Le débutant/9
viii
LA LITTÉRATURE NATIONALE
Le Dimanche cessa de paraître après les élections, faute d’argent. Du reste, l’honorable Vaillant, retiré de la politique active, n’avait plus besoin de journal pour le défendre. Il venait de partir pour un long voyage à travers l’Europe, ayant besoin de repos et de distractions après avoir vu s’anéantir l’œuvre qu’il avait édifiée péniblement, au prix de longues années de travail incessant. Quant à Jacques Vaillant, à demi gagné par les cajoleries de sa femme, la séduisante Flora, il songeait à aller s’établir à New-York, où Uncle Jack lui offrait une très jolie situation. Et Paul Mirot, dont le talent était, quand même, hautement apprécié, entra comme assistant rédacteur en chef à L’Éteignoir, à la condition qu’il ne signerait pas ses articles — son nom seul étant par trop compromettant — qui devaient être écrits dans l’esprit du journal. Cette condition, il l’accepta plutôt avec plaisir. Signer ses articles, il n’y tenait guère, puisqu’il était condamné à jouer le rôle de machine à écrire pour gagner tout simplement sa vie.
Mirot ne consentit à cet esclavage que temporairement, se promettant d’en secouer le joug aussitôt après la publication de son livre, qui le mettrait en évidence et lui rapporterait de l’argent. Il était convaincu que ce livre, auquel il travaillait depuis près d’une année, inspiré par Simone, marquerait une époque dans l’histoire de la littérature canadienne.
Le changement qui s’était opéré dans le caractère de la jolie veuve, l’avait engagé à modifier quelque peu les derniers chapitres de son livre qui y gagnait beaucoup en vérité et en intérêt ; cependant, l’auteur constatait avec chagrin et inquiétude que l’éternité du bonheur en amour est subordonné à bien des causes accidentelles et indépendantes de la volonté de l’homme et de la femme. Depuis le coup de tonnerre de Mamelmont, madame Laperle n’était plus la même. Et lorsqu’elle apprit que le misérable docteur Montretout avait osé, à la réunion électorale de Saint-Innocent, jeter sa liaison avec Mirot, comme une suprême injure, à la face de l’honorable Vaillant, elle en pleura longtemps de honte. Pourtant, elle était bien moins coupable que l’épouse de ce vil insulteur : elle n’avait trompé personne puisqu’elle était libre. Et elle essayait de se consoler en lisant ces vers de Victor Hugo :
La foule hait cet homme et proscrit cette femme. |
Cette crise sentimentale détermina, chez elle, un retour vers la piété de son enfance, dont son âme était encore imprégnée. Les craintes superstitieuses, les scrupules de son éducation première combattirent les élans de son cœur. Certains jours, elle formait le projet d’aller s’enfermer dans un couvent, afin de se purifier par la prière et la mortification. Puis, brusquement, son amour reprenait le dessus et dans les bras de l’homme aimé, elle se livrait avec toute la fougue de son tempérament passionné à la volupté terrestre. Après ces abandons venait les repentir et alors, durant un temps plus ou moins long, sa porte restait close pour Paul dont elle redoutait la présence. Le jeune homme comprenant que son bonheur était sérieusement menacé, luttait désespérément pour reconquérir Simone toute entière ; mais après la victoire succédait la défaite, et c’était toujours à recommencer.
Pour chasser la tristesse de ses trop fréquentes soirées solitaires, le jeune homme s’absorba davantage dans le travail et à la fin d’octobre son livre était terminé. Avant d’en livrer le manuscrit à l’imprimeur, il voulut connaître l’opinion de ses amis et de personnes compétentes sur la valeur de l’œuvre. Car ce n’est pas chose facile que d’écrire un roman de plus de trois cents pages, et cela représente une somme de travail considérable, une tension d’esprit qui ne laisse aucun repos tant que le dernier mot n’est pas écrit au bas de la dernière page. Et quand il a fini, il n’y a plus qu’à recommencer. Il faut retrancher, ajouter, polir, modifier certaine situation, donner de l’élan à un personnage pour qu’il aille plus vite, en exécuter un autre qui s’obstine à ne pas vouloir disparaître à temps, en rappeler un troisième qu’on avait perdu de vue. Puis, vient la correction des épreuves et l’on découvre sur la bande imprimée des phrases boiteuses, des mots que l’on jurerait ne jamais avoir écrits. Bref, le livre paraît et on n’est pas content : on voudrait avoir dit ceci plutôt que cela, on s’étonne de trouver des fautes dans le fond et dans la forme, des fautes que l’on voit comme tout le monde maintenant, et qu’on n’apercevait pas avant. C’était pourtant bien simple et on n’y a pas pensé. Le journaliste doutait de lui-même et sollicitait l’approbation d’esprits éclairés, afin de laisser le moins de prise possible à la critique malveillante dont son livre serait assurément l’objet.
