Le dernier des Trencavels, Tome 2/Livre onzième

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Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 2p. 49-73).


LIVRE ONZIÈME.

La Puberté.


Depuis que le comte de Foix avait repris les armes, et que j’avais commencé sous la conduite de mon père à suivre la carrière des combats, nous revenions presque chaque année échanger contre le tumulte des camps les doux passe-temps de la vie domestique.

Celle d’Aliénor était comme suspendue pendant notre absence. Elle employait à nous écrire les heures qu’elle pouvait dérober aux soins des affaires. Ses messagers lui rapportaient les chants que son mari et son fils avaient composés pour elle dans ces longues veilles militaires, où les âmes sensibles échappent seules à l’ennui.

Il y avait déjà plusieurs mois que nos journées s’écoulaient paisiblement dans notre belle demeure d’Arnave, et je commençais ma vingt-quatrième année, quand Aliénor dit à Raimbaud : « L’enfant qui nous est confié est parvenu à l’âge où l’homme devient capable d’agir par lui-même, et échappe aux mains qui ont gouverné son enfance.

« Cette indifférence ou lenteur d’esprit, qui a flétri ses premières années, s’est maintenant évanouie ; elle a fait place aux agitations de l’adolescence. Je ne sais quelle inquiétude involontaire et capricieuse tient ses esprits occupés.

« Pendant quelque temps sa pensée a paru absorbée par les exercices pieux et les méditations d’une dévotion mélancolique. Depuis quelques jours les germes des passions mondaines et l’instinct des combats commencent à poindre dans ses inclinations.

« Je le vois plus soigneux de sa parure, plus attentif au récit des choses passées. Il m’obsède de ses questions : sa tendresse pour moi semble à-la-fois plus exaltée et plus contrainte. Cette harpe, cette viole dont nous avions peine à lui faire tirer quelques sons, se font entendre maintenant à toutes les heures du jour. Il y répète les chants de nos troubadours et les siens. Parmi ces chants, il en est qui me sont inconnus ; mais s’ils ont été inspirés à sa verve naissante, il ne faut pas en douter, cet enfant est né pour éprouver toutes les ivresses de l’amour. »

« Hâtons-nous, » dit Raimbaud, « de prévenir les effets de cette disposition. Si l’objet qui doit en faire éclore tous les fruits ne s’est pas encore offert aux yeux d’Adon, la vie agitée des camps et les séductions de la gloire, pourront le distraire et dérober encore quelques-unes de ses années à la tyrannie des désirs voluptueux ; mais, dis-le moi, penses-tu qu’il soit encore temps de prévenir cette fièvre, et n’as-tu rien observé qui ait pu t’éclairer sur les secrètes pensées de notre élève ? »

« Sa réserve est extrême, » répondit Aliénor ; « c’est cette réserve au-dessus de son âge, qui, jointe à une préoccupation constante, redouble mon inquiétude. Si quelque objet a déjà touché son cœur et porté le trouble dans son esprit, je n’en puis soupçonner d’autre que notre aimable et chère Cécile. »

« Quoi ! dit Raimbaud, « la fille de ta cousine Ermessinde ? » À ces mots, le visage d’Aliénor se couvrit d’une rougeur inusitée pour son époux ; elle fut un moment troublée.

« Raimbaud, » dit-elle, en lui pressant les mains, « tu me pardonneras d’avoir gardé pendant tant d’années un silence qui m’était imposé, et d’avoir reçu un secret sans le partager avec toi. J’avais promis de ne le révéler qu’au moment du besoin. Je me hâte de croire que ce moment est venu, pour n’avoir plus une seule pensée qui ne soit commune entre nous. Cécile n’est point la fille d’Ermessinde ; elle nous tient de plus près, et Béatrix, ma sœur, fut sa mère. »

« Ô Dieu puissant, » s’écria Raimbaud, « Cécile est notre nièce ! Cécile est la fille de notre fatal beau-frère, de cet odieux Foulques, le fléau de son pays et de son seigneur ? »

