Le dernier des Trencavels, Tome 1/Livre huitième

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Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 1p. 166-199).


LIVRE HUITIÈME.

Le Concile.


Raymond de Toulouse, réuni aux comtes de Foix et de Comminges dans un faubourg de Rome, attendait tristement l’ouverture du concile, lorsqu’il vit arriver son jeune fils à peine âgé de 18 ans, qu’il croyait encore à la cour du roi d’Angleterre, son beau-frère.

Ce jeune prince, en qui la prudence était aussi précoce que le courage, s’était déguisé en marchand, avait traversé la France et l’Italie pour venir demander à l’Église rassemblée la réparation des torts faits en son nom aux droits qu’il tenait de Dieu et de la loi des fiefs.

Les larmes paternelles du vieux Raymond mouillèrent les joues de ce fils chéri dont nul ne pouvait contester l’innocence.

Le comte de Foix disait à celui de Comminges : « Si nous avions eu ce jeune homme pour chef de l’Occitanie, nous ne serions pas ici dans l’attitude des supplians. »

Les recommandations dont s’était muni le fils de Raymond de la part du roi des Anglais, devenu feudataire du St.-Siège, étaient d’un grand poids aux yeux du pape Innocent, qui d’ailleurs avait choisi pour règle de politique de s’assujétir les princes, non de les dépouiller.

Dans les premières années de son pontificat, il était parvenu à substituer Othon, comme empereur, à Philippe de Souabe excommunié, et Othon devint bientôt après un ennemi plus dangereux que son compétiteur. En France et en Angleterre, Innocent avait frappé d’anathème, sans les déposséder, les rois Philippe et Jean, se contentant de contraindre l’un à lui sacrifier ses plus chères affections, et l’autre à se faire vassal du St.-Siège(1).

Les affaires du midi de la France le tenaient en grand souci ; il comptait moins sur les lumières du concile que sur sa docilité à sanctionner les mesures qui lui seraient proposées. Il savait que l’inspiration du St.-Siège serait réputée celle du Saint-Esprit.

De tous les prélats qui s’étaient rendus à Rome, aucun n’était plus considéré par lui que l’évêque de Toulouse, en qui il avait observé cette sagacité qui rend les conseils utiles, et enseigne à trouver dans le présent le grand art de préparer l’avenir.

Foulques avait amené à Rome l’espagnol Dominique, auquel il confiait ses pensées ; méditant avec lui sur les mesures à prendre pour soustraire désormais les peuples aux déchiremens de l’hérésie, et les réunir sous une même foi comme ils sont sous un seul Dieu.

Ces deux prêtres avaient Concerté ensemble le plan d’une association nouvelle d’hommes religieux, voués spécialement à la prédication et à la surveillance de la police catholique, voyant ainsi dans leurs mains le glaive de la parole et celui de la justice, empruntés aux Archanges.

Ces nouveaux moines devaient être préservés par leurs statuts des pièges de cette vie oisive où se sont endormis les enfans de St.-Benoît, et des passions ambitieuses qui ont séduit en si peu de temps les avides cisterciens. Des vêtemens blancs et noirs étaient destinés à les distinguer des uns et des autres. Leur dévouement au St.-Siège était illimité ; dociles envers lui, terribles envers les peuples qu’ils devaient poursuivre de leurs enquêtes, et atteindre par leurs sentences, ils assumaient sur eux tout l’odieux des rigueurs dont ils n’étaient que les instrumens(2).

Le pape reçut avec bienveillance les propositions et les explications du moine espagnol ; il lui promit de les examiner attentivement, et le congédia en lui donnant sa bénédiction.

Demeuré seul avec Foulques : « Je ne puis approuver, » lui dit-il, « l’acharnement que vous mettez à poursuivre le comte Raymond, et à consommer sa spoliation en faveur de Simon de Montfort, déjà investi du domaine de Trencavel.