Il fut convenu qu’un dimanche on se réunirait à l’atelier du peintre Lajoie, à qui Paul Mirot avait confié l’illustration du roman, et que l’auteur y ferait la lecture de son manuscrit devant les juges qu’il s’était choisis. Cette réunion eut lieu au commencement, de novembre : Marcel Lebon, le poète Beauparlant, le docteur Dubreuil, Jacques Vaillant et sa jeune femme, mademoiselle Louise Franjeu et l’illustrateur formaient quorum. Simone, qui ne sortait plus guère de chez-elle que pour se rendre à l’église, malgré les instances de son amie Flora que l’on avait déléguée rue Peel, avec instruction de la ramener morte ou vive, refusa obstinément de venir. Elle était dans ses mauvais jours, ses jours de repentir, car elle avait eu encore la faiblesse de poser le jeudi précédent pour le dernier dessin de l’illustrateur du roman de Mirot. Cette œuvre, toute imprégnée d’elle, lui était chère et odieuse tour à tour, comme son auteur.
Les auditeurs qui, au début, redoutaient quelque peu la longueur et la monotonie du roman, furent bientôt intéressés par l’originalité de l’œuvre, la hardiesse des tableaux qui y figuraient, l’ingéniosité de l’intrigue, jointe à la finesse de l’observation se dégageant des faits habilement exposés. Cette lecture dura trois heures, sans que personne n’ait songé à s’en plaindre. Et, lorsque le dénouement fut connu, toutes les mains se tendirent vers Mirot que l’on félicita chaleureusement.
Marcel Lebon, qui avait été, pour ainsi dire, le parrain du jeune homme lors de son entrée dans la carrière du journalisme, était fier de son élève. L’ancien, rédacteur en chef du Populiste, le candidat défait dans la division Saint-Jean-Baptiste, avait brisé sa plume et renoncé à toute ambition politique ou littéraire. Le gouvernement, qui le savait au courant de bien des secrets compromettants pour le parti, l’avait casé en créant pour lui une situation de commissaire enquêteur sur les dossiers perdus au Palais de Justice de Montréal. De même, afin de dissiper la mauvaise humeur du financier Boissec, souscrivant, des sommes considérables au fonds électoral, et qui avait pris fait et cause pour le candidat progressiste contre le notaire Pardevant, aux dernières élections, on le nomma sénateur. Lebon se montra très optimiste à l’égard de Mirot. Il s’écria :
— Voilà un brave garçon qui a au moins fait quelque chose. Le journalisme lui aura servi, il fera son chemin. Tandis que moi, et bien d’autres, nous n’avons été pendant dix, quinze ou vingt ans, que les instruments de politiciens accapareurs et fourbes comme Troussebelle, ou imbéciles comme Poirier, nous obligeant sans cesse à changer leurs méfaits en actes méritoires, leur sottise en traits de génie, par une gymnastique intellectuelle quotidienne et fatigante, aboutissant toujours à des articles élogieux. Et à la moindre révolte contre cette odieuse exploitation de l’intelligence humaine, on vous chasse, sans égard pour les services rendus. Je me suis porté candidat à la députation et tous ceux que j’avais obligés au Populiste, m’ont combattu avec acharnement, à l’exception de mon ami Boissec.
