Le dernier des Trencavels, Tome 2/Livre dixième

La bibliothèque libre.
Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 2p. 20-48).


LIVRE DIXIÈME.

Suite et fin de la Chronique.


Simon n’ayant plus rien à craindre d’Innocent, ne songea plus qu’à se donner des garanties dans l’ordre politique ou temporel. Il se rendit à Paris, et fut admis à prêter foi et hommage au roi Philippe, pour le comte de Toulouse et même pour le duché de Narbonne.

Cependant les peuples, les chevaliers et les barons provençaux, avaient accueilli avec transport le jeune Raymond et son père. Les hommes de guerre du pays, se réunirent dans le comtat venaissin, et y formèrent bientôt une armée considérable, dont le nouveau marquis prit le commandement.

Son père partit alors pour l’Aragon, espérant d’obtenir de son beau-frère des renforts assez puissans pour le faire rentrer dans Toulouse.

L’occasion était déjà favorable. Les essaims de croisés devenaient de plus en plus rares, depuis que le concile de Latran semblait avoir mis un terme à la croisade. D’autre part, les conquérans de l’Occitanie rassurés par les décrets du concile, ne songeaient plus qu’à se délasser dans la jouissance du fruit de leurs rapines, sans trop s’inquiéter de l’avenir. Simon, revenu de Paris, vint attaquer les Provençaux qui occupaient la ville de Beaucaire et en assiégeaient le château. Les prodiges de valeur dont il avait donné l’exemple, furent imités et surpassés par le jeune Raymond, à peine âgé de 19 ans. La victoire demeura à ce dernier ; et il parvint à se rendre maître du château. Simon eut la douleur de voir pendre aux crénaux de la ville l’un de ses plus chers chevaliers, que les Provençaux avaient fait prisonnier dans une sortie(1).

Simon se retira rugissant de colère, et marcha sur Toulouse ; tous les habitans qu’il méditait de dépouiller de leurs biens, étaient accusés par ses agens, de complicité avec ses ennemis. Il envoya d’abord en avant quelques cavaliers pour prendre possession des postes fortifiés ; mais les Toulousains alarmés et irrités des procédés hautains de cette soldatesque peu nombreuse, s’en rendirent maîtres et la désarmèrent.

Montfort fit alors avancer sur Toulouse toute son armée. L’évêque Foulques l’exhortait à tirer une vengeance éclatante de cette ville rebelle dont il était l’indigne pasteur. Le frère de Simon intercédait au contraire en faveur de ces bourgeois revêches qu’il croyait utile de conserver, afin de puiser dans leurs bourses assez de deniers, pour recommencer la guerre en Provence.

Simon était en possession du comté de Toulouse et en occupait le château, où sa femme Alix était installée ; mais la cité, la commune toulousaine était encore sur pied. Cette petite république avait ses magistrats, ses chevaliers, ses soldats, ses tours fortifiées. Elle était assujettie à certaines obligations féodales ; mais se taxait et se gouvernait elle-même(2).

Les Capitouls envoyèrent des députés à leur comte pour calmer son irritation, et lui représenter que la ville n’était point son ennemie, mais une vassale fidèle et obéissante dans la limite de ses devoirs. Les députés devaient lui expliquer comment ses cavaliers avaient mérité d’être désarmés pour avoir violé les droits et franchises de la ville.

Simon leur répondit sèchement qu’il saurait bien se faire justice par lui-même, et que ses troupes allaient occuper la ville, si on ne lui livrait sur le champ en otages les principaux citoyens qu’il leur désigna.

Les députés n’ayant pas des pouvoirs suffisans pour accepter ces conditions, il les fit arrêter eux-mêmes et charger de fers.

Les Toulousains informés de cet indigne traitement, prirent aussitôt la résolution désespérée de se défendre et de s’ensevelir sous leurs murailles. Ils s’armèrent, barricadèrent les rues, palissadèrent les places publiques et les approches des tours fortifiées.