Cette obstination à ruiner un prince plus faible que méchant n’est ni dans l’esprit ni dans l’intérêt de l’Église. Il y a peu de charité et point de prudence à pousser au désespoir ceux qui se repentent et se soumettent pour satisfaire l’avidité d’hommes insatiables, et en faire des ingrats. »

« Très saint Père, » répondit humblement Foulques, « la parole émanée du St.-Siège sera toujours à mes yeux la parole de la loi ; mais qu’il me soit permis de vous expliquer les motifs qui ont déterminé les procédés de tous les prélats dévoués à la cause de la sainte Église notre mère, procédés qu’ont approuvé tous vos légats. »

« En effet, » reprit le pape, « il y a déjà cinq années que mes légats d’Occitanie semblent avoir pris à tâche d’éluder les instructions que je leur ai données, soit en se refusant d’admettre le comte à une justification qu’il leur était prescrit de recevoir, soit en faisant de cet acte de justification un nouveau piège pour l’accabler. »

« Ces délégués, » répondit Foulques, « ont vu les choses de près ; et leur politique a été unanime, parce qu’ayant sous les yeux les mêmes données, ils n’ont pu s’empêcher d’en déduire les mêmes conséquences. »

« Je n’adopte point, » dit le St.-Père, a ces règles de politique suggérées par les faits du détail et les rapports locaux. Les choses ne peuvent être bien jugées et saisies dans leur ensemble, qu’en les voyant de loin. On court le risque, sans cette précaution, de sacrifier l’avenir au présent.

« Je ne vous dissimule pas que l’avenir des Montfort m’inquiète bien plus que celui de la famille dégénérée des anciens comtes toulousains. Une dynastie nouvelle est toujours remuante et possédée du démon de la convoitise. Les exemples en ont été fréquens en France ; et c’est là surtout qu’il importe de ne pas déplacer les pouvoirs qui se balancent entre eux, et tiennent en respect l’ambition royale.

« Vous voyez, » ajouta le pape, « que je vous parle à cœur ouvert. Je pense que vos conseils peuvent être encore pendant bien des années utiles à l’Église. Pour moi, je sens déjà les avant-coureurs d’une fin prochaine et anticipée, et je ne saurais me dissimuler que mes forces vont fléchissant sous le poids du fardeau qui m’est imposé. »

« À Dieu ne plaise, » s’écria Foulques vivement ému, « que le fil de votre précieuse vie puisse être sitôt interrompu. Les desseins du Dieu tout-puissant se sont, manifestés dans tous vos actes. Il vous a fait asseoir sur le saint siège dans la vigueur de l’âge, afin de vous laisser le temps de conduire à sa perfection ce majestueux édifice de la domination universelle de l’Église, si habilement commencé il y a plus d’un siècle par le saint pape Grégoire septième.

« La conquête étant maintenant achevée, les soins de l’avenir sont moins laborieux, et ne sauraient excéder les forces qui vous restent. Dieu vous accordera, très saint Père, la juste consolation de voir se consolider, pendant une paisible et glorieuse vieillesse, les grands résultats obtenus par le labeur des dix-sept premières années de votre pontificat. »

Ce propos flatteur parut dissiper pendant quelques momens les tristes pressentimens du St.-Père. « Laissons à Dieu, » dit-il, « le soin de disposer de nous, et ne songeons qu’à nous rendre dignes de sa miséricorde, en accomplissant ses œuvres. Avez-vous bien réfléchi sur les suites qu’entraînerait la domination des Montfort sur toute l’Occitanie. Ne voyez-vous pas que confirmer Simon dans la possession du comté de Toulouse, c’est livrer à sa discrétion les terres du comte de Foix, et de tant d’autres seigneurs compromis par l’hérésie. C’est nous donner un roi de plus dans notre voisinage. »

« Très saint Père, » répondit Foulques, « cette considération ne m’a point échappé, et, si j’avais pu oublier jusqu’à ce point les règles de la prévoyance, Montfort lui-même aurait pris soin de m’éclairer. Ses projets se sont décelés par l’ardeur profane qu’il a mise à usurper le duché de Narbonne, au lieu d’attendre qu’il lui fût déféré par la voix souveraine de l’Église.

« Simon est laïque et prince ; il sera donc, s’il n’est déjà, notre ennemi ; mais puisque le malheur des temps exige encore que le St.-Siège prenne ses instrumens parmi les laïques, tout se réduit à choisir entre eux si non les meilleurs, du moins les plus supportables. Le comte Raymond est personnellement bien moins dangereux que Simon. Mais la force politique attachée à son nom et à sa race est essentiellement dominante dans le pays. Cette force, dans laquelle l’hérésie puise tous ses moyens de résistance, doit survivre à Simon aussi bien qu’à Raymond ; et, s’il est permis d’interroger l’avenir, l’enfant de Raymond, se trouvant protégé par elle, pourrait bien l’emporter sur le fils de Simon, qui s’annonce déjà comme un guerrier médiocre.

