprit beaucoup de personnes marchent à grands pas comme pour l’atteindre plus vite ; on s’arrête subitement sous le choc d’un argument imprévu qui semble arrêter comme un obstacle le mouvement de la pensée : on se frappe le front comme si l’on voulait ainsi faire vibrer les fibres et les cellules cérébrales comme les cordes d’un instrument et secouer la torpeur et l’inertie de l’organe pensant ; le professeur lit dans les regards si les auditeurs comprennent et sont attentifs : l’esprit, comme l’œil, est pénétrant et perspicace, et, comme le palais goûte les mets, il goûte les idées ; l’esprit a ses nausées et ses dégoûts inexplicables comme les nausées et les dégoûts du corps : vous ne me persuaderez pas quand vous m’aurez persuadé, dit un personnage de comédie, et c’est l’expression d’une profonde vérité, car il est des intelligences qui n’ont pas moins de répulsion pour certaines idées et certains arguments que tel estomac pour tel mets qui semble exquis à d’autres. C’est Shakespeare et Dickens que M. Hack Tucke cite de préférence sur la physionomie : ces citations sont souvent intraduisibles et comme nous avons en France un peintre incomparable des mouvements d’expression, Saint-Simon, qu’on nous permette de lui faire quelques emprunts. Il nous suffira de relire l’inimitable description du lit de justice où les ducs et pairs reconquièrent leurs privilèges. Le duc du Maine « observe avec des yeux tirant au fixe, un visage agité, parlant tout seul et presque toujours. » Voici Effiat, « vif, piqué, outré, prêt à bondir, le sourcil froncé à tout le monde, l’œil hagard qu’il passait avec précipitation et par élans de tous côtés. » Saint-Simon assène ses regards sur tout et sur tous, met sur son visage une couche de gravité et de modestie, gouverne ses yeux avec lenteur et ne regarde qu’horizontalement pour le plus haut. Quelle peinture que celle-ci et quelle étonnante psychologie ! « Contenu de la sorte, attentif à dévorer l’air de tous, présent à tout et à moi-même, immobile, collé sur mon siège, compassé de tout mon corps, pénétré de tout ce que la joie peut imprimer de plus sensible et de plus vif, du trouble le plus charmant, d’une jouissance la plus démesurément et la plus persévéramment souhaitée, je suais d’angoisse de la captivité de mon transport, et cette angoisse même était d’une volupté que je n’ai jamais ressentie ni devant ni depuis ce beau jour. Que les plaisirs des sens sont inférieurs à ceux de l’esprit, et qu’il est véritable que la proportion des maux est celle-là même des biens qui les finissent ! » Quel historien ou quel romancier a jamais trouvé des traits de cette force ? À mesure que le garde des sceaux lit les édits à enregistrer, observez la contenance des victimes, si vous voulez voir à nu l’influence de l’esprit sur le corps et sur les muscles. Il faudrait tout citer et nous sommes forcé de choisir. « À ce discours, le maréchal de Villeroy fit presque le plongeon ; … Villars, Besons, Effiat ployèrent les épaules comme gens qui ont reçu les derniers coups ; … Estrées revint à soi le premier, se secoua, s’ébroua, regarda la compagnie comme un homme qui revient de l’autre monde. » Avez-vous observé dans les groupes de Barye l’expression des muscles et des organes d’un lion déchirant sa proie ? Voici qui dépasse l’art le plus consommé : c’est la peinture que Saint-Simon fait de lui-même au moment du triomphe, dans sa rage bilieuse et sa colère inexpiable. « Je craignais le feu et le brillant significatif de mes regards… J’assénai néanmoins une prunelle étincelante sur le premier président… Une douleur amère et qu’on voyait pleine de dépit obscurcissait son visage. La honte et la confusion s’y peignaient… Moi cependant je me mourais de joie. J’en étais à craindre la défaillance ; mon cœur, dilaté à l’excès, ne trouvait plus d’espace à s’étendre. La violence que je me faisais pour ne rien laisser échapper était infinie, et néanmoins ce tourment était délicieux… Le premier président perdit toute contenance ; son visage, si suffisant et si audacieux, fut saisi d’un mouvement convulsif ; l’excès seul de sa rage le préserva de l’évanouissement… Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance… Pendant l’enregistrement, je promenais mes yeux doucement de toutes parts, et si je les contraignis avec constance, je ne pus résister à la tentation de m’en dédommager sur le premier président ; je l’accablai donc à cent reprises, dans la séance, de mes regards assénés et forlongés avec persévérance. L’insulte, le mépris, le dédain, le triomphe lui furent lancés de mes yeux jusqu’en ses moelles ; souvent il baissait la vue quand il attrapait mes regards ; une fois ou deux il fixa le sien sur moi et je me plus à l’outrager par des sourires dérobés, mais noirs, qui achevèrent de le confondre. Je me baignais dans sa rage et je me délectais à le lui faire sentir. » Quel drame psycho-physiologique ! Obligé d’omettre tout ce qui concerne la physionomie[3], forcé de négliger les excellentes citations que M. Hack Tucke aime à emprunter à Shakespeare, le maître des maîtres en fait de physionomie, nous n’avons pu résister au désir de lui prouver que nous avions dans Saint-Simon l’égal de Shakespeare lui-même.

Il faut bien cependant dire un mot des liseurs de pensée qui ont élevé à la hauteur d’un art l’intuition physionomique. Il semble qu’ils voient l’esprit face à face. Au fond ils sont vis-à-vis d’un de leurs semblables comme le grand peintre de portrait devant le modèle ou le grand historien devant les textes : ils reconstruisent ou ressuscitent un état d’esprit, et, si l’on peut s’exprimer ainsi, ils revivent un fragment de la vie du personnage qu’ils veulent pénétrer. C’est un prodigieux travail d’assimilation et d’identification. Le liseur de pensées est un Campanella modelant l’intérieur et l’extérieur de son corps sur celui des juges de l’inquisition pour pénétrer leurs secrets sentiments. Il réalise l’antique définition de l’intelligence, fit omnia intelligendo. C’est le corps qui parle au corps, mais quand le corps résonne ainsi à l’unisson d’un autre corps quelle finesse d’aperception interne ne faut-il pas pour en discerner jusqu’aux sons harmoniques, tous les frissonnements musculaires, tous les courants nerveux sous-jacents.