Montfort allait donner le signal de l’attaque, lorsque Foulques le retint. « Vous allez, » lui dit-il, « engager un combat inégal et désastreux, où il suffira des femmes et des enfans pour écraser vos soldats du haut de leurs fenêtres ; Quand la bravoure ne peut rien, il faut employer l’artifice et la ruse. Vous aurez bon marché des Toulousains si on peut les attirer hors de leurs murailles, et j’ose me flatter d’y réussir. Laissez-moi le soin de vous livrer ces brebis égarées. »

Foulques prit avec lui une escorte d’hommes choisis, et se fit suivre à quelque distance par un corps plus nombreux, auquel il fut prescrit de se tenir aux aguets sous la protection du château narbonnais. Il se dirigea vers la porte St.-Étienne qui lui fut ouverte, dès qu’il eut annoncé qu’il était porteur de paroles de paix et de conciliation. Le prélat négociateur fut accueilli par les acclamations du peuple et par des actions de grâce, qui se transmirent de rue en rue dans toute la ville. Il fit convoquer les Toulousains au son des cloches dans la vaste nef de la cathédrale ; et là, étant monté en chaire, il déplora les erreurs qui maintenaient en défiance et inimitié un peuple et un seigneur faits pour s’estimer et s’aimer. Il se fit garant des bonnes intentions de Montfort, et assura son auditoire que si des otages avaient été demandés, c’était uniquement pour éloigner de Toulouse quelques hommes ennemis de son repos et prodigues de mauvais conseils. Il acheva en exhortant ses auditeurs non plus à envoyer des députés, mais à venir en foule au camp de Montfort, auprès duquel lui-même serait leur interprète, bien assuré qu’il était d’obtenir du comte la délivrance des députés, et le maintien de tous les droits et privilèges de la bonne ville.

Cette proposition fut applaudie. L’espérance et la joie éclatèrent de toutes parts, et les doutes qu’exprimaient quelques-uns furent accueillis par des murmures. On se hâta de suivre les pas de l’évêque revenant au camp, Les hommes de son cortège qui étaient venus dans la ville se dirigèrent vers le château narbonnais, et, s’étant fait ouvrir la porte qui en était voisine, se joignirent à leurs camarades, embusqués. Tous ensemble entrèrent dans la ville par cette même porte, sans éprouver aucune résistance.

L’évêque était déjà arrivé au camp à la tête d’une file de Toulousains, qui s’étendait tout le long du chemin jusqu’aux portes de St.-Étienne et de Montoulieu, lorsque des clameurs sinistres se firent entendre et suspendirent la marche des plus empressés. Les soldats de Montfort qui s’étaient introduits dans Toulouse, en commençaient le pillage ; mais ils eurent bientôt à combattre ceux des habitans, qui, ajoutant peu de foi aux promesses de l’évêque, s’étaient préparés à repousser une trahison qu’ils soupçonnaient. Le brave Aimeric était à leur tête. Il se jeta sur les soldats que la passion du pillage tenait éparpillés. Plusieurs furent égorgés, et les autres ramenés au poste d’où ils étaient partis, et où ils se trouvèrent protégés par le château.

Aussitôt que Montfort se fut aperçu de l’hésitation des Toulousains qui venaient à lui, il fit saisir tous ceux qui étaient arrivés au camp, et courir après les autres, qui, désespérés et criant à la trahison, s’empressaient en toute hâte de rentrer dans leurs murailles. Bientôt toutes les cloches de la ville donnèrent le signal lugubre d’un combat où chacun devait prendre part.

L’armée de Simon toute entière se jeta sur la ville. Plusieurs portes furent forcées, et partout où les croisés purent pénétrer, leur présence fut signalée par un incendie. Bientôt la nuit survint, et, à la lueur des maisons brûlantes, les incendiaires s’avancèrent jusqu’aux approches du capitole.