« Voilà, saint Père, ce qui tient en alarme tous les prélats d’Occitanie, et ce qui a motivé les résolutions de vos légats. L’extermination de l’hérésie a été leur unique pensée, et ce but ne peut être atteint qu’en ôtant aux peuples de cette contrée les moyens et l’espérance de recouvrer leurs anciens seigneurs. Les nouveaux, quels qu’ils soient, seront long-temps faibles et mal assis, à raison du mauvais vouloir de leurs sujets. Ils auront besoin de l’appui de l’Église pour se maintenir ; et jusqu’à ce que le temps ait donné des racines à leur domination, s’ils viennent à se montrer ingrats ou indociles, il suffira d’un décret du St.-Siège pour les déposséder. »

Le pape fit à ce discours un signe d’assentiment. Foulques se sentit encouragé et reprit la parole : « Que votre Sainteté me permette, » dit-il, « d’appeler sa prévoyance sur un autre objet bien plus important.

« Ce sont moins les seigneurs du second ordre qu’il convient d’affaiblir par la dépossession et le partage de leurs domaines, que ces princes assis au premier rang, qui ne se contentent plus comme autrefois des honneurs et du renom de la royauté, et sont parvenus à fonder en leurs mains une domination réelle, qui s’accroît tous les jours, soit par la conquête et les négociations, soit par la protection intéressée, offerte aux peuples qui ne sont pas soumis à leur domaine immédiat.

« Au fond, il importe peu que l’Occitanie appartienne à la maison de Toulouse ou à celle de Montfort. Ce qui est vraiment important, c’est qu’elle ne tombe pas dans les mains royales de Philippe ou de son successeur. Le cours naturel des choses me paraît devoir suffire pour amener la réunion de ce vaste domaine à la couronne de France, si la sagesse des pontifes ne parvient à détourner ce torrent et à lui donner une autre direction.

« Il est vrai que le jeune Louis s’est montré à Toulouse en simple pèlerin sans donner lieu au plus léger soupçon de quelque vue ambitieuse. Mais peut-être n’en est-il pas de même dans l’esprit de son père, qui, ayant déjà accru son royaume de plusieurs provinces du nord, n’a pu manquer de discerner dans le déchirement de celles du midi les chances qui peuvent lui amener cette riche proie. Il n’est point de conquêtes plus faciles et plus sûres que celles qui s’offrent ainsi d’elles-mêmes. La puissance des temps dispense quelquefois les conquérans d’être habiles, de même qu’elle se joue de l’habileté des faibles lorsqu’ils ont à lutter contre la nécessité. »

« Je ne me suis point dissimulé, » répondit Innocent, « cette fatale vérité. Les mêmes causes qui ont accru dans le dernier siècle la puissance du St.-Siège ont donné une haute impulsion à celle des rois, et tend à les rendre tout-puissans.

« Ces croisades, qui ont fait marcher toutes les armées de l’Europe au signal donné par l’Église, ont épuisé les possesseurs de fiefs, et en ont mis un grand nombre à la merci des rois. Telle est d’ailleurs l’invincible loi qui régit les affaires humaines. La domination des seigneurs avait atteint son plus haut terme, lorsqu’ils firent descendre du trône le dernier des rejetons de Charlemagne. L’équilibre n’a pu long-temps se maintenir entre cette multitude de maîtres de la terre. Aussitôt que la royauté a été l’attribut du plus puissant d’entre eux, elle a dû commencer à reprendre son ascendant. Sa marche a été lente, et s’est opérée à travers bien des difficultés ; mais le travail des temps semble rendre son triomphe inévitable.

« Et c’est ce triomphe, » dit Foulques, « qu’il faut entraver et empêcher à tout prix, ou c’en est fait de l’autorité de l’Église. Pensez-vous que si la domination du roi des Français vient à s’étendre des Pyrénées jusqu’au Rhin, il se laisse aussi facilement effrayer par les menaces d’interdit et d’excommunication. Le St.-Siège est maintenant obéi par tous les rois de l’Europe, et tous ont fléchi le genou devant les décrets de votre Sainteté. La conquête est donc achevée : il n’est plus question que de la maintenir ; mais si les choses prennent un autre cours, si la dépouille des feudataires et des nobles est désormais acquise par un petit nombre de princes appelés rois, ceux-ci sauront bientôt s’affranchir des liens où les retient la religion. Il suffira peut-être d’un siècle pour que les anathèmes du Vatican se trouvent impuissans, et deviennent un objet de risée(3). »

« Très saint Père, » continua Foulques, « les peuples de France ont été, depuis l’invasion des Germains, la proie des guerriers devenus seigneurs et maîtres du pays. Ces peuples ont fait la force de leurs maîtres ; et c’est en effet de leur possession directe que dérive la force politique. Ils désertent maintenant les seigneurs, parce qu’ils trouvent un refuge dans la royauté.