Jacques Vaillant, lui, n’avait pas une grande confiance, dans l’accueil que le public, en général, ferait au roman qui venait de le charmer. Il s’exprima avec la plus grande franchise :
— Mon cher Paul, je voudrais avoir écrit ton livre et je n’hésiterais pas un seul instant à le publier. Mais il est bon que tu saches à quoi tu t’exposes. Au lendemain de sa publication, il te faudra d’abord déguerpir de L’Éteignoir. Tu connais aussi bien que moi l’esprit de ce journal qui en est rendu à se servir de périphrases d’une demi colonne pour éviter un mot de cinq ou six lettres. Du reste, le Populiste est, pour le moins, aussi convenable. Tous les journaux vont te traiter comme le dernier des misérables, à quelques exceptions près. Et je ne parle pas, bien entendu, de La Fleur de Lys. Ça, c’est le bouquet.
— Mais je ne dis que la vérité.
— C’est beaucoup trop. Puis, ton livre sort de l’ordinaire, c’est un genre nouveau, donc il est mauvais. Et constatation aggravante, on y découvre du talent, même de l’esprit. Pour écrire un livre qui soit digne d’être catalogué parmi les chefs-d’œuvre de notre littérature nationale, il faut faire le niais quand on ne l’est pas, et se montrer autant que possible, plus bête qu’un autre. Ton héroïne est trop humaine pour ne pas être suspecte. Si tu veux qu’elle soit bien accueillie, donne-lui des vertus célestes. Puis, donne comme époux à cette vierge ignorante des choses de ce monde, un beau jeune homme sage et candide qui a bravé mille morts afin de la conquérir. N’oublie pas de leur faire élever ensuite de nombreux enfants, au moins deux ou trois douzaines, dans la pratique de toutes les vertus, et le respect des vieilles traditions. Ce sera une histoire banale, mais à la portée de toutes les intelligences, n’éveillant les scrupules et ne froissant les préjugés de personne, par conséquent, indifférente à tout le monde. Les petites filles la liront sans danger, les vieilles femmes romanesques en parcourront les chapitres après avoir récité leur chapelet, et les autres en useront pour vaincre l’insomnie. Peut-être aussi que, suprême récompense de l’écrivain chaste, doux et humble de cœur, on donnera ce livre en prix dans les écoles aux élèves les plus méritants.
— Ce serait trop beau, ma modestie m’empêche d’ambitionner un pareil honneur.
Le docteur Dubreuil et le poète Beauparlant prétendirent qu’il ne fallait pas s’occuper des journaux écrits pour les ignorants, pas plus que des feuilles pudibondes rédigées par des eunuques tels que Pierre Ledoux. Le livre de Mirot s’adressait à la classe instruite, qui saurait bien l’apprécier. Le peintre Lajoie fut du même avis. Les lecteurs du Populiste et de L’Éteignoir, du reste, n’achetaient jamais de livres, et ceux de La Fleur de Lys, que des livres de messe. Le peintre, allant chercher sur sa table où il rangeait ses pinceaux et ses couleurs, les numéros de la veille de L’Éteignoir et du Populiste, les exhiba comme des objets de curiosité :
— À propos, regardez, dans ce numéro du Populiste, ce titre flamboyant sur trois colonnes : Bénédiction d’une fabrique de tomates en conserves. La chose est arrivée dans une paroisse des environs de Trois-Rivières. Et il y a le portrait du curé, du maire de la paroisse et de deux marguilliers. Ces pauvres tomates, ce qu’elles doivent être contentes ! Mais il y a mieux que cela dans L’Éteignoir, qui a découvert la fameuse panthère de Sainte-Perpétue, d’autant plus redoutable que personne ne l’a jamais vue. Hier, cet excellent journal d’information, publiait le portrait de la famille de l’homme qui a entendu rugir la panthère. Vous ne me croyez pas ? Lisez. Voilà !
La plantureuse fille du brave capitaine Marshall, que le roman de Mirot intéressait beaucoup, n’était pas de tempérament à conseiller la reculade. Elle n’avait pas eu peur du nègre qui voulait entraîner son amie, un nègre bien plus dangereux que la panthère de Sainte-Perpétue, pourquoi Mirot, un homme courageux, craindrait-il les petits indians qui essaieraient de le scalper ?