« Oui, » reprit Aliénor, » elle est la fille de celui qui est maintenant évêque de Toulouse et persécuteur des bons hommes. Tu sais comment il devint notre beau-frère après les temps de sa jeunesse où il s’était rendu célèbre dans la gaie science, et se distinguait parmi les chantres des amours et des combats. Je n’ai pas besoin de te rappeler comment rebuté par Azalaïs de Marseille, il vint porter à Montpellier ses regrets et ses chansons ; comment ma sœur aînée le vit à la cour d’Eudoxie, se laissa séduire par ses chants et devint son épouse. Tu n’as pas oublié qu’étant déjà père de trois enfans, il fut tout d’un coup, ou feignit d’être appelé par la volonté divine à la vie pénitente ; qu’il conduisit Béatrix dans un cloître, et entra lui-même dans le couvent de Toronet, où son front fut ceint quelques mois après d’une mitre abbatiale, qu’il quitta ensuite pour celle de l’épiscopat. Ce fut pendant le dernier voyage que je fis à Montpellier, que ce projet fut conçu et exécuté. Il n’avais pu m’accompagner ; j’étais seule avec Ermessinde : nous assistâmes, Béatrix et moi, aux derniers momens d’une mère chérie, et nos larmes mouillèrent ses yeux éteints. Nous reçûmes ses dernières paroles : « Aimez-vous, » nous dit-elle, « et soyez fidèles l’une à l’autre. » — Quand nous eûmes subi les premières angoisses de la douleur, et quand le travail lent des jours et des nuits eut préparé nos esprits à admettre d’autres pensées, Béatrix me dit : « Je ne sais si ma mère a prévu que j’aurais sitôt besoin de tes soins. Je pressens que ma fin est prochaine, et je n’en ai point de regret, car la vie m’est amère. Écoute mes malheurs et accomplis le dernier vœu qui me reste à former. Foulques ne m’a jamais aimée : il n’a jamais aimé que le vain fantôme de l’ambition et des honneurs. Il ignore les charmes de la sympathie ; il est insensible aux caresses des enfans et aux délices de la vie domestique. La poésie n’a d’attrait pour lui qu’autant qu’il peut la vendre au pouvoir. Au lieu de s’élever par sa muse au-dessus des grands, il la rend comme lui servile et convoiteuse. J’ai long-temps ignoré les causes de sa tristesse et de sa mauvaise humeur. Ses vœux et ses projets ont éclaté par degrés. Les circonstances politiques ont allumé ses désirs, ont ouvert à ses yeux une carrière nouvelle. La Castille et l’Aragon, menacés par les Africains, les sectes de l’Occitanie prêtes à attirer sur ce pays la vengeance des papes, tout lui fait sentir le besoin de jouer un rôle plus important que celui de trouveur. Les nœuds qui nous unissent sont maintenant le seul obstacle qui le gêne. Il soupire après les dignités de l’Église, et semble les toucher de la main. Le pontificat même de Rome n’est pas au-dessus de ses rêveries.

« La mort de ma mère a rompu tous les liens, terminé tous les délais. Il veut que j’entre dans un cloître ; j’y entrerai, mais ce sera pour y mourir. Dieu me pardonnera si je succombe à la douleur de n’avoir pu être épouse, et de n’être plus mère. J’ai trois enfans ; Anselme suivra son père dans l’état monastique. Son penchant est d’accord avec sa destination….. Que Dieu en soit loué ! — Macaire m’a été enlevé à Maguelonne par les Sarrasins. Je suis informée qu’il a trouvé dans l’étude de l’art de guérir des ressources contre le malheur et la captivité, puissent les vœux d’une mère le préserver des maux qui rendent l’esclavage insupportable !