« On peut les considérer comme un héritage vacant dont les rois sont prêts à s’emparer, à moins que l’Église ne prenne soin de le soustraire à leurs mains profanes.

Or, l’Église peut tout en ce moment ; et il appartient à celui des pontifes romains qui a porté au plus haut degré la puissance de l’autel, de rallier à lui ces populations remuantes et irrésolues. »

« Foulques, » répondit le pape, « le présent appartient quelquefois aux hommes, l’avenir n’est jamais qu’à Dieu. Je sens bien qu’il n’y a de puissance solide et durable que pour ceux qui disposent immédiatement de la force des peuples ; mais dans un empire aussi vaste que la chrétienté, serait-il possible d’établir un pouvoir temporel unique et absolu ? Ce pouvoir, fût-il établi, ne saurait se maintenir. Nous avons l’exemple des califes qui ont conquis en quelques années la moitié du monde et menacé l’autre moitié. Eh bien, ces rois pontifes, ces despotes armés du double glaive, ont vu en moins de deux siècles ce grand pouvoir leur échapper et tomber en parcelles.

« Des lieutenans et des étrangers s’en disputent maintenant les derniers lambeaux, pendant que les successeurs de l’humble Saint-Pierre, procédant lentement, et maniant à propos les seuls instrumens du pouvoir spirituel, ont marché de progrès en progrès pendant la durée de dix siècles, et dictent maintenant des lois à vingt royaumes. »

« Je suis loin de penser, » répondit Foulques, « qu’il convienne d’abandonner une politique aussi prudente et aussi efficace ; mais si elle a suffi pour conquérir, votre Sainteté a reconnu elle-même qu’il faut autre chose pour conserver. Je ne propose point de faire de l’Église un camp et de son chef un empereur. Peut-être verra-t-on quelque jour un de vos successeurs endosser la cuirasse(4) et marcher à la tête d’une armée. J’augurerais mal de cette tentative au temps où nous sommes ; mais, étant préparée de loin, elle pourrait arriver à ses fins. L’esprit militaire des prélats actuels n’a besoin que d’être encouragé et propagé pour obtenir un grand ascendant sur toutes les affaires du monde chrétien.

« C’est l’évêque(5) de Senlis qui a dirigé l’armée française à la bataille de Bovines ; parmi nos seigneurs croisés, aucun laïque, Montfort excepté, n’a montré plus de capacité dans l’art des combats que l’archidiacre de Paris ; l’abbé de Citeaux, devenu archevêque de Narbonne, s’est trouvé en Espagne aussi habile à combattre comme général, qu’il l’avait été à négocier comme légat ; et au sujet de vos légats d’Orient, il ne leur a manqué pour assurer le succès de cette guerre sainte, que de pouvoir commander en chef les bandes de croisés, au lieu d’être seulement les conseillers et les arbitres de tant de princes arrogans et querelleurs. »

Innocent parut frappé de la hardiesse et de la hauteur des idées du prélat.

« Au moins faudrait-il, » reprit Foulques, « puisque les seigneuries laïques vont s’éteignant, mettre à profit le temps favorable pour les attirer à l’Église, au lieu de les laisser tomber dans le domaine royal.

« Ces possessions en déchéance, distribuées à des hommes voués au célibat, seraient mises à l’abri des usurpations qui naissent des accidens et des luttes de l’hérédité. La seule règle qu’exigerait la prudence dans une telle distribution serait de disséminer et diviser les domaines, et de ne point en réunir plusieurs sur une seule tête ; car, même parmi les clercs, il convient que les principaux, assez puissans pour servir utilement d’auxiliaires au St.-Siège, ne le soient point assez pour lui résister.

« Mais, » ajouta Foulques, « ce qui importe bien plus que l’occupation des domaines, c’est la conquête des peuples et leur assujettissement à la voix des pasteurs investis de la puissance spirituelle. »

L’attention du St.-Père fut vivement excitée par ce propos. « Voilà, » dit-il, « ce dont il faut s’aviser ; car l’incorporation des fiefs à l’Église ferait naître des difficultés insurmontables. »

« Un grand mouvement, » reprit Foulques, « s’opère dans l’esprit de toutes les populations chrétiennes. À mesure que la propriété est devenue le prix du travail, le travail est devenu plus actif et plus productif ; rien n’a plus contribué à cette innovation que l’abolition progressive de l’esclavage, à laquelle l’Église a puissamment coopéré. N’est-il pas bien juste qu’elle soit appelée à recueillir les fruits qu’elle-même a semés ?

