Le débutant/8
vii
LA VOIX DU PEUPLE
La législature provinciale fut dissoute le vingt août et l’on fixa la date des élections générales dans la province de Québec, au dix-huit septembre, la mise en nomination des candidats dans les différents comtés ruraux et dans les divisions électorales des villes devant avoir lieu le onze septembre.
Le gouvernement, qui avait dédaigné les sages avis de l’honorable Vaillant pour se rallier à l’opinion du vieux Troussebelle, s’apercevait maintenant qu’il avait commis une erreur de tactique mettant son existence en danger. C’étaient ses derniers atouts qu’il jouait dans cette lutte, et afin de donner le moins de chances possibles à l’ennemi, il avait réduit à vingt-huit jours la période électorale. Il était trop tard, cependant, pour s’engager dans une voie nouvelle. Les ministres du cabinet décidèrent de ne pas appuyer les candidats du groupe dont le député de Bellemarie était le chef. Si ces candidats parvenaient quand même à se faire élire et dans le cas où le gouvernement serait maintenu au pouvoir, on tâcherait de s’entendre avec eux après les élections. Quant au prédécesseur de Vaillant, il voulait à tout prix aller combattre celui dont il avait triomphé devant le conseil des ministres. On le laissa faire.
Marcel Lebon, à qui on avait enlevé la direction politique du Populiste, sur les instances de l’honorable Troussebelle, son ennemi déclaré, se portait candidat dans la division Saint-Jean-Baptiste, que ce même Troussebelle représentait avant d’abandonner son portefeuille de ministre pour accepter un fauteuil au Conseil Législatif. Le financier Boissec, qui avait fondé de grandes espérances sur Lebon, caressant l’espoir de se faire nommer sénateur un de ces jours, se chargeait de défrayer les frais de l’élection de celui qu’il appelait son meilleur ami. Son adversaire était le notaire Pardevant, qui comptait sur l’appui de toutes les personnes pieuses et particulièrement sur les appels au fanatisme religieux que ne manqueraient pas de faire en sa faveur ses jeunes amis, Les Paladins de la Province de Québec.
Dans la division Sainte-Cunégonde, Prudent Poirier avait un concurrent redoutable dans la personne du chef de la Fédération Ouvrière, le mutualiste Charbonneau. Cet industriel, qui traitait mal ses ouvriers et les exploitait sans cesse, était arrivé à la députation dans cette division où les prolétaires formaient la masse de l’électorat, par un de ces hasards mettant parfois en évidence le premier venu dont la sottise étonne d’abord et dégoûte ensuite ceux-là même qui l’ont poussé de l’avant. L’amateur de piano-legs avait bien des comptes à rendre à ses mandataires, et il n’était pas de taille à faire face à la musique.
Les ennemis de l’honorable Vaillant s’étaient entendus pour lui choisir un adversaire, à la fois dangereux et humiliant, dans la personne de Boniface Sarrasin, ancien commerçant de volailles de la paroisse de Saint-Innocent, qui n’avait pas d’opinions politiques, mais s’engageait à appuyer les chefs que l’électorat de la province choisirait, soit d’un côté, soit de l’autre. Ce candidat incolore, sachant à peine signer son nom, était connu de tous les cultivateurs du comté, dont il avait fréquenté la basse-cour, pour en acheter poules, poulets et dindons. Retiré du commerce, on le disait riche et, bien entendu, de bon conseil. On venait, de très loin lui emprunter de l’argent, à un taux d’intérêt assez élevé, ou le consulter sur la meilleure manière de faire couver les canards. Et ce n’était pas un monsieur de la ville, mais un homme sans prétention, vivant au milieu des citoyens de Bellemarie. Cette dernière considération ralliait beaucoup d’indifférents et d’indécis à la candidature du Père Boniface, comme tout le monde l’appelait depuis qu’il exhortait hommes, femmes et enfants qui l’approchaient à faire pénitence afin de se préserver du feu de l’enfer.
Les fidèles partisans de l’ancien ministre des Terres de la Couronne répétaient, à tous ceux qui voulaient les entendre, que le bonhomme Sarrasin devait redouter lui-même d’être rôti par le diable dans l’autre monde, puisqu’il avait toujours cette idée en tête. Il ne s’était peut-être pas enrichi avec des indulgences ? C’est si facile, pour un commerçant, de ramasser, à la nuit tombante, les volailles qui s’égarent loin du poulailler. Et les renards ont le dos large. Du reste, personne n’ignorait qu’à la suite d’une retraite précitée à Saint-Innocent, par les Pères du Rédempteur, qui avaient fait trembler les plus vertueux des fidèles en les plongeant et replongeant dans l’enfer pour la moindre peccadille, Boniface Sarrasin avait perdu la raison, qu’il avait voulu jeûner pendant quarante jours, enfermé dans une chambre aux murs nus et sans lit, qu’il prenait pour le désert. On répétait que le curé de la paroisse était parvenu à le guérir de sa folie en lui faisant porter sur la poitrine un morceau du bois de la croix et en célébrant, durant plusieurs semaines, le saint sacrifice de la messe à son intention.