« Il me reste une fille, et à peine vient-elle naître qu’il faut m’en séparer !…… Elle suffirait peut-être à me consoler de mes chagrins, à remplir le vide d’une vie déçue ; mais cette compensation m’est refusée. Il faut que ma Cécile passe en des mains étrangères ! Son enfance doit être livrée à tous les hasards de la vie orpheline ! Elle sera obsédée, par les soins de son père, de toutes les suggestions propres à la conduire dans un cloître. Si la Providence l’appelle à choisir ce genre de vie, je suis loin de la plaindre ou de m’en affliger ; mais je devine trop bien les tourmens qui sont les suites d’une vocation forcée, pour supporter l’idée que ma fille soit condamnée en naissant à vivre dans une prison, ou plutôt dans un tombeau. Aliénor, je t’en conjure, prends ma Cécile. Sers-lui de mère ; dérobe son enfance à toutes les recherches. Apprends-lui selon ton cœur à diriger ses pas et à choisir entre les divers sentiers qui traversent le champ de notre existence ; mais qu’elle puisse suivre librement celui qu’elle aura préféré ! Béatrix ajouta : Foulques est absent, il me sera facile de l’abuser sur le sort de sa fille ; je lui dirai que sa vie s’est éteinte avec le lait de sa nourrice. Cette âme sèche croira sans peine ce qui lui laissera peu de regrets. Promets-moi de ne révéler ce secret qu’autant que pourrait l’exiger l’intérêt du secret lui-même. Tu auras besoin du secours d’Ermessinde ; elle est digne de nous seconder et de tout savoir. Quant à Raimbaud, cet homme aussi prudent que généreux, approuvera la sollicitude d’une mère, qui ne veut l’instruire du sort de son enfant qu’au moment où elle réclamera son secours. »

« Elle me tendit les bras, et sa voix fut un moment interrompue par ses sanglots.

« Ô la plus heureuse des femmes, » reprit-elle, « pardonne-moi de mettre une année, un jour, une heure de silence entre toi et cet autre toi-même ! Qu’est-ce qu’une telle privation pour tant de félicité ? »

« J’abrège ce pénible récit ; les vœux de ma sœur furent remplis ; elle reçut mes promesses et mes larmes. Ermessinde prit Cécile dans ses bras. Béatrix lui fit et à nous ses adieux, qu’elle savait bien être les derniers ! — Après notre départ, elle alla de sa maison déserte à la cellule du cloître, et de la cellule à la tombe !!

« Je me suis acquittée envers Cécile des devoirs qui m’étaient prescrits ; j’ai étudié son caractère ; j’ai cherché à pénétrer les inclinations dont le germe est dans ses organes : je crois qu’elle a reçu de la nature une âme forte et courageuse, et qu’elle est plus portée à affronter les dangers de la société qu’à les éviter en y renonçant.

« Les soins de la vie domestique remplissent ses momens. Elle se passionne pour les malheureux, et s’occupe sans cesse des besoins des autres. Elle est pieuse et fervente dans ses prières ; mais sa piété n’est point oisive et livrée à la contemplation.

« Si j’en crois tous ces indices, Cécile est appelée par la nature à remplir les fonctions d’épouse et de mère, et non à subir une vie inutile, qui ne serait pour elle qu’une mort lente. »

« Que le vœu de Béatrix soit accompli, » s’écria Raimbaud, « et que la destinée de Cécile soit désormais liée à la nôtre ! Qu’importe que j’aie ignoré ce qu’elle était ? Elle a été ma fille du moment où elle est devenue la tienne. Je n’ai jamais vu cette enfant sans éprouver un trouble involontaire, sans être ramené à quelque souvenir de ta mère et de toi-même. J’aime à trouver en elle l’alliance des grâces et du courage, l’âme de Minerve sous le visage de Vénus. Si Adon a déjà pu démêler le charme de cette fleur naissante, je tire de ce choix un augure favorable au caractère de notre élève ; mais de grands devoirs nous restent à remplir. Adon est né d’un sang qui le condamne à soumettre ses affections à la raison d’état. Les princes, maîtres des autres hommes, ne peuvent disposer d’eux-mêmes. Quoique réduit, par le malheur et par l’usurpation, à la condition privée, il n’en sera guères plus libre. Sa destinée est dans les mains du comte de Foix, qui nous l’a confié ; il est temps de le lui rendre. C’est au comte qu’il appartient de lui révéler le secret de sa naissance ; tout l’y invite maintenant. Les temps sont devenus meilleurs ; le vieux Raymond peut désormais espérer d’achever sa carrière dans le palais de ses ancêtres. Simon est mort, et son fils Amalric s’épuise à chercher des soutiens qui veuillent protéger ses larcins, ou les lui acheter. L’espoir de faire rentrer Trencavel dans ses domaines, l’âge de ce prince, les dangers d’une oisiveté prolongée, et de l’invasion de l’amour, tout se réunit pour déterminer le comte de Foix à rompre enfin le silence. Préparons, sans plus tarder, l’armure et l’équipage d’Adon, et que dans trois jours je le présente à notre prince. »

À peine Raimbaud achevait ces paroles, qu’un messager vint interrompre l’entretien, et lui remit cette lettre du comte de Foix.