Les Toulousains s’étaient ralliés sur ce point central. Ils occupaient la place principale ainsi que les rues adjacentes, et se précipitèrent par toutes les issues sur les soldats de Simon, qui d’autre part étaient assaillis du haut des maisons par une grêle de pierres, de vieux meubles, d’eau et d’huile bouillante. Les croisés furent obligés de reculer, laissant les rues jonchées de cadavres que foulaient sous leurs pieds les bourgeois furieux. La retraite s’opéra jusqu’à la place de St.-Étienne, qu’un dernier effort des Toulousains fit aussi évacuer. Montfort et les siens se réfugièrent dans la cathédrale et le palais épiscopal, où les laissèrent les habitans occupés à sauver les restes de leurs maisons flamboyantes.

Simon se fit amener les nombreux prisonniers qui étaient en son pouvoir, et leur intima qu’ils seraient décapités, si les Toulousains n’avaient fait leur soumission avant que le soleil du lendemain eut marqué l’heure de midi.

L’évêque Foulques prévint cette mesure violente et insensée, et ne désespéra point de désarmer encore les Toulousains par un nouvel artifice.

Aux premiers rayons de l’aurore il sortit du palais, n’ayant pour escorte que quelques prêtres, et dit aux citoyens rassemblés sur la place de St.-Étienne : « Nous Tenons vous sauver ou mourir avec vous ; nos prières et la voix de Dieu ont enfin fléchi la colère du comte. C’est lui maintenant qui vous offre des otages, et nous nous remettons en votre pouvoir pour servir de garans à la fidélité de ses engagemens. »

Ce langage pacifique produisit son effet, et les Toulousains se mettant à la suite du prélat, parcouraient avec lui les rues et demandaient à grands cris que le conseil de la cité fut convoqué.

Le conseil s’assembla, et la parole artificieuse de Foulques se fit entendre au milieu de ces hommes, plus disposés à délibérer qu’à combattre, quoique irrités et indignés. Leur résolution était abattue par la fatigue et le peu d’espoir qui leur restait.

« Il n’y a point, » leur disait Foulques, « de guerre plus extravagante que celle qui n’a point d’objet, et qui repose sur un malentendu. Vous ne refusez pas votre hommage et votre allégeance au comte, et le comte ne prétend pas autre chose de vous. D’où vient donc cet acharnement à se battre et à se détruire ? Vous vous méfiez avec raison de l’introduction de tant d’hommes armés. Mais d’autre part le comte ne peut ignorer que plusieurs d’entre vous sont ses ennemis déclarés, et il suit les règles de la prudence en cherchant à se préserver de leur mauvais vouloir.

« Voici donc ce que nous proposons : Les troupes de Simon demeureront hors des murs, et le comte lui-même, avec ses barons et ses chevaliers pour toute escorte, se rendra dans ce capitole, pour y recevoir l’hommage des magistrats, sous la seule condition que les habitans y auront au préalable déposé leurs armes et consenti à l’occupation de leurs tours fortifiées. À ce prix, la paix sera conclue et garantie par la délivrance de tous les prisonniers. »

Cette proposition obtint l’assentiment des plus faciles, qui étaient en grand nombre, et Foulques, voyant que plusieurs, moins confians, se disposaient à le contredire, se hâta de les prévenir. « Le comte, » dit-il, « ne se dissimule pas qu’il y a parmi vous des hommes qui ne peuvent se résoudre à vivre sous sa domination, et pour que leur inimitié incurable n’entraîne pas la ruine de leurs concitoyens, il consent à leur délivrer des sauf-conduits pour se retirer où bon leur semblera. Je dis plus, il y a des chevaliers dans l’enceinte de vos murailles dont il serait charmé de ne point rencontrer le visage. »

Une voix sonore se fit aussitôt entendre dans la foule. « Ceci me regarde personnellement, » s’écria Aimeric, « et puisque la voix du renard prévaut dans ce conseil, je n’irai point avec mes crédules concitoyens me jeter dans les griffes du lion. Que ceux qui veulent demeurer libres, et se conserver pour un meilleur temps, imitent mon exemple et me suivent ; nos épées seront un meilleur sauf-conduit que les promesses de ces serpens. »

Aimeric se retira, et fut suivi par un assez grand nombre d’hommes déterminés qui quittèrent avec lui les murs de Toulouse.