« Cet affranchissement des serfs, cette richesse toujours croissante des bourgeois, sont la véritable cause de la ruine prochaine de l’édifice féodal. Partout où se sont formées des communes, elles ont pris une croissance rapide, d’abord en achetant leurs privilèges, puis en les défendant et les augmentant à main armée. Elles ne sont demeurées faibles que par leur isolement. Réunies en confédération, elles seraient déjà maîtresses de la haute Italie et d’une grande partie de la France, Ce moyen d’union et de force qui leur manque, l’Église peut le leur offrir aussi bien que la royauté, et mieux qu’elle. Il est fâcheux que celle-ci ait pris les devans, mais il est encore temps de détourner les peuples vers une autre voie. »

« Je suis impatient, » dit le pape, « de savoir quels seraient vos moyens. »

« L’homme en naissant, » dit Foulques, « est remis en nos mains. Le devoir de l’Église est de l’y retenir jusqu’au tombeau. Cette tâche était sans doute plus facile dans les temps d’ignorance, car la crédulité se plaît à obéir ; mais puisque ces temps s’en vont, et que la science commence à prendre son essor parmi les chrétiens, c’est dans la science qu’il faut les précéder ; c’est de la science que l’autorité du St.-Siège doit se rendre maîtresse, afin de la dispenser aux peuples comme les autres dons qui émanent du ciel.

« Ces peuples se trouvent maintenant beaucoup trop livrés à eux-mêmes ils ne voient dans les prélats, les abbés et les moines, que des seigneurs en robe tout aussi exigeans que les hommes d’épée, et non moins aptes à dévorer les fruits du travail commun.

« Beaucoup de citadins se sont faits hérétiques, parce qu’ils ont vu dans l’hérésie Un moyen plus prompt de se soustraire au joug seigneurial. Les moines qui sont venus les prêcher et, les convertir leur étaient inconnus, ayant toujours vécu dans les cloître et devant y retourner après leurs inutiles prédications. La vie cénobitique n’a point été instituée pour faire des conquêtes. Il faut maintenant à l’Église d’autres soldats ; il lui faut des religieux politiques, vivant dans le monde et mêlés à la foule pour la diriger par les prédications, pour l’édifier par les exemples. Il faut faire ces clercs réguliers, afin qu’ils ne soient pas livrés aux caprices des évêques, et que l’esprit d’association les tienne assujettis à une direction unique, qui émane immédiatement du St.-Siège.

« Les enfans de Dominique sont institués dans ce but et peuvent rendre à l’Église d’immenses services, si on les organise en une milice spéciale dévouée aux ordres du St.-Père, et investie par lui de la recherche ou inquisition des mœurs et des doctrines.

« Cette institution, habilement dirigée, est sans doute la plus propre à couper les racines de l’hérésie actuelle et à étouffer les nouvelles dans leur germe,

« Mais sa portée pourrait s’étendre plus loin. En s’exerçant d’abord sur les vilains et les bourgeois, il faudrait qu’elle parvînt à envelopper successivement dans le même réseau les nobles, les seigneurs et les rois eux-mêmes.

« Un regret me surprend en me livrant à la contemplation de ce système théocratique, c’est de ne point trouver dans les compagnons de Dominique toutes les qualités propres à garantir le succès d’un pareil institut. Ils sont généralement peu versés dans les lettres, et n’en conçoivent pas même l’importance. Cette importance, très saint Père vous êtes trop éclairé pour vous la dissimuler. Votre pensée s’élève trop haut pour vous laisser ignorer quels sont les élémens de l’avenir. »

Cette adroite flatterie chatouilla l’amour-propre d’Innocent, « Achevez, » dit-il à Foulques, « car dans vos discours les conceptions de la politique profane semblent sanctionnées par l’inspiration des prophètes. »

