Le dernier des Trencavels, Tome 2/Livre douzième

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Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 2p. 74-105).


LIVRE DOUZIÈME.

Le Pèlerinage.


Adon, que le sommeil n’avait pu vaincre, entendit sonner l’une après l’autre toutes les heures de la nuit.

Dans son impatience, il n’attendit point que l’aurore eût levé le voile semé de diamans qui couvre les montagnes ; et, guidé par la clarté vacillante de la lune, il descendit au hameau de Bompas. C’était là qu’était l’habitation d’Ermessinde, entourée de prairies et de bocages. Un bois de noisetiers s’étendait jusques sous les fenêtres de la chambre où reposait Cécile. — Adon voit de loin cette fenêtre qui paraît entr’ouverte. Ses genoux plient sous lui, sa respiration est suspendue ; il est contraint de s’asseoir. Il lui semble qu’une voix connue parvient à ses oreilles ; il retrouve ses forces, se relève, se traîne sans bruit, et s’approche en retenant son haleine. Bientôt, il n’en peut plus douter, c’est la voix le Cécile qu’il a entendue !… C’est la voix le Cécile qui confie à la nuit ses désirs et ses peines !

« Pourquoi, » disait-elle, « le sommeil fuit-il de mes yeux ? C’est qu’en veillant mon âme est plus libre de songer à Adon.

« Pourquoi les sons de la cloche du matin me font-ils arriver la première au temple du hameau ? C’est que je vais y prier pour Adon.

« Dieu veut que je vive pour Adon : quelle autre puissance aurait mis son image dans mon cœur ? Cette image est devenue l’âme de Cécile. Il n’y a plus de Cécile, si Adon m’est enlevé. C’est lui qui vit en moi ; c’est pour et par lui que je respire. Pourquoi suis-je une faible fille ? Si mon sexe était le sien, je serais toujours auprès de lui ; je le suivrais dans les combats, je préserverais sa vie en hasardant la mienne, Mais, non ! je ne pourrais pas alors l’aimer comme je voudrais ! Il faut une compagne, une épouse à Adon ; si Cécile n’est pas cette compagne, que faudra-t-il qu’elle devienne ? » — « Elle le sera, » s’écria Adon d’une voix étouffée par les larmes ; « Cécile ! reçois mes sermens ! Je venais t’exprimer les mêmes vœux, les mêmes pensées que m’a révélées cette heureuse nuit. Il faut que je parte, mais je ne crains plus rien, je possède ma vie…. Tu viens de la commencer, elle ne se prolongera que pour toi ! »

« Adon ! Adon ! » répondit Cécile en balbutiant, « je ne sais si je vis, épargne-moi, aie pitié de Cécile ! qu’a-t-elle dit ? Est-ce bien toi que j’ai entendu ? Laisse-moi reprendre mes sens. » Après quelques momens de silence elle ajouta : « Adon ! l’heure de la salutation angélique va sonner ; va m’attendre au temple, j’y viendrai. » Adon s’éloigne ; il fait un grand détour pour dérober sa marche aux habitans du hameau, que la cloche argentine appelle à l’office du matin et au travail.

Les portes du temple s’ouvrent ; il entre, se prosterne et adresser à Dieu de ferventes prières. Il le supplie de rendre Cécile heureuse, et de la rendre heureuse par lui.

Cécile arrive ; un voile couvre son visage ; elle s’agenouille et semble devenue un marbre immobile.

Après le service divin, Cécile sort du temple, Adon la suit. Il ose à peine lui présenter une main tremblante ; Cécile craint de la prendre. Ils s’acheminent lentement vers l’habitation d’Ermessinde.

Bientôt le sentier les conduit hors de la vue du temple et du hameau, dans les touffes d’arbres qui entouraient la maison. Adon rompt enfin le silence.

