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La perception de l’étendue par l’œil

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LA PERCEPTION DE L’ÉTENDUE PAR L’ŒIL
recherches expérimentales


Nous voulons présenter quelques réflexions, suggérées par des expériences nouvelles, sur une question de psychologie très compliquée et très controversée la perception de l’étendue par l’œil.

La difficulté de cette question tient en partie à ce fait que l’œil a reçu une longue éducation, et qu’il est impossible de distinguer ses perceptions innées des acquises. Les physiologistes sont fort divisés sur la théorie de la vision. Les uns, Müller, Donders, Nagel, Panum, Hering, appartiennent à l’école nativistique, qui tend à expliquer autant que possible les phénomènes visuels par l’innéité. Les autres, Lotze, Wundt, Helmholtz, se rangent du côté de l’école empiristique, qui tend au contraire à les expliquer par l’expérience et l’éducation de l’œil. Les psychologues de l’école anglaise de l’association méritent d’être consultés sur cette importante question. MM. Bain et Stuart Mill sont des empiristiques. D’après eux, la connaissance de l’étendue n’est pas fournie primitivement par l’œil, mais par les mouvements des membres. La sensation de mouvement musculaire non empêché constitue la notion d’espace vide, et celle de mouvement musculaire empêché la notion d’espace plein. La perception de l’étendue par l’œil est un résultat de l’éducation, ou, pour parler rigoureusement, un résultat de l’association de la vue avec le toucher et l’appareil moteur. La vue réduite à elle-même n’est sensible qu’à la lumière et à la couleur ; et ce sont les impressions lumineuses des corps qui, associées avec le souvenir des dimensions mesurées par le toucher et par les mouvements des membres, deviennent les signes de ces dimensions, permettent à l’esprit de les inférer, et finissent par produire l’illusion d’une perception directe de l’étendue[1].

Cette opinion n’a pas passé sans protestation. En France, la philosophie classique a consacré une distinction importante ; elle admet que la perception en profondeur est indirecte, tandis que la perception en surface est directe. C’est une concession partielle à l’opinion anglaise. Mais M. Janet, dans un savant article publié par la Revue philosophique, est revenu sur ce problème et a conclu que l’œil perçoit directement la distance, ainsi que les autres dimensions de l’étendue, et qu’en définitive la vue est non seulement le sens de la couleur, mais encore le sens de l’espace.

Nous ne discuterons pas ces trois opinions ; les expériences que nous allons rapporter ne peuvent servir ni à les confirmer ni à les détruire. Le point que nous voulons étudier est distinct ; le voici. L’œil perçoit-il les signes de l’étendue, ou seulement la couleur et la lumière ? Ce problème est d’autant plus difficile à résoudre que la rétine et les muscles fonctionnent constamment ensemble pendant la vision d’un objet extérieur. Dans la perception de la profondeur interviennent les muscles qui produisent la convergence des axes oculaires et l’adaptation focale des lentilles. Dans la perception de l’étendue en surface interviennent les mouvements de l’œil décrivant le contour de l’objet visible, ou parcourant la distance de deux points situés dans le même plan. « Il n’y a pas d’exemple, disait Stuart Mill, d’une personne née avec le sens de la vue, mais sans ceux du toucher et des muscles ; et il ne faudrait rien moins que cela pour nous permettre de définir avec précision l’étendue et les limites des conceptions que la vue est capable de donner, indépendamment des associations que ses impressions forment avec celles du sens musculaire. »

Ceci étant posé, comment peut-on faire l’analyse entre la part de la rétine et la part des muscles oculaires dans la vision des objets extérieurs ? Comment peut-on déterminer lequel de ces deux éléments a le plus d’importance pour la perception de l’étendue ? Telle est la question que nous voulons examiner.

Pour poser cette question sur son véritable terrain, il faut écarter tous les cas où la perception de l’étendue est influencée par des notions déjà acquises relativement aux dimensions réelles de l’objet. Il est clair que lorsque nous avons reconnu la présence d’un homme dans notre champ visuel, nous pouvons apprécier sa grandeur, grâce à la connaissance que nous avons de la taille humaine, et sans tenir compte de tous les éléments de notre impression optique, comme nous serions obligés de le faire si nous voulions percevoir les dimensions d’un objet inconnu. De même, quand un objet en cache un autre partiellement, nous pouvons en conclure que le premier corps est plus rapproché de nous que le second, sans avoir besoin de comparer la distance des deux objets à notre œil, au moyen de nos deux impressions optiques. Ce sont là des procédés détournés de percevoir l’étendue, procédés fondés sur des souvenirs et sur des circonstances spéciales. Nous les éliminerons complètement de notre discussion.