S’il y a un langage antennal des insectes, il faut avouer que l’homme est doué d’un langage musculaire et nerveux tout aussi étonnant, mais peu comprennent cette langue plus naturelle pourtant que le langage articulé. L’aveugle devine les alternatives d’ombre et de lumière, de rues et de maisons : les vibrations de l’air, les plus légers souffles sont un langage qu’il comprend. Figurez-vous un physicien qui discernerait au toucher ou même à la simple vue l’état d’une machine électrique ou d’une bouteille de Leyde : tel est presque le liseur de pensée devant son semblable, machine nerveuse. L’organe de l’esprit n’est pas seulement le cerveau, ni même le système cérébro-spinal, c’est tout le corps, c’est toute la masse nerveuse. Comme il suffit de refroidir un point du récipient qui contient une masse de vapeur pour modifier dans toute la masse l’état de tension et d’élasticité, il suffit d’agir sur un point de la masse sentante, du milieu psycho-physiologique pour déterminer d’irrésistibles courants d’idées : ouvrez une issue à la vapeur et à l’émotion, vous pouvez calculer mathématiquement les effets et par conséquent les prédire. Reste l’instinct de divination qui reconstitue une scène, découvre un objet caché, va droit à l’assassin fictif d’un meurtre imaginaire : ici encore se manifeste un talent merveilleux, mais nullement miraculeux, parce qu’il a des analogues dans l’art et dans la science. On peut voler ses faits à un Michelet, on ne lui dérobera pas son talent d’évocation, de divination et de résurrection. À chaque instant, dans notre esprit et dans notre cerveau, deux courants de pensée circulent ensemble sans mélanger leurs flots : l’âme pense toujours, dit Descartes, et nous ajoutons, le cerveau rêve incessamment, la pensée nerveuse est continue, la cérébration inconsciente est un mouvement perpétuel et nos distractions ne sont que cette pensée du cerveau se manifestant inopinément et mêlant son flot troublé au flot clair de la pensée consciente. C’est sur nos distractions que compte le liseur de pensée : ayez la ferme volonté de ne pas vous trahir et commandez à tous les ressorts de votre machine de ne pas se tendre mal à propos ; je n’examine pas si cet effort n’est pas lui-même un signe, et des plus expressifs, je dis seulement que ce vouloir et cette liberté que vous attribuez à votre âme, votre cerveau à coup sûr ne les possède pas ; il continue donc sourdement et maladroitement son œuvre ; ce n’est pas vous qu’on épie, c’est l’autre et l’autre se trahit toujours parce qu’il n’est jamais sur ses gardes. L’autre agit machinalement : il ressemble à ce paysan dont M. Hack Tucke raconte l’histoire, qui était poussé par un irrésistible instinct d’imitation à reproduire tout ce qu’il voyait. On ôte son chapeau, il ôte le sien, on se mouche, il se mouche, on étend le bras, il étend le bras. Si on lui tient les deux mains pendant qu’un tiers gesticule devant lui, il fait des efforts surhumains pour avoir ses mains libres et déclare « que cela lui trouble le cerveau et le cœur ». Le liseur de pensée n’écoute souvent que son écho. Nous sommes semblables, disait un physiologiste, aux cochers de fiacre qui connaissent les numéros et les façades des maisons, mais ne savent rien de ce qui se passe au dedans : c’est être trop modeste, car le corps n’est pas la maison de l’esprit, c’est l’esprit lui-même extériorisé, son habitude et sa manière d’être. En voyant le revers de l’étoffe, le canut lyonnais devine aisément le dessin, croit le voir et le voit réellement.

Passons rapidement sur l’influence de l’esprit dans les contractions des muscles involontaires : qu’une violente émotion produise sur des sujets prédisposés des spasmes et des convulsions, c’est un fait d’expérience vulgaire. « Au nom du Seigneur ayez maintenant une attaque ! » disait Mme de Saint-Amour à une jeune hystérique, et celle-ci de tomber immédiatement à la renverse et de se tordre dans les convulsions de l’épilepsie. Parlez d’eau devant un hydrophobe réel ou imaginaire, vous lui donnerez immédiatement des constrictions à la gorge : c’est, au physique, un effet tout semblable à celui que vous produisiez au moral, en parlant de corde dans la maison d’un pendu. Thouret, dans ses Recherches et doutes sur le magnétisme animal, a dit excellemment, bien avant notre auteur : « Un des plus sûrs moyens de mettre en jeu l’irritabilité nerveuse est d’émouvoir les nerfs en agissant sur les sens et sur le cœur. Dans les différentes scènes convulsives, ce sont des femmes qui ont toujours joué le principal rôle, et l’on voit que dans ces pièces ridicules, il y a toujours eu mélange des deux sexes… Ajoutons encore relativement aux affections nerveuses, qu’il n’est aucune maladie plus contagieuse, quoiqu’elles le soient par un genre de communication qui leur est particulier, par l’imitation. » Une frayeur subite peut produire des spasmes et des convulsions : elle peut aussi paralyser l’appareil musculaire tout en laissant intacte la volonté. Toutefois, les émotions agissent le plus souvent sur les muscles involontaires : l’étudiant novice se croit attaqué de toutes les maladies que son professeur décrit, d’engorgement des poumons pendant le semestre d’hiver, de fièvres et d’affections cérébrales pendant le semestre d’été. L’une heureusement chasse l’autre. Le docteur Armstrong dit spirituellement : « Depuis que je suis professeur, j’ai eu l’honneur de guérir, par des moyens très simples, des étudiants qui se croyaient atteints de maladies organiques extraordinaires et dangereuses. J’ai guéri un anévrisme de l’aorte à l’aide d’un purgatif, une ossification du cœur à l’aide d’une pilule inerte, une maladie organique du cerveau avec un peu de sel d’Epsom ! » À maladie imaginaire, remède imaginaire. Qu’on nous permette une réflexion qui pourra paraître impertinente : il n’est pas hors de propos de remarquer que c’est justement à l’époque où l’influence du moral sur le physique est le mieux constatée que les médecins affectent de ne plus se distinguer des autres mortels, perdant ainsi de gaieté de cœur une bonne partie de leur influence sur leurs malades. Plus de barbe ; c’était, dit un personnage de Molière, la moitié du médecin ; plus de longues robes à larges manches ni de chapeaux pointus ; Guénaut ne va plus à cheval, n’éclabousse personne et passe inaperçu dans nos rues, comme le premier venu. Hâtez-vous de vous servir de ce remède pendant qu’il guérit encore, mot funeste, aussi pernicieux à la médecine que le Que sais-je ? de Montaigne à la métaphysique, si les termes de chimie n’étaient venus fort à point pour remplacer le latin discrédité. Aujourd’hui, c’est le médecin qui détruit de ses mains la croyance au merveilleux et explique, c’est-à-dire nie le miracle, peut-être parce que c’est aussi un médecin, son confrère, qui le certifie. On nous permettra cependant de passer sous silence la stigmatisée du Bois d’Haine : il en est de Louise Lateau comme de Félida X**, le cas du docteur Azam, on n’ose plus en parler parce qu’on en a trop parlé et ce serait faire tort au lecteur français que de commenter l’excellent chapitre que M. Hack Tucke lui consacre.

