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Le débutant/6

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Compagnie de publication « Le Canada français » (p. 118-151).


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LE FLAMBEAU




La session de la législature provinciale, après l’élévation du député de Bellemarie au poste de ministre des Terres de la Couronne, fut longue et orageuse. Le gouvernement, qui avait eu jusque là le tort de faire trop de concessions à ses ennemis, dans l’espoir de se concilier leurs bonnes grâces, voulant accomplir les réformes inscrites à son programme, se vit attaqué de toutes parts. Le parti avancé sur lequel s’appuyait le ministère, soutenu par les organisations ouvrières réclamant des lois plus équitables et plus d’instruction, se refusait à tout compromis avec les exploiteurs de préjugés séculaires, sustentés par les gros financiers et les pêcheurs en eau trouble, gens fort respectés, s’enrichissant de la sueur du peuple. Pendant que les uns reprochaient au gouvernement d’agir avec trop de prudence et de lenteur, les autres accusaient la députation ministérielle de faire le jeu des ennemis de l’Église, travaillant à démolir nos admirables institutions nationales, agitaient même devant le public pusillanime et crédule l’épouvantail du socialisme et de l’anarchie.

Dans une réunion de cabinet, on décida d’abord d’engager franchement la bataille contre l’opposition, qui prêchait la guerre sainte. Le ministre Vaillant fut chargé de diriger les premières escarmouches. Aussitôt, il se jeta dans la mêlée avec l’impétuosité d’un homme énergique et sincère dans ses convictions. Sa logique inattaquable et son éloquence entraînante eurent bientôt raison des arguments de ses adversaires. Il profita de son triomphe pour affirmer les droits de l’état en matière d’éducation et préconiser, en même temps, une législation garantissant plus de liberté et plus de justice à tous les citoyens qui, riches ou pauvres, grands ou petits, catholiques, protestants ou libres-penseurs devaient être tous égaux devant la loi. Les feuilles dévotes firent grand bruit autour du débat fameux, tandis que les organes ministériels, redoutant de se compromettre, n’osaient trop rien dire. Au Club National, où Paul Mirot et Jacques Vaillant défendirent courageusement l’attitude du ministre, on commençait à trembler. Quelques manifestations, habilement organisées à droite et à gauche, et dont on exagéra l’importance, suffirent pour effrayer le troupeau sans convictions, ceux qui ne considéraient que les avantages du pouvoir.

Il y eut une seconde réunion du cabinet, et, malgré l’avis de Vaillant, qui soutenait que la victoire était gagnée si le ministère se montrait ferme et résolu, ses collègues se rallièrent à l’opinion de l’honorable Troussebelle, pontifiant sans cesse depuis qu’il avait été nommé conseiller législatif et ne cessant de poser au diplomate en prêchant la conciliation de tous les intérêts et de tous les partis. Les élections allaient avoir lieu l’année suivante, il fallait ménager tout le monde, ne froisser aucune susceptibilité, pour s’assurer une majorité considérable. Le ministre des Terres, qu’on avait poussé de l’avant, eut beau prétendre qu’il n’était plus temps de reculer, que le gouvernement, serait battu aux prochaines élections, s’il mécontentait ses vrais partisans, n’ayant rien à espérer des autres, désormais, on ne voulut pas l’entendre. Ne pouvant, répudier les déclarations qu’il avait faites devant la Chambre, il comprit qu’on le sacrifiait. Aussi, s’empressa-t-il de remettre son portefeuille à son chef, pour aller reprendre son siège de simple député.

Les journaux ministériels firent tomber sur le ministre déchu, la responsabilité de l’agitation qui avait failli provoquer une crise politique. Au Populiste, Pierre Ledoux, le reporter des nouvelles édifiantes, jubilait ; il paraissait plus sale de contentement et ricanait maintenant, lui qui ne riait jamais, quand Jacques Vaillant, contre lequel il nourrissait une haine sournoise, se permettait quelque plaisanterie à son égard. Ce n’était plus le fils d’un ministre, et il espérait qu’on le jetterait bientôt à la porte, en même temps que son acolyte Mirot, tous deux étant trop pénétrés du déplorable esprit du siècle pour ne pas compromettre le journal.

Des signes certains annonçaient, du reste, que les deux amis ne moisiraient pas dans les bureaux du Populiste. Le gros Blaise Pistache n’avait jamais pardonné à Paul Mirot le peu de cas qu’il faisait de ses coups de plume et se plaignait sans cesse de lui à l’administration, appuyé par Jean-Baptiste Latrimouille, accusant ce jeune reporter d’indiscipline et d’imbécilité, parce qu’il osait répondre à ses injustes réprimandes, au lieu de courber humblement le front. Quant à Jacques Vaillant, c’était beaucoup plus grave, on insinuait dans les coins, à tous ceux qui voulaient bien prêter l’oreille, qu’il appartenait à des sociétés secrètes, et tout le monde commençait à le regarder de travers. L’événement se produisit encore plus tôt que ne l’avait prévu La Pucelle, qui, pour en avoir été la cause, n’en ressentit pas moins l’effet immédiat.

C’était le lendemain de la conférence de l’abbé Martinet, au Cercle Saint-Ignace, sur le modernisme, dont Ledoux avait été chargé de faire le compte-rendu. Le rédacteur des nouvelles édifiantes avait eu le soin de glisser dans son élucubration, des allusions blessantes à l’adresse de l’ancien ministre des Terres, au moyen de citations de Louis Veuillot, ce sophiste vénéré des esprits rétrogrades, parce qu’il fut un redoutable ennemi du progrès. La méchanceté onctueuse de ces allusions blêmit la figure de Jacques Vaillant, quand il eut sous les yeux la feuille fraîchement imprimée du numéro du jour. D’un bond, il fut auprès de l’auteur de cette goujâterie et, le saisissant à l’épaule, il lui demanda, en cherchant à fixer son regard fuyant :

— C’est toi, petit Louis Vieillot, qui a écrit cette saleté ?

— Pierre Ledoux se recula en grimaçant et répondit :

— C’est moi.

Il n’eut pas le temps d’éviter la gifle formidable qui le fit se sauver en appelant au secours. Tout le monde accourut, le gros Pistache et Jean-Baptiste Latrimouille les premiers, qui trouvèrent que c’était intolérable, qu’il fallait en finir avec de pareils scandales. Paul Mirot approuva hautement le geste de son ami et tous deux, prévenant un renvoi certain, demandèrent leur congé. Un étudiant, qui avait raté tous ses examens, et un jeune avocat sans causes, s’étant présentés pour demander de l’emploi au journal, on les remplaça sur l’heure. Ce qui fit dire au gérant de l’administration, un homme de chiffres, et pas autre chose : Des journalistes, y en a plein les rues !