Le Populiste répudia, d’une façon véhémente, Vaillant et ses adeptes, dans le but de protéger le gouvernement contre les attaques du parti réactionnaire. Ce fut en vain, car La Fleur de Lys et L’Intégral, de même que les autres feuilles bigotes, dénoncèrent le clan ministériel, prétendant qu’il y avait eu avant la dissolution des Chambres, un pacte secret de signé entre le ministère et les ennemis de la religion. L’Éteignoir ne prit fait et cause pour personne, trouvant plus lucratif et plus sûr de pêcher dans toutes les eaux fangeuses que charrie le ruisseau électoral gonflé par les passions populaires. Tout en faisant aux candidats ministériels une lutte acharnée par toute la province, les ennemis de la liberté et du progrès concentrèrent surtout leurs efforts contre Vaillant, Lebon et Charbonneau, qui n’avaient que Le Dimanche pour les défendre des attaques perfides et des calomnies de la grande et de la petite presse.
Jacques Vaillant et Paul Mirot ne pouvant suffire à la tâche, Modeste Leblanc se présenta à point pour les tirer d’embarras. L’ancien reporter de l’hôtel de ville au Populiste, après avoir quitté ce journal pour entrer à L’Éteignoir, qui lui offrait une augmentation d’un dollar par semaine, venait de perdre sa situation pour avoir manqué une primeur sensationnelle : le maire de Montréal, pris d’une colique subite, obligé d’interrompre la séance du conseil municipal et de se faire conduire chez-lui en toute hâte, redoutant une attaque de choléra, les journaux annonçant depuis quelque temps que ce terrible fléau faisait des ravages épouvantables en Russie. Le pauvre garçon se désolait, sans ressources et ayant sa nombreuse famille à nourrir, lorsque, par hasard, il entra au bureau du Dimanche, au moment où les deux amis se demandaient où ils pourraient trouver un homme de confiance pour prendre charge du journal pendant qu’ils iraient appuyer leurs candidats et préparer sur place les compte-rendus des assemblées politiques. Ils n’auraient pu trouver mieux que ce trop modeste mais intelligent et honnête journaliste. On le mit tout de suite au courant de ses nouvelles fonctions. Le lendemain Paul Mirot partait pour le comté de Bellemarie, tandis que Jacques Vaillant se disposait à aller combattre, tour à tour, aux côtés de Marcel Lebon, contre le notaire Pardevant, et du candidat Charbonneau, contre Prudent Poirier.
La première assemblée de cette mémorable campagne, dans le comté de Bellemarie, eut lieu à Mamelmont. On était venu même des comtés voisins pour entendre la discussion, car on s’attendait à une belle joute oratoire entre l’honorable Vaillant, ancien ministre des Terres de la Couronne, et l’honorable Troussebelle, conseiller législatif, qui étaient tous deux de redoutables tribuns, quoique de genres différents. Autant le premier en imposait par sa mâle éloquence, sa logique serrée, son geste énergique, autant le second était insinuant, perfide, habile dans l’art de dénaturer les faits et de faire appel aux préjugés populaires. Le temps était beau, sans la moindre brise, les orateurs pouvaient se faire entendre de tout le monde du haut du perron du magasin Carignan & Désourdis, malgré la foule immense qui couvrait la place de l’église. L’oncle Batèche eut l’honneur d’être désigné à la présidence de l’assemblée.
Ce fut l’honorable Troussebelle qui parla le premier. Il commença par faire l’éloge de Boniface Sarrasin, un self made man, un homme de basse classe qui avait su, par son labeur incessant et son intelligence du commerce, se créer une vieillesse heureuse, tout en rêvant de consacrer ses loisirs au bien du pays. Puis il loua le savoir et le talent de celui qui lui avait succédé, pour peu de temps, au ministère. On fondait sur lui de belles espérances. Malheureusement, cet homme orgueilleux et sans doute dominé par des influences néfastes, dans son désir de monter plus haut, de jouer le rôle de dictateur, avait trahi ses compatriotes pour s’attirer les bonnes grâces des Anglais. Il s’était même attaqué à nos saints évêques, à nos admirables institutions religieuses, aux bonnes sœurs, aux doux frères et aux dignes prêtres de nos communautés enseignantes et de nos collèges qui se dévouent pour l’éducation de la jeunesse canadienne-française et catholique. Cet homme, à la Chambre, dans les réunions publiques et dans son journal Le Flambeau, d’exécrable mémoire, avait poussé l’audace jusqu’à réclamer plus d’anglais et moins de latin dans nos maisons d’éducation. C’était là un crime abominable. Ce renégat de sa race ne méritait pas d’être le mandataire des braves gens du comté de Bellemarie, fidèles aux traditions de foi de leurs ancêtres, fiers d’être canadiens-français et catholiques, de faire partie de cette nationalité à part dans le Dominion du Canada, faisant l’admiration de l’univers entier par sa supériorité intellectuelle et morale. C’est en nous laissant guider aveuglément par notre incomparable clergé, dit-il, c’est en conservant les vieilles coutumes de nos ancêtres, tout en fermant l’oreille aux suggestions dangereuses des esprits progressistes, que nous conserverons cette vertu nationale, enviée de tous les peuples de la terre. Et surtout, pas de pacte avec l’Anglais protestant, franc-maçon, ennemi juré de Notre Saint Père le Pape. Les Anglais ne seraient rien sans nous, dans ce pays ; c’est nous qui les avons sauvés en maintes occasions : et si l’Angleterre perdait la province de Québec, ce serait le commencement de sa décadence. Profitons des avantages que cette situation exceptionnelle nous offre pour combattre l’Anglais et le forcer à capituler. C’est en élevant à la députation des hommes d’affaires et des patriotes comme Boniface Sarrasin, cet honnête et humble serviteur de la religion et de la patrie, que les canadiens-français deviendront les maîtres du Canada, qui sait, peut-être de l’empire britannique tout entier, qu’ils s’empareront des places et des richesses trop longtemps accaparées par les Anglais.