C’est pourtant le plus étrange de tous les phénomènes psycho-pathologiques que cette action de la pensée sur les vaisseaux sanguins de la circulation. C’est peut-être lui seul qui explique le sommeil magnétique : d’après M. Moore, ce qui cause le sommeil c’est la suspension momentanée de l’action inhibitoire du cerveau sur les centres vaso-moteurs, et cette suspension peut être l’effet d’une préoccupation, de l’attente. L’idée qu’on va être magnétisé à distance, à travers une porte, à une heure donnée, dans telles ou telles circonstances, suffit souvent pour produire le sommeil magnétique : l’opérateur peut s’épargner le luxe des passes et se dispenser d’une concentration de pensée fatigante pour lui et presque toujours inutile pour la réussite de l’expérience. En donnant une pilule de mie de pain pour endormir ou purger un malade, le médecin serait une vraie dupe, s’il se croyait obligé de tendre les ressorts de sa pensée et de sa volonté pour rendre efficace ce remède de complaisance : il pourrait bien en être de même dans les cas si surprenants de communication de la pensée à distance et d’influence directe de l’esprit sur l’esprit. Le mot d’ordre de la science doit être : doutez. Il y a des idées dans l’air ambiant ; tous les historiens ont remarqué que la même conception politique ou scientifique se fait jour au même instant en dix endroits comme sur un mot d’ordre. L’inventeur est celui qui la fait aboutir, non celui qui la conçoit ou l’entrevoit. Voilà pourquoi, dès qu’une invention se fait jour, on accable l’inventeur de la gloire de ses devanciers : l’un a trouvé ceci, l’autre cela ; il ne restait plus rien à faire ; c’est tout au plus si l’on n’accusera pas l’homme de génie d’avoir fait reculer l’esprit humain dont il croit avoir reculé les bornes. À plus forte raison, dans un public restreint, faut-il admettre que ces idées qui voltigent dans l’air ambiant se poseront nécessairement sur ces deux ou trois esprits dans un laps de temps déterminé. Parlons sans métaphore : c’est le même déterminisme produit par les circonstances extérieures qui fait naître ma pensée à moi qui suis le malade et le patient, et votre pensée à vous qui êtes le médecin et l’observateur. Votre étonnement est plus étonnant que le fait lui-même, car s’il fait quarante degrés de chaleur dans la chambre où nous nous enfermons ensemble, ce n’est vraiment pas merveille de nous entendre dire d’une commune voix au bout d’une demi-heure, qu’il y fait bien chaud ? Certes il y a des coïncidences merveilleuses, inexplicables, mais il faut prendre toutes ces épithètes dans leur sens restreint, car si l’innéité est la mort de l’analyse, l’inexplicable est la borne de la science et il n’y faut recourir qu’en désespoir de cause. Au moment où l’on s’efforce de rejeter les causes et les fins dans l’inconnaissable, faut-il réintégrer l’inconnaissable lui-même dans le domaine de la science ? L’ancienne métaphysique disait que tout est intelligible, que rien n’est réel qui ne soit rationnel : avons-nous changé tout cela et ce changement est-il le signe de l’ère positive et anti-métaphysique ? Inexplicable ! ceux qui prononcent ce mot sont des métaphysiciens inconscients, autrement, ils se contenteraient de dire inexpliqué. Le docteur qui certifie un miracle, fait seul preuve d’une pareille outrecuidance, car il dit modestement : « Les lois et les causes de la nature n’ont pas de secret pour moi : je déclare en conscience et sur mon honneur que telle guérison est inexplicable par les seules lois et causes naturelles. » Étrange application des deux côtés de la méthode des résidus ! Je me souviens d’avoir entendu un esprit qu’on faisait parler en interrogeant les tables prononcer les mots pompeux de nature naturante et de nature naturée. C’était à Carcassonne dans une vieille et fantastique maison de la Cité. Tous nos spirites convaincus de s’extasier, car personne ne comprenait ces deux mots, ni même ne les avait jamais entendu prononcer. Quelle preuve de l’existence des esprits ! C’est la preuve cartésienne elle-même : je croirai que les bêtes ont une âme quand elles me le diront. Il faut bien que les esprits existent, puisqu’ils parlent et dans une langue que l’interrogateur ne sait ni parler ni comprendre, autrement tout serait inexplicable. Je répondis que c’était pour le moins l’esprit de Spinoza et, poursuivant mon enquête, je découvris que l’un de ceux qui entouraient la table (la plupart étaient plus croyants que savants) avait fait ses études, non comme Sganarelle jusqu’à la quatrième, mais jusqu’à la philosophie et avait su par cœur avec son rudiment son manuel du baccalauréat. C’était l’origine des deux mots cabalistiques, mais celui qui les avait soufflés à l’esprit n’en savait rien et s’extasiait avec une parfaite bonne foi sur la profonde science de son propre écho.