Deux mois plus tard, vers les onze heures du matin, par une fin de semaine ensoleillée Le Flambeau, journal du samedi, à huit pages, faisait son apparition dans la métropole. Au coin des rues, les petits vendeurs de journaux criaient :
« Le Flambeau ! Le Flambeau ! Achetez Le Flambeau, journal indépendant, littéraire et scientifique, interdit aux imbéciles. »

Tout le monde achetait Le Flambeau. Prudent Poirier, le député de la division Sainte-Cunégonde, se laissa même distancer par une beauté provocante qu’il suivait, pour s’en procurer un exemplaire.

Le directeur-propriétaire du Flambeau était le député de Bellemarie qui, après la prorogation de la session provinciale, avait résolu de fonder, avec ses propres ressources et l’appui financier de quelques amis, un journal qui instruirait le peuple, tout en défendant sa personnalité et ses convictions contre les attaques perfides de ses ennemis. Il avait eu l’avantage d’acheter à moitié prix, rue Saint-Pierre, une petite imprimerie vendue par autorité de justice, et, en quelques semaines, le journal fut organisé. Il s’était adjoint son fils Jacques, et Mirot, pour diriger l’entreprise. L’ancien ministre des Terres écrivait les articles politiques et ses deux rédacteurs faisaient tout le reste de la besogne, à part la partie réservée aux collaborateurs, qui étaient le peintre canadien Lajoie, le docteur Dubreuil, jeune savant très estimé, le mutualiste Charbonneau, chef de la Fédération Ouvrière, et le poète Beauparlant, chantant très bien les beaux yeux des canadiennes. Une page était aussi consacrée à la chronique féminine, confiée à mademoiselle Louise Franjeu, que l’Université McGill avait fait venir de France, pour donner des cours de littérature française.

Le premier mois, pour mettre Le Flambeau sur un pied convenable, les deux journalistes, obligés de voir à une infinité de détails à la fois, travaillèrent pour ainsi dire, jour et nuit. Il fallut, d’abord, compléter le matériel de l’atelier, voir à établir un bureau d’administration avec comptable, agent d’annonces et solliciteur d’abonnements, organiser un service de correspondants, puis donner au journal sa forme définitive en classant la matière qui devait entrer dans chaque page. Il y avait quarante colonnes à remplir par numéro, à part les seize colonnes réservées aux annonces. La première page fut consacrée aux articles politiques et aux échos et commentaires, la seconde aux études littéraires, la troisième aux arts et aux sciences, la quatrième aux questions intéressant particulièrement les femmes et les jeunes filles, la cinquième aux dépêches étrangères, la sixième à l’agriculture, la septième à la chronique ouvrière et aux nouvelles concernant les conditions du travail dans tous les pays du monde, la huitième aux faits-divers de la ville et de tous les endroits du pays. Et lorsque tout fut réglé, que le rouage fonctionna régulièrement, la tâche quotidienne, divisée méthodiquement, du lundi au samedi, resta encore assez lourde. Cependant, ni Jacques ni Paul ne songèrent à se plaindre de leurs fatigues, heureux d’être libérés de cette servitude les obligeant, au Populiste, à n’être que des machines et non des hommes.

Madame Laperle qui, depuis le mois de mai, avait abandonné son appartement de la rue Saint-Hubert pour aller demeurer dans le quartier anglais, rue Pool, où elle était libre de recevoir Paul Mirot aux heures qui lui plaisaient, éprouva une grande joie à l’apparition du nouveau journal, voyant dans cet heureux événement le présage d’un brillant avenir pour celui qu’elle avait soutenu de toute sa tendresse féminine et dorloté comme un enfant, aux jours angoissants d’incertitude du lendemain qu’il venait de traverser.

Jacques Vaillant ne devait pas tarder à éprouver, à son tour, la félicité à la fois douce et réconfortante que procure aux êtres les mieux trempés pour les luttes de la vie, la hantise de la femme aimée présidant à tous vos travaux, vous accompagnant pas à pas dans le va-et-vient journalier d’une existence active, avec qui vous causez dans la solitude, en parlant pour elle et pour vous.

Un jour, en venant au Flambeau corriger les épreuves de sa page féminine, mademoiselle Louise Franjeu amena avec elle Miss Flora Marshall, une jeune américaine, étudiante à l’Université McGill, qu’elle présenta à ses camarades en journalisme. C’était une belle fille, grande, robuste comme la plupart des américaines, qui commencent de bonne heure à la Public School à faire de la Physical Culture. Elle avait de beaux yeux bruns, aux éclairs d’or fauve, et une abondante chevelure d’un blond ardent. Miss Marshall, à vingt-deux ans, ne ressemblait en rien à la vierge rougissante que chantent les poètes des lys mélancoliques et des roses qui se fanent, mais, elle n’en était pas moins séduisante pour cela. Sa franchise de langage et de manières, sa crânerie à aborder les sujets les plus difficiles pour son sexe, sa façon de mépriser les mensonges conventionnels pour considérer bravement les réalités de la vie, autant que sa beauté, plurent à Jacques Vaillant. Dès cette première rencontre, l’ami de Mirot et l’étudiante sympathisèrent parfaitement.

Cette étudiante améri­caine aimait beaucoup made­moiselle Franjeu et s’inté­ressait, sérieu­sement au Flambeau. Elle voulait même mettre de l’argent dans l’entre­prise, en faisant appel à la géné­rosité d’Uncle Jack, vieux garçon noceur et, million­naire, de New-York, sans cesse, selon le langage pitto­resque de sa nièce, in love avec des Stage Beauties au Madison Square Garden. Elle soumit son projet à l’hono­rable Vaillant, qui lui fit comprendre qu’il ne pouvait accepter d’argent venant de l’étranger pour maintenir son journal. Ses ennemis avaient déjà assez de prétextes pour le combattre sans leur fournir de nouvelles armes.