L’ancienne collaboratrice du Flambeau, mademoiselle Franjeu, se rangea du côté des pessimistes. Elle prévoyait pour son jeune ami ce qu’avait prévu Jacques Vaillant. Mais son livre ne perdrait rien de sa valeur pour cela. On le lirait quand même et il ferait du bien. Une fois le grelot attaché, d’autres jeunes écrivains canadiens imiteraient son exemple, et qui sait, dans l’espace de quelques années la littérature canadienne, rompant pour toujours avec le genre démodé, datant de l’époque des romans de chevalerie, ferait peut-être un pas de géant.
Le poète Beauparlant, qui se réjouissait déjà de la perspective de pouvoir écrire des vers sans trembler de frayeur, à cause d’un mot qu’on pourrait trouver osé, demanda à mademoiselle Franjeu ce qu’elle pensait de nos écrivains et de notre littérature, dite nationale. Ce qu’elle en pensait, elle le dit tout simplement.
— Votre littérature nationale, mais elle n’existe pas, si je fais exception de quelques rares œuvres d’écrivains et de poètes de votre pays qui ont célébré les héros de la Nouvelle France et les patriotes de mil huit cent trente-sept. Tous les livres qu’on m’a signalés — je ne parle, bien entendu, que des romans — ne m’ont rien appris d’intéressant, d’inédit, sur le Canada et les canadiens. Vos romanciers n’ont fait qu’esquisser des idylles plus ou moins invraisemblables, n’ayant pas même le mérite de l’originalité. On a beaucoup imité le vieux roman français, quelquefois avec talent, ce qui démontre qu’on aurait pu faire mieux. Les personnages de ces romans n’ont rien de particulier qui les caractérise et on ne découvre un peu de couleur locale que dans les descriptions de paysages et quelques épisodes de la vie canadienne. Il serait bien inutile de chercher des documents humains dans ces livres saturés de mysticisme et des plus propres à exercer une influence déprimante sur le lecteur et surtout à fausser l’esprit des jeunes filles.
Jacques Vaillant fit remarquer qu’il avait exprimé la même opinion à son ami Mirot, tout frais déballé de Mamelmont et venant faire du journalisme à Montréal.
Mademoiselle Franjeu reprit :
— Quant à vos écrivains, je me garderai de les juger trop sévèrement, car ceux qui ont des idées et de la valeur ne peuvent donner la mesure de leur talent. La plupart d’entre eux ont fait la dupe expérience du journalisme et appris qu’il faut dissimuler sa pensée, écrire souvent à l’encontre de ses opinions pour gagner sa misérable pitance et vivre en paix. Combien de jeunes gens de talent, à McGill, sont venus me parler de leurs projets de réforme littéraire, qu’ils n’ont jamais osé mettre à exécution. Il y a tant de choses à considérer avant de se lancer dans une telle entreprise : la nécessité de se créer une carrière autre que celle des lettres qui ne paye pas, les susceptibilités de la famille à ménager, de précieuses relations sociales à conserver dans le monde bourgeois et bien pensant. Et, dans tous les arts c’est la même chose. N’est-ce pas Lajoie ?
— Je vous crois. Depuis mon dernier voyage à Paris, il y a deux ans, je suis devenu faiseur d’anges. Sans blague, je ne fabrique plus que des chérubins assis sur des nuages.
— L’art doit être libre. Où il n’y a pas de liberté, il n’y a pas d’art. Croyez-vous que les artistes qui ont exécuté les admirables sculptures des cathédrales au moyen-âge, en France, auraient créé ces œuvres impérissables si on avait mis un frein à leur imagination fantaisiste et hardie. Ils ont ciselé dans la pierre la chronique journalière de leur époque sans se soucier du qu’en dira-t-on ? Michel-Ange a fait de même et ses peintures ont bravé la critique des siècles. Et Rabelais, et Brantôme, dans leurs histoires de haulte graisse, n’ont pas craint, eux, ces maîtres de la langue et de la réconfortante gaieté gauloise, de raconter les valeureuses chevaulchées des nobles seigneurs avec leurs haquenées, les ripailles pantagruéliques auxquelles se livraient leurs contemporains. En France, malgré les fortunes diverses par lesquelles la patrie a passé, malgré les changements de régime, les révolutions, les transformations des conditions économiques et sociales du peuple, tantôt opprimé et tantôt souverain, les écrivains et les artistes ont toujours conservé avec un soin jaloux leur indépendance. Les sénateur Bérenger de tous les temps, essayant de contrecarrer les manifestations de cette liberté nécessaire au génie créateur de chefs-d’œuvre, n’ont réussi qu’à se rendre ridicules.