M. Hack Tucke a cent fois raison de citer avec honneur les recherches de M. Gley sur l’hématose cérébrale et l’état du pouls carotidien pendant le travail intellectuel : ce sont là des recherches positives bien propres à faire entrer la psychologie dans sa voie, et, disons-le, plus scientifiques que les formules mathématiques, dont nous avons eu le tort d’en laisser encombrer l’entrée, et surtout que les rêveries des magnétiseurs, amis du merveilleux. Il a raison aussi de proscrire au nom de la morale certains modes d’expérimentation comme celui que décrit Durand de Gros. Dans une salle d’hôpital on annonce subitement comme au cinquième acte de Lucrèce Borgia : « Vous êtes tous empoisonnés ! » Les malades n’avaient pris que de l’inoffensive eau sucrée. L’effet fut prompt : tous ou presque tous eurent des vomissements et des nausées. Mais quoi ! si l’un d’eux était mort de ces vomissements, un juge équitable aurait-il pu absoudre le cruel expérimentateur ? Empoisonner les gens par imagination n’est-ce plus les empoisonner ? On connaît les curieux effets des médicaments employés à distance : supposez qu’un habile assassin use demain de cet ingénieux moyen de tuer son homme sans coup férir et qu’il l’empoisonne à distance. Il n’y a qu’un casuiste de Pascal pour supposer que le crime serait moins grand et admettre peut-être que, dans ce cas, l’effet étant absolument miraculeux, c’est Dieu lui-même qui opère. Or, l’hypnotiseur joue ou plutôt se joue d’un cerveau humain, frêle machine, en l’anémiant et en l’hyperémiant à plaisir : croyez-vous que la pensée et la santé de l’esprit n’en subissent pas le contre-coup ? Usons de la vivisection sur les animaux, en dépit de notre sensibilité qui se révolte, dans l’intérêt supérieur de la science, soit ; emparons-nous avec empressement des sujets d’expérience que l’impitoyable nature nous prépare dans les maladies nerveuses dont elle frappe notre espèce, fort bien ; encore faut-il que le médecin et le savant s’entourent de toutes les précautions imaginables. Mais qu’un vulgaire hypnotiseur, mêlant à ce qu’il croit la science des tours de prestidigitation, ait le droit de se livrer publiquement à de pareilles expériences pour l’amusement de la galerie, cela est exorbitant. Mais, direz-vous, les patients sont libres : c’est de bonne volonté qu’ils lui livrent leur cerveau à détraquer ; n’importe, car ils ignorent souvent que ces expériences sont malsaines et dangereuses ; on les trompe sciemment en leur disant le contraire et il est toujours dangereux d’abdiquer même momentanément la direction de son cerveau au profit d’un autre. Il n’est peut-être pas superflu de rappeler, en face de ces tendances du jour, le beau précepte de Kant : l’humanité est une fin en soi ; il est donc interdit d’en faire un moyen pour une autre fin, cette autre fin fût-elle la science, la gloire, ou les gros sous.

III

« Ma vie est à la merci du premier gredin qui voudrait me faire mettre en colère », avait coutume de dire John Hunter et il mourut effectivement d’une angine de poitrine causée par un accès de colère. Hack Tucke cite deux cas où une menace et une malédiction se sont réalisées ipso facto. « Que le dieu tout-puissant vous rende muet » > ! dit un prisonnier que son gardien brutalisait ; pendant sept jours le gardien fut effectivement muet. « Puissiez-vous en quittant cette salle être frappé de paralysie ! » s’écria une femme exaspérée de voir son mari témoigner en justice contre ses fils, et le vieillard tomba en effet paralysé en sortant de la salle, et rien ne put décider la femme à retirer sa malédiction selon le préjugé populaire en crachant sur le malade, qui resta à l’hôpital. La même influence psychique qui donne les maladies peut aussi les ôter. Avant d’aborder la psychothérapeutique, résumons en quelques lois générales l’influence des faits sensibles et des faits intellectuels sur le corps. Nous suivrons exactement notre auteur.

1o Les idées qui résultent de la perception des impressions sensorielles peuvent d’elles-mêmes agir sur les extrémités internes des nerfs sensoriels et provoquer des sensations générales, spéciales, organiques, musculaires, toutes les illusions subjectives de la sensibilité.

2o Le rappel ou la réminiscence des idées est intimement liée avec l’activité des centres sensoriels en vertu de la loi que l’idée et la sensation renouvelées occupent les mêmes régions que l’idée et la sensation primitive, de sorte que le réveil de l’idée fait presque toujours renaître la sensation, mais atténuée et affaiblie.

3o Certains états cérébraux produisent une telle suractivité des centres sensoriels que cette activité devient périphérique et se traduit en illusions et hallucinations.

4o L’influence de l’intelligence peut, en détournant les courants nerveux, produire l’anesthésie aussi bien que l’hyperesthésie.

5o Outre les illusions, les hallucinations, les anesthésies, les hyperesthésies, l’intelligence crée dans le corps, par la continuité des idées qui l’occupent, d’importantes modifications organiques et de nouvelles idiosyncrasies.

6o Les mouvements musculaires qui expriment les états d’esprit sont figuratifs : les mêmes expressions désignent ces mouvements et les causes psychiques, et les mots sont alors pris tantôt dans leur sens littéral tantôt dans leur sens métaphorique. Les gestes s’expliquent par cette loi que l’énergie cérébrale se répand des centres corticaux de l’idée sur les centres inférieurs qui s’y prêtent le mieux, c’est-à-dire sur ceux qui ont été déjà précédemment portés à agir de même. C’est le principe de la moindre action ou de la moindre résistance appliqué aux phénomènes d’expression.