Uncle Jack, qui s’était enrichi par ses coups d’audace dans les spéculations de bourse, constituait maintenant toute la famille de Miss Marshall, et elle devait hériter plus tard de la fortune de cet oncle millionnaire, qui, malgré ses coûteuses et fréquentes fredaines, parvenait à peine à dépenser son revenu. Elle était née à Los Angeles, Californie, dans ce paysage ensoleillé de la côte du Pacifique, dont elle avait gardé le reflet dans ses yeux et les rayons d’or dans la chevelure. Son père, le capitaine James Marshall, du 12th Regiment des U. S. Rifles, envoyé en garnison dans le Sud, avait épousé une superbe créole qui lui donna, au bout d’une année de mariage, la petite Flora. Dans ce merveilleux climat, quasi oriental, la fillette grandit en liberté, courant les jambes nues sous les orangers. À seize ans, elle était déjà complètement formée. C’est à cette époque de son adolescence que son père, envoyé aux Philippines au début de la guerre Hispano-Américaine, fut tué à la tête de sa compagnie. L’oncle Jack Marshall recueillit la veuve et l’orpheline, qui n’avaient plus pour vivre qu’une modeste pension de l’État. Lorsque sa mère mourut, emportée en quelques jours par une pneumonie contractée dans l’humidité de cette grande ville de fer et de ciment, à laquelle la créole, fleur des climats chauds, ne put jamais s’habituer, Flora avait vingt ans. Comme cette grande fille gênait parfois le millionnaire, grand amateur de beau sexe, qui réunissait à sa somptueuse résidence de la Fifth Avenue, les plus jolies actrices du Madison Square Garden, et quelques intimes, en des banquets de pie girls, il l’envoya terminer ses études à l’Université McGill, de Montréal, dont elle suivait les cours depuis deux ans.

À quelques temps de là, les rédacteurs du Flambeau furent invités à accompagner les membres de la Société des Chercheurs, à la réserve iroquoise de Caughnawaga, où ces messieurs, que la vue d’un vieux clou couvert de rouille, qu’ils croient historique, fait tomber en extase, se rendaient un dimanche, accompagnés de citoyens notables et de journalistes, à la recherche de quelque trésor digne d’enrichir leur modeste musée de ferraille. Paul Mirot amena madame Laperle, et Jacques Vaillant accompagna mademoiselle Franjeu et Miss Marshall. L’américaine était enchantée du voyage et, pour la taquiner, son grand admirateur lui demanda :

— Vous n’avez pas peur des sauvages, charmante Miss ?

Miss Marshall, ne saisissant pas l’allusion, que toute jeune fille canadienne eut comprise pour avoir entendu dire dans sa famille que les sauvages avaient apporté un enfant à sa mère ou à sa voisine, répondit :

— Oh ! no. J’ai vu le nègre qui voulait prendre mon amie.

Et elle raconta à ses compagnons, avec une simplicité étonnante, l’histoire du nègre qui voulait prendre son amie. La chose était arrivée quelques mois avant son départ de Los Angeles, pour New-York. Les deux jeunes filles se baignaient dans un ruisseau lorsqu’un nègre, venu du Texas, d’où il s’était enfui après avoir fait subir les derniers outrages à la femme d’un shérif, les surprit. Il les attendait, caché sous les palmiers où elles avaient déposé leurs vêtements. C’est là qu’il saisit son amie, comme une proie, et essaya de l’entraîner sous bois. Alors, la vaillante Flora, ramassant une pierre, la lança de toutes ses forces sur la tempe de l’immonde ravisseur, qui roula dans l’herbe, assommé. Pour cet exploit, la courageuse jeune fille fut décorée d’une médaille d’or, par le maire Flannigan.

Jacques Vaillant pensa qu’une femme de cette trempe ne pourrait aimer qu’un brave et il souhaita de trouver l’occasion d’accomplir, pour ses beaux yeux, une action chevaleresque. Cette occasion se présenta plus tôt qu’il ne l’espérait.

Les descendants de ces terribles guerriers, qui ne vivaient que de massacres aux temps glorieux de la Nouvelle-France, s’étaient parés de leurs ornements barbares en l’honneur des visages pâles venus des grands wigwams de la métropole pour les admirer comme des bêtes curieuses. Seul, dans l’œil morne de l’iroquois vaincu, dompté, décimé après plus de deux siècles de servitude, un éclair furtif provoqué par l’envahissement de sa bourgade, rappelait la farouche vaillance du scalpeur de chevelures. Ces sauvages, convertis au catholicisme, subissaient d’ailleurs l’influence de leurs prêtres, qui les entretenaient sans cesse du grand Manitou et de la sainte iroquoise Teckawita[1], dont le nom signifie : celle qui s’avance en tâtonnant. Monsieur le curé, accompagné de son vicaire, vint au devant des distingués visiteurs et les conduisit à l’église où un chœur d’iroquoises chanta un cantique édifiant. Jacques Vaillant compara ce chant au miaulement des chattes, par les belles nuits d’été. Cette modeste église, dominant le fleuve Saint-Laurent, possédait de précieuses reliques, au dire du notaire Pardevant, le vénéré président de la Société des Chercheurs : un autel donné par le roi de France, Louis XIV, et une cloche, cadeau du roi d’Angleterre, George III. Après la messe, on se rendit sur la place du village où l’on assista aux danses des guerriers déterrant la hache de guerre. Tous ces grands corps, recouverts de peaux de bêtes, barbouillés de rouge et de noir, empanachés de plumes, sautèrent et gesticulèrent durant une heure, sous le commandement du chef de la tribu, qui portait le joli nom de Koncharonkanématchega.

C’est à ce moment que l’incident, auquel Jacques Vaillant devait être redevable de la conquête du cœur de l’américaine, se produisit. Le jeune homme fit remarquer à mademoiselle Franjeu et à Miss Marshall que le notaire Pardevant se tenait entre le curé et son vicaire, prêt à se cacher derrière leurs soutanes dans le cas où ces sauvages feraient mine de vouloir le scalper. Pour montrer qu’elle était plus brave que le président de la Société des Chercheurs, l’étudiante s’approcha d’un iroquois, dont le nom signifiait celui qui court plus vite que l’élan, et lui arracha quelques plumes de sa coiffure. Le sauvage saisit brutalement la jeune fille par le poignet, mais Jacques lui fit aussitôt lâcher prise en le saisissant à la gorge. Les deux ennemis se prirent à bras-le-corps et roulèrent dans la poussière. Les autres iroquois, indignés de voir qu’une, blanche squaw avait osé porter la main sur un de leurs frères, s’élançaient, le tomahawk levé, lorsque le curé et son vicaire arrêtèrent leur élan en faisant de grands gestes et en prononçant des paroles qui firent s’abaisser aussitôt les redoutables casse-têtes. Sur un signe du chef, quelques-uns de ses guerriers séparèrent les combattants qui, heureusement, n’avaient aucun mal. Miss Marshall sauta au cou de son sauveur et l’embrassa devant tout le monde, ce qui scandalisa à un tel point le notaire Pardevant, qu’il crut devoir excuser la société dont il avait l’honneur d’être le président, d’avoir permis à des gens de cette espèce de faire partie de l’excursion. L’esprit troublé par la frayeur qu’il avait éprouvée, en même temps que par la scène, charmante comme une vieille estampe, dont il venait d’être le témoin, le brave homme bafouilla et dit, en terminant sa courte harangue : Messieurs les membres du clergé, ainsi que les autres sauvages, veuilles croire à ma plus sincère estime et reconnaissance pour votre généreuse hospitalité.