Leur retraite laissa le champ libre à Foulques, et il eut peu de peine à faire adopter au conseil toutes les mesures qui devaient livrer Toulouse sans défense à la discrétion de son tyran. L’évêque revint auprès de Montfort, qui prépara toutes les mesures d’après ses conseils, et se rendit avec lui et son cortège au capitole, où étaient déjà déposées toutes les armes des Toulousains. Il envoya quelques-uns de ses chevaliers prendre possession des tours les plus importantes, et, à un signal donné, les troupes sorties du château, de la cathédrale et de l’évêché, se rendirent maîtresses des quartiers adjacens, puis de la ville toute entière. Les Capitouls et les principaux habitans furent chargés de fers, et les ordres d’un pillage universel allaient être donnés, quand la fureur vindicative de Simon et de l’évêque fut vaincue par les conseils de l’avarice que fit prévaloir Guy de Montfort(3).

Les besoins de la guerre de Provence déterminèrent Simon à accorder aux Toulousains leur rachat moyennant la somme de 30,000 marcs d’argent. Cette contribution exorbitante leur fut extorquée par des violences inouies. Les habitans déçus et trahis se trouvèrent dépossédés de tout ce qu’ils avaient en meubles ou en argent. Il ne leur resta plus qu’une indignation concentrée et des bras pour se venger.

Simon, muni des trésors arrachés à Toulouse, alla renouveler la guerre aux bords du Rhône, et se rendit maître en peu de temps de tout le pays de la rive droite de ce fleuve, à l’exception de Beaucaire et de St.-Gilles ; puis il passa sur la rive gauche, fit plusieurs conquêtes dans le Valentinois, et menaçait de nouveau la Provence, lorsqu’il fut informé, comme par un coup de foudre, que les Toulousains étaient en pleine révolte, et avaient reçu dans leurs murs leur ancien comte dépossédé.

Raymond avait traversé les Pyrénées, suivi d’Aragonais et de Catalans ; les comtes de Paillas et de Comminges se joignirent à lui, et le comte de Foix, qui avait tant d’injures à venger, lui envoya son fils. Les troupes que Simon avait laissées sur la rive gauche de la Garonne furent dispersées ; et Raymond, ayant traversé ce fleuve dans un gué au-dessus de Toulouse, y entra précédé du brave et fidèle Aimeric. Les habitans le reçurent avec transport, et ne songèrent plus qu’à relever leurs murailles. Les partisans de Simon prirent la fuite.

J’étais entré dans ma dix-huitième année, et me trouvais au nombre de ceux qui vinrent opérer la délivrance de Toulouse, sous la conduite du jeune comte de Foix.

Avant de me conduire à l’armée, mon père m’avait dit : « Voici le temps où va commencer pour toi le labeur de la vie ; notre prince s’est enfin résolu à reprendre les armes. Désormais il n’y a plus pour nous de salut que dans la résistance et la victoire.

« Depuis huit ans nos belles contrées de l’Occitanie sont livrées en proie à tous les fléaux de la guerre. Nous, et ces nouveaux venus du pays de France, ne pouvons vivre ensemble sur la même terre. Il faut qu’elle soit promptement changée en un tombeau pour les uns ou pour les autres.

« Ne t’alarme point de cette fatale nécessité où nous sommes de combattre contre Rome et ses ministres ; ce sont eux qui violent la sainte religion de l’Évangile. La convoitise les possède, et ils veulent se faire une proie de nos domaines. En leur résistant, nous sommes dans notre devoir et notre droit. Il se trouve malheureusement dans nos rangs des hommes que l’esprit de vengeance et l’emportement des passions ont jetés dans des voies extrêmes. Les uns se sont séparés de l’Église par leurs doctrines, et les autres se glorifient d’en être les exterminateurs.

« Ainsi le mal est à son comble ; l’injustice est partout ; et nous avons à nous défendre à la fois de nos amis et de nos ennemis, de ceux qui veulent briser nos autels, et de ceux qui veulent nous immoler sur les autels.