7o Localisation des émotions : quelques glandes sont sous l’influence spéciale de certaines émotions, le chagrin agit sur les glandes lacrymales, la tendresse maternelle sur les glandes mammaires, la fureur sur les glandes salivaires. Nulle émotion n’agit exclusivement sur un organe en particulier : cela résulte des sympathies qui unissent entre elles les différentes parties du corps. Une même émotion peut donc produire diverses maladies, mais, les circonstances restant les mêmes, on peut dire qu’elle produira toujours la même maladie. Conséquemment encore, la même émotion n’aura pas sur toutes les personnes la même influence : cela dépend du tempérament et du caractère. Certaines émotions cependant agissent chez tous les hommes sur les mêmes muscles, et cette loi est, pour ainsi dire, stéréotypée par l’hérédité. Les émotions vives (l’étonnement, par exemple) agissent spécialement sur les mouvements ; les émotions complexes (par exemple, les sentiments tendres) agissent plus particulièrement sur les glandes, comme Al. Bain l’a remarqué. La honte stimule la circulation cutanée et principalement des joues : rougeur des joues et des oreilles, honte et pudeur ; rougeur des yeux, colère ; rougeur du front, amour ; c’est une observation qui se retrouve chez les plus anciens physionomistes. Les émotions pénibles, déprimantes, agissent particulièrement sur les viscères abdominaux. Toutefois la règle n’est ni universelle ni exclusive : le chagrin se fait sentir au cœur et l’étreint ; la mélancolie et la tristesse troublent la respiration et font soupirer ; la joie et la gaieté disposent favorablement le foie et l’estomac.

8o Règle de psycho-thérapeutique : telle maladie détermine telle disposition sensible ou intellectuelle de l’esprit, concluez que réciproquement cette disposition intérieure déterminera cette maladie et qu’une disposition contraire l’atténuera et la guérira. Les maladies de foie rendent les gens irascibles plus que les maladies du poumon : donc la colère agira sur le foie plus que sur le poumon. Les affections du cœur s’accompagnent de préoccupation et d’anxiété, donc les inquiétudes produiront ou aggraveront les maladies du cœur, toutes choses égales d’ailleurs, plutôt que les maladies du foie. Les phtisiques, en dépit du mal qui les mine, sont pleins d’espérance, donc l’espérance favorise la respiration. Ce mode d’analyse et de généralisation nous semble nouveau et ingénieux, mais il ne faut user de cette loi de réciprocité qu’avec prudence à cause de l’extrême complexité des phénomènes.

9o L’influence thérapeutique de l’esprit sur le corps ne se fait pas seulement sentir dans les maladies nerveuses, mais dans toutes les maladies : il vient au secours, dit notre auteur, de la vis medicatrix et lutte souvent avec succès contre la vis vitiatrix naturæ. Calmer, égayer, donner confiance, suggérer des motifs d’activité, distraire, fortifier l’attention, renforcer la volonté : tels sont nos moyens d’action. Sans charlatanisme aucun, et même sans nous abandonner au grossier empirisme, nous pouvons régulariser ces moyens d’action : le Braidisme est de beaucoup la meilleure méthode, car il est d’un emploi commode, presque instantané, et n’exerce aucune influence nuisible sur les idées et la rectitude du jugement. La base théorique du traitement psychique est la loi d’influence de l’attention et de la volonté sur toutes les régions du corps : suggestions mentales, passes magnétiques, fixation des yeux, inconscience ou demi-conscience, somnambulisme provoqué, il ne faut proscrire aucun des moyens que la science possède et qu’un homme de l’art, compétent et autorisé, surveille et contrôle.

Tout cela est-il assez précis et rigoureux pour satisfaire complètement le lecteur ? Il y a longtemps qu’Aristote a dit qu’il ne faut demander à chaque science que le degré de certitude qu’elle comporte et ne pas s’ingénier à fendre une bûche avec un rasoir. « En résumé, dit notre auteur, l’intelligence dépend primitivement de la sensation pour l’exercice des diverses fonctions, et elle est en étroite relation avec le système nerveux ; l’émotion, qui agit si fortement sur les fonctions organiques, exerce une influence spéciale sur les glandes et les tissus qui se rapportent aux membranes muqueuses ; la volonté, qui a pour fonction générale de déterminer le mouvement, agit principalement sur les fibres musculaires. À l’intelligence se rapportent les nerfs, les sensations ; à l’émotion, la peau, les glandes, le tube digestif, les fonctions organiques ; à la volonté, la contraction musculaire, le mouvement. Ces notions synthétiques que nous nous efforçons de justifier et qu’il convient d’appliquer avec mesure, sont un guide précieux dans l’étude des phénomènes psycho-somatiques. Mais pour rester dans le vrai, il faut ajouter que l’Intelligence se borne d’ordinaire à agir sur le cerveau, bien qu’elle puisse dans certains cas agir aussi sur les mouvements et sur les fonctions organiques ; que les Émotions exercent presque exclusivement leur action sur le cœur et les poumons, les vaisseaux et les glandes ; enfin que la Volonté, impuissante à l’égard des tissus et des organes précédents, agit principalement sur les divers muscles du mouvement. »