« Ô ma Cécile ! j’ai tout entendu et tout dit. Ma mère m’envoyait te faire mes adieux, et moi je venais te dévouer ma vie. Mon vœu est accepté, je puis Maintenant voyager ; et combattre. »

Cécile lui répondit : « Je ne m’appartiens plus, Adon ; je me suis mise à ta merci, n’abuse pas de ma faiblesse. Ma langue se serait plutôt desséchée que de t’adresser sciemment les paroles que tu as surprises… Mais puisque ton cœur les a reçues, que mille fois soit bénie l’imprudence qui m’a livrée à toi en me tirant du néant !… Tu vas partir, mais ta pensée restera auprès de moi. La mienne te suivra partout. Un projet s’est offert à mon esprit pendant ma prière, et c’est Dieu, sans doute, qui me l’a inspirée Demain est le jour du pèlerinage d’Appi ; je dois m’y rendre avec les jeunes filles du diocèse qui ont dépassé leur seizième année, et n’ont point atteint la vingtième(1). Viens rendre ton hommage à la vierge sainte ; nous irons ensemble prononcer à ses pieds le serment de vivre l’un pour l’autre, et, forts de cette garantie et de la protection du ciel, nous livrerons nos jours à la destinée. »

Ce projet fut adopté avec transport par Adon. Il entra avec Cécile sous le toit domestique, et fit part à Ermessinde des ordres de son père, et de son prochain départ. Il lui parla de la nouvelle carrière qu’il allait parcourir avec une émotion qu’il n’avait pas coutume de montrer.

Cécile gardait un profond silence ; Adon revint auprès d’Aliénor. « C’est demain, » lui dit-il, « qu’on célèbre la fête de l’Assomption de la vierge ; je veux me joindre aux pèlerins d’Appi, et mettre ma vie sous la protection de la mère de Dieu. »

Il alla aussitôt revêtir la robe de toile des pèlerins qu’il serra autour de son corps avec une ceinture de cuir, ôta sa chaussure, prit un bourdon à sa main et se dirigea vers les montagnes de Tabe. Il franchit d’un pied loger les prairies qui tapissent le fond du vallon, traversa les forêts de Casanave et atteignit bientôt les rochers entremêlés de verdure où les pâtres conduisent leurs troupeaux. Lorsqu’il fut parvenu au col qui sépare les eaux de Casanave du bassin supérieur de l’Ariège, il s’arrêta pour contempler le grand spectacle déployé sous ses yeux.

Au nord, les vallons du Lectouire, du Douctouire et du Lers, semblaient naître à ses pieds et prolonger leurs sinuosités dans un espace brumeux jusqu’aux murs de Mirepoix.

Il reconnut, en suivant le cours du Lers, le rocher de Monségur et les murailles de son château démantelées ou noircies par les flammes. Au-delà se faisaient remarquer les montagnes blanchâtres, célèbres par leurs cavernes qu’habitaient autrefois des géans, et où la nymphe de Fontestorbe, se plaît à épancher et à retenir, selon son caprice, les eaux de son urne intarissable(2).

En se tournant vers le midi, Adon voyait l’Ariège serpenter, couvert d’écume, à travers une vallée riante et fertile, et plusieurs torrens qui lui portent le tribut de leurs eaux descendre, comme elle, d’une haute ceinture de montagnes neigées, qui séparent le comté de Foix de la Cerdagne, de l’Andorre et de la contrée Paillarèse(3).

Pendant qu’il admirait ces objets le soleil était sur son déclin ; le jeune pèlerin vit son flambeau s’éteindre par degrés dans un horizon sans bornes, qui se confondait avec l’Océan. Jusqu’alors le spectacle de la nature n’avait produit sur Adon que des impressions peu profondes et fugitives. Ici, il tomba dans une véritable extase, ses genoux se plièrent, et la surprise le rendit immobile pendant quelques instans. Bientôt il sentit qu’il manquait quelque chose à ce tableau(4) ; c’était de le voir avec Cécile. La chapelle d’Appi était encore à quelque distance ; il prit un sentier tracé sur la pente des monts de Tabe et qui en suivait les contours. Les astres de la nuit éclairant sa marche, il arriva à l’hospice voisin de la chapelle à l’heure où la plupart des pèlerins qui l’avaient précédé commençaient à se livrer au sommeil.

Adon vit en entrant un groupe de pèlerins rangés autour du chapelain dont ils écoutaient les discours. Il s’approcha et prit place auprès d’eux.