Après cette réunion, lorsque Paul Mirot retourna chez lui, fort de l’appui moral qu’il venait de recevoir, il était prêt à tout braver et se croyait véritablement un héros. Il lança même une chiquenaude vers la lune.
Le lendemain, à L’Éteignoir, Paul Mirot apprit que
le parti réactionnaire, rendu plus audacieux par le
résultat des dernières élections parlementaires, venait
d’assouvir sa haine en faisant destituer plusieurs
fonctionnaires publics soupçonnés de manquer d’orthodoxie
et n’allant pas assez souvent à la messe, quel
ques-uns d’entre
eux ayant même négligé
de faire leurs
Pâques.
Sous le coup de la plus vive indignation, il alla trouver son chef et lui demanda s’il approuvait ces destitutions. Voici la réponse qu’il en reçut :
— Me prenez-vous pour un crétin, doublé d’un imbécile ? Il n’y a pas un honnête homme, jouissant de toute sa raison, qui puisse approuver des mesures aussi odieuses et aussi arbitraires.
— Alors, quelle est l’attitude que doit prendre le journal ?
— Approuver !
— Approuver ?
— Mais mon jeune ami, le journal, c’est autre chose. Voulez-vous que L’Éteignoir, qui représente un capital de près d’un million : édifice, matériel, circulation et annonces compris, ait le sort du Flambeau et du Dimanche ? les deux seuls journaux que je lisais, je vous en fais mon compliment.
L’assistant rédacteur en chef retourna s’asseoir à son pupitre sans ajouter un mot, jugeant inutile d’essayer de réfuter un pareil argument. Il en serait de même, du reste, pour son livre. Son chef le lirait avec plaisir, ce qui ne l’empêcherait pas d’en dire le plus de mal possible dans un article tout fulminant d’indignation. Quant à lui, il n’avait qu’un parti à prendre : donner sa démission, ce qu’il fit le jour même.
La maison Hoffman se chargea de l’impression du roman de Mirot. Le jeune auteur ayant fait les avances nécessaires, les douze cents exemplaires de son livre lui furent livrés au bout d’un mois, vers le quinze décembre.
Comme on s’y attendait, ce livre donna lieu à de nombreuses polémiques dans les journaux. La critique du rédacteur en chef de L’Éteignoir dépassa les espérances de Mirot. On n’eut pas traité avec plus de mépris le dernier voyou de la rue. Solyme Lafarce, dans le Populiste, trouva des mots magiques pour foudroyer l’audacieux écrivailleur. Quant à Pierre Ledoux, si justement surnommé La Pucelle, dans La Fleur de Lys, il demanda, ni plus ni moins, aux pouvoirs publics de faire un exemple, de punir de la façon la plus sévère, cet insulteur de nos traditions les plus sacrées, de l’expulser, sinon du pays, au moins de la province de Québec. Cette province, peuplée des descendants du grand Saint-Louis, du bon Saint-Louis, si pieux et si impitoyable pour les hérétiques qu’il rêva d’allumer des bûchers par tout le royaume de France, appartenait par conséquent à l’Église, au Pape, et il convenait de venger le Souverain Pontife et notre sainte religion. Pour une intelligence se prétendant inspirée du Très Haut, comme celle de Pierre Ledoux, les contradictions n’avaient pas la moindre importance, pas plus que les arguments frappant dans le vide. Mirot n’attaquait ni le Pape ni l’Église dans son livre, et cet appel aux pouvoirs publics amusa beaucoup ceux qui connaissaient le roman et les gens sachant dans quel esprit était rédigée la feuille fleurdelisée. Les autres, tels que le notaire Pardevant, député, et tous les réactionnaires, y compris ces braves jeunes gens de la société des Paladins, furent convaincus que Mirot était possédé du diable, et ne le croisèrent dans la rue qu’en se signant.