« Depuis que la science, » reprit Foulques, « a commencé d’envahir le monde, vous avez dû remarquer que plus elle s’avance, plus elle s’isole de la religion. Elle nous vient principalement des Arabes, dont elle a déjà flétri les dogmes et émoussé le zèle religieux. Les mêmes effets nous menacent, et il faut pour les prévenir d’autres moyens que ceux employés contre l’hérésie. La vérité ne peut être déracinée comme l’erreur ; et ce qu’il y a de vrai dans les sciences humaines ne peut manquer de survivre à toutes les persécutions. Il est dans l’essence des acquisitions de l’esprit humain, d’aller toujours croissant, au lieu que la religion est par sa nature stationnaire et immuable. Il faut donc éviter autant qu’il est possible de mettre aux prises ces deux grandes puissances, dont l’une maîtrise l’esprit et l’autre le cœur de l’homme. Elles y peuvent régner ensemble, car la vérité est une, et ce sont seulement les sciences menteuses qui se trouveraient en opposition avec la foi évangélique ; or, pour combattre ces fausses doctrines, il est absolument nécessaire de bien connaître les véritables, afin de ne pas engager et intéresser l’Église dans des controverses où elle se trouverait humiliée. Puisque les sciences reparaissent parmi les hommes, après un long sommeil, c’est aux envoyés de Dieu qu’il appartient d’en être les interprètes, comme ils l’étaient dans les premiers siècles de l’Église.

« Augustin, Jérôme, Ambroise, les deux Grégoires, Basile, Chrysostôme, furent les premiers hommes de leur temps dans l’ordre des lettres et de la philosophie, aussi bien que dans l’ordre religieux ; si la puissance temporelle leur eût été assujettie, comme elle l’est maintenant au St.-Siège, peut-être eussent-ils préservé le monde chrétien de tous les déchiremens qui sont survenus par l’invasion des peuples du nord et de l’orient. Recueillons du moins leur héritage et apprenons de leur exemple que le sceptre des sciences et des lettres doit être tenu par le clergé. Tous les moyens de former des hommes savans sont en notre disposition ; les bibliothèques des monastères et une partie de leurs richesses peuvent être consacrées à ce soin ; que l’éclat de nos écoles fasse rentrer dans le néant ces écoles laïques. Rallions à nous ces universités qui commencent à s’élever sous la protection des rois et des communes.

Puisse l’exemple de Dominique faire surgir au sein de l’Église une autre congrégation de clercs réguliers, qui se voue à l’étude des sciences profanes pour les rattacher à l’anneau du pécheur ; qui marche en avant de son siècle, non pour en précipiter le progrès, mais pour le régulariser ; qui puisse conquérir et s’approprier le domaine de l’instruction des peuples, en se rendant digne de cette conquête ; qui fournisse des guides à l’industrie, des maîtres aux hommes studieux, et aux princes de la terre des conseillers capables de s’élever au-dessus de la foule des hommes de cour. C’est dans une institution pareille dont la tête serait à Rome, et dont les bras s’étendraient sur le monde chrétien, que je croirais voir garantie la perpétuité du pouvoir maintenant attaché au siège de St.-Pierre(6). »

« À ce compte, » dit le pape, « je présume que vous feriez assez peu de cas de l’institution qui nous est proposée par le bon homme François d’Assise. »

« Chaque chose a son mérite, » répondit Foulques, « et on peut tirer parti de tout. Les enfans de François, répandus dans le monde, vêtus grossièrement et vivant d’aumônes, seront les missionnaires des classes pauvres et inférieures ; ceux de Dominique dirigeront par leurs prédications et maintiendront par la rigueur de leurs sentences, la bourgeoisie et la noblesse du second ordre : le système serait complété, si une autre institution plus relevée venait occuper les écoles dirigées par les universités, et se trouvait nécessairement appelée dans le palais des rois, à raison de la supériorité des talens et de la connaissance plus parfaite des choses et des hommes. Puisque la science nous arrive, apprenons à régner par la science ; car on ne peut long-temps régner contre elle. »

Le pape admirait l’étendue et la profondeur des vues que lui exposait Foulques. « Jamais homme d’Église, » lui dit-il, « n’a mérité mieux que vous le nom de trouveur. « Mais, » ajouta-t-il, « les clercs sont maintenant bien riches pour en faire des savans, et il est bien à craindre que les savans devenus riches ne demeurent en arrière de la science. »

Cette conversation (ou tenzon) fut interrompue par un messager qui vint annoncer au St.-Père la réunion des prélats dans l’église de Latran. « Allons, » dit-il à Foulques, « il faut bien maintenant songer aux affaires présentes ; les soins de l’avenir nous occuperont plus tard. »

Je m’abstiens de dire ici les cérémonies et les délibérations qui ont signalé cette réunion de l’Église universelle, voulant me borner au récit des choses relatives aux affaires d’Occitanie.