« J’apprends en ce moment que les croisés se sont réunis de tous les points pour assiéger de nouveau Toulouse. Mon allié Raymond m’appelle à son secours ; le rendez-vous de mes hommes d’armes est à Pamiers : viens sans retard ; j’ai besoin des conseils et du bras de mon fidèle Raimbaud. »

Raymond-Roger.

« Cet ordre, » dit Raimbaud à son épouse, « me laisse à peine le temps de me reconnaître. Je ne puis retarder d’un instant mon arrivée à Foix ; mais la résolution que j’ai prise n’en est que plus urgente. Je te laisse le soin d’en informer Adon, et de faire préparer ce qui lui est nécessaire.

« J’expliquerai au comte mes pensées et mes craintes ; il en décidera, et si je ne Tiens point moi-même chercher Adon, un chevalier éprouvé sera chargé de ce soin. » Le jour était sur son déclin, Raimbaud se hâta d’endosser son armure ; il monta sur son coursier, et prit aussitôt la route de Foix ; en prescrivant à ses archers, à son coutillier et à son varlet de venir le joindre pendant la nuit.

Adon était absent ; lorsqu’il fut rentré, Aliénor lui dit : « Ton père vient de nous quitter ; le comte l’appelle à de nouveaux combats : si son départ n’eut pas été aussi précipité, il t’aurait emmené avec lui ; car les années de l’enfance sont écoulées pour toi, et le temps de te montrer homme est arrivé. »

« Il l’est sans doute, » répondit Adon ; « ma mère me le dit, et tout dans la nature me le répète. Je sens le vide de mes jours ; des désirs vagues et mal conçus me possèdent et se disputent jusqu’à mon sommeil……… Je me sens appelé à vivre autrement que je n’ai fait, et j’ignore quel est ce genre de vie qui doit être le mien. Je brûle de combattre les ennemis de ma famille, et de partager les périls de mon père : mais les combats n’occupent que des instans dans la vie ; ils ne sauraient la remplir. J’en atteste mon père, et vous-même ; c’est vous qui le faites vivre, c’est vous qui imprimez le mouvement à toutes ses pensées, c’est vous qui êtes le but et la récompense de ses travaux ? Votre image le suit partout au sein des agitations et des tumultes. Il ne vit que de votre amour, et si la mort vient à le surprendre, du moins il aura vécu ! »

Aliénor semblait interdite et ne savait que répondre.

« Eh bien ? » reprit Adon, en embrassant ses genoux, « je suivrai l’exemple de celui que vous aimez ; je vivrai par vous, car celle qui aura mon amour doit vous ressembler, et quand elle aura reçu mes vœux, comblé mon attente, je lui dirai : « Je t’aimais avant de te connaître, car tu n’es que l’image d’Aliénor. »

L’épouse de Raimbaud lui répondit avec un sourire, mêlé de quelques larmes.

« Adon, j’accepte ton hommage ; je promets de ne te céder qu’à celle qui aura mérité ton amour. Puisque tu es né pour aimer, tu trouveras sans doute celle qui doit t’entendre et te répondre. L’espèce des amans est rare, comme celle des amis ; ceux qui lui appartiennent se cherchent long-temps parmi la foule, et il ne leur est pas toujours accordé par la Providence de se rencontrer. Aujourd’hui, l’honneur t’appelle, et la gloire t’attend. L’honneur et la gloire sont les compagnes de l’amour ; va suivre les exemples et prendre les leçons de Raimbaud ; en combattant pour nous, vis pour nous et pour celle qui doit s’honorer de tes exploits, se nourrir de ta renommée. Dans trois jours Raimbaud viendra te chercher, ou enverra un autre chevalier qui te servira de guide. J’aurai soin que tout soit prêt pour ton voyage. Fais tes adieux à nos parens, à nos amis ; va prendre congé d’Ermessinde et de Cécile. »

Au nom de Cécile, Adon parut interdit ; ses joues et son front se colorèrent d’une vive rougeur ; et, craignant de ne pouvoir dissimuler le trouble qu’il éprouvait, il balbutia quelques paroles, prit d’une main tremblante la belle main d’Aliénor, la baisa et se retira.