Tout ce bruit fait autour du nouveau roman et de son auteur, eut l’effet contraire de ce qu’on en espérait. Tous les hommes libres et instruits achetèrent le livre. Beaucoup de femmes, même, auraient fait des folies pour se le procurer. Celles qui tenaient à conserver intacte, leur réputation de farouche vertu, le lurent en cachette, se gardant bien de l’avouer, même à leur meilleure amie. Tous frais payés, ce roman rapporta à Mirot environ six cents dollars. C’était beaucoup plus que la somme sur laquelle il comptait.
Ce que Mirot avait le moins prévu arriva : il devint l’homme à la mode. C’était la saison des fêtes mondaines, il fut d’abord invité à un euchre party chez le sénateur Boissec, puis à une brillante réception chez le colonel Howard, ensuite chez Hercule Pistache, importateur de vins et de liqueurs fines, précisément le frère de l’incommensurable Blaise Pistache, secrétaire perpétuel de la rédaction, au Populiste. La famille Pistache ne figurait dans la bonne société que depuis que l’importateur avait réalisé, dans le commerce des vins et liqueurs alcooliques, une fortune d’au-delà d’un million. La grande réputation de sainteté et d’éloquence du Père Pistache, jésuite, lui avait aussi ouvert, bien des portes. Les époux Pistache, un peu ridicules, avaient cependant une jeune fille charmante, leur unique enfant, que tout le monde adorait. Élevée en enfant gâtée, Germaine Pistache, à dix-huit ans, quoique un peu libre d’allures et de paroles, était tout à fait gracieuse et bonne. Elle trouva Paul Mirot beau garçon, et parce qu’elle le savait attaqué, calomnié, parce qu’on lui en avait dit beaucoup de mal, son petit, cœur s’émut et elle l’aima. Le jeune homme surprit ce tendre émoi et en fut vivement touché. Il lui fit plusieurs visites. Elle l’attirait et il en avait peur en même temps, parce qu’il n’était pas libre, parce que des liens qu’il considérait sacrés l’attachaient à une autre femme. C’est alors qu’il se surprit à songer qu’il avait peut-être fait fausse route, qu’il aurait pu fonder un foyer, se créer une famille à lui, élever de beaux enfants. Mais il chassait vite ces importuns regrets, et son cœur revenait à Simone qui, elle aussi l’avait aimé parce qu’il souffrait et était bien malheureux, tant il est vrai que tous les cœurs de femmes se ressemblent.
Jacques Vaillant et sa femme, dont la beauté faisait sensation, étaient de toutes les fêtes auxquelles Mirot assistait. Uncle Jack, venu pour ramener le jeune ménage avec lui à New-York, s’amusant beaucoup à Montréal, avait décidé de prolonger son séjour d’un mois. Il méditait d’éblouir la métropole de son faste de millionnaire yankee avant de retourner dans la patrie d’Uncle Sam. Simone avait été invitée au euchre party chez le sénateur Boissec, et en acceptant l’invitation elle eut pu briller dans tous les salons fashionables, à côté de son amie l’ancienne étudiante de McGill, mais elle refusait obstinément de sortir de chez-elle, redoutant quelque allusion indiscrète aux événements auxquels son nom avait été mêlé. Du reste, sa piété d’autrefois revenue, à cause de l’empreinte profonde laissée dans son esprit par une jeunesse presque cloîtrée, l’avait reconquise toute entière, et Jacques Vaillant affirmait que sa belle cousine était perdue pour le monde, qu’elle se ferait religieuse un de ces matins.
La carrière du journalisme étant fermée à Mirot, en se créant beaucoup de relations dans le monde, il espérait pouvoir trouver une situation qui lui permettrait d’attendre de meilleurs jours. Le sénateur Boissec lui avait promis un emploi dans les bureaux du gouvernement, le directeur d’une grande compagnie d’assurance voulait le prendre comme secrétaire particulier, un troisième l’engageait à fonder une revue mensuelle et lui promettait de lui fournir des capitaux s’il pouvait trouver deux ou trois autres associés. En attendant, le jeune homme occupait ses loisirs à ébaucher un nouveau roman. La peinture aussi l’intéressait, et il passait des heures à l’atelier du peintre Lajoie. Un jour, en arrivant chez le peintre, il le trouva juché sur un escabeau, en train de dessiner des anges, tout près du plafond, sur une grande toile adossée au mur, et jurant comme un rough-man des chantiers de l’Ottawa. Il lui dit en riant :
— Maître corbeau votre langage ternit la beauté de votre plumage.