On dressa d’abord les articles de foi propres à faire ressortir et caractériser l’erreur des doctrines hérétiques des Vaudois et des Albigeois, L’anathème fut ensuite prononcé contre les hérétiques, et suivi d’un décret en vertu duquel les condamnés étaient dépouillés de leurs biens, leurs vassaux, s’ils en avaient, dégagés de leur serment de fidélité, et leurs terres livrées à quiconque voudrait s’en saisir. On déclara les fauteurs et receleurs des hérétiques excommuniés, infâmes, incapables d’exercer des droits civils, s’ils ne satisfaisaient dans un an aux admonitions de leur évêque.

Ce même décret menaçait les évêques eux-mêmes d’être déportés, s’ils mettaient de la négligence dans les poursuites qui leur étaient prescrites(7), Les princes dépossédés furent ensuite admis à exposer leurs griefs. Celui qui excitait le plus d’intérêt était le jeune Raymond, dont la vie à peine commencée ne laissait aucun prétexte aux reproches, et qui se présentait muni des recommandations du roi des Anglais.

Plusieurs prélats, et notamment l’abbé de St.-Thibéry, entreprirent la défense des anciens maîtres de l’Occitanie.

Le comte de Foix, ayant ensuite présenté sa justification, fut brusquement interrompu par l’évêque de Toulouse. « Il sied bien à ce prince, » dit Foulques, « de vanter sa loyauté et sa fidélité à la sainte Église, lui qui a fait du château de Monségur un repaire d’hérétiques, qu’il a fallu brûler jusqu’au dernier, quand on s’en est rendu maître ; lui qui à St.-Joire ordonna le massacre des croisés allemands, dont le sang crie vengeance(8). »

« Le saint concile, » répondit gravement le comte de Foix, « ne doit point ignorer que ces Allemands étaient une bande de pillards, que les peuples indignés ont justement punis de leurs rapines. Quant au château de Monségur, l’évêque de Toulouse sait aussi bien que moi que ce domaine a été celui de ma sœur et non le mien, et bien qu’on ait traité les défenseurs de ce fort selon la terrible loi de la guerre, la charité d’un évêque eût dû le préserver de donner sa sanction à cette cruelle sentence. »

Cette réponse du comte de Foix trouva des approbateurs, et le chantre de l’église de Lyon en prit occasion pour reprocher à Foulques sa haine invétérée contre le comte de Toulouse, dont il avait converti la capitale en un amas de décombres, arrosés du sang de dix mille de ses habitans.

Arnaud lui-même, l’ancien persécuteur de Raymond, mais devenu, depuis son élévation au siège de Narbonne, le rival de Montfort, parla en faveur des princes dépossédés. Au contraire, son ancien collègue Thédise, devenu évêque d’Agde, et à qui personne n’en disputait la seigneurie, défendit avec chaleur la cause de l’usurpation. Le plus grand nombre des prélats se joignit à Thédise, quoique le pape témoignât quelque intérêt en faveur du jeune et innocent héritier des comtes de Toulouse.

« Très saint Père, » lui dit alors l’évêque d’Osma, « les murmures des prélats apologistes de la spoliation ne prévaudront pas long-temps contre la force des choses. L’amour des peuples, la protection des rois de France et d’Angleterre feront tôt ou tard rentrer dans leurs domaines ceux que la violence en aura exclus. »

« L’Église, » répondit gravement le pape, « est assez puissante et assez riche pour dédommager le fils du comte de Toulouse des domaines qui seraient retenus par Simon de Montfort. Je lui en donnerai d’autres, s’il est fidèle à Dieu et au St.-Siège. »

L’œuvre de l’iniquité fut ensuite consommée, et on déclara canoniquement que la ville de Toulouse et tous les domaines conquis par les croisés demeureraient octroyés et dévolus au comte de Montfort. Les terres de Provence furent destinées conditionnellement au fils de Raymond. On alloua une rente de 400 marcs au malheureux père, à la charge par lui de vivre hors du pays, en un lieu convenable, pour y faire pénitence de ses péchés.

La cause des comtes de Foix et de Comminges demeura réservée au St.-Siège, après qu’il aurait obtenu de nouvelles informations qui devaient être terminées dans l’espace de trois mois.

Le vieux Raymond, ayant perdu tout espoir du côté de l’Église, se hâta de quitter Rome, et convint avec son fils et le comte de Foix d’aller les attendre à Gênes.

