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Le débutant/7

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Compagnie de publication « Le Canada français » (p. 152-177).


vi

LA SAINT-JEAN-BAPTISTE.




Le chaud soleil de juin brûlait l’asphalte, le citadin recherchait l’ombre des verts feuillages le long des avenues et dans les squares. La ville étincelait de partout : de ses clochers pointus et de ses vitrines quotidiennement lavées. Même la brique rouge et la pierre grise des bâtisses semblaient receler des parcelles d’argent et d’or, dans l’éblouissante lumière du jour. Les femmes s’étaient vêtues de toilettes claires, de corsages ajourés, et sous l’ombrelle de la gracieuse passante un peu de la blancheur de l’épaule ronde et du satin d’un beau bras potelé, s’offrait au regard réjoui du passant.

C’est un spectacle charmant que l’été donne ainsi au chercheur d’émotions subtiles, au rêveur épris d’impossibles amours, suivant une belle inconnue. Qu’elle soit peuple ou princesse, qu’importe ! Il ne le saura jamais. Ce qu’il entrevoit de sa beauté l’émeut. C’est la femme idéale, parce qu’il ne la connaît pas ; sa voix est enchanteresse, parce qu’il en ignore le son ; son cœur plein de bonté, parce qu’il ne lui a jamais demandé de tendresse ; elle l’adore, cela va de soi, puisqu’il n’en sait rien. Il règle son pas sur le sien, la suit longtemps en s’imaginant toujours que tantôt elle se retournera, lui fera un geste d’appel, qu’il sera son Prince Charmant. Ils iront cacher leur bonheur dans une retraite inconnue où ils seront éternellement jeunes et heureux. Un tramway passe, un remou de la foule les sépare, et le voilà revenu à la réalité. Le rêve est fini. Une affreuse vieille le regarde de travers, parce qu’il l’a frôlée au passage ; deux bons bourgeois causant de la taxe d’eau ou de la hausse des loyers, marchent à côté de lui ; un brave policeman, au coin de la rue, disperse les flâneurs en répétant d’une voix monotone : Move on, please ! Move on ! L’insipidité de la vie commune et journalière le reprend de nouveau. Peu importe ! il vient de vivre des minutes exquises dans un songe éveillé.

Comment ne pas se griser d’illusions, comment ne pas renaître à l’espérance quand tout est joie et fécondité dans la nature, surtout lorsqu’on est aimé ? Le soleil réchauffe les cœurs les plus glacés par l’âge, de même qu’il boit les larmes de ceux qui, aux jours mauvais, se lamentent dans l’adversité. C’est pourquoi, la belle saison revenue, le cœur de Paul Mirot, que Simone avait tenu chaud près du sien, déjà consolé du désastre du Flambeau, n’eut pas de peine à se remettre à battre avec toute l’ardeur de la jeunesse. Quant à Jacques Vaillant, qui avait passé une partie de l’hiver à New-York, avec sa jeune femme, chez Uncle Jack. De retour au pays après les fêtes de Pâques, il paraissait tout disposé à continuer la lutte.

Du reste, les élections générales dans la province de Québec, devant avoir lieu à l’automne, il n’y avait pas de temps à perdre pour se préparer à la bataille que l’élément rétrograde allait livrer au député de Bellemarie et à ses partisans. L’enquête faite sur l’incendie du Flambeau, n’avait donné aucun résultat Le matériel de l’imprimerie étant assuré pour un montant assez considérable, l’ancien ministre des Terres avec l’argent provenant de l’assurance, avait fondé un nouveau journal : Le Dimanche. C’était une modeste feuille à quatre pages, renseignant le public sur les événements qui se passaient après la dernière édition des grands quotidiens paraissant dans la matinée, le samedi, jusqu’à la fermeture des lieux d’amusements, à minuit. Dans la page politique, on continuait la lutte en faveur des réformes demandées par les esprits progressistes, mais on ne répondait plus aux injures bavées par les fanatiques de La Fleur de Lys et de L’Intégral. On avait décidé de remettre à plus tard l’achat d’un matériel d’imprimerie, et, en attendant, on confiait l’impression du Dimanche à un imprimeur, pour un prix basé sur le chiffre du tirage hebdomadaire.

L’honorable Vaillant avait gardé son fils et Paul Mirot comme rédacteurs. Ce journal leur coûtait relativement peu de travail, mais ne leur rapportait pas, non plus, beaucoup d’argent. À deux reprises, Mirot, ayant eu à faire face à des dépenses imprévues, dut entamer les revenus de sa ferme de Mamelmont, déposés à la banque, la première fois pour payer son tailleur, la seconde, pour se libérer du loyer mensuel de sa chambre. À part le samedi, un seul rédacteur suffisait à la tâche quotidienne ; et, depuis que Jacques Vaillant était revenu, les deux amis, à tour de rôle, prenaient quelques jours de congé chaque semaine, qu’ils employaient à leur guise. Jacques, le plus souvent, en profitait pour faire de petits voyages en compagnie de sa femme, avide de connaître plus à fond la vie canadienne. Une semaine, ils allaient à Toronto, puis à Ottawa, à Québec ; d’autres fois, ils visitaient les campagnes environnantes ou bien descendaient le fleuve Saint-Laurent en bateau, exploraient la jolie rivière Richelieu, jusqu’au lac Champlain. Quant à Paul Mirot, il profitait de ses journées de liberté pour travailler à la préparation d’un livre, dont l’idée lui était venue, en causant avec Simone du rôle social de la femme, et qu’il comptait publier l’hiver suivant.