Le chapelain racontait les merveilles et les miracles que Dieu avait rassemblés dans ce lieu saint. Il expliquait comment la vierge, mère de Dieu, avait choisi elle-même ce séjour et y avait placé son image miraculeuse. « Vous remarquerez, » disait-il, « que les rochers où le temple est bâti ont un aspect bien différent des autres ; ils ne sont formés ni de marbre ni de grès, ni d’ardoise, ni de cette roche cristalline qui étincelle avec l’acier. Ce sont des amas de cailloux et des fragmens de diverses couleurs, qui ont été saisis par un ciment, et à qui une main céleste a donné(5) la forme de grands obélisques, joints ensemble par la base. Voici l’admirable secret de cette structure. Quand la Vierge sainte eut choisi le lieu d’Appi pour être son sanctuaire, son fils voulut signaler cet établissement par une grande merveille. Il ordonna a tous les anges d’aller dans les diverses parties du monde, et d’apporter chacun une pierre pour en former cette montagne. Sa volonté divine fut aussitôt exécutée. Ces rochers furent l’ouvrage des anges, et les hommes pieux n’eurent plus qu’à bâtir les murs de l’édifice. »

« Ne sait-on pas ; » demanda l’un des pèlerins, « quel en fut le fondateur, et faut-il croire, ainsi qu’on nous l’a dit, que c’est Noë le patriarche ? »

« Je l’ignore, » répondit le chapelain ; « mais il est toujours utile de croire les choses qui portent à la piété. Ce qui est certain, c’est que la chapelle et l’hospice ont été reconstruits par le saint pénitent Garin, dont je puis vous raconter l’histoire. »

Les pèlerins montrèrent un vif désir d’entendre l’histoire de Garin, et le chapelain la raconta en ces termes :

« Jean Garin avait rendu célèbres par sa vie austère et pénitente les déserts de Tabe, qui sont au-dessus des habitations d’Axiat et d’Appi. Le démon en fut jaloux et médita sa ruine. Il parvint à se glisser dans le corps de la belle Inès, fille du comte de Cerdagne, qui régnait alors sur la Haute-Ariège. Comme on faisait de vains efforts pour délivrer cette princesse d’une aussi cruelle possession, le démon lui fit dire qu’il n’appartenait qu’à Garin de la guérir. On se hâta de conduire Inès à l’hermitage du saint homme. L’hermite fut d’abord flatté du choix dont il était l’objet, et ce mouvement d’orgueil ouvrit au démon la porte de son âme.

« Dès qu’il vit la princesse, il en fut ébloui et dit aux personnes de sa suite d’aller l’attendre à l’église et d’y prier avec ferveur. Mais lui, se trouvant seul avec Inès, et possédé de toutes les fureurs de la concupiscence, ne songea plus qu’à assouvir cette passion diabolique…… Aussitôt qu’il eut commis le crime, la frayeur vint le saisir, et, craignant les accusations de la princesse, il eut la barbarie de la tuer en l’étouffant Il se hâta de l’enterrer dans une caverne qui communiquait à sa cellule, et prit aussitôt la fuite. Garin échappa aisément à des hommes qui ne songeaient pas à le poursuivre ; mais les remords cuisans s’attachèrent à sa conscience et ne lui laissèrent point de relâche. Il traversa les Pyrénées, suivit les bords de la mer, et passa le Rhône à la nager, sans pouvoir éteindre le feu qui le dévorait. Enfin il parvint à Rome, et alla se prosterner aux pieds du Saint-Père, à qui est dévolu le pouvoir de remettre les péchés réservés, et d’effacer les plus grandes iniquités des hommes.

« Votre crime est énorme, » lui dit le pape ; « mais il n’en est aucun qui soit au-dessus de la miséricorde divine et du pouvoir de la pénitence. Retournez aux lieux où le forfait a été commis ; puisque vous y avez surpassé en brutalité les bêtes sauvages, vous vivrez comme elles, sans vêtemens, sans autre nourriture que l’herbe des champs et les fruits grossiers des forêts. Allez, nouveau Nabuchodonosor, attendre le moment où Dieu voudra exaucer votre repentir ; lui-même vous le fera connaître.