Le samedi suivant, dans le compte-rendu de l’excursion de la Société des Chercheurs à Caughnawaga, Le Flambeau reproduisait textuellement ces paroles du président, précédées de commentaires dénonçant sa lâcheté et son manque de tact en cette occasion. Le journal fut immédiatement poursuivi devant la cour supérieure. Le notaire Pardevant réclamait deux mille dollars de dommages-intérêts, le tribunal lui en accorda cent. Les frais de justice s’élevant à quatre cents, Le Flambeau dut payer cinq cents dollars pour avoir dit la vérité. Le savant juge, dans ses considérant, admit que la liberté de la presse n’existait pas au Canada ; il alla même plus loin et posa en principe que cette liberté ne pouvait exister dans un pays soucieux du maintien de ses traditions, basées sur la reconnaissance de la hiérarchie sociale et le respect de l’autorité religieuse et civile. Le notaire Pardevant était, du reste, un homme considéré et considérable, d’une conduite exemplaire. Il avait épousé les quatre sœurs, les trois premières avaient déserté sa tendresse pour un monde meilleur ; la dernière, âgée de dix-huit ans à peine, subissait le prestige de sa tête grisonnante.

Dans les milieux réactionnaires, Le Flambeau fut aussitôt dénoncé avec violence. Tous ceux qui n’avaient pas la conscience nette, tous les trafiquants de vertu, toutes les nullités se prélassant dans des sinécures ou sollicitant les faveurs des puissants, se liguèrent contre le mauvais journal. L’Éteignoir et le Populiste se disputèrent l’honneur de porter les plus rudes coups à l’audacieux confrère. Pierre Ledoux quitta le Populiste pour fonder une petite feuille en opposition à l’organe du député de Bellemarie, qu’il appela La Fleur de Lys, à cause de ses idées bourbonniennes. Il fut remplacé, au Populiste, par Solyme Lafarce, en mauvaise intelligence depuis quelques mois, avec l’Éteignoir. Et ce ne fut pas plus malin que cela.

La lutte s’engagea à propos d’une campagne entreprise dans les journaux contre le Théâtre Moderne, qui avait mis à l’affiche une pièce jugée mauvaise par les censeurs. Ce n’était du reste qu’un prétexte, car depuis des mois on faisait une propagande secrète contre ce théâtre, dans les familles. Ce que l’on redoutait dans les pièces données par ce théâtre, c’était l’esprit, et, davantage encore, l’idée humanitaire montrant les abus, proclamant les droits égaux des individualités, obscures ou puissantes, aux joies de la vie, en vertu du grand principe de solidarité humaine. La direction du Théâtre Moderne essayait de faire bonne contenance, mais la recette diminuant chaque soir, on prévoyait d’avance qu’il faudrait abandonner la partie. Le Flambeau, sans hésiter, prit la défense de ce théâtre. Paul Mirot, qui rédigeait la chronique théâtrale, représenta à ses lecteurs tout le bien que pouvait faire un théâtre de ce genre parmi la population canadienne-française, à laquelle on reprochait souvent, non sans raison, d’être par trop encline à s’angliciser et même à s’américaniser. Il démontrait la mauvaise foi de ceux qui accusaient d’immoralité, les œuvres de maîtres interprétées par les artistes du Théâtre Moderne. À tous ces arguments, Pierre Ledoux répondit par des anathèmes.

Les articles de Paul Mirot, en réponse à La Fleur de Lys, firent sensation : on en causait dans les salons et dans la rue. Un jour que le jeune rédacteur du Flambeau passait rue Saint-Jacques, il aperçut le notaire Pardevant causant avec Solyme Lafarce de la grave question du jour. Ce reporter, ivrogne et pourvoyeur de prostituée, assurait au gros notaire, qu’il tenait de source certaine que le Théâtre Moderne était soutenu par les francs-maçons de France, dans le but de détruire la foi catholique au Canada. Cette rumeur sensationnelle parut dans Le Populiste le lendemain. L’Éteignoir, qui avait eu la primeur de la fameuse affaire Poirot, cette fois était devancé par son rival quotidien. Immédiatement, ces deux journaux à sensation se disputèrent les services de Solyme Lafarce, à coups de dollars.

Madame Laperle et Miss Marshall s’étaient connues lors de l’excursion à Caughnawaga, et, depuis, étaient devenues les meilleures amies du monde. Par un heureux hasard, l’américaine demeurait rue Peel, à quelques portes du petit rez-de-chaussée occupé par Simone. Deux ou trois fois la semaine, Jacques Vaillant, se prévalant de ses liens de parenté avec la jolie veuve, allait passer la soirée chez-elle, en compagnie de Paul Mirot, et y rencontrait invariablement la séduisante Flora, qu’il allait reconduire jusqu’à sa porte après la soirée. C’est ainsi qu’ils apprirent à se connaître davantage. Et un soir, ils se fiancèrent, tout simplement, à l’américaine, devant la maison qu’habitait l’étudiante.

Trois semaines plus tard, Jacques Vaillant, journaliste, épousait Miss Flora Marshall, étudiante, non sans avoir obtenu le consentement d’Uncle Jack, d’une part, et de l’honorable Vaillant, d’autre part. La gentille épousée avait placé sur sa poitrine, pour la circonstance, la décoration qu’elle tenait du maire Flannigan. Dans la chambre nuptiale, le soir, elle enleva cette médaille qu’elle enferma dans un coffret d’argent. Elle ne voulait pas que cet emblème de vaillance pût lui inspirer des velléités de révolte, car elle désirait être vaincue maintenant.