Malgré la perfidie de l’attaque et l’odieux des accusations portées contre lui par l’ancien député de la division Saint-Jean-Baptiste, l’honorable Vaillant s’avança, calme et souriant, pour lui répondre. Il était confiant dans la fidélité de ses braves amis de Bellemarie et dans l’ascendant que son éloquence de tribun populaire exerçait sur les foules. Il reprit la question au point où son adversaire l’avait abandonnée et compara Troussebelle au Tentateur transportant le Christ sur la montagne et lui offrant, s’il voulait l’adorer, les immenses royaumes s’étendant à ses pieds. Autant le diable avait employé d’artifices pour séduire le Maître, autant cet homme s’était montré hypocrite, menteur et déloyal en essayant de soulever les préjugés religieux et les haines de race au profit de son candidat. L’honorable conseiller législatif, dit-il, a prêché la guerre sainte, voulant exterminer les Anglais, puis s’emparer de l’Angleterre. Il rougirait de répéter de semblables absurdités ailleurs qu’à la campagne où ces propos en l’air se perdent dans le vent qui passe. Si l’Anglais nous porte ombrage, il n’y a qu’un moyen de lutter d’égal à égal avec lui, quelle que soit la condition sociale dans laquelle nous sommes placés : une éducation plus pratique et plus conforme aux besoins de notre époque. C’est le but vers lequel tendent ceux qui demandent des réformes scolaires. Il faut que le contrôle de l’éducation soit placé entre les mains de personnes responsables au peuple et parfaitement au courant de la situation économique du pays. Il faut séparer l’instruction religieuse de l’instruction proprement dite, c’est-à-dire, de cette instruction non seulement nécessaire à l’homme pour gagner son pain quotidien, mais en même temps indispensable à une race qui — surtout dans un pays comme le nôtre — vit à côté d’autres races, pour conserver son prestige et aspirer aux destinées auxquelles elle a droit. La religion, quand on n’y mêle pas de politique, a un tout autre but, un but essentiellement spirituel : celui d’élever les âmes vers la Divinité pour la conquête d’un royaume qui n’est pas de ce monde. Qu’on enseigne le catéchisme, très bien ! Que l’on consacre quelques heures à de pieuses lectures ou à la prière, personne n’y voit d’inconvénients. Mais si l’enfant n’apprend que le catéchisme et si l’homme ne sait que prier, sans armes et sans ressources pour les luttes de l’existence, il deviendra une proie facile de la misère et l’esclave de ceux qui, mieux avisés, ont compris que Dieu a donné à la créature humaine l’intelligence et la raison pour qu’elle en fît usage en pénétrant les secrets de la nature et en jouissant des biens de la terre. Laissons à chacun sa liberté de croyance et contentons-nous d’être des hommes honnêtes et sincères, ne cherchant que le bien et la justice, non pour une classe privilégiée, mais pour tous.
L’ancien ministre des Terres de la Couronne eut la générosité d’ignorer Boniface Sarrasin. Cet homme n’était que l’instrument inconscient de ses ennemis, il crut plus digne de sa part de ne pas descendre jusqu’à lui.
En terminant, il ajouta qu’il remettait avec la plus entière confiance, son sort entre les mains des braves électeurs du comté de Bellemarie, qui ne s’en laisseraient pas imposer par l’attitude dévote et les gestes scandalisés du trop fameux comédien chargé de la direction de la lutte sans merci qu’on avait décidé de lui faire.
L’orateur fut chaleureusement applaudi. L’assemblée était conquise. Vaillant venait de remporter un nouveau triomphe.
On voulait entendre le candidat du comté. Parce qu’un candidat muet, dans la province de Québec, ça ne s’est jamais vu. Il faut dire quelque chose, n’importe quoi, des bêtises. Boniface Sarrasin ne connaissait que le commerce de la volaille, il en parla. Mais un farceur, dans l’assemblée, l’apostropha :
— Parle donc politique, gros pansu !
Cette interruption détermina l’orateur à résumer son programme politique en quelques paroles bien senties. Il s’écria :
— Messieurs, c’est un homme comme vous autres, qui s’présente aujourd’hui, un homme qui a élevé des cochons comme vous autres. J’sus contre l’instruction publique. Y’a trop d’gens instruits, c’est pour ça qu’le foin s’vend pas plus cher. Si vous m’élisez, j’voterai tejours pour les bonnes mesures.