Dès qu’il eut regagné sa chambre et se trouva seul, un torrent de larmes vint inonder ses yeux, et il s’assit en gémissant.

Adon aimait Cécile sans trop savoir ce que c’était qu’aimer. Il s’ignorait lui-même ; la voir, l’entendre, prier pour elle et avec elle ; faire d’après ses conseils l’emploi de ses momens ; telles étaient ses habitudes. Il n’avait songé à rien de ce qui pouvait être au-delà. Mais cette pensée soudaine qu’il fallait quitter Cécile bouleversa tout son être ; le secret de son cœur lui fut révélé, et ses yeux furent dessillés.

Il voulut recourir à la prière, et la prière expira sur ses lèvres. Il essaya de s’exciter à la vie des combats en répétant avec sa viole quelques chants guerriers ; mais les cordes de l’instrument ne rendaient que des sons de douleur et d’amour.

« Insensé, » se disait-il, « tu croyais ton âme possédée de l’amour de Dieu et tes pensées dirigées vers le ciel. Ce Dieu, c’est le Dieu de Cécile ; ce ciel, c’est le lieu qu’elle embellit de sa présence ; c’est l’air qu’elle embaume de son souffle. Tes prières, tes vœux adressés à la mère de Dieu, tu les faisais pour Cécile, et c’est à Cécile que tu les faisais. »

Il repassait ensuite dans sa mémoire comment s’était dissipée l’indifférence de ses premières années, comment ses entretiens avec Cécile l’avaient tiré de cette léthargie en le conduisant avec elle au pied des autels et devant le tribunal de la pénitence.

Il se rappelait combien les premiers élans de cette dévotion lui avaient inspiré de mélancolie, et les vœux ardens qu’il avait faits pour être affranchi des liens de la vie, dans la seule vue de partager sans interruption auprès de Cécile la béatitude des demeures célestes. Il se représentait ces promenades lugubres, faites avec elle dans les lieux consacrés à la sépulture des morts, et entendait la douce voix de cet ange s’apitoyer sur la destinée de ceux qui ont vécu douloureusement, puis s’élever en célébrant les louanges de ceux qui ont honoré par leurs vertus et leurs exploits les courtes années de leur voyage sur la terre.

« Puis-je ignorer maintenant, » disait-il, « à qui je suis redevable de cet amour de la gloire si tardivement éclos, et de tous les chants nouvellement inspirés à ma muse jusques-là ignorée et enveloppée dans ses langes ?

« C’est Cécile qui a élevé mon âme au ciel ; c’est elle qui m’a rendu à la terre et tracé la carrière que j’y dois suivre : mais sans elle que ferai-je et que vais-je devenir ? Depuis que j’ai commencé à sentir la vie, je n’ai vécu que par elle. C’est pour elle désormais qu’il me faut vivre, ou cesser d’être.

« Combien de fois dans mon ardente amitié, j’ai regretté qu’elle ne fut pas ma sœur, et converti ce regret en une douce illusion, quand je contemplais la ressemblance de ses traits avec ceux de mon adorable mère, ou quand j’écoutais leur voix frapper mon oreille d’un même son.

« Je n’aimais que ma mère avant d’avoir aimé Cécile. Et maintenant n’est-ce pas Cécile que j’aime en aimant ma mère ?