« Garin se soumit sans murmure à l’exécution de cette sentence sévère ; il revint aux déserts de Tabe ; et, ayant jeté ses habits dans l’étang qui produit les tempêtes, il en sortit aussitôt un orage qui, frappant ses membres nus d’une grêle meurtrière, le mit tout en sang. Cette première épreuve ne le rebuta point ; il se traîna dans les bois et sur les rochers, dévorant l’herbe, et l’arrosant de ses pleurs. Un poil inégal et hérissé couvrit ses membres ; ses ongles devinrent crochus et il avait presque perdu l’apparence humaine, lorsque le comte de Cerdagne, en faisant une chasse aux loups dans la forêt d’Axiat, le rencontra sur ses pas. Il fit entourer cet animal d’une espèce nouvelle, et ordonna qu’on le conduisit à Puicerda où il tenait alors sa cour. Aussitôt que Garin fut entré dans le palais du prince où étaient rassemblés les barons et les chevaliers, un enfant élevant la voix prononça ces paroles : — « Garin tes péchés te sont remis. » — Cette révélation inespérée rendit au malheureux pénitent l’usage de la voix. — Il se jeta aux pieds du prince, lui avoua son crime, et demanda à mourir, puisqu’il était parvenu à apaiser la colère divine. Le prince ne voulut pas être plus sévère que Dieu même. Il pardonna aussi à Garin, mais redemanda le corps de sa fille pour le déposer dans la sépulture de ses pères. — Garin revint avec lui et sa suite au désert d’Appi. — Aussitôt qu’on eut ôté la pierre qui recouvrait le corps enfoui dans la caverne, on en vit sortir Inès pleine de vie et de santé, qui s’élança dans les bras de son père, en remerciant Dieu et sa sainte mère de l’avoir délivrée à jamais des atteintes du démon. Le comte de Cerdagne ne pouvait en croire ses yeux, ses oreilles, ses mains ; enfin, il emmena sa fille, et laissa à Garin d’abondantes aumônes, qui servirent, avec celles que recueillit d’ailleurs cet anachorète, à fonder l’hospice que vous voyez. — Inès vécut dans la crainte de Dieu, elle ferma les yeux de son père, et fut mariée avec le comte d’Urgel. La même puissance qui lui avait rendu la vie, lui avait aussi rendu sa virginité, Depuis ce temps on n’a pu mettre en doute que Dieu n’ait attribué à cette retraite le don de purifier par la pénitence les crimes les plus atroces(6). »

Ce récit fit naître dans l’esprit d’Adon une foule d’idées nouvelles, et le porta à réfléchir sur des objets qui, jusques-là, n’avaient point fixé son attention. Il eût voulu aussi adresser plusieurs questions au chapelain ; mais la pudeur le retint, et il garda le silence.

Les pèlerins se levèrent, le chapelain rentra dans sa demeure, et tous allèrent chercher quelques heures de repos.

Adon devança l’aurore pour venir à la rencontre des processions de pèlerins où devait se trouver Cécile. Il ne les attendit pas long-temps. Les lueurs de la lune avaient éclairé leur marche. Il aperçut de loin sortir de la forêt plusieurs files d’hommes et de femmes, qui se succédaient dans les sentiers sinueux tracés sur la pente herbeuse de la montagne. Bientôt le bruit des cantiques chantés par des voix aigres et discordantes vint frapper son oreille. Les pèlerins, qui découvraient la chapelle sainte, s’avançaient la tête nue en se frappant la poitrine. Les femmes et les filles venaient ensuite, marchant deux à deux, le front couvert d’un voile qui formait une pointe en arrière, et pouvait se rabattre sur le visage. Leurs pieds, sans chaussure, foulaient l’herbe et les roches arides.

L’œil inquiet d’Adon ne cherchait que Cécile ; il crut la voir avant qu’elle parût, et craignit de s’être trompé quand il l’eut aperçue.

Enfin, il la vit passer avec ses campagnes, et la suivit en se mêlant au cortège. Il dévorait des yeux chacun de ses pas et de ses mouvemens. Les regards d’Adon étaient fixés sur les plis de la robe de Cécile, qui lui découvraient des pieds façonnés par les Grâces et colorés par l’incarnat de la rose. — La cloche bruyante remplissait l’air de ses sons aigus. Les pèlerins arrivent de tous côtés, la foule se presse autour du temple et de l’hospice, puis elle se répand dans la prairie voisine. Des linges blancs sont étendus sur le gazon ; et le pain, la chair rôtie, les oignons, le lait coagulé, sont déposés dans des vases de bois. La liqueur de la vigne est servie dans des citrouilles desséchées et des outres enduits de bitume. La faim, excitée par le mouvement du corps et par la rareté de l’air, donne à ce repas un attrait auquel l’art des assaisonnemens ne saurait atteindre dans les palais somptueux.