« Notre prince avait su mieux que personne naviguer entre ces deux écueils. Il cède maintenant à la nécessité. Secondons ses efforts, et mettons notre confiance dans les conseils de sa sagesse. Lui seul peut nous préserver à la fois des bûchers de la croisade et de la frénésie des routiers.

« Demeurons fidèles à notre foi comme à notre prince ; ne faisons pas cette injure à l’Église de lui attribuer le tort de ses ministres : c’est combattre pour elle que de lutter contre ceux qui veulent en faire un instrument de rapine et de destruction. »

Ces sages et nobles paroles se gravèrent dans ma mémoire ; elles ont servi de règle à ma vie toute entière.

Après notre entrée à Toulouse, le comte de Foix s’était chargé de la garde du faubourg qui est sur la rive gauche de la Garonne, Les troupes de Montfort ne tardèrent point à nous environner. Aussitôt que ce guerrier fut arrivé, il prit le parti de passer lui-même la rivière, et de diriger contre nous sa principale attaque.

À peine se fut-il approché, que les portes s’ouvrirent, et vomirent sur son armée une nuée de chevaliers et de soldats qui l’enfoncèrent, la mirent en déroute et la poursuivirent jusqu’à Muret, où elle repassa la Garonne. Simon qui, placé à l’arrière-garde, protégeait la retraite des siens, arriva le dernier aux bords de la rivière.

La nacelle où il fut reçu pour passer à l’autre rive était déjà pleine de fuyards qui se serrèrent pour recevoir leur chef.

Le trajet était presque achevé, lorsqu’un coup d’aviron donné mal à propos fit entrer l’eau dans cette frêle embarcation, qui fut aussitôt submergée. Quelques soldats armés à la légère se sauvèrent à la nage, et d’autres se dévouèrent au salut de leur chef, qui, revêtu de sa pesante armure, était tombé au fond de la rivière et y demeurait immobile. On le retira avec peine et à demi mort de dessous les eaux. Ayant été déposé sur le rivage, il reprit ses sens peu à peu, et parut surpris de se retrouver au milieu des siens(4).

Dans le désordre où cet accident jeta ses esprits, des pensées sinistres l’avaient assailli et demeuraient empreintes dans sa mémoire. Il s’était figuré être devenu le prisonnier de Raymond, et avait entendu la trompette de l’ange de la mort sonner son heure fatale. Cette dernière annonce ne fut point trompeuse, mais il était réservé à Simon de mourir libre et de la mort des guerriers.

Le fatal pressentiment d’une mort prochaine n’abandonna plus ce guerrier. Il repassait dans sa mémoire les fatigues de ses neuf dernières années. Il déplorait amèrement la vanité des entreprises humaines et des gloires de ce monde. À ses regrets se joignaient quelques remords moins sur les injures faites aux anciennes maisons de Toulouse et de Carcassonne, qu’au sujet des altercations avec l’archevêque de Narbonne. Dans sa dévotion étroite il semblait craindre la justice du clergé plus que celle de Dieu même.

Il fit venir auprès de lui l’évêque Foulques pour recevoir sa confession, espérant obtenir de lui des consolations et des conseils. Foulques le rassura, mit sa conscience à l’aise, en exaltant tout ce qui lui avait fait mériter le titre glorieux d’épée de l’Église. Il se fit garant au nom de Dieu que les ennemis du défenseur de la foi seraient exterminés, avant qu’il échangeât cette vie laborieuse contre les joies célestes.

Ces paroles remirent le calme dans l’esprit de Montfort et avec l’espérance il sentit se ranimer en lui l’ardeur des combats. En reconnaissance de ce bienfait, il fit don à l’évêque de la seigneurie de Verfeil avec ses dépendances(5), sous la seule condition de lui fournir un homme d’armes en cas de guerre.

« J’espère, » dit-il à Foulques, » et d’après vos paroles, que cette donation ne sera point un acte testamentaire. » Le siège de Toulouse ne fut point interrompu par l’échec qu’avait essuyé Simon ; il se prolongea dans l’automne et l’hiver qui se succédèrent sans aucun succès notable, ni de la part des croisés qui attaquaient les murs de la ville, ni de la part des Toulousains qui cherchaient à reprendre le château narbonnais, dont la belliqueuse épouse de Simon dirigeait la défense.