« Cécile ma sœur ! oui dans le ciel où nous devenons anges. Mais pendant ce pèlerinage de la terre, ce n’est point une sœur, c’est une compagne inséparable, une épouse que Dieu a réservée à l’homme, pour l’aider dans son labeur. »

« Et cependant, ajoutait-il, voilà qu’il me faut quitter Cécile et passer désormais, sans la voir et l’entendre, les jours, les mois, peut-être les années. Que sais-je ? aller chercher la mort dans les combats avant d’avoir vécu ? Voilà donc quelle est ma destinée ? Pauvre Adon, était-ce bien la peine de venir en ce monde ?

« J’aime Cécile. Celle qui m’a enseigné à aimer est sans doute faite pour aimer, et c’est moi qu’elle aime. D’où viendrait sans cela cet accord si parfait dans nos goûts, nos pensées, nos jugemens ? Si ce besoin d’aimer s’est fait le maître de ma vie, comment serait-il étranger à Cécile ?

« J’ai commencé à comprendre mon être en me sentant aimer ; Cécile ne peut comprendre autrement le sien. Elle n’éprouve aucun penchant pour la vie du cloître ; que faire sans amour en vivant parmi les hommes ?

« Nous sommes tous réduits à choisir entre n’aimer que Dieu, ou aimer avec Dieu un autre nous-même.

« Mon choix est fait, et celui de Cécile l’est aussi. Cécile a consenti à aimer, puisqu’elle a renoncé à s’ensevelir toute vivante. Il lui faut un chevalier, un protecteur, un ami ; et quel autre qu’Adon, peut être cet ami, ce compagnon de sa vie ?

« C’est à moi qu’il appartient d’être pour elle ce qu’est Raimbaud pour Aliénor. Cette mère adorée, qui ne dirait que Cécile est sa fille ? Mais elle ne l’est point, elle n’est pas ma sœur. Il faut donc qu’elle soit mon épouse.

« Cécile est l’image de ma mère ; l’une et l’autre ont été, pendant mes premières années, confondues dans mon amour. Maintenant je dois aimer Cécile, comme Aliénor est aimée de Raimbaud. Je me sens digne de mon père, je puis donc l’être de Cécile. »

Après quelques momens de silence, il s’interrogea de nouveau. « Serait-il vrai, » dit-il, « que je n’aie plus que trois jours à vivre ? Que restera-t-il de moi à quelques lieues d’ici, si ce n’est un être inanimé, une ombre semblable à un homme ?

« Mais trois jours ne peuvent-ils me suffire pour ce qui peut être dit en un moment ? Il faut que Cécile sache qu’elle est maîtresse de ma destinée. Loin d’elle, auprès d’elle, je saurai vivre partout, dès qu’elle l’aura ordonné. »

Adon se sentit plus calme dès qu’il eut pris la résolution de révéler son amour à Cécile ; il imaginait mille manières diverses d’aborder ce sujet, et les rejetait les unes après les autres.

La nuit était venue, mais le sommeil ne pouvait abaisser les paupières du jeune homme. Il se roulait dans son lit, tournant à droite et à gauche, et se relevant agité par la crainte ou par l’espérance.

Il se promenait à grands pas, puis s’asseyait, et, prenant sa viole dont il modérait les sons que le silence de la nuit aurait rendus trop bruyans, il fredonnait entre ses lèvres les derniers chants que l’amour lui avait inspirés.

« Quand Dieu, » disait-il, « fit Adam maître du monde et roi de tous les êtres vivans, Adam, se trouvant seul de son espèce, séchait d’ennui.

« Dieu lui donna une compagne, et il commença dès-lors à vivre en sentant qu’il aimait.

« Malheur à celui qui vit seul, et se trouve réduit à n’aimer que lui-même. Que peut-il recevoir celui qui n’a rien à donner ?

« Rien ne plaisait à Adam dans ce jardin paré de tous les trésors célestes. Il n’y voyait rien de beau, n’ayant personne à qui le dire.

« Tous les objets s’embellirent aux yeux, d’Adam quand il put les voir avec Ève ; mais le plus beau de tous, c’était Ève elle-même.

« Cécile n’est pas moins belle qu’Ève, et elle fera de moi un autre Adam, quand Dieu nous aura réunis.

« Je connaîtrai alors les délices du paradis ; j’aurai laissé derrière moi les sables et les ronces du désert. »


NOTES
DU LIVRE ONZIÈME.
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