La saison des chaleurs arrivée, malgré la hâte qu’il avait de compléter cette œuvre sur laquelle il fondait de grandes espérances, Paul commença à éprouver une sensation de lassitude qui le faisait s’arrêter des heures sur un feuillet à demi griffonné. Depuis deux ans qu’il était à Montréal, il n’avait pas pris de vacances, et il sentait le besoin d’aller passer quelques jours à la campagne pour se reposer de ses fatigues. Justement, une occasion se présenta. Cette année là, les habitants de Mamelmont avaient décidé de célébrer d’une façon grandiose la fête, nationale des canadiens-français. Le député de Bellemarie, spécialement invité à cette fête, se trouvant dans l’impossibilité de s’y rendre, pria Mirot d’aller présenter ses regrets à ses fidèles électeurs et d’assumer en même temps la tâche de faire le discours de circonstance. Un enfant de la paroisse, ça fait toujours bien dans le tableau. La date du vingt-quatre juin tombait à merveille, c’était un lundi. Le jeune homme pourrait donc demeurer jusqu’au vendredi chez l’oncle Batèche, qui ne serait pas fâché de l’entretenir longuement de son projet de culture de la betterave, qu’il nourrissait toujours sans jamais parvenir à le réaliser. Et la tante Zoé lui ferait manger des omelettes au lard et de ces bonnes crêpes qu’il aimait tant, quand il était petit.

La perspective de passer quelques jours de fainéantise dans la vieille maison, là-bas, de coucher de nouveau dans la petite chambre, qui avait dû conserver le charme mystérieux de ses rêves enfantins, l’enchanta. Il ne reconnaîtrait plus ses camarades d’école, devenus pour la plupart de solides cultivateurs, mariés et déjà pères de plusieurs enfants ; mais lorsqu’on lui dirait leurs noms, il tendrait avec plaisir la main à tous ces braves gens. Étrangères à la corruption des villes, ces belles filles robustes qu’il avait connues à la danse chez Pierre, Jacques ou Baptiste, après sa sortie du collège, étaient sans doute devenues de superbes mères de famille, franches à la besogne, au travail, comme en amour. Il eut maintenant respiré avec délices l’odeur un peu forte des pièces trop étroites et mal aérées où toute cette jeunesse s’entassait pour se divertir, durant le carnaval. Le violonneux même l’eut attendri. Tel est l’attrait du passé, telle est l’émotion singulière et profonde qui émeut le cœur de l’homme au souvenir du sol qu’il a foulé enfant, où il a grandi insouciant et heureux, entouré d’être bons, au milieu d’objets familiers. Plus tard, il se crée un autre chez-soi, il se familiarise avec d’autres visages et d’autres milieux sociaux, il s’attache aux choses nouvelles qui l’entourent. Mais les paysages de ses premiers enthousiasmes, les scènes et les figures qui ont fait image dans son cerveau enfantin, restent quand même gravés dans sa mémoire et un incident sans importance, un mot, un rien, tout-à-coup les font revivre avec une surprenante intensité. Ce n’est pas il y a dix, vingt ou trente ans qu’il a vu cela, c’était hier, c’est aujourd’hui, c’est à l’instant même. Tout en faisant ses préparatifs de voyage, il fredonnait les vieilles chansons que mademoiselle Tobin lui avait apprises à l’école, chansons naïves et rustiques comme l’air de flûte qui, au siège d’Arras, rappelait aux Gascons la verte douceur des soirs sur la Dordogne.

Paul Mirot avait décidé de partir seul, et c’était aussi l’avis de Simone qu’ils devaient s’imposer cette épreuve nécessaire pour avoir le loisir, l’un et l’autre, de mesurer dans la solitude et l’éloignement, la profondeur de leur amour. C’était la première fois, depuis qu’ils s’aimaient, qu’ils allaient passer plusieurs jours sans se voir.

Cependant, tous deux songeaient qu’ils souffriraient d’être isolés l’un de l’autre, qu’il leur faudrait renoncer momentanément aux satisfactions du cœur, aux causeries de chaque jour, et sans se l’avouer, ils se demandaient s’ils auraient le courage de supporter cet isolement. Leur amour était aussi ardent que profond, un amour n’admettant aucun partage, se refusant à toute concession aux obligations sociales et aux exigences de la vie dont personne n’est dispensé.