Pendant ce temps, Foulques était allé quêter de nouveaux renforts en Rouergue et en Auvergne. L’évêque de Rodez, stimulé par ses reproches et ses exhortations, amena au camp de Montfort ses chevaliers et ses vassaux. Le pape Honorius multipliait ses légats, adressait à tous les seigneurs des ordres ou des menaces, et s’efforçait surtout de paralyser les efforts du jeune Raymond en faveur de son père. Quand les mois d’hiver furent écoulés, Simon vit avec inquiétude que le parti de Raymond s’était beaucoup plus accru que le sien et qu’il était menacé d’une attaque de la part des Provençaux. Il fit construire de nouvelles machines pour ouvrir une brèche, et rendre les murailles accessibles à l’assaut général qu’il projetait de donner, avant l’arrivée du jeune Raymond.

Cependant le légat du pape, homme vain et sans expérience, lui reprochait sa lenteur, et le harcelait de ses importunités ; l’impatience de Simon était aussi exaltée par les pressentimens qui poursuivaient de nouveau sa pensée. « Ô mon Dieu ! » s’écriait-il, « délivrez-moi de ce monde plutôt que de me laisser en proie aux insultes de "vos ennemis et à la présomption ignorante de vos ministres. »

Lorsqu’il eut fait ses dispositions pour la prochaine attaque, en donnant ses instructions à son fils Amalric, quelques larmes involontaires s’échappèrent de ses yeux. « Je ne sais, » dit-il, en les essuyant, « quel sort nous est réservé dans la journée de demain ; mais, s’il plaît à Dieu que le terme de ma vie soit arrivé, je te recommande de faire porter mon corps dans la sépulture de nos pères, et qu’il ne soit point enseveli dans cette fatale terre d’Occitanie. »

Simon passa une partie de la nuit en prières ; et, ayant fait célébrer la messe au point du jour, il s’y rendit le premier. À peine s’était-il agenouillé, lorsqu’on vint l’informer qu’un grand mouvement s’opérait dans la ville, et que les habitans se préparaient à faire une sortie. « J’ai donné mes ordres, » dit-il, « et ne veux marcher moi-même à l’ennemi qu’après avoir vu mon rédempteur. » Quand le prêtre eut levé la sainte hostie, il partit en récitant le pseaume nunc dimittis. Sa présence était devenue nécessaire pour rétablir un combat où les siens mollissaient, et pour leur faire regagner le terrain qu’ils avaient perdu. Les assiégés furent repoussés dans l’enceinte de leurs murailles ; mais aussitôt que les troupes de Simon en approchèrent, elles furent assaillies d’une grêle de pierres et de traits lancés par les machines établies sur les remparts. Les soldats se trouvaient mal défendus par les claies dont ils couvraient leurs têtes. Simon qui animait les siens du geste et de la voix fut atteint d’une pierre qui lui brisa la tête, et reçut en même temps cinq flèches dans le corps. Le bruit se répandit qu’une femme avait dirigé le jet(6) de la baliste dont le coup avait tué Simon, et qu’elle se glorifiait d’avoir, nouvelle Ève, écrasé la tête de ce serpent.

Le fils aîné de Montfort, Amalric, essaya en vain de venger la mort de son père en incendiant nos portes ; les bûchers qu’il avait allumés furent éteints, et les incendiaires taillés en pièces. Toulouse se trouva enfin délivrée de l’odieuse présence des croisés qui se replièrent sur Carcassonne, emportant le corps de Simon, et ajournant leur vengeance pour la mieux concerter. Amalric se vit réduit à solliciter de nouveaux secours, s’adressant au pape, au roi des Français, et à tous les seigneurs et prélats du pays. Foulques retourna vers le nord prêcher la croisade, et réveilla encore une fois le zèle pieux des guerriers de la Loire et de la Seine.