Paul Mirot, obligé de répondre à cet éloquent discours, voyant tout le monde en belle humeur, continua la plaisanterie. Il dit qu’il n’avait pas l’intention de demander au nommé Sarrasin combien il avait élevé de cochons au cours de sa brillante carrière, pas plus que de mettre en doute sa compétence dans la direction d’une basse-cour, parce que cela n’avait aucun rapport avec les devoirs d’un député, collaborant à l’administration des affaires publiques et à la confection des lois. Puis, il s’appliqua à démontrer plaisamment à ses auditeurs ce qui arriverait s’ils élisaient cet homme aussi ignorant que piètre orateur. La Chambre était déjà trop encombrée de ces nullités ne sachant remplir leur siège qu’en s’asseyant dessus, sans jamais desserrer les lèvres tout le temps que durait la session. On citait, entre autres, le fameux Prudent Poirier, le député de la division Sainte-Cunégonde, qui, au cours du dernier Parlement, n’avait jamais ouvert la bouche que pour dire à son voisin, un irlandais : Come have a drink ! C’est ce même député qui répondait un jour à un de ses électeurs menacé de cour d’assises, que le grand jury pouvait rendre un verdict de quatre manières différentes : True Bill, No Bill, Buffalo Bill et Automo Bill. C’est d’une façon aussi stupide que répondrait le gros Boniface, si on lui demandait un renseignement dans un cas semblable. Et, comment supposer qu’un Sarrasin ou un Poirier, le premier bon tout au plus pour la galette, le second excellent pour les poires, puisse toujours voter en faveur des bonnes mesures, puisque ni l’un ni l’autre n’était en état de comprendre les projets de loi soumis à la Chambre. De tels députés sont non seulement inutiles, mais deviennent quelquefois dangereux. Et il en donna un exemple des plus récents. Le vertueux conseiller législatif dont vous avez admiré comme moi la piété, il y a un instant, dit-il, lorsqu’il était ministre, ressemblait quelque peu à ces dévotes confondant — oh ! bien involontairement — leur amour de Dieu avec l’amour humain, c’est-à-dire que sa main droite, toujours levée vers le ciel, s’efforçait d’ignorer ce que faisait sa main gauche, abaissée derrière son dos et recevant des gratifications pour ses complaisances. Or, une puissante compagnie de Montréal avait chargé l’honorable Troussebelle, non sans lui avoir mis quelque chose dans la main gauche, de combattre devant la législature un projet de loi présenté par une compagnie rivale pour obtenir certains privilèges, établissant ainsi une concurrence équitable dont le public, en général, et la classe ouvrière, en particulier, devaient profiter. Prudent Poirier, car c’est encore du député de Sainte-Cunégonde qu’il s’agit, quand le projet de loi vint devant la Chambre, ne prêta qu’une attention fort distraite au débat qui s’en suivit, n’y comprenant rien du tout. Ce n’est que lorsque le ministre vendu s’écria, avec un beau geste, d’indignation : « C’est une épée de Damoclès que l’on veut suspendre au-dessus de nos têtes », que le Poirier fut brusquement secoué de sa somnolence habituelle. Le sentiment de la conservation lui donna du courage, et regardant les statues symboliques dominant l’enceinte parlementaire, il dit, d’une voix mal assurée : « Monsieur le ministre a raison, il ne faut pas donner d’épée aux dames en glaise suspendues sur nos têtes. » Ce fut un succès, toute la chambre éclata de rire. Mais Prudent Poirier, représentant une division essentiellement ouvrière, vota contre l’intérêt de ses électeurs.
De tous côtés, on cria : Hourrah pour la dame en glaise ! — Hourrah pour le p’tit Mirot ! — Hourrah pour notre député !
L’honorable Troussebelle s’était réservé dix minutes de réplique, mais il lui fut impossible de se faire entendre. On l’appela vendu et il dut se retirer sous les huées de la foule.
La campagne électorale débutait bien. Dans les autres paroisses du comté, l’honorable Vaillant et ses amis conservèrent l’avantage sur leurs adversaires. Mais le jour de l’appel nominal des candidats à Saint-Innocent, chef-lieu du comté, il se fit un revirement d’opinion. Des professeurs du collège où Jacques et Paul avaient fait leurs études, s’étaient, déclarés ouvertement contre l’ancien ministre des Terres de la Couronne, le considérant comme un ennemi de leur maison d’éducation. De plus, la veille, qui était un dimanche, plusieurs curés des paroisses du comté de Bellemarie, du haut de la chaire, avaient parlé des œuvres abominables des impies pervertissant la vieille Europe, et prédit des malheurs incalculables pour le Canada si les fidèles aveuglés, dédaignant les conseils de leurs sages pasteurs, votaient en faveur d’hommes perfides dissimulant sous de prétendues idées de liberté et de progrès, leur haine contre l’Église et ses institutions gardiennes de la foi et des traditions nationales des canadien-français. Ces hommes ne pouvaient être que les émissaires de puissances sataniques rêvant d’enserrer dans leurs griffes immondes les descendants des héros de la Nouvelle France, pour les plonger dans un océan de feu où il n’y aurait que pleurs et grincements de dents durant toute l’éternité. L’allusion était claire, personne ne s’y trompa. Les âmes soumises et craignant l’enfer, qui étaient pour Vaillant, se tournèrent contre lui. Ceux qui manifestèrent quelque hésitation, furent vite circonvenus par leurs pieuses épouses.
L’honorable Troussebelle et ses amis sûrs qu’ils étaient maintenant les plus forts, ne mirent plus de bornes à leur fureur contre l’ancien député du comté, dont ils voulaient empêcher la réélection. Le docteur Montretout était arrivé de la veille à Saint-Innocent, chargé de munitions de guerre, c’est-à-dire de dollars puisés dans la caisse électorale mise à la disposition des amis de la bonne cause. Durant les derniers huit jours au cours desquels devait se décider le sort des candidats, il avait reçu instruction de corrompre tous ceux qui se montraient indécis dans leur choix, sur la clôture, selon le terme consacré. Solyme Lafarce, toujours en grande faveur au Populiste, l’accompagnait, ainsi qu’Antoine Débouté, embauché par L’Éteignoir, après avoir eu maille à partir avec Jean-Baptiste Latrimouille, à cause de son incurable paresse. La colique constante dont souffrait Débouté, ennemie irréductible de son esprit juridique, le rendait presque inoffensif. Mais il n’en était pas ainsi de Lafarce, cherchant sans cesse la sensation et le scandale.