Le jeune homme devait partir la veille de la fête. Au dernier moment, il remit son départ au lendemain. Il voulait passer quelques heures encore auprès de cette femme qui était l’unique joie de son existence tourmentée. La soirée fut triste et le souper d’adieu sans entrain. Simone manquait d’appétit et Paul n’avait pas le cœur gai. Le jeune homme passa une nuit fort agitée, et il resta longtemps, les yeux grands ouverts, dans les ténèbres, songeant à des choses auxquelles il n’avait jamais pensé encore et qui lui revenaient, comme une obsession quand il avait réussi à les chasser de son esprit. Il se rappelait qu’au début de leur liaison, Simone lui avait raconté des histoires peu édifiantes sur le compte de madame Montretout, l’épouse d’un médecin sans clientèle, qui avait réussi à s’amasser une jolie fortune en manipulant les fonds électoraux, lorsque son parti était au pouvoir. Quand venait le temps des élections, on voyait ce type de politicien taré, parcourir les comtés de la province, les poches bien garnies, payant au besoin de sa personne dans les joutes oratoires, distribuant des dollars aux électeurs et des injures à ses adversaires politiques. Madame Montretout, dont son mari ne se souciait guère, s’occupait aussi d’élections, et ses élus étaient toujours de beaux hommes qu’elle parvenait à attirer en leur offrant ses charmes opulents. Un athlète avait, entre autres, obtenu ses suprêmes faveurs. C’était un lutteur remarquable, bâti en hercule, qui faisait accourir les amateurs de sports brutaux, au parc Sohmer. Madame Laperle fut mise au courant de l’aventure par l’héroïne même, qui lui témoignait beaucoup de confiance. Par curiosité, la jolie veuve s’était laissée entraîner un soir jusque dans la loge de l’athlète, cédant aux instances de cette amie perverse qui voulait lui faire palper les muscles de son vainqueur. Les manières grossières et la fatuité de ce champion des luttes à bras-le-corps la dégoûtèrent aussitôt. Elle jura qu’on ne l’y reprendrait plus et brisa toutes relations avec madame Montretout.

La pensée de l’athlète faisait naître en lui un sentiment étrange de malaise et d’inquiétude, un sentiment auquel il se refusait de donner le nom de jalousie. Il dormit à peine quelques heures sur le matin, et se leva tôt pour courir rue Peel, prendre congé de Simone. Il la trouva pâlie et nerveuse, ne pouvant tenir en place. Elle lui demanda :

— Tu as bien dormi ?

— Pas très bien.

— Moi, non plus. J’ai fait de vilains rêves… J’ai peur de rester seule si longtemps.

— Puisque c’est convenu ! Puisqu’il le faut !

— Il le faut ! Il le faut ! Je pourrais bien t’accompagner tout de même… La campagne est si jolie.

— Y penses-tu ? Que diraient l’oncle Batèche et la tante Zoé ?

— Ils diront ce qu’ils voudront… Tiens, j’ai une idée… Tu leur diras que je suis ta fiancée… Ça fait très bien à la campagne : on présente toujours sa blonde aux parents avant de l’épouser.

— En effet, c’est une idée. Mais…

— Ne dis donc pas de bêtises. Je suis sûre que tu penses comme moi… C’est entendu… Tu vas voir comme je vais être bientôt prête.

Et, toute joyeuse, elle courut à sa commode dont elle fouilla les tiroirs.

Il la regardait faire et se sentait soulagé d’un grand poids. La veille, il eut dit non ; mais après cette mauvaise nuit de doute et d’inquiétude, il se rendait compte qu’il lui eut été difficile de partir sans elle. Aussi, lorsqu’elle revint lui demander, déjà à moitié vêtue, s’il consentait toujours à l’emmener, il lui répondit tout de suite :

— Viens, nous nous arrangerons comme nous pourrons.

Elle n’avait plus qu’une robe à passer. Ce fut bientôt fait. Elle choisit un costume de toile écrue, dernière nouveauté de chez Morgan, qui lui allait à ravir. Un joli chapeau, paille et tulle, de chez Hamilton, la coiffa gentiment. Puis elle mit dans une sacoche le linge et les objets de toilette indispensables à une femme élégante en voyage. Paul ayant fait transporter sa malle à la gare Bonaventure, la veille au soir, il ne leur resta plus qu’à aller prendre le train de huit heures pour Mamelmont, après avoir mangé à la hâte les restes du souper d’adieu.

En descendant du train, à la petite gare de campagne de sa paroisse natale, Paul Mirot respira avec joie l’air embaumé des prairies couvertes de trèfle. Il revit avec plaisir le père Gustin, qui s’offrit à les conduire, lui et sa compagne, chez l’oncle Batèche. Le vieux cocher avait toujours la Grise, la meilleure jument du comté. Chemin faisant, il leur raconta que Pierre Bluteau avait voulu lui donner son Black et deux cents piastres en échange de la Grise, offre qu’il refusa avec indignation. Ce nom de Pierre Bluteau, prononcé tout-à-coup devant lui, laissa Paul tout songeur. Il lui rappelait mademoiselle Georgette Jobin, l’institutrice, et la scène dont il avait été témoin à l’école.