Il faudrait, avant d’étudier la thérapeutique psychique, déterminer brièvement le pouvoir de la volonté sur le corps, influence que nos cours classiques résumaient jadis par une belle phrase de Bossuet : une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. On dit volontiers aujourd’hui que la science est l’œuvre de la volonté et l’on revient ainsi à une théorie favorite de Descartes : la science en effet suppose l’abstraction et l’abstraction semble être l’œuvre de la volonté. Le savant et le philosophe sont des hommes habitués à suspendre par un effort de volonté l’image qui tend à naître et à s’affirmer : un bateau est pour les autres hommes une barque, un canot, une chaloupe, un ponton, un batelet ; pour le philosophe qui ne pense ni à la forme ni au chargement du bateau, toutes ces images sont vaines ; il les écarte quand elles tendent à naître et à prévaloir sur l’idée abstraite et générale du bateau ; il morigène et réfrène son cerveau ; il finit par dompter son imagination et demander à propos d’une tragédie qu’est-ce que cela prouve, et à propos d’un palais le nombre de ses fenêtres, la largeur et la hauteur de sa façade. Le philosophe agit donc sur ses centres sensoriels pour les modérer et y étouffe l’image naissante comme tel homme agit sur son cœur pour en modérer ou même en arrêter les battements, comme un ventriloque renfonce sa voix et la dépouille de son timbre ; mais ces derniers talents sont plus rares. On cite des morts par effort de volonté : le docteur Cheyne a observé un colonel qui avait la faculté de se donner à volonté toutes les apparences de la mort ; plusieurs fois l’expérience faillit lui coûter cher, et il finit par mourir subitement quelques heures après une de ces expériences de mort simulée. Réciproquement, on cite des cas où un effort désespéré de volonté rompt la léthargie : Chrecton raconte qu’une jeune femme qu’on allait mettre en bière et qui était déjà revêtue du linceul, entendait les chants sacrés, comprenait la lugubre cérémonie et ne pouvait ni tendre les bras, ni crier, ni ouvrir les yeux. On allait clouer le couvercle : la pensée d’être enterrée vivante remplit son âme d’une terreur indicible, une sueur se produisit sur tout le corps, on suspendit les funèbres préparatifs. « Quelques minutes après, la jeune femme donna des signes évidents de retour à la vie ; elle ouvrit les yeux et poussa un cri à fendre l’âme. » Il serait curieux de savoir par quels moyens la volonté agit sur le corps dans ces cas extraordinaires. Est-ce par l’intermédiaire de l’idée, de l’image, de l’émotion ou par toutes trois à la fois ? Ceux qui ont le pouvoir de remuer les oreilles soit séparément, soit toutes deux ensemble, de hérisser leurs cheveux, de provoquer des sueurs, ou le retour des aliments ingérés par leur seule volonté, ceux-là n’en savent probablement pas plus, en physiologie subjective, que nous n’en savons nous-mêmes quand nous remuons le petit doigt. Cureau de la Chambre nous fournit une explication plausible, si toutefois on peut appeler explication ce qui n’est peut-être que l’énonciation pure et simple du fait. Les images seraient localisées non pas dans le cerveau seulement, mais dans tout le corps ; la mémoire du pianiste serait littéralement au bout de ses doigts ; la volonté ne ferait que susciter dans le cerveau les images du mouvement prémédité et voulu ; au fond de l’organisme les images similaires qui s’y trouvent déposées et localisées s’illumineraient soudain, et comme l’image est un mouvement, aussitôt surgiraient les mouvements élémentaires qui concourent au mouvement total. L’influence de la volonté se coulerait ainsi jusqu’aux confins de l’organisme : telle l’étincelle électrique jaillissant en un point dessine dans un tube ou sur une surface la figure préparée d’avance par les solutions de continuité du corps conducteur. L’esprit aurait un corps d’images dont le corps organisé ne serait que le réceptacle et l’expression mécanique. Tantôt ces images seraient innées ou héritées, et alors la volonté prendrait le nom d’instinct ; tantôt ces images seraient acquises et habituelles, et la volonté en disposerait dès lors avec une science et une conscience plus parfaites. De nouveau le corps nous apparaîtrait comme l’habitude de l’esprit : le mouvement instinctif ou habituel ne serait que l’image réalisée et l’image que la volonté en arrêt. M. Arloing a démontré qu’il y a des dissociations et des associations nouvelles de mouvements instinctifs uniquement produits par l’influence de la volonté[4]. Les mouvements instinctifs seraient donc, eux aussi, des images évoquées automatiquement par l’activité psychique des centres cérébraux : l’inconscient actuel serait le résidu d’une conscience antérieure, et notre microcosme d’images serait en partie hérité, en partie créé par nous. Toutes ces images tendraient, comme les possibles de Leibniz, à la réalisation, et la volonté ou possession de soi-même deviendrait essentiellement un pouvoir d’inhibition cérébrale et de suspension cartésienne du jugement. Pensée, c’est parole intérieure ; penser, c’est se retenir de parler. De même, imaginer, c’est se retenir d’agir : les mouvements ne sont ni créés ni empêchés, car l’image non encore réalisée est un mouvement qui échappe aux sens. Ainsi la volonté, disons, si l’on veut, la liberté n’augmente ni ne diminue la quantité de force ou de mouvement qui constitue la circulation universelle de la vie l’inconscient en devenant conscient ne change pas de nature, non plus que la montagne ou la forêt quand le soleil se lève ; l’image en devenant mouvement ne fait aussi que se manifester et devenir visible de latente qu’elle était. Il n’y aurait pas même passage du potentiel à l’actuel : l’image ne serait pas le potentiel du mouvement, mais le mouvement lui-même, et d’ingénieuses expériences, celles de M. Chevreul, par exemple, attesteraient la réalité actuelle du mouvement dans l’image. Nous avons loué M. Hack Tucke de s’être abstenu de toute métaphysique. Qu’il nous pardonne pourtant cette digression : le Français, quoique né malin, est resté naïf, et, s’il ne lâche plus la proie pour l’ombre, il reste, malgré qu’il en ait, un animal généralisateur et métaphysicien.