L’ancien ministre des Terres était presque aussi enchanté de sa belle-fille que son fils de sa femme. L’américaine, annexée maintenant de la plus agréable façon du monde, le payait de retour, du reste, car elle admirait sincèrement, avec toute la franchise de son âme yankee, cette intelligente figure d’apôtre de la liberté, dont la mâle énergie se rehaussait d’une grande bonté de cœur et d’une exquise délicatesse de manières et de sentiments.

Tous les jours la jeune femme venait passer quelques heures au Flambeau et quand son beau-père était là, elle causait politique avec lui. Souvent, ils discutaient amicalement ensemble des avantages et des inconvénients des institutions américaines, des qualités et des défauts de ce peuple actif, entreprenant et hardi, en train d’étendre son influence dans l’univers entier. Le député de Bellemarie admettait que le véritable esprit américain tendait de plus en plus à la réalisation de cet idéal de fraternité rêvé par les philosophes humanitaires, en accueillant dans la nation, sur le même pied d’égalité, les individus de toutes les races et de toutes les croyances, les unifiant pour ainsi dire, à l’ombre du drapeau étoilé, dans le commerce de la vie journalière et à l’école publique, donnant à chacun indifféremment, une éducation virile et pratique, créant des hommes libres capables de comprendre et de s’assimiler tous les progrès. De son côté, la fille du brave capitaine Marshall admettait que les lois de son pays n’étaient pas encore parfaites, que les trusts monstrueux, organisés sous l’œil bienveillant des législateurs, devenaient chaque jour une puissance de plus en plus tyrannique et onéreuse pour la grande majorité des citoyens, que l’adoration du dieu Dollar, dépassant les bornes raisonnables, détruisait tout autre sentiment parmi cette aristocratie de l’argent dont les membres se disputaient le haut du pavé à coups de millions. Et l’on finissait toujours par se mettre d’accord sur ce point que la constitution américaine était, quand même, la plus équitable, celle qui garantissait la plus grande somme de liberté au peuple, indépendamment des abus qui pouvaient résulter de son application.

Un jour que les journaux au service de ses ennemis l’avaient plus violemment attaqué que d’habitude, le traitant de conspirateur et de traître à sa race, à propos de son dernier article sur la nécessité d’enseigner plus d’anglais et moins de grec et de latin dans nos collèges classiques, l’honorable Vaillant perdit son calme habituel et eut un geste de colère. Il froissa la feuille qu’il venait de lire et la jeta à ses pieds en prononçant, d’une voix sourde : Les misérables ! À ce moment l’américaine, qui venait chercher son mari, arrivait. Elle eut le temps d’entrevoir le geste et de saisir l’expression de l’homme politique calomnié, à qui elle s’empressa d’aller tendre la main :

— J’ai lu la saleté dans le tramway. You have all my sympathy !

— Le directeur du Flambeau, ayant maîtrisé ce mouvement d’humeur, lui répondit en souriant :

— Merci, mon enfant, ce n’est rien. Il faut s’attendre à tout dans la vie publique.

— Oh ! si vous étiez un american citizen, vous deviendriez peut-être un jour President of the United States.

— Je n’en demande pas tant. Après cela, il me faudrait aller au diable, en Afrique, chasser l’hippopotame, comme monsieur Roosevelt.

— Vous plaisantez. Cependant, je crois que si le Canada était under the Spangled Banner, vous auriez beaucoup plus de liberté.

— Vous avez peut-être raison. Mais, pour jouir de cette liberté, nous canadiens-français, nous devrions nous fondre dans le grand tout de la nation et non former un élément à part, tel que nous sommes sous le régime colonial anglais. Autrement, notre situation ne changerait guère. La politique de l’Angleterre à notre égard, de même que celle des États-Unis à l’égard de nos compatriotes des états de l’est de la grande république américaine, est semblable à celle que les romains adoptèrent en Judée, après que leurs légions victorieuses eurent conquis le peuple de Dieu. C’est-à-dire qu’on nous laisse nous dévorer entre nous. C’est bien à tort que l’on fait un crime à Ponce Pilate d’avoir abandonné le Christ aux mains de Caïphe, pour être jugé selon les lois juives. Ce gouverneur ne faisait que se conformer aux instructions qu’il avait reçues de César, de ne jamais se mêler des querelles entre juifs. Grâce à cette politique, Rome n’avait rien à craindre d’Hérode ni des grands prêtres se disputant les richesses et les honneurs, semant la discorde, la haine, la trahison au sein de ce peuple naguère si glorieux de ses traditions, oubliant sa servitude pour se détruire lui-même sous les yeux du vainqueur. L’histoire se répète. Tous les esclavages sont le résultat de l’exploitation des préjugés de la foule ignorante par ceux qui abusent de leur autorité pour satisfaire leur esprit de domination et leurs appétits démesurés. Sous le régime anglais, notre histoire a plus d’un point de ressemblance avec celle des Israélites soumis à une puissance étrangère. Nous nous vantons encore, dans nos fêtes de Saint-Jean-Baptiste, d’être restés français, malgré les siècles qui nous séparent de la France. Cela n’empêche que le sang, qui coule aujourd’hui dans nos veines s’est sensiblement, refroidi et ne correspond plus au sang chaud et généreux du républicain français. La France a marché vers la lumière et le progrès. Nous, nous sommes restés ce qu’était le peuple taillable et corvéable à merci sous le règne des Bourbons paillards, entourés d’une cour fastueuse et corrompue. Les libertés que l’Angleterre nous a garanties, au prix du sang versé par les héros excommuniés de mil huit cent trente-sept, nous en profitons trop souvent, pour satisfaire nos rancunes ou nos intérêts mesquins, ce qui diminue chaque jour notre prestige au bénéfice des anglais s’emparant de tous les postes avantageux, contrôlant, le haut commerce, les grandes entreprises financières et industrielles. C’est bien fait, puisque nous nous contentons de suivre le mouton symbolique qui nous empêche d’apercevoir le loup guettant dans l’ombre le moment opportun pour se jeter sur sa proie

— Oh ! le loup va vous manger, comme dans la fable de monsieur Lafontaine ?