L’idée de Simone réussit à merveille. L’oncle Batèche, en apprenant que cette jolie veuve qui sentait bon était toute disposée à faire le bonheur de son neveu, dit à ce dernier, en le tirant, à l’écart : « À ta place, je berlanderais pas. » Et la tante Zoé fut aussitôt séduite par la gentillesse de l’étrangère, qu’elle considérait déjà comme sa nièce. Elle se montra pleine de prévenance pour cette dame de la ville. L’accueil de ces vieillards confiants et naïfs toucha madame Laperle au point qu’elle regretta un instant d’être venue. Quand elle se trouva seule avec Paul, elle lui dit :

— C’est mal, tout de même, de tromper ces braves gens.

La fête devait commencer par une messe solennelle. On se rendit au village tout de suite. L’oncle Batèche avait endossé sa plus belle bougrine, pour faire honneur à sa future nièce, et la tante Zoé avait tiré de la vieille armoire de chêne, sa robe de mérinos des grands jours. Les rues du petit village étaient toutes pavoisées de drapeaux et de banderoles tricolores. Devant l’église une foule endimanchée se pressait. Paul Mirot alla de groupe en groupe serrer la main, en passant, aux vieux citoyens qui le reconnaissaient et aux jeunes gens qu’il se rappelait avoir connus à l’école ou après sa sortie du collège. Tous se montraient fiers d’avoir été remarqués par ce jeune homme de la ville, qui gagnait gros asteur, et pas pet-en-l’air avec cela.

Dans le banc familial, dont les places se trouvaient remplies par les seuls êtres qui constituaient sa famille, et celle qu’il aimait le plus au monde, pendant que le prêtre officiait à l’autel, le jeune homme se laissa gagner par une attendrissante émotion. Il retrouvait la poésie de cette foi naïve des humbles, mêlant l’idée de Dieu à toutes les manifestations de la nature. On eut bien étonné ce bon curé de campagne, qui ne sortait guère de sa paroisse, en lui disant, par exemple, que l’on faisait servir la religion à des fins politiques, et que des dignitaires du clergé s’occupaient souvent d’autre chose que du salut des âmes. Lui, il ne faisait pas de politique quand il allait porter la consolation aux mourants, visiter les malades, quêter pour ses pauvres. Son prédécesseur avait endetté la fabrique en se faisant construire un presbytère somptueux ; mais, lui, trouvait cette maison trop belle et aurait volontiers habité une demeure plus modeste, en rapport avec la mission du prêtre qui est de prêcher la mortification et le détachement des biens de ce monde. Aussi, le laissait-on vieillir en faisant le bien dans cette paroisse, la plus petite du diocèse, tandis que d’autres, plus intrigants, étaient devenus chanoines, occupaient des cures importantes, dirigeaient des sociétés, des collèges ou remplissaient à l’évêché des fonctions qui en faisaient les agents secrets des chefs de l’Église. L’un de ceux-là était précisément le desservant qui l’avait précédé à Mamelmont, celui devant lequel Mirot enfant s’était révolté en refusant de lire l’adresse de bienvenue à l’examen de fin d’année, à l’école. Quand la cloche sonna pour le Sanctus, Paul s’inclina comme tout le monde, par respect pour ce prêtre et ces braves gens.

Puis ce fut le sermon de circonstance. Le bon curé n’était pas un grand orateur ni un savant. Mais son accent de sincérité suppléait au savoir et à l’éloquence. Après avoir parlé de la piété de Champlain, du martyre des Pères Lallemant et Brébeuf, de l’héroïsme de Madeleine de Verchères, de l’acte chevaleresque du marquis de Lévis, et rappelé la vaillance de tous ces nobles qui portaient les noms de Vaudreuil, de Boucherville, de La Salle, d’Iberville, de Maisonneuve, de Sainte-Hélène, de Longueuil, de Bienville, de Jolliet, il s’attaqua à la Pompadour, accusant cette femme galante d’avoir été la cause des malheurs de la Nouvelle France passant à l’Angleterre après des années de guerres sanglantes. Il croyait fermement à cette légende absurde, inventée pour couvrir les faiblesses d’un roi avili, condamnant le peuple à la plus misérable servitude pour satisfaire les appétits insatiables d’une cour composée de vils courtisans de nobles prostitués. Il termina son sermon en exhortant les fidèles à s’inspirer, en ce grand jour de la Saint-Jean-Baptiste, de l’exemple de ces héros et de ces martyrs pour se raffermir dans la foi et le patriotisme.

La démonstration en plein air, débutant par un discours de circonstance, que devait prononcer Paul Mirot, avait été annoncée pour trois heures de l’après-midi. À l’heure convenue tous les citoyens de la paroisse, et même des paroisses environnantes, étaient, réunis devant le perron du magasin Carignan & Désourdis. Sur l’herbe, de l’autre côté de la rue, on avait transporté tous les bancs disponibles du village, même ceux de la sacristie. Ces bancs étaient réservés aux femmes et aux enfants. Le président de la fête, qui était le notaire du village, devenu un homme sérieux et considérable depuis l’époque où il s’amusait à taquiner les institutrices, lut d’abord une lettre d’excuse de l’honorable Vaillant, puis présenta l’enfant de la paroisse au public. Paul Mirot s’avançant pour prendre la parole aperçut, assise sur le premier banc, à côté de la tante Zoé, Simone qui le fixait de ses grands yeux. À partir de ce moment il ne vit plus qu’elle et c’est pour elle qu’il fut éloquent.