Dans la division Saint-Jean-Baptiste, à Montréal, l’amant de cœur de la plantureuse May, avait préparé des coups pendables contre la candidature de Marcel Lebon. C’est lui, par exemple, qui eut l’idée d’expédier à tous les électeurs de la division un numéro de La Fleur de Lys, dans lequel Pierre Ledoux fulminait contre la franc-maçonnerie, après avoir écrit au bas de l’article, au crayon bleu, le nom de l’ancien rédacteur en chef du Populiste, avec cette note explicative : On dit qu’il en est. Les cabaleurs réactionnaires, et surtout Les Paladins de la Province de Québec, prenant une part active dans cette élection, s’étaient emparés de la chose et, par ce moyen, faisaient une lâche cabale en faveur de leur vénérable ami le notaire Pardevant, payant des messes dans toutes les églises pour le succès de sa candidature.
Paul Mirot se douta tout de suite, en apercevant Lafarce dans la foule, qu’il n’était pas venu pour rien à Saint-Innocent. Il lui fallait à tout prix un compte-rendu sensationnel de l’assemblée de l’après-midi. Les événements, qu’il aida autant qu’il put, le servirent à souhait.
Après la proclamation des candidats mis en nomination par l’officier-rapporteur, à deux heures précises, l’assemblée commença. L’honorable Vaillant, d’après les conventions acceptées de part et d’autre, devait parler le premier, ce jour-là. La noblesse, de son maintien, sa parole sincère et éloquente en imposèrent quand même à la foule qui lui était en majorité hostile. Quand il se retira après avoir annoncé qu’il se réservait le privilège de répondre aux attaques de ses adversaires lorsqu’il les aurait entendus, des applaudissements assez nombreux soulignèrent ses dernières paroles.
L’honorable conseiller législatif, comme d’habitude, pontifia et rappela les enseignements de l’Église, les encycliques du Souverain Pontife sur les idées modernes. Il noircit autant qu’il put le caractère de Vaillant et lui attribua des projets diaboliques. C’était un socialiste, sinon un anarchiste, n’osant encore montrer ses couleurs. Ce qu’il ne disait pas, cet homme le pensait. Gare aux électeurs s’ils ne voulaient subir le joug du protestantisme et de l’Angleterre. Et le bon apôtre, qui ricanait, dans les poils rares de sa barbe décolorée, termina sa harangue en conseillant à ses auditeurs d’aller demander au Pape ce qu’il pensait de l’ancien directeur du Flambeau, ce vieillard auguste que cet homme néfaste, qui sollicitait de nouveau leurs suffrages, avait fait tant de fois pleurer.
Tout le monde trembla d’épouvante.
Lorsque Paul Mirot, répondant au boniment invariable de Boniface Sarrasin voulut, comme dans les assemblées précédentes, amuser le public au dépens du candidat des bonnes mesures, il ne rencontra que de la froideur au lieu de récolter des applaudissements. Toutes les figures demeuraient graves et inquiètes.
Les amis du candidat Sarrasin avaient réservé au docteur Montretout le côté malpropre de la discussion. Il s’acquitta consciencieusement de cette tâche. De l’honorable Vaillant, dont la vie privée était inattaquable, ne pouvant rien dire, il s’en prit à sa famille. Il parla d’abord de son fils, qui avait épousé une américaine dévergondée, une protestante sans pudeur, dont l’oncle millionnaire faisait une vie scandaleuse à New-York. Puis il fit allusion à Simone, nièce de l’ancien ministre, prétendant que de mauvais bruits couraient sur son compte, bruits auxquels n’était pas étranger le jeune journaliste, sans expérience et sans cervelle, qui combattait pour Vaillant, et qu’on venait d’entendre insulter tous les braves citoyens de Saint-Innocent, en essayant de ridiculiser l’un des leurs dans la personne de Boniface Sarrasin, le futur député du comté de Bellemarie.
Mirot, au comble de l’indignation, interrompit l’orateur en lui criant : Taisez-vous, misérable cocu !
Des partisans de Vaillant, dans la foule, répétèrent : Cocu !… Cocu !
Sans se déconcerter, tellement il en avait l’habitude, Montretout répliqua :
Oui, messieurs, je suis cocu, et je le sais depuis longtemps. La différence qu’il y a entre moi et ceux qui crient si fort, c’est qu’ils le sont, eux aussi, et ne le savent pas.
Pendant l’altercation qui s’en suivit, Solyme Lafarce, rédigeant ses notes sur l’estrade des orateurs, s’éclipsa.