Cependant Adon et Cécile sont parvenus à se dérober à la multitude, et leurs pas se sont dirigés aussitôt vers le temple. Avant d’y entrer, leurs regards se sont rencontrés, leur visage s’est couvert de rougeur. Ils n’ont eu besoin de parler ni l’un ni l’autre, pour s’agenouiller à la fois devant la balustrade du sanctuaire. Le chapelain prend leurs chapelets, les bénit, les approche de l’image révérée de la vierge, et les leur rend après ce pieux attouchement. Adon et Cécile déposent leur aumône au pied de l’autel. Le chapelain s’éloigne pendant quelques momens. Adon dit alors d’une voix basse, et qui ne pouvait être entendue que de Cécile :

« Ô vierge sainte ! reçois mes vœux et mes promesses ! Je jure de n’appartenir jamais qu’à Cécile. » Cécile ajouta aussitôt : « Je jure de n’être jamais l’épouse que d’Adon. »

Adon reprit : « Dès que j’aurai obtenu la main de Cécile, je fais vœu de bâtir une chapelle en l’honneur de la mère de Dieu, sur les limites des territoires d’Arnave et de Bompas. » Cécile continua : « Dès que je serai l’épouse d’Adon, je fais vœu de consacrer la première année de mon hymen à broder les voiles, et à coudre les ornemens qui doivent décorer le nouveau sanctuaire. »

Les jeunes néophytes fixèrent en même temps leurs regards sur la céleste image, et crurent avoir vu l’un et l’autre ses yeux se mouvoir et sa tête s’incliner en signe d’approbation. Ils se prosternèrent pleins d’une joie secrète, et sortirent du temple ; ils montèrent ensuite sur un tertre voisin terminé par un rocher dont la plate-forme dominait l’hospice. Placés sur cet autel construit par la nature et n’ayant d’autre couvert que la voûte du ciel, ils renouvelèrent leurs sermens afin de les rendre plus efficaces(7). On les vit ensuite descendre, se mêler parmi les pèlerins et prendre avec eux un repas frugal. L’heure du service divin étant arrivée, l’édifice ne put contenir la foule qui était accourue. Elle s’agenouilla sur le gazon et sur les rochers voisins. Les chants commencés dans le sanctuaire, se prolongeant au dehors, étaient renvoyés par les échos, et la montagne entière semblait n’être plus qu’un vaste temple consacré à la mère de Dieu. Après le saint sacrifice et la bénédiction des chapelets, la troupe se dispersa sans ordre et sans ensemble ; seulement avant l’entrée de la forêt, les pèlerins s’arrêtaient sur un grand rocher voisin du sentier. C’était le point d’où l’on commençait à entrevoir la chapelle en montant ; c’était celui où on la perdait de vue en descendant. Les pèlerins s’agenouillaient, récitaient la salutation angélique, et disaient adieu à l’habitation miraculeuse de la vierge d’Appi.

L’apparition de quelques nuages que les rayons d’un soleil ardent élevaient du sein des vallées, hâta le départ des pèlerins. La prairie fut un moment couverte de jeunes gens, qui, retenus par leurs bourdons, se laissaient glisser sur la pelouse inclinée. — D’autres soutenaient de leurs mains les jeunes filles sur ces pentes rapides.

Adon accompagnait Cécile, sans se hâter, sans la retarder. Il ne voyait qu’elle, songeait douloureusement à la nécessité de la quitter bientôt, et eût voulu prolonger les heures dont il jouissait.

Cependant les nuages qui s’étaient amoncelés sur les crêtes neigées des pics Peiric et de Moncal, commencent à se détacher ; poussés par un vent impétueux, ils passent sur la tête des pèlerins et viennent couronner les sommets de Tabe. De nouveaux nuages naissent de tous côtés au fond des ravins et finissent par les combler.

Le bruit de la foudre se fait entendre et va toujours s’approchant. La nuée noire et épaisse qui remplit la vallée est sillonnée du feu des éclairs. Les sommets neigés se montrent resplendissans de la plus vive lumière, comme au travers d’un voile déchiré, et sont plongés aussitôt dans de profondes ténèbres.

Le tonnerre vient enfin éclater sur les sommets de Tabe, avec un bruit effroyable. Des torrens de grêle et de pluie roulent des flancs de la montagne et entraînent dans les ravins tout ce qui s’oppose à leur passage.

Adon et Cécile avaient à peine quitté le rocher de l’Adieu ; ils ne voyaient plus auprès d’eux que quelques pèlerins tardifs, qui se jetèrent avec effroi dans la forêt. Les deux amans suivirent la même route, et cherchèrent pendant quelque-temps à se défendre de l’orage sous les rameaux des plus vieux sapins ; mais la crainte d’être surpris par la nuit les remit en marche. — Adon coupa de jeunes branches de ces arbres, et, les tressant ensemble, il en fit une espèce de bouclier dont il couvrit la tête et, les épaules de Cécile. Ils marchaient lentement sous cet abri léger et mal tissu, qui tenait leurs mains occupées. Leurs pieds glissaient sur les rochers lavés ou dans la boue liquide.