Il nous semble qu’il existe un moyen de faire l’analyse entre la sensibilité rétinienne et la sensibilité musculaire de l’œil. Ce moyen est fourni par l’image consécutive, qu’on peut comparer à une photographie de l’impression lumineuse reçue par la rétine. Suivons cette comparaison, et prouvons-en l’exactitude.

Tout d’abord, pour obtenir une image consécutive bien nette, il faut regarder l’objet coloré en maintenant l’œil complètement immobile. Pourquoi cette immobilité est-elle nécessaire ? C’est sans doute pour que chaque partie de l’objet impressionne les mêmes points de la rétine pendant toute la durée de l’expérience. Premier rapprochement de l’image consécutive avec une épreuve photographique ; pour obtenir une photographie à contours nets, il faut évidemment que la plaque sensible reste aussi immobile que l’objet.

Supposons ensuite que l’œil exécute de petits mouvements, en regardant l’objet coloré dont on veut obtenir l’image consécutive, quel effet ces mouvements devront-ils produire sur cette image ? Si notre première comparaison est juste, ces déplacements de l’œil, loin d’être utiles à la production de l’image consécutive, nuiront à la netteté de ses contours, en déplaçant la photographie qui se fait sur la rétine ; en d’autres termes, les mouvements de l’œil seront tout à fait comparables, comme effet, à des secousses imprimées à la plaque sensible, pendant le temps de pose.

L’expérience confirme de tous points ces prévisions. Cherchez à obtenir l’image consécutive d’un triangle de papier rouge, non pas en regardant fixement un point de la figure, mais en suivant son contour par un mouvement continu de l’œil. Vous n’obtiendrez ainsi qu’une tache verte très pâle, et sans contours appréciables.

On peut varier l’expérience. Au lieu d’un triangle, prenez une petite bande de papier rouge de cinq centimètres de longueur, placez-la verticalement, et astreignez votre regard à la parcourir d’un mouvement uniforme de haut en bas et de bas en haut pendant deux minutes. Au bout de ce temps, vous obtenez comme image consécutive une bande verte deux fois plus longue que la bande rouge. Ce résultat, quoique différent du précédent, s’explique par la même cause ; les mouvements de va-et-vient de l’œil dans le sens vertical ont eu pour effet de déplacer dans ce même sens l’image de la bande rouge sur la rétine, et de lui faire occuper successivement une étendue plus grande que si elle était restée immobile ; c’est ce qui a produit l’allongement de l’image consécutive. Ainsi, on voit nettement dans cette expérience que la forme de l’image consécutive est déterminée par la projection de l’image réelle sur la rétine.

Les mouvements de l’œil n’ont déterminé l’allongement de l’image consécutive que d’une manière indirecte, en déplaçant l’image réelle ; de plus, il faut remarquer que les mouvements de l’œil ont été en rapport avec la longueur de la bande rouge et non avec celle de l’image consécutive, qui est deux fois plus longue. Donc, ce ne sont pas ces mouvements qui donnent à cette image sa dimension et sa forme.

Les mouvements de l’œil étant éliminés une fois pour toutes, peut-on soutenir que la tension des muscles maintenant l’œil dans une position fixe intervient pour quelque chose dans l’image consécutive ? Pas davantage. Les expériences qui démontrent le contraire sont faciles à imaginer. Pendant que l’œil est fixe, agitez dans le champ du regard un triangle de papier rouge, l’image consécutive sera déformée, ce qui démontre que la tension des muscles oculaires n’y fait rien. Au contraire, suivez avec l’œil le triangle de papier que vous déplacez lentement avec la main, vous obtenez une image consécutive aussi nette que si l’œil était resté immobile.

Ces vues sur la production des images consécutives permettent d’expliquer d’une manière satisfaisante une curieuse expérience d’hypnotisme.

Nous inculquons à notre sujet mis en somnambulisme l’idée qu’au réveil il ne verra pas une croix rouge en papier que nous plaçons sur une feuille blanche, devant lui. Au réveil, il ne voit rien ; nous le prions alors de regarder fixement un point que nous lui désignons et qui correspond au centre de la croix. Au bout de quelque temps, il est très étonné d’apercevoir tout à coup une croix verte sur le papier blanc. L’expérience donne le même résultat, quelle que soit la figure employée : toujours le sujet voit apparaître dans l’image consécutive la figure qui reste invisible quand il la regarde directement.