Lorsque le calme se fut rétabli, l’honorable Vaillant voulut qualifier comme elle le méritait la conduite du docteur Montretout. Mais juste à ce moment, on vit s’avancer, en face de l’estrade, un cultivateur tenant en laisse un veau du printemps sur le dos duquel on avait écrit au pinceau trempé de goudron : Vaillant traître à sa race. La foule stupide et méchante à ses heures, surtout lorsqu’on exploite grossièrement ses préjugés, éclata en bravos. Le grand tribun populaire, l’homme qui avait sacrifié ses plus chers intérêts pour travailler au développement intellectuel de ses compatriotes et améliorer leur condition matérielle, pâlit sous l’insulte et se roidissant contre le dégoût qui lui montait aux lèvres, essaya de parler. Ce fut en vain. À chaque fois qu’il ouvrait la bouche, quelqu’un tirait la queue du veau qui se mettait à braire lamentablement. À la fin, des protestations s’élevèrent, des coups de poings s’échangèrent autour du veau et une mêlée générale s’ensuivit. Solyme Lafarce remontait sur l’estrade, radieux, pour jouir du spectacle qu’il avait sournoisement préparé, quand il se trouva face à face avec
Paul Mirot qui lui sauta à la gorge en lui criant, la voix tremblante de colère : C’est toi, ivrogne, vil souteneur, qui a fait cela !… Et à plusieurs reprises il le souffleta en pleine figure. Le reporter du Populiste se débattit, essaya d’appeler au secours, mais son adversaire le saisit à bras-le-corps et l’envoya rouler dans la poussière.
Le soir, on envisagea froidement, la situation : elle n’était pas rose. L’honorable Vaillant, profondément affecté par les événements de l’après-midi, ne conservait que peu d’espoir dans le résultat final de la lutte. Il est vrai qu’il pouvait compter sur le ferme appui de la majorité des électeurs de quelques paroisses, telles que Mamelmont, mais dans les autres paroisses il eut fallu beaucoup d’argent, pour contrebalancer l’effet des sermons du dimanche et de la corruption des consciences par le docteur Montretout, qui achetait les votes à n’importe quel prix. C’était, du reste, une manœuvre à laquelle l’ancien ministre n’avait jamais voulu se prêter.
Toute la méprisable et nombreuse catégorie d’électeurs pour qui le mot élection veut dire bombance et argent, voyant que la lutte était chaude, s’en réjouissait. Aux élections précédentes, ces individus que les anglais qualifient de l’épithète méprisante de suckers, n’avaient pas eu de chance : la popularité de Vaillant était trop grande et, partant, la lutte trop inégale entre lui et ses adversaires pour que l’on en puisse tirer grand profit. Aussi se promettait-on de se rattraper, le cas échéant. C’était le moment d’agir et dans la soirée, l’hôtel où se retiraient l’ancien député du comté et son jeune ami, tous les individus louches se présentèrent et demandèrent à parler à leur candidat. Tous protestèrent de leur dévouement et lui offrirent leurs services. Ils ne demandaient rien pour eux. Au contraire, ils étaient prêts à s’imposer les plus grands sacrifices pour battre cet imbécile de Sarrasin. Mais il y avait des petites dépenses à faire pour l’organisation, et l’on rencontrait des électeurs ben exigeants. C’était honteux de se faire payer pour voter, mais y comprenaient pas ça. L’un, conseiller municipal, avec cinquante dollars, pouvait contrôler cinquante votes. Un autre connaissait un brave homme qui demandait vingt-cinq dollars, juste la somme dont il avait besoin pour payer un billet venant échu à la Toussaint, en échange de son vote, de ceux de ses cinq fils et d’un neveu qui restait à la maison. D’autres s’offrirent sans détour, comme cabaleurs de première force, connaissant toutes les roueries du métier, prêts à tout faire, même à se parjurer au besoin. Tout ce qu’ils demandaient, c’était une petite reconnaissance, comme qui dirait dix, quinze, vingt-cinq ou cinquante dollars, et puis de l’argent, pour acheter quelques gallons de whisky. Car il faut, payer la traite aux électeurs qui viennent au comité, pour les attirer en plus grand nombre chaque soir. C’est là que se fait le bon travail. Il s’en trouva de plus cupides, qui ne pouvaient se déranger à moins de cent dollars.
L’honorable Vaillant les congédia tous en leur disant, qu’il y verrait, qu’il n’avait pas encore prévu ces complications. Mais quand le dernier de ces écumeurs d’élection fut parti, il respira plus à l’aise, débarrassé de la présence de ces tristes individus. Il dit à Mirot, qui l’interrogeait du regard :
— Ces gens-là, malgré toutes leurs protestations de dévouement, seront bientôt chez Sarrasin, lui offrant leurs services aux mêmes conditions, puis au rabais si le commerçant de volailles refuse de se laisser tromper sur la valeur de la marchandise.
La soirée, qui fut plutôt triste, se termina par la lecture des journaux. Les nouvelles de la division Saint-Jean-Baptiste, la plus arriérée de Montréal, étaient mauvaises. Le notaire Pardevant communiait tous les matins, et le public se rassemblait devant la porte de l’église pour le voir sortir, son livre de messe à la main. Il avait acquis une grande réputation de sainteté. Sa photographie, qu’il distribuait dans les familles, était placée entre les statues de Saint-Joseph et de la Vierge Marie. Et partout où son adversaire, Marcel Lebon, se montrait, les jeunes Paladins de la Province de Québec, fidèles à leur mission de tout régénérer dans le Christ, par la calomnie et la violence, l’accablaient d’injures, le traitaient de mangeur de prêtres, l’accusaient d’être l’instrument de Vaillant le renégat. Et ceux-là même qui répudiaient ces procédés malhonnêtes, qui ne croyaient pas un mot des accusations portées contre lui, hurlaient avec les autres pour ne pas être remarqués, de crainte de s’attirer des ennuis. L’épicier tenait à vendre son fromage moisi, le marchand de nouveautés à trouver des acheteuses pour ses corsets doublés de satin, ses bas ajourés et ses pantalons à garnitures de dentelles ; et, ainsi de suite, jusqu’au médecin du quartier qui se plongeait prudemment dans l’étude d’ouvrages de pathologie qu’il n’avait pas consultés depuis des années.