— J’en ai bien peur. Nous perdons tous les jours de l’influence en ce pays. Les français n’émigrent guère chez-nous, et pour cause. On favorise peu, du reste, cette immigration, de crainte que ces colons de France, imbus des idées nouvelles, ne nous apprennent à penser, en un mot, à devenir des hommes. D’un autre côté, de l’est à l’ouest, du nord au sud, le Canada est envahi par les immigrants anglais, italiens, irlandais, russes, polonais, juifs et même orientaux. Les américains s’emparent de plus en plus des fertiles plaines de l’ouest. Et l’on peut prédire, sans être prophète, que dans vingt-cinq ans, l’influence de l’élément canadien-français dans le Dominion, aura diminué de moitié. Alors, que nous restions sous la domination anglaise, que le Canada devienne une nation indépendante, ou qu’il entre dans l’Union Américaine, nous serons obligés d’abandonner notre politique d’isolement, préconisée par des cerveaux mal équilibrés, pour compter avec le nombre, avec la majorité des autres citoyens. C’est pourquoi je voudrais voir mes compatriotes bénéficier d’un système d’éducation plus en rapport avec les besoins actuels et les exigences futures auxquelles ils seront appelés à faire face. Maintenant, si vous me demandez quel est, à mon avis, la solution la plus vraisemblable que l’avenir réserve à ce pays, placé entre les trois alternatives que j’ai mentionnées il y a un instant, je n’hésite pas à vous répondre qu’il me paraît impossible que le Canada puisse se contenter toujours du régime colonial. Le temps viendra la fameuse doctrine Munroe, proclamant que l’Amérique doit appartenir aux américains, s’imposera d’elle-même à la faveur des circonstances. Quand l’heure sera venue, sans donner au monde le spectacle d’une guerre sanglante, sans crainte de catastrophes, de maux imaginaires, nos hommes d’état discuteront avec les vôtres s’il vaut mieux ajouter quelques étoiles au drapeau de l’Union ou former une république indépendante, amie et alliée de la grande république dont George Washington fut le père, Lafayette et Rochambeau, les parrains.

La campagne de mensonges et de calomnies entre prise contre Le Flambeau et son directeur, se poursuivit sans relâche et le journal, dénoncé partout, commença à perdre des abonnés ; plusieurs annonceurs, menacés par leur clientèle bien pensante, durent refuser de renouveler leurs contrats d’annonces. On parvenait, quand même, à tenir tête à l’orage et à joindre les deux bouts, au prix d’un travail excessif et d’une vigilance de tous les instants.

Jacques Vaillant, en pleine lune de miel, ne semblait pas se douter de la gravité de la situation. Mais il n’en était pas ainsi de Paul Mirot, qui commençait à s’alarmer, prévoyant qu’il faudrait abandonner dans un avenir plus ou moins rapproché, l’œuvre entreprise avec tant d’enthousiasme. Il est vrai qu’il oubliait chaque soir, auprès de Simone, les préoccupations de la journée et l’incertitude du lendemain.

Ceux qui n’ont pas connu la saveur des lèvres de la vraie femme, de la femme qui aime et se donne toute entière dans un baiser, ceux-là ne sauront jamais que la liqueur la plus enivrante, le fruit le plus savoureux, ne se trouvent pas dans des plateaux d’argent ou des coupes de cristal, mais dans cette fleur de chair qui s’entrouvre pour le sourire ou pour la caresse, lorsqu’un tendre émoi fait battre le cœur féminin. Durant de longues années, toute la vie même, des hommes ont conservé l’impression toujours aussi intense de baisers semblables, survivant à l’éloignement ou à la mort de celles qui les avaient donnés.

Après le mariage de son ami avec l’américaine, Paul Mirot, préoccupé de l’avenir de Simone, voulut se prévaloir de cet exemple pour la faire consentir à une union légitime, sinon nécessaire à leur amour, du moins indispensable pour satisfaire aux exigences de la loi et de la société. Dans leurs tête-à-tête les plus tendres, aux moments où l’on ne se refuse rien, il amena à différentes reprises la conversation sur le sujet. Mais invariablement elle lui répondit :

— Non, mon chéri, ce serait une folie que tu regretterais plus tard, et je t’aime trop pour te mettre au pied ce boulet de l’union indissoluble, qui entraverait ta marche vers l’avenir. Je t’en ai expliqué les raisons avant de me donner à toi, ces raisons subsistent toujours puisque, au lieu de rajeunir, je vieillis. Et peut-être que si nous nous sentions enchaînés l’un à l’autre, nous ne nous aimerions plus du tout. Le titre de mari, que je te donnerais, me ferait penser à l’autre. Et toi, avec ton caractère ennemi de toute contrainte, de te savoir obligé de me rester fidèle, ne songerais-tu pas à me tromper ?

C’est en vain qu’il insistait.

À l’automne, un mois après l’ouverture de la saison des spectacles, le Théâtre Moderne fit faillite, ne pouvant résister à la guerre sournoise que l’on continua à lui faire après la violente campagne de presse dont ce théâtre avait été l’objet la saison précédente. Ce fut le premier coup sérieux porté par le parti réactionnaire, organisé en nombreuses congrégations, sociétés soi-disant patriotiques, associations de jeunes gens, à ceux qui se dévouaient pour éclairer le peuple afin de le libérer d’onéreuses servitudes.

On s’appliquait surtout à chauffer à blanc le fanatisme inconscient des jeunes gens enrôlés dans l’Association des Paladins de la Province de Québec, à tel point que bon nombre d’entre eux devenaient des espèces d’illuminés, quelques-uns même, des fous dangereux. Un jour, trois ou quatre Paladins osèrent insulter mademoiselle Louise Franjeu, la dévouée collaboratrice du Flambeau, qui revenait de donner son cours à McGill. Heureusement que les insulteurs reçurent un châtiment immédiat. Deux élèves de la vaillante française, deux athlètes de l’équipe de football de l’Université de la rue Sherbrooke, que les jeunes fanatiques n’avaient pas remarqués, se jetèrent sur eux et les rossèrent d’importance, leur mettant sur les yeux et le nez en marmelade, l’auréole des martyrs de la foi.