Le pape affecta beaucoup de tendresse envers le jeune prince déshérité, le combla de prévenances et de promesses, et lui permit d’aller se mettre en possession des domaines de Provence. « saint Père, » lui dit le fils de Raymond, « Je reçois de vos mains comme un bienfait cet héritage de mes ancêtres ; mais si je puis arracher à Montfort les domaines dont il me prive, je prie d’avance votre Sainteté de me le pardonner. »

« Dieu vous fasse la grâce, » répondit le pape, « de bien commencer et de mieux, finir ; il n’en sera que ce qu’il aura voulu. »

Le vieux Raymond était déjà réuni au comte de Foix dans la ville de Gênes, quand il vit arriver son fils béni du pape, et déjà marquis de Provence.

« Princes, » leur dit le comte de Foix, « vous avez au bord du Rhône un point d’appui, d’où il vous sera facile d’ébranler la puissance des usurpateurs. Dès que vous aurez mis vos châteaux de Provence en état de se défendre, tournez les yeux vers Toulouse, ménagez-vous l’assistance du roi d’Aragon, et comptez sur la mienne. »

Les deux seigneurs reçurent en même temps des nouvelles favorables. Sachant la disposition des peuples et des seigneurs de Provence, ils s’embarquèrent pour Marseille. Le comte de Foix et son fidèle Raimbaud vinrent en Catalogne, montèrent en Aragon, franchirent les Pyrénées et descendirent à Tarascon, en suivant les bords de l’Ariège de Vicdessos.



NOTES
DU LIVRE HUITIÈME.
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(1) L’interdit fut jeté sur la France en l’an 1200 dès la troisième année du pontificat d’Innocent. Philippe, voulant marier son fils, fut obligé de faire célébrer le mariage dans une ville du domaine anglais.

Innocent se déclara en 1201 contre Philippe de Souabe, et en faveur d’Othon qu’il voulut déposer en 1211, en même temps que Jean d’Angleterre ; celui-ci se fit vassal du Saint-Siège en 1213.

(2) Les mœurs du moine appelé Dominicain sont décrites d’un style digne d’Aristote et de Linné, dans la monachologie satyrique qui parut en Allemagne en 1784, sous les auspices de Joseph II. Je passe sous silence la description des caractères extérieurs du moine considéré comme espèce animale. Voici la suite : Habitus monachi Dominicani hypocrita ; incessus lascivus, facies perfida, latrat media nocte, voce ingrata, rauca. Eximio olfactu pollet, vinum et hœresin e longinquo odorat. Esurit semper polyphagus ; juniores fame probantur. Veterani, relegata omni cura et occupatione, gulœ indulgent, cibis succulentis nutriuntur. Molliter cubant, tepide quiescunt, somnum protrahunt, et ex suis diœta curant, ut esca omnis in adipem transeat lardumque adipiscantur. Hinc abdomen prolixum passiiu prœ se ferunt ; senes ventricosi maximi œstimanlur, virginitalis sacrœ osores in venerem volgivagam proni ruunt. Generi hurnano et sanœ rationi infestissinta species proedam e longinquo speculatur et judicantibus aliis concurrit, eam nisu astuque adsequitur et in accensum rogum compellit. Joannisphysiophiliopuscula. Augusta Vindel, 1784.

Cette satyre mordante, devenue aujourd’hui fort rare, a été attribuée à M. de Boru, célèbre naturaliste Viennois.

(3) Cette prédiction de Foulques s’est réalisée dès le siècle suivant, dans le règne de Philippe-le-Bel.

(4) Jules II fit cet essai au commencement du seizième siècle. C’était folie alors.

(5) Guerin, évêque de Senlis, commandait l’armée. Un évêque de Beauvais combattit dans cette bataille avec une massue au lieu d’une épée, afin d’éviter l’effusion du sang, dont l’Église a horreur.

(6) Foulques paraît avoir eu en vue quelque chose de semblable à l’institution des jésuites, qui a eu le tort de venir trop tard, et qui néanmoins a dû son éclat bien moins au génie de son fondateur, qu’aux besoins des temps et à l’empire des circonstances.

(7) Histoire de Languedoc, t. 3, p. 177.

(8) Id. Ibid. Tout ce récit du concile de Latran est conforme à l’histoire qu’en a faite dom Vaissette. L’abbé Fleury avoue que dans ce concile l’Église entreprit manifestement sur la puissance séculière ; mais, ajoute-t-il, il faut se souvenir qu’à ce concile assistaient les ambassadeurs de plusieurs souverains, qui consentirent à ces décrets au nom de leurs maîtres. Dom Vaissette répond à cela que la présence de ces ambassadeurs ne paraît pas dans les actes.

On voit que ces deux prêtres historiens sont français, non italiens ; et du dix-huitième siècle, non du treizième.


FIN.