Quant au mutualiste Charbonneau, dans la division Sainte-Cunégonde, il fouaillait d’importance Prudent Poirier, dévoilant au grand jour tous les méfaits de l’industriel vert-galant. Devant des auditoires ouvriers, il démontrait que cet homme n’était qu’un vil exploiteur de la misère humaine, encaissant des bénéfices exorbitants et payant des salaires de famine à ses employés. Il l’accusait, partout d’avoir, à la suggestion de Troussebelle, voté contre l’intérêt de la classe ouvrière à la Chambre, en s’opposant à l’octroi de privilèges à une compagnie concurrente d’un monopole dont tout le monde avait à souffrir. Dans cette division, plus avancée que celle de Saint-Jean-Baptiste, les Paladins de la Province de Québec essayèrent, à plusieurs reprises, de se faufiler pour combattre la candidature de Charbonneau, mais ils furent à chaque tentative hués et obligés de fuir devant la foule indignée et menaçante. Le candidat ouvrier, disaient les journaux, même Le Populiste, avait de grandes chances de succès. Ses amis prétendaient qu’il battrait son adversaire par une forte majorité.
L’honorable Vaillant, en rejetant le journal qu’il venait de parcourir, dit à Mirot :
— Si je suis défait, voilà l’homme qui appuiera devant la Chambre, les réformes que j’ai proposées. Ce sont les classes ouvrières qui nous sauveront en forçant le gouvernement à donner au peuple plus de liberté et plus d’instruction.
Durant la semaine précédant le scrutin, les candidats parcoururent les différentes paroisses du comté de Bellemarie, et Vaillant et ses amis remportèrent quelques succès. Une réaction s’était faite après l’assemblée de Saint-Innocent et les électeurs, un moment ébranlés dans leurs convictions, se ralliaient autour de la candidature de leur ancien député. Les derniers jours de la bataille furent consacrés à l’organisation. L’ancien ministre visita ses comités et fut accueilli partout avec enthousiasme. Cependant, certaines figures connues manquaient ici et là, gagnées par l’argent et le whisky que l’on distribuait généreusement dans les comités de l’adversaire.
La veille de l’ouverture des bureaux de votation, un numéro spécial du Dimanche parut à plusieurs milliers d’exemplaires, qui furent distribués dans le comté de Bellemarie, les divisions Saint-Jean-Baptiste et Sainte-Cunégonde. Ce vaillant petit journal qui avait soutenu habilement la lutte, sous la direction de Jacques Vaillant et de Modeste Leblanc, contre les journaux hostiles aux candidats réformistes, résumait la politique proclamée par ces hommes de progrès et réduisait à néant les accusations portées contre eux par leurs adversaires.
Ce journal fut dénoncé par les réactionnaires, aux portes des églises, et des exemplaires du Dimanche furent déchirés par centaines et traînés dans la boue, sous les pieds de ceux qui voulaient passer pour être plus fervents que les autres.
Tous ceux qui ont pris une part active aux élections savent que durant la nuit précédant le scrutin les cabaleurs sont sur pieds et que c’est souvent cette nuit-là que se décide le sort des candidats. On va de maison en maison réveiller les électeurs susceptibles d’être influencés par des promesses, de l’argent ou quelque bonne bouteille. Il y en a qui se vendent et se revendent deux ou trois fois entre minuit et cinq heures du matin. Pour éviter, autant que possible, les poursuites en invalidation, on emploie toutes sortes de moyens détournés de corruption. À la campagne, on achète, par exemple, des œufs à cinq dollars la douzaine, un coq se paye dix dollars et un cochon maigre vingt-cinq dollars. À la ville, on achète autre chose : il y a des femmes si coquettes et des hommes qui ont toujours quelque bibelot à vendre, quelque pièce à louer.
Le lundi, dix-huit septembre, dès neuf heures du matin, tous les bureaux de votation furent assiégés d’électeurs anxieux de jeter le plus tôt possible, dans l’urne électorale, le bulletin marqué d’une croix en faveur du candidat choisi par chacun d’eux, selon ses convictions, par influence indue ou cupidité. Dans les villes on remplaça les morts et les absents dont les noms étaient inscrits sur les listes, par des individus que l’on payait de deux à cinq dollars le vote. À la campagne, où ces procédés étaient par trop dangereux, les représentants des candidats connaissant tous les voteurs dans chaque bureau de votation, on employa d’autres moyens pour violer la loi. Des bulletins de vote furent subtilisés, des illettrés furent trompés au point de voter à l’encontre de leurs opinions. Au bureau de votation du village de Mamelmont, où le candidat Sarrasin ne pouvait compter sur un seul vote, on fit assermenter durant les deux heures précédant la clôture du scrutin, c’est-à-dire entre trois et cinq heures, tous ceux qui se présentèrent, de sorte que, vu la longueur des formalités à remplir, plusieurs citoyens obligés d’attendre leur tour pour voter, furent privés de leurs droits d’électeurs.