Vers le mois de novembre, Le Flambeau commença à enregistrer des déficits. La circulation du journal avait diminué de moitié dans l’espace de quelques mois, et le revenu des annonces baissait chaque jour. On espérait, cependant, que ce ne serait qu’une crise passagère, lorsqu’un événement imprévu se produisit. Pierre Ledoux, dans La Fleur de Lys, dénonça une conspiration maçonnique épouvantable. Afin d’impressionner l’opinion publique par des mots terrifiants, il parla de secte infâme, de mécréants, de vampires, de suppôts de Satan portant au front le signe de la Bête, et désigna comme faisant partie des loges tous ceux qui revendiquaient le droit de raisonner et d’avoir des opinions autres que les siennes. Dans un de ses plus fameux articles, il exprimait le regret qu’on ne puisse revenir aux temps si glorieux pour l’Église où les libres-penseurs étaient condamnés à mourir dans les supplices, regrets tout imprégnés de mansuétude et de charité chrétienne, et il se consolait par cette non moins charitable pensée : Si nous ne pouvons plus brûler les hérétiques, il nous reste encore la ressource de briser leur carrière, de leur enlever leurs moyens d’existence, en un mot de les exterminer par la famine. C’était sublime !

Pour le personnel du Flambeau, il ne fit aucune exception : depuis le directeur jusqu’au dernier des collaborateurs, tous y passèrent. Sans l’affirmer catégoriquement, Pierre Ledoux insinua que des réunions sataniques se tenaient dans l’édifice même du journal. Un soir, un jeune Paladin suivit Paul Mirot jusque chez Simone. Quelques jours plus tard, Jacques Vaillant ayant oublié dans son bureau un paquet que lui avait confié sa femme, retourna le chercher dans la soirée et s’aperçut, rue Saint-Pierre, qu’un individu rasant les murs, le suivait, à distance.

Le député de Bellemarie dédaigna, d’abord, de porter la moindre attention à ces histoires à dormir debout, se refusant à croire qu’il y eut des gens assez gobeurs pour prendre au sérieux les élucubrations dont accouchait, dans chaque numéro de La Fleur de Lys, le cerveau détraqué du triste individu que Marcel Lebon lui avait un jour très justement désigné comme un ennemi de la race humaine. Passé le temps des loups-garous qui, selon la superstition populaire, n’étaient autres que de pauvres malheureux changés en bêtes pour avoir omis de faire leurs Pâques sept années durant. Cependant, ces appels au fanatisme religieux finirent par émouvoir le troupeau des naïfs et des pusillanimes, par trop enclins, à cause de son éducation superstitieuse, à croire à tout ce qui de près ou de loin ressemble à une puissance occulte. En conséquence, les amis de l’ancien ministre des Terres, surtout ceux qui avaient des intérêts dans Le Flambeau, comme le financier Boissec, le supplièrent de réduire à néant, par une déclaration formelle, les accusations portées contre lui et son entourage. Il se rendit de bonne grâce à leur désir, et le vingt-quatre novembre paraissait, sous sa signature, un article cinglant les hypocrites et les exploiteurs d’odieuses légendes. Il les accusait de faire appel à la violence, de vouloir soulever les préjugés de races et le fanatisme religieux, de semer la haine et la discorde, au détriment de leurs compatriotes, préférant voir périr la race française au Canada, que de lui accorder la moindre liberté. Lui, n’était pas de cette école. Il aimait mieux suivre la trace des grands hommes d’état qui ont fondé les démocraties, des penseurs, des philosophes dont les œuvres ont contribué à rendre les hommes meilleurs, plus justes et plus fraternels envers leurs semblables. Il revendiquait le droit de différer d’opinion avec le clergé, quand il s’agissait d’affaires temporelles, et de combattre son influence politique. Du reste, il n’y avait rien de secret dans sa conduite, il agissait ouvertement, on pouvait le juger au grand jour. Lui et ses dévoués collaborateurs avaient entrepris d’éclairer leurs compatriotes, de les instruire de ce qu’on leur cachait avec tant de soin, et ils ne faibliraient pas à leur tâche, parce qu’ils étaient sincères et convaincus qu’ils défendaient des idées justes et respectables.

Cet article mit le parti réactionnaire en révolution.

Le lendemain, dimanche, vingt-cinq novembre, il y eut grande réunion des Paladins de la Province de Québec, à leur salle de la rue Saint-Timothée, pour célébrer dignement la fête de cette vertueuse Catherine d’Alexandrie, dont le savoir fut pour le moins égal à celui de ces jeunes savants qui prétendaient sauver le monde une seconde fois en le régénérant dans le Christ, sans comprendre ce que cela voulait dire.

Le notaire Pardevant, de la Société des Chercheurs, président honoraire de l’association, Pierre Ledoux, le bourbonnien, et un jeune abbé, complètement ignorant des devoirs et des responsabilités du citoyen, ayant à faire face en même temps aux besoins de la famille et aux exigences de la vie sociale, furent les orateurs de la circonstance. Tous trois, après s’être inspirés de l’exemple de la grande sainte dont, chaque année, la jeunesse des écoles commémorait le martyre par des réjouissances, dénoncèrent violemment les hommes publics et les journaux qui tentaient de propager les idées néfastes, par trop répandues dans la vieille Europe. Ils citèrent à ces jeunes têtes chaudes, comme modèles de vertu et de piété, ces Rois Soleils qui furent les contemporains de nos ancêtres, pour leur représenter ensuite les détenteurs d’une autorité usurpée aux Bourbons, sous les aspects les plus repoussants : ce n’étaient que des renégats, des impies dédaignant les glorieuses traditions de la France monarchique et reniant la foi de leurs pères. L’abbé prédit à son auditoire, délirant d’enthousiasme, que le châtiment du ciel n’allait pas tarder à s’appesantir sur tous ces réformateurs diaboliques. Le notaire Pardevant annonça un tremblement de terre, des inondations pour punir les prévaricateurs, et même une affreuse famine, semblable à celle qui força les habitants de Mésopotamie, d’aller acheter du blé en Égypte, où la pudeur du vertueux Joseph fut soumise à une bien dure épreuve. Mais, ce fut Pierre Ledoux qui remporta le plus gros succès. Il conseilla à ses jeunes amis d’organiser des protestations publiques contre Le Flambeau et son directeur, qui avait eu l’audace, non seulement d’écrire, mais de publier un article constituant une sanglante injure pour notre foi et nos traditions. De toutes parts, dans la salle, on cria : « À bas Vaillant ! À bas Le Flambeau ! Vive La Fleur de Lys.