IV

Anglais et médecin, notre auteur termine heureusement son étude par des considérations pratiques et médicales sur la cure des maladies par l’influence du moral sur le physique : c’est la psycho-thérapeutique, l’hygiène de la médecine du corps par l’esprit. La question est des plus délicates. De quoi s’agit-il en effet ? d’appeler l’imagination à l’aide des médicaments ou de remplacer les médicaments par l’imagination. Qui ne voit qu’il est impossible d’introduire ici la mesure et le calcul, de doser, si l’on peut ainsi parler, l’émotion et l’imagination. La guérison d’un mal peut dès lors conduire en un pire. M. Hack Tucke étudie et critique trois guérisons racontées par Henri Lasserre. La première est celle d’une demoiselle, C. E., prise à la suite d’un scandale public d’une violente douleur dans le dos, puis admise quelques années après à l’hôpital comme atteinte de myélite chronique. On la mène à Lourdes ; c’était presque un cadavre ; à peine ses pieds eurent-ils touché l’eau qu’elle sent la vie revenir dans tous ses membres. « Je sens que la Vierge est présente ; je la vois, je la touche ! » La guérison dura cinq ans : une émotion détruit ici ce qu’une émotion précédente avait produit. La deuxième est celle d’une épileptique devenue telle et peut-être en outre paraplégique à la suite d’une grande frayeur, car elle était extrêmement impressionnable. Tous les traitements, bromures, électricité, bains, phosphates, cautères avaient échoué. Une neuvaine puis une visite à la grotte la guérirent : elle courut à l’autel et finit par aider les autres malades. On croit lire un récit des tablettes votives retrouvées dans le Tibre et attestant les miracles des anciens Asclépions. « Ces jours derniers, un certain Gaïus qui était aveugle, apprit de l’oracle qu’il devait se rendre à l’autel, y adresser ses prières, puis traverser le temple de droite à gauche, poser les cinq doigts sur l’autel, lever la main et la placer sur ses yeux. Il recouvra aussitôt la vue en présence et aux acclamations du peuple. » La troisième guérison relevée par notre auteur est celle d’un prêtre paralytique ou du moins complètement privé de l’usage de ses genoux qui étaient comme enkylosés : exhorté par un confrère, témoin d’une guérison miraculeuse, pressé, dit-il, par une voix intérieure, un matin qu’il assistait à la messe, il se sent guéri, il se lève, se met à genoux, marche et, tout transporté, adresse une allocution à la foule. Mêmes guérisons dites miraculeuses à Knock, près de Cáremeris, dans l’ouest de l’Irlande. Le livre de Henri Lasserre cité concurremment aux annales de la Salpêtrière, voilà qui est nouveau et qui peut scandaliser : hâtons-nous d’ajouter qu’il est toujours cité avec un grand respect et qu’il est évident que c’est là pour notre auteur un document humain de premier ordre, comparable ou plutôt très supérieur à tout ce qui nous a été laissé concernant les possédées de Loudun et le procès d’Urbain Grandier. Le dernier mot sur ces guérisons a été dit il y a longtemps par P. Pomponace : « On conçoit facilement les effets merveilleux que peuvent produire la confiance et l’imagination, surtout quand elles sont réciproques entre les malades et celui qui agit sur eux. Les guérisons attribuées à certaines reliques sont l’effet de cette imagination et de cette confiance. Les méchants et les philosophes savent que si à la place des ossements d’un saint on mettait ceux de tout autre squelette, les malades n’en seraient pas moins rendus à la santé, s’ils croyaient approcher de véritables reliques. » Voilà ce que pensaient, dès le xve siècle, les méchants et les philosophes ; mais depuis, l’imagination s’est bien vengée de la raison, et cette maîtresse d’erreurs, d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, a bien montré qu’elle est, comme dit Pascal, une puissance trompeuse et invincible.

Nous recevions récemment la visite d’un docteur lyonnais qui voulait bien nous annoncer qu’il a institué depuis quelques années une clinique des passions. La clientèle est nombreuse : notre docteur guérit principalement les maris libertins et emportés, la jalousie chez les hommes et chez les femmes, l’entêtement et la désobéissance chez les enfants. Que dis-je ? il prétend créer des aptitudes au droit, à la médecine, aux mathématiques : quatre cancres ont été par lui dotés de remarquables aptitudes théologiques. Mais citons quelques lignes de son étonnant recueil : « Mademoiselle X…, âgée de dix-neuf ans, était timide, concentrée, peu affectueuse, nullement expansive, égoïste, avare, ne partageant jamais avec ses sœurs ce qu’on fui donnait. D’après mon conseil, sa mère lui a administré 6 à 7 globules de Calcarea carbonica 300e dilution en une seule fois. Quinze jours plus tard, cette jeune fille se montrait plus expansive, plus affectueuse : elle embrassait sa mère quatre à cinq fois par jour, ce qu’elle n’avait jamais fait auparavant. » Tout aussi merveilleux sont les effets de Lachesis 200e et de Causticum 30e. Et ce que nous n’avons pas écrit, ce sont trois mots destinés à sauver l’honneur de l’homæopathie et qui font de ces guérisons des miracles non à dose infinitésimale et homœæopathique, mais à la plus haute puissance : les remèdes sont administrés à l’insu des malades qui guérissent ainsi par l’imagination d’autrui, par la vertu étonnante du similia similibus.