L’année suivante, Louis, fils aîné de Philippe, conduisit une armée de Français aux bords de la Garonne, et fit le siège de Marmande, pendant qu’Amalric dirigeait sur Toulouse ses nouvelles levées.

Nous avions suivi le comte de Foix dans une expédition qui avait pour objet d’approvisionner la ville, et nous étions sur le point d’y rentrer, menant avec nous une grande quantité de bétail, quand notre marche se trouva tout-à-coup interceptée à trois lieues de Toulouse. Le comte de Foix prit aussitôt la résolution de se fortifier à Basièges, et d’y attendre les secours qu’il se hâta de demander au fils de Raymond. Ce prince, qui était à la veille de marcher sur Marmande, prit le parti de se diriger vers Basièges, et ordonna le combat, aussitôt qu’il nous eut rejoints. La victoire fut complète et l’honneur en demeura au jeune guerrier qu’on avait essayé vainement de soustraire aux dangers d’une mêlée. Des chevaliers discourtois, s’étaient ligués pour l’envelopper et le tuer ; Raymond, frappé d’un coup de lance, ne fut point désarçonné, et, secouru par les siens, il fit prisonniers ces lâches conspirateurs. Leur chef fut aussitôt puni du supplice des traîtres.

La victoire de Basièges ne put sauver Marmande, dont la garnison fut contrainte de se rendre à discrétion. L’évêque de Saintes voulait qu’elle fût passée au fil de l’épée. Louis eut horreur de cette proposition, et emmena avec lui ses prisonniers pour les préserver des fureurs du prélat. Lorsqu’il se fut éloigné, les bandes soldées par l’Église entrèrent dans Marmande et massacrèrent sans pitié toute la population, femmes et enfans(7).

Louis fut indigné de ce procédé et n’en vint pas moins assiéger Toulouse, aidé de ces barbares ; mais cette ville était maintenant hors de toute atteinte : dix-sept quartiers y étaient fortifiés et munis de machines de guerre ; plus de mille chevaliers s’y trouvaient réunis et chaque habitant valait un soldat.

Louis tenta plusieurs attaques qui furent vivement repoussées. Après quarante cinq jours de siège, il se retira, et sa retraite fut si précipitée, qu’il livra ses machines et son camp aux flammes des assiégés.

Cette retraite fut diversement expliquée. Quelques-uns y virent un premier indice de cette politique intéressée qui déjà songeait à se faire céder les droits et domaines de Montfort, en laissant Amalric dans l’impossibilité de s’y maintenir. Il semblait que l’esprit de pèlerinage eût déjà fait place aux conseils de la convoitise royale. Cette conjecture fut justifiée par la conduite que tint Louis l’année suivante, où, ayant été autorisé par le pape à lever un vingtième sur les biens du clergé, pour ramener ses troupes en Occitanie, il reçut les subsides, et marcha contre les Anglais abandonnant les Montfort à eux-mêmes.

Ceux-ci se trouvèrent en moins de trois années impuissans à conserver les nombreux domaines usurpés par Simon ; chaque jour leur apportait la nouvelle de quelque soulèvement qui leur enlevait des châteaux et des villes. Ils tentèrent en vain de reprendre quelques-unes de celles qu’ils avaient perdues, et consumèrent une année presque entière devant Castelnau-de-Lauragais qu’ils ne purent recouvrer. Là fut blessé à mort le jeune frère d’Amalric, que Simon avait marié avec Pétronille de Bigorre, déjà deux fois épouse et dont le second mari était vivant(8).

L’extrême fatigue de tous les partis rendit alors les combats plus rares, et l’Occitanie commença à goûter quelques momens de repos qui lui suggéraient l’espérance trompeuse d’être enfin délivrée de ses envahisseurs.

Mais ni Rome ni les prélats n’avaient abandonné leur proie. Un nouveau légat appelé Conrad, jadis abbé de Citeaux, et maintenant évêque de Porto et cardinal, fut envoyé au soutien d’Amalric. Tous les prélats de France furent sollicités de réunir leurs efforts pour achever une œuvre sainte que les laïques semblaient abandonner.