Quand l’hiver canadien commence à la Sainte-Catherine, par une première bordée de neige, la fête est complète. Ce jour-là, depuis le matin, la neige n’avait cessé de tomber et Jacques Vaillant, accompagné de sa jeune femme, suivis de Paul Mirot et de madame Laperle, vers les quatre heures de l’après-midi, se promenaient joyeusement dans cette blancheur qui tombait du ciel en flocons pressés et les enveloppait en tourbillonnant, lorsqu’ils rencontrèrent Luc Daunais, le reporter de la police au Populiste, et André Pichette, le reporter du sport. Les deux rédacteurs du Flambeau avaient toujours conservé d’excellentes relations avec ces deux braves garçons, un peu maniaques, mais gentils et obligeants pour leurs confrères. Luc Daunais s’empressa de leur raconter ce qui venait de se passer à la réunion des Paladins de la Province de Québec, où il avait été envoyé par Jean-Baptiste Latrimouille, pour représenter Le Populiste. André Pichette, qui l’accompagnait par désœuvrement, confirma les paroles de son compagnon. Le reporter de la police s’offrit de prévenir l’autorité municipale de la manifestation que l’on préparait pour le lendemain, tandis que le reporter du sport, toujours orgueilleux de sa force peu commune, se mit à la disposition de ses anciens camarades dans le cas où ils voudraient jouir du spectacle de le voir écrabouiller, à coups de poing, quelques douzaines de Paladins.

Jacques Vaillant et Paul Mirot déclinèrent en plaisantant ces offres confraternelles, ne prenant pas la chose au sérieux. Mais les femmes furent moins optimistes. Et le lundi, malgré le dégel rendant les rues malpropres et glissantes, Flora et Simone se rendirent de bonne heure au Flambeau, d’où il fut impossible de les déloger.

Le directeur du Flambeau était parti le samedi soir pour Québec, où l’appelait une affaire pressante, et les deux jeunes gens se trouvaient seuls pour faire face à une situation qui pouvait entraîner de graves conséquences. Dans la matinée et jusque vers les trois heures de l’après-midi, tout se passa comme à l’ordinaire. Les femmes mêmes commençaient à être tout-à-fait rassurées, lorsqu’une clameur menaçante, se rapprochant de plus en plus, mit tout le monde sur pied. Jacques Vaillant descendit au rez-de-chaussée et fit fermer les doubles portes donnant sur la rue, en même temps Paul Mirot téléphonait au bureau central de la police, pour demander du secours.

Les Paladins de la Province de Québec, au nombre de trois ou quatre cents, se massèrent devant les bureaux du journal et firent un tapage indescriptible. Au milieu des hurlements de cette foule délirante, on distinguait les voix les plus fortes et les plus enthousiastes proférant de douces paroles, telles que : Détruisons ce foyer d’infection nationale ! — Traitons-les comme des chiens ! — À bas Le Flambeau ! — À bas Vaillant et ses acolytes ! Tout-à-coup une vitre de la fenêtre de la pièce donnant sur la rue Saint-Pierre où se trouvaient Flora et Simone, auprès des deux journalistes qui surveillaient les manifestants, vola en éclats et madame Laperle, poussant un cri de douleur, s’affaissa. Elle avait été frappée, un peu au-dessus de la tempe droite, par une boule de neige durcie renfermant un morceau de charbon. On s’empressa autour d’elle, on la releva, et l’on s’aperçut que du sang coulait en abondance de sa blessure.

Dans la rue, le tumulte augmentait et les projectiles de toutes sortes pleuvaient maintenant comme grêle dans la pièce qu’on se hâta de quitter. Cependant, la digne fille du brave capitaine Marshall ne perdit pas son sang-froid ; cette foule menaçante ne l’intimidait pas plus que le nègre qu’elle avait assommé avec une pierre sous les palmiers de la Californie, pour défendre une camarade d’école. Elle chercha partout un revolver, une arme quelconque. Sur une table, elle aperçut enfin un carré de plomb, s’en empara, et avant que son mari ait pu la retenir, elle revint dans la pièce évacuée, courut à la fenêtre et lança de toutes ses forces ce bullet d’un nouveau
genre dans la foule, en criant :

Take that, Pieds-noirs !

C’était la plus insultante épithète qu’elle connût en français. À ce moment, une escouade de police arriva et dispersa les manifestants.

On avait couché Simone sur un canapé et Paul Mirot lui appliquait sans cesse des serviettes trempées d’eau froide sur le front. Le docteur Dubreuil, appelé en toute hâte, arriva au moment où la jolie veuve commençait à reprendre ses sens. La blessure examinée, le médecin affirma que ça ne serait rien. Il lui fallait, tout de même, éviter de prendre du froid et rester à la maison pendant quelques jours. Le pansement fait on enveloppa avec un foulard, la tête de la blessée et Paul Mirot ayant fait venir une voiture, partit avec elle pour la conduire rue Peel. Jacques Vaillant pria Flora de s’en aller avec eux, mais elle ne voulut jamais consentir à le quitter. À ses supplications elle répondit, d’une voix ferme : I am your wife. If they come again to kill you, I will die with you !

La police garda les abords du Flambeau jusqu’au soir, mais aucun des Paladins, fort malmenés par les agents, ne se montra de nouveau. À six heures, les employés partis, après avoir donné ses instructions au gardien de nuit qui venait prendre son poste, Jacques Vaillant s’en alla à son tour, accompagné de sa femme.

Le temps s’était quelque peu refroidi. Un fort vent de l’est faisait grésiller le verglas sur les bâtisses et dans la rue. On avait peine à se tenir debout sur les trottoirs glacés. Par ce temps dangereux pour les rhumes et les bronchites, on s’entassait dans les tramways et les piétons étaient rares. La vaillante américaine entraîna son mari et voulut quand même se rendre à leur demeure à pied. Elle glissait à chaque instant et cela l’amusait beaucoup d’obliger son cher Jacques à faire de capricieuses pirouettes en la soutenant pour l’empêcher de tomber. Les émotions de l’après-midi avaient rendu encore plus amoureuse cette fille de créole.

Et ce fut une nuit heureuse.



Le bonheur enchanta les époux enlacés au rythme du vent soufflant par saccades ou se mourant dans une soudaine accalmie, à laquelle succédait la rafale étouffant les bruits du dehors. Ils oublièrent l’avenir menaçant, les Paladins de la Province de Québec hurlant de délire fanatique, dans leurs pâmoisons plus humaines et meilleures, tant il est vrai que les joies de l’amour ne sauraient être comparées aux satisfactions de la haine assouvie.

Cependant, la haine accomplissait aussi son œuvre à la faveur de la tempête et du vent ; car le lendemain, à leur réveil, Jacques et Flora apprirent que Le Flambeau, n’était plus qu’un monceau de ruines fumantes.

  1. https://fr.wikisource.org/wiki/Catherine_Tekakwitha