M. Hack Tucke est certes moins ambitieux pour sa psycho-thérapeutique. Il souscrirait sans doute ds tout cœur à ces paroles si sensées de notre vieux Laurent Joubert : « Nous disons communément en nos escholes : Celuy guérit plus de malades à qui plusieurs se fient. Et c’est de la forte imagination qui a très grand pouvoir à faire impression en nous. C’est une puissance de l’âme qui esmeut fort le sang et les esprits, de sorte que si elle marche avec une ferme opinion et confiance, les forces de nature s’assemblent pour combattre le mal. Et pour autant on voit de grands changements au malade, à la seule arrivée du médecin dévotement attendu. Car le désir et l’espoir estant satisfaits, l’âme se relève et renforce contre le mal : tellement que bien souvent nature fait quelque brave saillie et effort, chassant la matière du mal impétueusement, par une crise qu’on appelle. » Les remèdes les plus extravagants seraient-ils donc les plus efficaces comme frappant davantage l’imagination ? Ce n’est pas la pensée de Joubert qui a écrit un livre : des Erreurs populaires en médecine, où ces remèdes sont spirituellement dévoilés et raillés. Il est certain que les rois catholiques et hérétiques ont guéri des écrouelles, mais faut-il il pour cela reconnaître des superstitions légitimes comme le bon Th. Reid admettait des préjugés légitimes ? On conçoit l’embarras du médecin et du philosophe : pudeur et fausse honte chez le médecin qui rougirait d’employer des moyens qui lui paraissent charlatanesques ; scrupules chez le philosophe qui redoute d’encourager les superstitions et d’en empoisonner l’esprit dans l’intérêt du corps. Si le médecin laisse voir son scepticisme, il affaiblit sa puissance sur les ignorants ; s’il croit à l’efficacité réelle des moyens employés, il risque d’affaiblir son autorité scientifique auprès des savants. Que faire ? employer scientifiquement des remèdes qui ne passent point pour scientifiques. Un jour, raconte Diderot, des Espagnols abordèrent dans le Nouveau Monde des indigènes grossiers qui ne connaissaient pas l’usage du feu et leur dirent qu’ils allaient en allumer. — Vous connaissez donc ce que c’est que le bois ? — Non. — Du moins vous connaissez la nature du feu et la manière dont il prend au bois ? — Nullement. — Et puisque vous éteignez le feu avec de l’eau, certainement vous connaissez la nature de l’eau et vous savez comment elle éteint le feu ? — Pas davantage. — Les indigènes éclatèrent de rire et tournèrent le dos aux Espagnols qui avec du bois qu’ils ne connaissaient pas allumèrent du feu qu’ils ne connaissaient pas et firent bouillir de l’eau qu’ils ne connaissaient pas davantage. Ii vaut mieux imiter les Espagnols que ces indigènes ignorants et, au fond, suffisants. Aussi, ne pouvant rapporter ici les curieux et innombrables faits cités par M. Hack Tucke, nous raisonnerons ainsi : peut-être la philosophie est-elle heureusement occupée à combler l’abîme autrefois creusé par elle entre l’âme et le corps ; peut-être l’animisme en physiologie et le monisme en cosmologie (pour ne pas employer le vieux mot de panthéisme) sont-ils en ce moment la pensée de derrière la tête de beaucoup de bons esprits ; dès lors, la dualité supprimée, vous agissez sur le même être en agissant sur le physique et sur le moral, envers et endroit d’une même étoffe ; la médecine et la philosophie ne sont plus simplement unies, elles sont confondues ; et, comme, selon le vieil Aristote, savoir c’est agir, vous reconnaîtrez que vous avez une notion exacte de l’esprit en forçant, pour ainsi dire, ses lois intimes à se manifester dans le corps par des phénomènes accessibles aux sens et mesurables. Peu à peu, par les effets, vous déterminerez numériquement la puissance de la cause, et la psychophysique vous fournira un moyen d’appliquer le calcul aux influences psychiques et de doser avec une approximation croissante les forces mentales que vous mettrez en jeu. Il est très vrai que ces forces combinées avec les forces nerveuses sont innombrables, mais le chaos d’aujourd’hui sera peut-être le cosmos de demain ; songez à ce qu’était la physiologie proprement dite il y a un demi-siècle. Ne rions donc pas à la légère des tracteurs métalliques et même du baquet mesmérique. Le médecin pourrait dire en effet : vous avez ri, je suis désarmé, réduit à l’impuissance. Conviction au moins apparente, solennité ou du moins gravité, ce sont là les conditions requises pour bien administrer les remèdes psychiques et exercer la médecine d’imagination. Elle réussit surtout dans la Cité des Simples, nom expressif d’un hospice d’aliénés d’Angleterre. Ajoutons deux préceptes importants, l’un de Sir John Forbes, l’autre du docteur Haygarth : n’employer que des remèdes simples, peu actifs ou même tout à fait inertes, qui ne puissent jamais troubler l’organisme ; entretenir les malades, comme on faisait jadis dans les temples d’Esculape, des cures merveilleuses opérées par ces remèdes inoffensifs. « Vous avez un médecin que vous fait-il ? disait un jour Louis XIV à Molière, — Sire, nous causons ensemble ; il m’ordonne des remèdes ; je ne les fais pas et je guéris ! » Ce n’est pas des hommes de cette trempe que l’on peut dire qu’ils mourront guéris : empêchez par tous les moyens que vos clients ne lisent ou ne voient le Médecin malgré lui ou le Malade imaginaire.

Comme méthode de traitement des maladies, la psycho-thérapeutique, dans l’état actuel de la science, ne possède que deux moyens d’action vraiment efficaces et contrôlés : ce sont le Braidisme et les suggestions. C’est ainsi que le sommeil administré par le moyen des passes est aussi reposant et souvent moins dangereux que celui qui est produit par le chloral ou le bromure de potassium. L’anesthésie d’origine psychique est souvent préférable à l’anesthésie par le chloroforme ou le protoxyde d’azote. Suggérez la gaieté à l’hypocondriaque, cela vaudra mieux que de réfuter ses arguments pessimistes ou de railler ses lamentations : vous déterminerez peu à peu de nouveaux courants d’idées et d’émotions, et pour parler comme les cartésiens, vous creuserez de nouveaux lits aux esprits animaux. Autre avantage bien propre à mériter au Braidisme les préférences du médecin et du philosophe : vous ne faussez pas l’esprit du malade ; vous n’y imprimez aucune superstition, aucun préjugé ; vous ne le troublez pas en surexcitant son imagination ou en produisant en lui un état d’attente anxieuse et énervante. Vos moyens d’action sont prompts et toujours sous votre main et vous pouvez par conséquent agir avec opportunité et saisir l’occasion si prompte à s’échapper, comme parle Hippocrate. « Oh ! que ne puis-je prendre une résolution et me déterminer une bonne fois à me bien porter ! » s’écriait tristement le docteur allemand Waldestein. Feuchtersleben a pris pour épigraphe de son livre le précepte Valere aude, aie le courage de te bien porter. Le Braidisme donne au médecin le moyen de recueillir les forces diffuses de l’organisme, les velléités éparses et disséminées de l’esprit, de les concentrer dans l’attention et le vouloir et de les lancer toutes ensemble à l’assaut du mal. Le médecin substitue ainsi sa vive attention à l’attention languissante, sa forte volonté à la volonté défaillante du malade : il se fait, si je puis dire, nature médicatrice, agit non plus du dehors comme l’art, mais du dedans comme la nature. L’œuvre est identique à l’ouvrier et, s’il est vrai que cette production interne d’une œuvre excellente est la caractéristique du divin dans la matière, c’est de nos jours surtout et grâce au Braidisme, que nous a été dévoilé le sens profond du mot des anciens : le médecin philosophe est l’égal des dieux.

  1. Le Corps et l’Esprit, action du moral et de l’imagination sur le physique, par D. Hack Tuke, traduit de l’anglais par Victor Parant, précédé d’une introduction par A. Foville (librairie J.-B. Baillière, 1886).
  2. « Memoria totius est cerebri, in cujus toto corpore fusa est princeps sentiendi anima » (Physiologia, lib. V, cap.  viii).
  3. V. notre article : Deux lois psycho-physiologiques (Revue philosophique, t.  XVII, p. 241).
  4. Annuaire de la Faculté des Lettres de Lyon, 1885.