— Va au diable !
— Venez avez moi, sublime artiste !
— Je n’ai pas le temps. Il me faut livrer cette grande machine à la fin de la semaine.
— Alors, pour ne pas vous distraire de votre travail, je m’en vais.
— Imbécile. C’est justement de distraction que j’ai besoin pour me résigner à demeurer sur ce perchoir. C’est un travail machinal que je fais là, sans recherche d’art, une vulgaire copie. C’est ennuyeux comme un discours du notaire Pardevant, n’ot député.
— Puisqu’il en est ainsi, je reste.
Le peintre avait bouleversé tout son atelier pour placer cette grande toile : divan, table, fauteuils, chevalets, palettes, pinceaux avaient été jetés pêle-mêle, ici et là, et une peinture déposée sur un tabouret attira aussitôt l’attention du visiteur. Cette peinture représentait une nymphe nonchalante, vue de dos, le bras droit levé et appuyé sur un arbre, chevelure en désordre, comme après une lutte suivie d’une fuite précipitée, ses cheveux abondants et soyeux lui couvrant toute une épaule et le flanc. La figure était cachée, mais en examinant cette peinture de plus près, le cœur de Paul battit à se rompre. C’est qu’il croyait la reconnaître, quand même, cette femme, et plus ses yeux s’attachaient au tableau, plus sa conviction s’affermissait. C’était Simone, assurément, qui avait posé pour cette nymphe, avant qu’il la connût, depuis peut-être. Si elle l’avait trompé avec Lajoie ? Et il souffrit cruellement, durant quelques minutes il connut la jalousie. Il n’avait pas le courage d’interroger l’homme de l’escabeau. L’atmosphère qu’il respirait lui devint insupportable. Il se disposait à s’en aller, Lajoie s’en aperçut, et lui demanda :
— Où vas-tu donc, espèce de tourte… je veux dire illustre maître ?
— Je ne sais pas… J’ai des courses à faire… un tas de choses que j’avais oubliées…
— À ton aise. Reviens demain, tu verras mes anges, ils seront épatants.
Paul Mirot se rendit d’un trait rue Peel. C’était le premier vendredi du mois, la jolie veuve appartenant depuis quelque temps à la confrérie des dames de Sainte-Anne, avait communié le matin et n’était pas d’humeur à folâtrer ni à lui donner d’explications de nature à le rassurer de ses doutes, En l’apercevant elle lui dit, avec humeur :
— Ah ! je ne vous attendais pas.
— C’est ainsi que tu me reçois maintenant ?
— Vous avez été la cause de ma perte. Vous êtes l’image vivante de mon péché. Oh ! que je suis malheureuse !
Il se contint, essaya de lui faire entendre raison :
— Mais mon amie, ce n’est pas sérieux. Moi qui t’ai aimée jusqu’à vouloir t’épouser. Pourquoi n’as-tu pas voulu ?
— Les hommes sont tous des misérables ! Maintenant, c’est fini… Il faut nous séparer… Je l’ai promis à mon confesseur.
— Ton confesseur se met le nez où il n’a pas d’affaires.
— Je vous défends de parler ainsi, chez-moi. Vous attirez la malédiction du ciel sur nous deux… Il m’a parlé aussi de ce livre, de ce roman que j’ai inspiré à votre imagination corrompue, de ce mauvais livre dont je porte ma part de responsabilité devant Dieu, pour tout le mal qu’il a déjà fait et qu’il fera.
Elle se leva brusquement, se dirigea vers une petite bibliothèque contenant de nombreux volumes qu’ils avaient lus ensemble, et prenant le livre de Mirot, sur le rayon où elle l’avait placé, elle le déchira devant lui, en s’écriant :
— Tu crois avoir du talent, tu n’as que le génie du mal.
Il eut l’impression que c’était son cœur qu’elle déchirait rageusement de ses jolies mains assassines. Ainsi souffleté en pleine figure, le sang lui monta à la tête, il chancela. Puis, faisant appel à toute son énergie pour maîtriser sa colère en même temps que sa douleur, il se sauva sans lui dire un mot d’adieu.