Conrad arriva, prodigua les exhortations, les menaces, et enfin les anathèmes(9). De nombreuses bandes épiscopales et un petit nombre de celles des seigneurs du pays français, recommencèrent à descendre sur les rives du Rhône et de la Garonne, et chacun se prépara à soutenir une dernière lutte moins inégale que les précédentes.


NOTES
DU LIVRE DIXIÈME.
Séparateur


(1) Ce chevalier s’appelait Guillaume de Bolie. Quelque temps après, Simon fit pendre la plupart des habitans de Bernis. Tel était alors le droit des gens.

Hist. de Langued., t. 3, p. 290.

(2) Les capitouls de Toulouse étaient au nombre de 16, et élus annuellement par l’universalité des citoyens. Trois actes insérés par Lafaille aux preuves de ses annales de Toulouse (t. I. p. 53), prouvent : 1.o Que les Toulousains, même du temps des comtes, avaient droit de faire la guerre contre leurs voisins ; 2.o Que dans ces guerres, les troupes étaient commandées par les capitouls ; 3.o Que, lorsqu’on venait à traiter de la paix, les capitouls agissaient avec ou sans la participation des comtes ; 4.o Qu’il y avait des seigneurs qui par une manière de vasselage s’obligeaient envers les capitouls de servir personnellement sous eux avec un certain nombre de gendarmes ; 5.o Que les capitouls prêtaient serment de fidélité au comte, et le comte aux capitouls.

(3) L’historien dom Vaissette n’a rien dissimulé touchant l’odieuse conduite de l’évêque de Toulouse en cette circonstance.

Hist. de Lang., t. 3, p. 393.

Le trait qui concerne Aimeric est raconté par Catel.

Hist. des comtes de Toulouse, p. 309.

(4) Suivant l’historien de Languedoc, Simon était à cheval dans la barque qui chavira. Le guerrier pesamment armé fut retiré du fond de la rivière. Le cheval y demeura noyé.

Hist. de Lang., t. 3, p. 300.

(5) Guillaume de Puylaurent dit que dans les dépendances de ce domaine de Verfeil, donné par Montfort aux évêques de Toulouse, se trouvaient plus de vingt forts ou châteaux.

Catel, Hist. des comtes de Toulouse, p. 313.
L’hérésie était depuis long-temps enracinée dans ce pays, où le célèbre St.-Bernard avait

prêché sans succès cinquante ans avant la croisade. Cet orateur sacré, qui ne perdait pas une occasion de montrer son esprit en jouant sur les mots, s’éloigna de Verfeil en s’écriant : Que Dieu dessèche cette verte feuille, Viride folium desiccet Deus.

Guill. de Puylaurent, Chron., c. t.

(6) La baliste du moyen âge était appelée mangonneau.

Voy. Hist. de Langued., t. 3, p. 314.

(7) Hist. de Langued., t. 3, p. 312. On voit que les prélats de cette époque et quelques-uns des Seigneurs, tels que Montfort, Lévis et Mauvezin, rivalisaient en fait de barbarie avec les routiers.

(8) Ce deuxième mari de la comtesse de Bigorre, dépossédé de sa femme par l’ambitieux Simon, était Hugues Sanche, fils du comte de Roussillon et de Cerdagne. Pétronille eut deux filles de Guy de Montfort, et prit après sa mort un quatrième mari, puis un cinquième.

Hist. de Langued., t. 3, p. 295.
(9) Hist. de Langued., t. 3, p. 319. Conrad excommunia nommément les habitans de Capestang,

Béziers, Puisserguier, Villeneuve, Cazouls, Nizan, Florensac, Murviel, Corneillan, Thésan, Sauvian, Sérignan, Cessenon, Olonzac, Peyriac et autres lieux du diocèse de Narbonne et Béziers, dont il mit les biens à la disposition de ceux de Narbonne. Ceci fait voir que toutes ces places avaient secoué le joug de Montfort.


Séparateur