En résumé, dans l’achromatopsie suggérée, la vision des couleurs et des formes donne lieu aux mêmes images consécutives que si l’achromatopsie n’existait pas.

Cette expérience s’explique dans l’hypothèse où c’est la couleur de l’objet qui produit l’image consécutive ; on comprend que les rayons rouges, quoique non sentis, développent dans le cerveau du sujet la même image consécutive que s’ils étaient perçus. Ceux qui soutiennent que la forme de l’image est un effet musculaire seraient obligés d’admettre en outre que l’hypnotique qui ne voyait pas la croix rouge a cependant exécuté des mouvements inconscients pour suivre avec le regard le contour de cette figure invisible, hypothèse qui nous paraît peu vraisemblable.

Nous avons maintenant le moyen de déterminer dans quelle mesure la sensibilité optique de l’œil nous donne la perception de l’étendue. On résoudra facilement ce problème en cherchant quelles notions de l’étendue peuvent nous être fournies par les propriétés de l’image consécutive.

I. Perception en surface. — Regardez fixement trois points rouges placés à des distances différentes les uns des autres, et projetez l’image consécutive des trois points verts sur un écran, placé à la même distance de l’œil que les points rouges. Vous remarquerez que, dans ces conditions, les points verts paraissent séparés par des intervalles égaux à ceux des points rouges. Donc, l’image consécutive reproduit aussi la forme, une croix rouge donne consécutivement une croix verte ; mais ce second fait se confond avec le premier, car la forme d’une figure plane est réductible à la longueur et à la largeur. On peut dire en deux mots que l’image consécutive reproduit la perception de l’espace en surface, et conclure de là que cette perception peut être fournie par l’œil seul, sans les muscles[2].

Il faut ajouter une remarque : la mesure de la longueur et de la largeur n’est pas donnée d’une manière absolue par l’image consécutive. Par exemple, l’image des trois points verts ne suffirait pas à nous faire connaître le nombre de centimètres qui dans la réalité les séparent les uns des autres. En effet, ces distances sont fort variables ; elles augmentent quand on éloigne l’écran sur lequel l’image consécutive est projetée ; elles diminuent au contraire quand l’écran se rapproche. On sait aussi que l’image consécutive en forme de croix augmente et diminue dans les mêmes circonstances. Ce que l’image consécutive nous apprend, c’est seulement un rapport, un rapport entre deux longueurs, ou un rapport entre deux largeurs, ou un rapport entre une longueur et une largeur. Ce rapport paraît invariable dans toutes les positions données à l’écran. Si, par exemple, la distance du premier point vert au second est le tiers de la distance du second au troisième, les mesures prises nous montrent que ce rapport reste à peu près le même, soit que l’on rapproche ou qu’on éloigne l’écran.

De même, si un des bras de la croix verte est d’une longueur double de l’autre, ce rapport ne paraît pas changer sensiblement, malgré les changements de grandeur de la croix.

Il faut que l’écran soit placé à la distance où se trouvait primitivement l’image réelle et lui soit égale au lieu d’être semblable.

Conséquemment, on peut dire que l’œil, comme organe optique, n’estime que le rapport existant entre les dimensions en largeur et en longueur d’un objet, et qu’il ne saurait mesurer ces dimensions d’une manière absolue que si la distance de l’objet à l’œil est tout d’abord déterminée.

Il y a là un fait qui rappelle beaucoup la résolution d’une règle de trois. En effet, l’image consécutive reproduit seulement le rapport entre la longueur et la largeur de l’objet ; si, par la position donnée à l’écran, on rend la longueur de l’image égale à celle de l’objet, au même instant la seconde dimension de l’image, sa largeur, devient égale à celle de l’objet. Il suffit de déterminer la première valeur pour que la seconde se trouve déterminée du même coup. C’est bien une règle de trois. Ce n’est pas la première fois qu’on a remarqué que nos sens résolvent inconsciemment des problèmes de mathématique.