Rendu chez-lui il pleura, songeant à l’irréparable. On n’avait pas seulement brisé sa carrière parce qu’il s’était montré franc et avide de liberté et de justice, c’était, par un raffinement de cruauté inouïe, son soutien moral, cette femme qu’il avait chérie plus que tout au monde, qu’on lui arrachait, qu’on lui volait pour en faire une malheureuse comme lui.
Le lendemain, fatigué, abattu par une nuit d’insomnie, il se rendit quand même chez le peintre. Son intention était bien arrêtée. Que Simone fut innocente ou coupable, il achèterait le tableau pour lequel il était convaincu qu’elle avait posé. Il retrouva Lajoie juché sur son escabeau, mettant de la couleur aux ailes des anges. Il n’y prêta aucune attention. Saisissant la toile convoitée, il demanda :
— Combien pour cette peinture ?
Le peintre, qui ne s’attendait guère à faire de vente
ce jour-là, descendit de son escabeau avant de ré
pondre à la question qu’on
lui posait. Il prit le petit
tableau des mains du
jeune homme, le mit bien
en évidence, en pleine lumière,
et lui dit :
— Ça, mon vieux, c’est deux cents dollars, si tu me trouves un amateur.
— L’amateur, c’est moi.
— Ce n’est plus la même chose. Pour toi, ça ne sera rien. Je te le donne en paiement des articles élogieux dont tu m’as bombardé dans le Flambeau et le Dimanche. Ces articles m’ont fait beaucoup de bien : ils m’ont débarrassé d’une bande de crétins qui venaient m’ennuyer chaque jour, et m’ont valu quelques commandes en plus. C’est tout de même un joli cadeau. Regarde-moi cette ligne, ce velouté, cette pose gracieuse de lassitude.
— Je voudrais bien connaître le modèle qui a posé pour cette nymphe.
— Bah ! une vulgaire pétasse aujourd’hui. Tu es en retard. Autrefois, quand elle m’a posé cette bonne femme, elle était fort gentille. Oh ! si elle avait voulu m’écouter. Mais elle a eu le malheur de rencontrer Solyme Lafarce, qui l’a entraînée dans la débauche la plus crapuleuse. Je n’ai plus voulu la recevoir, je l’ai flanquée à la porte.
— Serait-ce la belle May, de la rue Lagauchetière ?
— Tu la connais ?
— Solyme Lafarce a voulu me la faire connaître, un soir que nous l’avons rencontré, Jacques et moi, et qu’il était gris.
— Et puis après ?
— Après, je l’ai vue passer dans la rue. Et c’est tout.
— Tant mieux pour toi.
Paul Mirot ne voulut pas accepter ce cadeau, prétextant que ce serait de l’indélicatesse, qu’il n’y tenait pas tant que cela, qu’il plaisantait. Et puis, il n’était pas encore assez riche pour se monter une galerie de peinture. En réalité, cette œuvre magnifique lui était odieuse maintenant. Qu’il ait pu se tromper à ce point, de confondre Simone avec cette vulgaire prostituée, cela lui paraissait monstrueux, inconcevable. La crise qu’il traversait égarait son esprit et l’empêchait de faire ce simple raisonnement, que la beauté est un don naturel qui échoit tout aussi bien à la plus misérable des femmes qu’à la plus digne et à la plus aimée.
La joie se demanda si le jeune maître était devenu subitement fou et lui dit :
— Tu m’épates, mon garçon. On dirait que tu viens d’apprendre qu’une vieille tante, dont tu convoitais l’héritage, n’est pas morte… Mais je suis bon prince, cette toile est à toi. Tu viendras la chercher un autre jour, si le cœur t’en dit.
Lajoie remonta sur son escabeau et Paul Mirot s’en alla.
Dans la rue, le froid vif de l’hiver lui fit du bien. Il était furieux et content à la fois : content de ne plus douter de la fidélité de Simone, et furieux contre cette May ayant si odieusement profané sa beauté après avoir posé pour une œuvre qu’il avait cru faite de la grâce de celle qu’il aimait toujours.
Et il se souvint que dans son livre il réclamait plus de protection et plus de pitié pour ces malheureuses victimes de conditions sociales dont elles n’étaient pas responsables, vouées au vice par la perfidie et l’égoïsme des uns, l’hypocrisie et les préjugés des autres.