Quand il eut expliqué comment il se faisait que leur député l’avait chargé de la tâche difficile de le représenter à cette fête de la Saint-Jean-Baptiste, il entra dans le vif de son sujet. Ils avaient entendu, le matin, le ministre de Dieu parler du passé, lui, leur parlerait du présent. Les enseignements du passé ne sont utiles qu’en autant qu’on sait en retenir ce qui peut être appliqué aux conditions présentes de l’existence des peuples comme des individus. On n’apprend plus au jeune cultivateur à faucher à la faucille, puisque la lieuse mécanique a remplacé ce procédé primitif et pénible de faire la moisson. Seulement, on lui rappelle que son grand’père, qui a accompli ce dur labeur, lui a donné une leçon d’énergie dont il doit s’inspirer pour tirer le meilleur parti possible des avantages que lui offre le progrès moderne. Il en était de même de l’exemple de ces martyrs et de ces héros d’autrefois dont la mémoire devait être honorée, sans pour cela renouveler les querelles et recommencer les luttes du passé, dans un siècle où tous les esprits éclairés admettaient la liberté de croyances, à une époque où des relations plus faciles et plus constantes entre les différents peuples de la terre tendaient à assurer la paix universelle, pour le plus grand bien de l’humanité. Le courage de ces héros et de ces martyrs, chacun devrait l’imiter dans l’effort de chaque jour pour améliorer son sort et celui de ses semblables, acquérir plus de connaissances utiles, créer plus de bonheur autour de soi.

Le ton de ce discours était peut-être un peu trop élevé pour ces braves gens, qui ne voyaient pas si haut ni si loin. Mais Simone l’encouragea de son regard approbateur.

Il dénonça les petits saints et les faux patriotes se proclamant les seuls défenseurs des droits des canadiens-français et de leur religion, afin d’exploiter la crédulité populaire à leur profit, tout en commettant sans danger les pires injustices. Pour échapper au triste sort que ces faux patriotes nous préparent, dit-il, l’on doit renoncer à l’isolement dans lequel on essaie de nous maintenir, fermer l’oreille aux discours flagorneurs de Saint-Jean-Baptiste, nous proclamant chaque année, au mois de juin, les seuls êtres bons, honnêtes, courageux, intelligents et instruits qui existent au monde. On ne s’y prendrait pas autrement pour suborner une coquette imbécile et jolie. Les hommes sérieux ne doivent pas se laisser aveugler par ces louanges mensongères. Il faut avoir le courage de regarder la réalité en face. Nous occupons une situation inférieure en ce pays et par notre faute : parce que l’on ne fait pas la part assez large à l’enseignement pratique ; parce que nous avons peur de raisonner et de marcher avec le siècle ; parce qu’on nous a trop longtemps habitués à vivre dans la contemplation du passé, au lieu de tourner nos regards vers l’avenir. L’Intégral, un journal rétrograde qui en est encore à ressasser les idées du moyen-âge, n’a-t-il pas eu la sottise d’écrire que l’aviation était un crime contre Dieu, parce que si le Créateur avait voulu que l’homme s’élevât dans les airs, il lui eut fait pousser des ailes. Les véritables ennemis des canadiens-français sont les gens de cette espèce et non l’anglais entreprenant, progressiste, qui ne nous demande que de l’aider à faire du Canada une nation prospère et libre, à côté de la grande république américaine, accordant des droits égaux à toutes les races et admettant toutes les opinions religieuses et philosophiques.

Ses auditeurs l’écoutaient avec étonnement, mais trouvaient qu’il parlait bien, tout de même. Ils sentaient confusément qu’il avait raison. Cependant, ces gens habitués à applaudir les périodes ronflantes et connues où reviennent à chaque instant les mots magiques de gloire nationale, de destinée providentielle, de foi de nos aïeux, de traditions glorieuses, ne savaient que faire de leurs mains.

Le jeune homme résuma brièvement sa pensée. Il n’était pas question d’abandonner nos coutumes françaises, nos droits reconnus par la constitution britannique, pas plus que ce parler de France dont nous avons su conserver les mâles accents, de même que l’exquise poésie. Personne ne nous demandait ce sacrifice qui serait une lâcheté. Ce que les vrais patriotes désiraient, le député de Bellemarie, entre-autre, c’était que nous nous armions pour les luttes de la vie, non avec des arquebuses à mèches, datant de l’époque de Samuel de Champlain, mais en nous procurant des armes perfectionnées modernes. En d’autres termes, si les canadiens-français voulaient avoir leur part légitime dans l’exploitation des richesses de ce pays, et, au point de vue intellectuel, jouer le rôle dont ils étaient dignes par leur intelligence, ils devaient marcher de l’avant en se mettant au niveau de la civilisation des autres peuples, au lieu de se retrancher derrière un mur de Chine, fait de préjugés illusoires qu’on aurait dû reléguer depuis longtemps au paradis des caravelles et des drapeaux fleurdelisés.