Tous ces résultats expérimentaux sont en contradiction formelle avec les idées avancées par l’école anglaise, qui a trop réduit, ce nous semble, le rôle de l’œil dans la perception de l’étendue. D’après Bain et Stuart Mill, les distances en longueur et en largeur seraient données uniquement par les mouvements de l’œil allant d’un point à l’autre, et la forme visible serait donnée uniquement par l’œil décrivant les contours de l’objet. Il nous semble que, si cette thèse trop absolue était exacte, on ne devrait pas trouver la forme de l’objet inscrite dans l’image consécutive. Nous ne soutenons pas d’ailleurs que les mouvements de l’œil n’interviennent en aucun cas pour percevoir les longueurs et les largeurs ; nous croyons, au contraire, que les mensurations à l’aide des mouvements de l’œil sont plus exactes que les mensurations faites par l’œil immobile[3].

II. Perception en profondeur. — L’image consécutive nous donne-t-elle quelque notion sur l’étendue en profondeur ? Cette question est assez difficile à résoudre, et nous ne proposons qu’avec beaucoup de réserve l’expérience suivante, qui nous paraît démontrer que l’image consécutive peut donner l’impression du relief. Dessinez sur un morceau de papier deux images stéréoscopiques d’une pyramide à quatre pans, tronquée par le sommet et vue d’en haut ; marquez les lignes de ces figures avec une couleur un peu vive, par exemple au crayon rouge. Puis, placez les axes de vos yeux parallèlement de manière que l’œil droit regarde l’image qui lui est destinée et l’œil gauche la sienne. Il faut, pour cela, accommoder sa vue comme si l’on voulait regarder un objet situé derrière les images. Bientôt les deux images se superposent et donnent peu à peu une vive impression de relief.

Ceci fait, vous maintenez votre regard immobile, en fixant un point quelconque de la figure, par exemple un des angles. Au bout de quelques minutes, vous reportez vos yeux sur un fonds obscur, ou vous les fermez doucement ; vous voyez alors apparaître une image qui diffère de la première par la couleur complémentaire de ses lignes ; mais, chose frappante, cette image consécutive donne une impression de relief aussi énergique que la fusion stéréoscopique des deux figures. Tel est, en tout cas, le résultat que nous avons obtenu sur nous-même. Cette expérience confirme, en somme, celle de l’illustre physicien Wheatstone, qui a le premier prouvé que c’est la différence des images perçues par l’œil droit et par l’œil gauche qui constitue la condition essentielle de la vision du relief ; de là la belle invention du stéréoscope. Cependant la démonstration de Wheatstone n’était pas absolument complète et laissait place à une objection ; on s’est demandé si la convergence des deux yeux n’était pas, elle aussi, une condition essentielle de la vision en relief. En effet, lorsque nous regardons la base ab et a¹b¹ de la pyramide, et que nous dirigeons ensuite notre vue sur la ligne cd et c’d’, qui paraît plus rapprochée, la ligne de visée de l’œil droit passe de a¹b¹ à c¹d¹, et la ligne de visée de l’œil gauche de ad à cd, c’est-à-dire qu’elle fait un trajet beaucoup plus court ; par conséquent, les deux axes visuels deviennent plus convergents. Or nous avons appris, par l’éducation de nos sens, que les yeux convergent d’autant plus qu’un objet est plus rapproché. On pourrait donc soutenir que cette augmentation de convergence, qui se produit dans la vision stéréoscopique, est ce qui cause la persuasion que nous avons passé de la contemplation d’un point éloigné à celle d’un point plus rapproché[4] : d’où impression de relief. L’expérience de l’image consécutive répond à cette objection elle prouve que l’impression du relief peut être obtenue sans mouvement des yeux, par une simple sensation optique.

Ce n’est pas à dire, toutefois, que l’œil puisse mesurer d’une manière absolue la profondeur ou la distance d’un point : l’œil ne perçoit vraisemblablement que le rapport entre deux longueurs ou entre deux largeurs.

Finalement, on peut affirmer que l’image consécutive, et conséquemment l’œil, reproduit l’étendue dans ses trois dimensions, et qu’elle donne, non pas la mesure absolue de chacune de ces dimensions, mais leurs rapports.

En somme, la surface de la rétine nous paraît être douée des mêmes propriétés que la surface du reste du corps, sauf quelques différences accessoires ; la rétine est un morceau de peau sensible à la lumière. Cette analogie est bien marquée pour la perception de l’étendue en surface ; à ce point de vue, l’œil se comporte, à peu de chose près, comme le toucher. On sait que si l’on excite avec un compas deux points de la peau, le sujet en perçoit la distance, sans faire de mouvements ; on sait aussi que si l’on applique sur une région cutanée dont la sensibilité est délicate un tuyau métallique à bords triangulaires ou carrés, ou de grandes lettres en relief, le sujet reconnaît la forme de ces corps, sans faire aucun mouvement. Nous avons vu que la rétine perçoit également l’étendue en surface, sans aucun mouvement des muscles oculaires. À ce point de vue, l’analogie est frappante entre la vue et le toucher.