Par toute la province, les procédés les plus malhonnêtes furent employés, la corruption la plus effrénée régna au cours de ces élections générales auxquelles le parti réactionnaire était préparé de longue date, soutenu par les fédérations de sociétés religieuses et soi-disant patriotiques, y compris les Paladins de la Province de Québec, association dans laquelle on avait enrôlé une multitude de jeunes gens.
À sept heures du soir, la foule se pressait devant le bureau de télégraphe de la petite gare du village de Saint-Innocent, et devant le bureau de téléphone situé à quelques pas de la gare, pour apprendre le résultat des élections. Les messages télégraphiques et téléphoniques étaient apportés au comité de l’honorable Vaillant aussitôt qu’ils arrivaient. C’était Paul Mirot qui recevait ces messages et les communiquait ensuite aux amis, de moins en moins nombreux dans la salle après chaque mauvaise nouvelle reçue. À sept heures et demie, lorsqu’on eut le résultat du vote dans toutes les paroisses du comté, Vaillant et Mirot restèrent seuls avec un jeune homme du village qui agissait, depuis le commencement de la lutte, comme secrétaire du comité de Saint-Innocent. Ce résultat était accablant. Boniface Sarrasin, commerçant de volailles, complètement détraqué depuis la retraite prêchée par les Pères du Rédempteur dans sa paroisse, battait son adversaire, ancien ministre, par une majorité de plus de cinq cents voix. L’honorable Vaillant avait prévu la défaite, mais il ne s’attendait pas à un écrasement. Aussi, eut-il une seconde de défaillance morale. Une larme brilla dans son regard clair, et tendant la main à son lieutenant fidèle, il lui dit :
— Mon jeune ami, je suis bien malheureux !
Il resta à son poste, cependant, pour attendre les
dépêches donnant le résultat des élections dans toute
la province. Ce furent les nouvelles de Montréal que
le télégraphe apporta les premières. Dans la division
Saint Jean-Baptiste, le notaire Pardevant triomphait
avec une majorité de plus de mille voix. La défaite
de Marcel Lebon était encore moins humiliante que
celle de Prudent Poirier, défait par le mutualiste
Charbonneau, dans la division Sainte-Cunégonde, qui
avait donné une majorité de deux mille huit cents
voix au candidat ouvrier. Cette nouvelle fut une consolation
pour le vaincu de Bellemarie. Au moins, un
sur trois triomphait. À onze heures, le résultat final
était connu. La prédiction de l’ancien ministre des
Terres de la Couronne s’était réalisée aux trois quarts.
Le gouvernement se maintenait au pouvoir, mais seulement
avec une majorité de quelques sièges. Le recomptage
des bulletins, les demandes en invalidation
à prévoir, la défection
de quelques
députés passant à
l’ennemi pouvaient
déterminer, d’un
moment à l’autre,
la chute du ministère.
Lorsque le candidat défait, accompagné de Mirot et du secrétaire du comité Vaillant, sortit de la salle pour se rendre à son hôtel, la foule entourait la demeure de Boniface Sarrasin, décorée de lanternes en papier rose, et acclamait encore le vainqueur de la journée. Les amis mêmes de Vaillant, ceux qui l’avaient suivi jusqu’à la fin, n’étaient pas les moins ardents à manifester leur joie au nouveau député. La lutte terminée, tout le monde prétendait avoir voté pour le candidat victorieux dont le front imbécile s’auréolait de gloire.
Devant ce spectacle, l’ancien ministre retrouva son énergie. Saisissant le bras du journaliste, d’une voix presque calme, il lui expliqua :
— Je ne pouvais vaincre Troussebelle et ses acolytes, car j’avais contre moi l’Ignorance, la Sottise et la Lâcheté, les trois plus redoutables ennemis du genre humain. Il y a près de deux mille ans le Christ, le premier des philosophes humanitaires, fut trahi et vendu par ses apôtres, abandonné de ses disciples et crucifié par son peuple qu’il voulait éclairer. Depuis ces temps anciens, le monde a subi l’influence néfaste des Pharisiens et des Judas. Espérons qu’un jour leur règne prendra fin. Car il ne faut pas se décourager, et surtout ne jamais abandonner la lutte. Les semeurs d’idées préparent l’avenir aux générations futures. S’ils recueillent souvent la haine et la trahison en récompense de leurs peines, ils ont au moins la satisfaction, quand la mort arrive, d’avoir développé en eux la vie dans toute sa plénitude, en pensant, travaillant, aimant et souffrant. C’est pour vous, mon ami, qui êtes jeune, que je dis ces choses. Quant à moi, ma carrière politique est brisée et je suis trop vieux pour recommencer ma vie.
Le lendemain, dans le train qui les ramenait vers la métropole, Mirot constata qu’en effet, l’honorable Vaillant était devenu vieux, sinon d’âge, du moins de fatigues accumulées dans les batailles sans trêve qu’il livrait depuis quelques années contre le fanatisme, l’ignorance, la calomnie, la cupidité des exploiteurs de peuple, l’hypocrisie triomphante. Et il remarqua, pour la première fois, que la chevelure du tribun avait blanchi.
En regardant ces cheveux blancs mettre de l’hiver aux tempes de l’homme qu’il admirait le plus au monde, le journaliste murmura entre ses dents :
— La voix du peuple, c’est la voix des… autres.