Quand l’orateur se tut, les bonnes gens de Mamelmont lui firent une ovation. Tous ne demandaient qu’à s’armer comme il le leur avait dit. L’oncle Batèche était fier de son neveu. Il le félicita à sa manière, en lui disant : C’est ben envoyé. La tante Zoé ne dit rien, parce qu’elle ne savait pas quoi dire. Quant à Simone, elle pressa tendrement la main de Paul, faute de mieux.

Le reste de la journée se passa en amusements variés, il y eut des courses pour jeunes filles, pour garçons, pour hommes et femmes mariés, puis une course au cochon graissé. Ce fut le vieux Dumas, le père du petit Dumas que Paul Mirot avait connu à l’école, qui terrassa l’animal enduit de suif, appartenant au vainqueur comme prix de la course. Le pauvre homme était radieux et toute sa vieille face ridée s’éclairait en pensant que cela lui ferait du boudin et de la saucisse pour les fêtes de Noël et du Jour de l’An. Depuis que son fils l’avait quitté, sans le prévenir de son départ ni lui dire où il allait, le vieillard travaillait à la journée chez les cultivateurs et gagnait misérablement sa vie. Tout le monde était content qu’il eut attrapé le cochon. Après les courses, on se réunit par groupes pour causer de choses et d’autres et chanter des vieilles chansons françaises et canadiennes : La belle Françoise qui veut s’y marier, À la claire fontaine, Sur le pont d’Avignon, Fanfan La Tulipe, Ô Canada, terre de nos aïeux.

La nuit venue, une belle nuit calme et tiède d’été, en plusieurs endroits, on alluma des brasiers ardents alimentés de branches sèches. Dans toutes les maisonnettes du village, on avait collé aux carreaux des fenêtres des papiers transparents, bleu, blanc et rouge, qu’éclairaient par derrière une lampe à pétrole. Le coup d’œil était féerique pour ces humbles habitants de la campagne, aux cœurs français. Ce fut du délire à l’apparition de la première fusée dans le ciel serein. Des cris d’allégresse s’élevèrent de partout. En même temps, une compagnie de miliciens d’occasion, armés de fusils de chasse, arriva par le chemin du roi et vint se placer autour de l’estrade d’où on lançait les pièces pyrotechniques qu’à tour de rôle les notabilités de la paroisse et les invités venaient allumer. À partir de ce moment, les détonations se succédèrent presque sans interruption pendant plus d’une heure, mêlées au sifflement des fusées et aux clameurs de la foule.

À onze heures, tout était fini et le village avait reconquis son calme habituel.

Paul Mirot, qui s’était fait une fête de coucher de nouveau dans sa petite chambre sous le toit, toute pleine de souvenirs de son enfance et de sa jeunesse, n’y retrouva pas le charme du passé. Simone qui occupait, au dessous, la chambre, destinée à la visite, était trop près de lui pour qu’il puisse oublier le présent. Et, pourtant, c’était par des nuits semblables de clair de lune, qu’accoudé à la petite fenêtre, tout près, il avait fait de ces rêves merveilleux d’amour et de gloire, comme en font tous les adolescents quelque peu imaginatifs ; c’était par ces belles nuits d’été, pleines d’étoiles, qu’il avait interrogé l’infini pour découvrir le mystère de la création des mondes. Il avait pressenti la puissance de Dieu, dans ces grandioses manifestations de la nature, d’un Dieu qui n’était pas celui que proclament les pouvoirs tyranniques pour asservir leurs semblables, d’un Dieu que l’on calomnie en lui attribuant des idées d’orgueil, de haine et de vengeance. Il tendit l’oreille pour surprendre les bruits qui venaient de la chambre au-dessous, et quand il eut entendu le lit craquer sous le poids du corps de Simone, il se coucha à son tour et s’endormit.

Le lendemain, il pleuvait et la journée fut triste. L’oncle Batèche expliqua pour la millième fois à son neveu, son fameux projet d’exploitation de la betterave. Il en avait encore parlé au conseil municipal, à l’assemblée de juin, mais sans plus de résultat. Depuis vingt ans, il prêchait le même évangile, l’évangile de la betterave, sans être parvenu à convertir personne à sa croyance. Quant à la tante Zoé, elle parla à Simone de la Confrérie des Dames de Sainte Anne dont elle était la présidente honoraire. C’était une bien belle et très pieuse confrérie. Elle l’entretint ensuite de ses poules, qu’elle avait eu de la misère à faire couver au printemps ; des petits cochons qu’on engraissait au lait de beurre et à la moulée, pour l’hiver ; de la vache caille, la meilleure du troupeau, qui vêlait toujours de bonne heure et donnait du lait jusqu’à l’automne avancé. À cause de la pluie, qui ne cessait de tomber, les deux amoureux durent subir ces conversations sans pouvoir s’isoler un instant.