Ce qui distingue ces deux sens, c’est la propriété de percevoir la nouvelle dimension, l’étendue en profondeur. Nous avons montré que l’œil possède la perception du relief ; il est clair que le toucher passif, privé du secours des mouvements, ne nous fait connaître que les excitations qui arrivent directement en contact avec la peau[5]. C’est un sens plus borné que la vue. Mais on peut ajouter que ce que le toucher perd en étendue, il le gagne en précision. Le toucher ne nous fait connaître que l’étendue en surface, mais il nous en donne la mesure exacte : si l’on excite deux points de notre peau, nous pouvons en évaluer la distance, au moins avec une approximation. Il n’en est pas de même pour la vue, qui ne nous fait connaître que des rapports. La vue ne perçoit pas la distance absolue de deux points situés dans le même plan, car elle perçoit en même temps leur distance à l’œil, et l’écart qui sépare sur la rétine les images des deux points ne correspond pas à une distance invariable de ces deux points dans l’espace, mais dépend de leur éloignement par rapport à l’œil, c’est-à-dire de la dimension en profondeur.

Nous avons eu soin de dire, au début de ce travail, que nous n’avions pas pour but de déterminer l’objet propre de la vision, et de distinguer ce que l’œil perçoit directement, par lui-même, par ses propriétés innées, de ce qu’il perçoit indirectement, par l’effet de l’éducation, par son association avec les autres sens. Nous avons expressément réservé cette question. En terminant, nous conservons cette réserve, et nous dirons simplement, à titre de renseignement, qu’à notre avis l’œil perçoit l’étendue en vertu de propriétés acquises, dans lesquelles l’existence de signes locaux tient vraisemblablement une place importante[6].

Mais, quelle que soit la solution qu’on donne à cet important problème, que l’on soit nativistique avec Hering ou empiristique avec Helmholtz, il faut tenir compte de l’élément nouveau introduit dans le débat par notre étude ; en effet, les expériences faites sur l’image consécutive établissent que l’œil ne peut percevoir, ni directement ni indirectement, les dimensions absolues de l’étendue en surface, et peut-être aussi de l’étendue en profondeur ; l’œil ne saisit que des rapports. C’est là une conclusion qui s’impose avec la même force aux théories rivales.


  1. Bain, Senses and Intellect, 370-374. — S. Mill, Philosophie de Hamilton, p. 427. — Taine, De l’Intelligence, II, 163.
  2. Nous pourrions citer un autre fait qui prouve que l’œil peut apprécier la forme d’un objet, sans exécuter de mouvements : on perçoit la forme des images entoptiques de l’ail (corps opaque de la cornée, du cristallin et de l’humeur vitrée) et de l’arbre vasculaire de Purkinje, bien que ces images, se déplaçant avec les mouvements de l’œil, ne puissent pas être contournées par le regard. Cette preuve a été indiquée un peu vaguement par M. Helmholtz, qui défend la même opinion que nous (Optique physiologique, p. 687).
  3. Helmholtz, Optique physiologique, p. 695.
  4. Bernheim, Les Sens, Bibliothèque scient. intern., p. 122.
  5. Il n’y a qu’un auteur qui ait soutenu le contraire : c’est Stumpf. D’après cet auteur, le contact perçoit non seulement l’étendue en surface, mais l’étendue en profondeur. « En effet, dit-il, la surface que nous sentons lorsqu’un contact se produit sur quelque partie de notre corps doit être une surface plane ou à courbure ; il n’est pas possible d’en imaginer d’autres. Or ces deux espèces de surface impliquent la troisième dimension, car elles énoncent quelque chose qui a rapport à la profondeur, à savoir la présence ou l’absence d’une inclinaison à se recourber en dehors, vers la profondeur. » (Ueber den psychologischen Ursprung der Raumvorstellung, Leipzig, 1873, cité par M. Ribot, Psychologie allemande, p. 107).
  6. A. Binet, Fusion des sensations semblables, Revue philosophique, sept. 1880, reproduit dans le Raisonnement inconscient, 1 vol. in-18. Alcan, Paris, 1886.