Vers le soir, un fort vent d’ouest s’éleva et nettoya le ciel. Pendant, que l’oncle Batèche allait traire ses vaches et que la tante Zoé pelait ses pommes de terre tout en faisant réchauffer la soupe, Paul et Simone allèrent faire une promenade dans le jardin. Ils se communiquèrent leurs impressions de la nuit précédente. Simone aurait bien voulu causer avec lui dans la paix sereine de la nuit. Mais, comment, faire ? Il ne fallait pas s’exposer à abuser de la confiance de ces cœurs simples. On résolut de rester bien sage. Pourtant, Paul affirmait que c’était bien joli là-haut, dans sa petite chambre, où par la fenêtre ouverte on voyait les étoiles. Et pour voir les étoiles, par curiosité bien féminine, pour visiter cette petite chambre où le jeune homme avait vécu enfant, où il avait travaillé, douté de lui-même, souffert quelquefois, cette petite chambre dont il lui avait tant de fois parlé, Simone risqua de se compromettre. Après la veillée, quand le couple Batèche fut endormi, pieds nus, elle se rendit auprès de Paul, sans faire de bruit, et elle lui apparut comme une vision de rêve dans un rayon de lune.

Le mercredi, le soleil se leva éblouissant et incendia l’atmosphère. Dans la matinée, malgré une chaleur accablante, on alla se promener dans les champs où l’on commençait la fenaison. On respirait à pleins poumons l’agréable et vivifiante odeur de foin coupé. L’oncle Batèche se moqua de son voisin, qui était à faucher une grande pièce de mil, prédisant de l’orage à brève échéance. Quant à lui, il attendrait que la température se soit remise au beau fixe pour récolter son foin dans d’excellentes conditions. Vers les quatre heures de l’après-midi, on décida d’aller pêcher la perche et le crapet dans le ruisseau Bernier, situé à quelques arpents de la maison, sur le bord de la rivière. L’oncle Batèche accompagna son neveu et Simone. L’endroit était charmant, ombragé de feuillage rempli d’oiseaux. Parmi les nénuphars et les ajoncs émergeant de l’eau, montait le croassement espacé et monotone des grenouilles. Pas la moindre brise ne venait tempérer la chaleur écrasante du jour. Les deux hommes tirèrent à l’ombre la chaloupe qu’ils avaient empruntée à un voisin et tous trois tendirent leurs lignes. Ça mord pas, dit après une demi heure de silence attentif, le vieil homme. Et pour distraire la jolie compagne de son neveu, il lui raconta des histoires de son jeune temps. Un jour, il s’était déguisé en loup-garou pour faire peur à son voisin François, qui courtisait la Maritaine en même temps que lui, et se vantait partout de lui faire manger de l’avoine. Le pauvre garçon avait failli en crever de frayeur. Puis il lui parla de feux-follets, de chasse-galeries, d’un malheureux qui avait vendu son âme au diable et que le curé arracha des griffes de Satan. Bref, il lui donna une foule de détails intéressants sur les mœurs campagnardes d’autrefois.

Un coup de tonnerre gronda dans le lointain. Personne ne s’était encore aperçu que depuis quelques minutes le soleil se cachait derrière les nuages. Les hirondelles rasaient la surface de l’eau. L’oncle Batèche, après avoir interrogé l’horizon qui, de l’ouest au sud, était d’un noir d’encre, dit : On va en avoir une rôdeuse. Les pêcheurs se hâtèrent de déguerpir.

Quand ils arrivèrent à la maison, il faisait sombre comme à la tombée de la nuit et les éclairs commençaient à sillonner le firmament. Il était temps : de grosses gouttes de pluie tombaient et aussitôt le seuil franchi, la tempête éclata. Un torrent d’eau inonda la terre encore brûlante des ardeurs du soleil. La force de la tourmente faisait craquer la maison et les coups de tonnerre se succédaient presque sans interruption. La tante Zoé s’était agenouillée près de la table, sur laquelle elle avait placé un cierge béni allumé, tandis que l’oncle Batèche, assis près de la fenêtre, fumait stoïquement une bonne pipe de tabac canadien. Simone s’était réfugiée dans les bras de Paul et à chaque éclair qui illuminait la pièce où se tenaient ces quatre personnes, dans des attitudes bien différentes, un tremblement nerveux la secouait toute. Tout-à-coup la maison s’emplit d’une lumière fulgurante en même temps qu’un bruit formidable, pareil à une explosion de dynamite, fit sursauter tout le monde. La foudre venait de frapper l’orme dont les branches ombrageaient le perron. Chacun se tâta, étonné, d’être encore vivant. L’orage s’éloignait, on respira.

Le soleil reparut et on ouvrit portes et fenêtres. La joie de se sentir vivre est délicieuse après des émotions pareilles. Simone, dans une détente de toute sa nervosité féminine, riait sans raison. On alla examiner l’arbre foudroyé par l’étincelle électrique. C’était un bel orme, droit, majestueux, la tête en parasol, un vieux géant que la hache du défricheur avait respecté. La foudre lui avait enlevé une lisière d’écorce, du haut jusqu’en bas. L’orage grondait encore dans le lointain, et, sur le fond sombre de ce tableau magnifique se détachait un brillant arc-en-ciel. Toute la végétation, lavée, rafraîchie, resplendissait, sous les rayons du couchant qui donnaient aux gouttelettes de pluie attardées à la pointe des feuilles ou suspendues aux brins d’herbe, des scintillements de pierreries semées à profusion sur l’écrin vert des pelouses et dans la chevelure touffue des bosquets. L’âme sensible de Paul Mirot en était toute émotionnée.

C’est sous l’effet de cette émotion que le jeune homme proposa à sa compagne une promenade sentimentale au clair de lune, quand les vieux seraient couchés. Ils se donnèrent rendez-vous dans le jardin, qu’ils avaient exploré la veille.

Durant la soirée, les amoureux écoutèrent distraitement l’oncle Batèche leur parler de son intention de se porter candidat à la mairie au mois de janvier. Tout le monde lui assurait une élection par acclamation, la chose lui étant due en raison de ses services passés. Il les entretint ensuite des élections parlementaires prochaines, dans la province de Québec. On commençait à annoncer la candidature d’un homme du comté contre l’honorable Vaillant, qui aurait peut-être de la misère à se faire réélire parce qu’on disait qu’il voulait détruire les curés pour faire plaisir aux Anglais. Ses ennemis, et ils étaient nombreux, citaient le fait que son fils avait renié sa race en épousant une protestante. Il en était à énumérer les événements notables de l’année : les mariages, les mortalités, les malheurs de l’un qui avait dû vendre sa terre pour payer ses dettes, les succès de l’autre prêtant maintenant de grosses sommes d’argent sur hypothèques, lorsque la tante Zoé, après avoir déposé sur la table le bas de laine qu’elle ravaudait, annonça qu’il était temps d’aller se coucher.

Une heure plus tard, Paul était dans le jardin, attendant Simone, qui ne tarda pas à le rejoindre. Les amoureux s’éloignèrent jusqu’au bout d’une allée, bordée de carrés d’oignons et de concombres, où ils s’arrêtèrent et se dirent de si tendres choses, au clair de lune, que la tante Zoé, qui ne dormait pas et les avaient suivis, en fut toute bouleversée, n’en pouvant croire ses yeux ni ses oreilles.

Paul sommeillait profondément, le lendemain matin, lorsqu’une main un peu rude, une main qu’il connaissait bien, qui l’avait éveillé tant de fois dans le passé, lorsqu’il faisait la grasse matinée, le tira de son sommeil. Il ouvrit les yeux et aperçut, près de son lit, la figure sévère de tante Zoé. Il comprit avant qu’elle eût proféré une seule parole. Elle savait tout. Il en fut atterré. Elle le croyait perdu, avec cette mauvaise femme. Il essaya de lui expliquer l’aventure, le mieux qu’il put. Mais elle ne comprenait qu’une chose, c’est que cette femme était anne salope, elle qui toute sa vie s’était montrée si réservée, même dans ses épanchements légitimes, avec l’oncle Batèche. Tout ce qu’il put obtenir, c’est qu’elle ne dirait rien à son oncle, qui était capable de bavarder ensuite, lui ayant représenté que cela nuirait à sa candidature à la mairie. Il lui promit, en retour, de partir le matin même avec sa prétendue fiancée, et de revenir seul ou marié, la prochaine fois.

Dans le train, Simone pleura quand elle apprit la vérité. Paul avait dû tout lui dire, ne pouvant la tromper comme l’oncle Batèche sur le motif de ce départ précipité. L’absence de la tante Zoé au moment des adieux eut suffi, du reste, pour faire comprendre à la jolie veuve qu’elle était la cause de ce retour précipité dans la métropole.

C’était une belle journée et la campagne était toute fleurie et animée le long de la ligne du Grand Tronc, qui les conduisait à Montréal. Quand ils arrivèrent à la ville, il faisait déjà une chaleur écrasante. Aux alentours de la gare, des italiens stationnaient devant leur petite voiture-glacière et criaient de leur voix chantante, rebelle à l’accent anglais : Ice cream !… Ice cream ! Une belle fille des pays du soleil jouait de l’orgue de barbarie, un peu plus loin. Les cochers de place mêlaient leur note basse, mouillée de gin, à ce concert discordant de la rue et, bredouillaient, sans conviction : Cab, Sir ! Cab, Sir ! Et le bruit agaçant des tramways, le cliquetis de chaînes et de moyeux de lourds camions étouffaient, dominaient tout ce vacarme. Ce tapage incessant parut insupportable aux deux amoureux qui venaient de goûter la douceur de vivre en pleine nature parée de toutes les splendeurs du ciel et de la terre. Autant le départ avait été joyeux, autant le retour fut triste.

En montant la rue Windsor, ils rencontrèrent Jacques Vaillant qu’ils mirent au courant de leur voyage à Mamelmont, sans lui parler de l’aventure qui avait été la cause de leur retour à la ville avant la fin de la semaine. Se doutant de quelque chose, il demanda :

— Pourquoi êtes-vous revenus si tôt ?

Simone, les larmes aux yeux, répondit :

— C’est à cause de moi…

Paul vint à son secours :

— C’est la tempête d’hier, une tempête épouvantable, là-bas… le tonnerre… un terrible coup de tonnerre !