Autour d’eux, d’antiques arbres déracinés par les torrens, ou frappés de la foudre, tombaient en se brisant, et leurs rameaux desséchés volaient en éclats.

À l’issue de la forêt, un rocher couvert de mousse et de lierre formait une caverne peu profonde, ouverte vers le midi. Adon y reconnut une de ces retraites que la nature semble avoir préparées pour les pâtres, lorsqu’ils habitent les montagnes. De la paille, des feuilles de sapins, des fragmens de bois sec, lui firent juger que cette habitation avait été occupée et délaissée depuis peu de temps. Il eût voulu y retenir Cécile jusqu’à la fin de l’orage ; mais trois lieues restaient à faire avant d’atteindre seulement les murs de Tarascon, et la nuit approchait.

Les amans résolurent d’affronter les hasards du voyage.

L’embarras fut extrême, quand il fallut, passer le torrent qui descend dans l’Ariège, auprès d’Albies. L’eau profonde et rapide entraînait avec elle les débris des forêts. Un arbre mort, maintenu en travers par ses racines et son branchage, formait entre les deux rives un pont fragile et hasardeux. Cécile, moins prudente, ou plus empressée, ose prendre cette route. Elle appuie un pied hardi sur l’écorce mousseuse.

Dès le second pas, le tronc vermoulu se rompt et est emporté par les flots. Cécile, en tombant, s’attache aux racines ; Adon se précipite dans l’onde écumeuse ; il la surpasse en vitesse par le mouvement de ses bras et de ses pieds, saisit le tronc qu’embrasse encore Cécile, le repousse vers le bord, et l’y retient en s’accrochant à un rocher qui s’élève au-dessus des eaux. Cécile fait un effort et parvient à se dégager. Elle se traîne sur la roche du rivage, et, fixant sa main gauche dans l’une de ses fentes, elle tend la droite à Adon, qui, fort de cet appui, s’élance sur l’arbre et de là sur la rive. La tige abandonnée devient le jouet des eaux et s’engouffre avec elles dans une chute peu éloignée.

Il fallut renoncer au projet de franchir le torrent ; les forces de Cécile étaient épuisées. Dès qu’Adon fut hors de danger, elle se trouva prête à s’évanouir. Adon la prit dans ses bras, et suivit péniblement le chemin de la caverne qu’il avait remarquée à l’issue de la forêt. Les gouttes redoublées de la pluie qui frappaient le visage de Cécile remirent en mouvement ses sens engourdis. Elle recouvra un reste de vigueur, et, appuyée sur Adon, ils parvinrent enfin au lieu qu’ils cherchaient.

L’orage en ce moment sembla redoubler sa violence, comme pour faire mieux sentir aux deux amans le prix de l’asile où ils se trouvaient en sûreté. Adon se hâte de tirer de sa ceinture l’acier, le caillou et l’agaric qu’il tenait enfermés dans une boîte de fer, pour les préserver de l’humidité. Il rassemble des copeaux de bois épars dans la caverne, les réunit sur une poignée de paille sèche, et fait jaillir de l’acier des étincelles qui se fixent sur l’agaric. Ce feu lent et obscur, excité par son souffle, se communique à la paille qui pétille et s’embrase.

La caverne est bientôt pénétrée d’une chaleur vive et bienfaisante. Lorsqu’Adon et Cécile eurent fait sécher à-demi leurs cheveux et leurs vêtemens, Adon tira de sa panetière quelques alimens qui y étaient restés et que l’eau avait imbibés. Ils les partagèrent entre eux, après avoir bu quelques gouttes d’un vin béarnais, qui se trouvait dans l’outre du pèlerin. Adon dit alors à Cécile : « Que nous importe l’orage ? Qu’avons-nous à craindre de toutes les fureurs de l’enfer ? Nous sommes ensemble ; la vierge du ciel a reçu nos sermens et elle nous a retirés des eaux du torrent ? » — « Sans doute, » répondit Cécile, « nous sommes faits pour vivre réunis et pour suffire l’un à l’autre, puisque la Providence nous a sitôt séparés du reste des hommes. » — « Pourquoi, » reprit Adon, « ne pas faire volontairement et par inclination ce que la nécessité exige maintenant de nous ? » — « Si ma mère y consent, » répliqua Cécile, « et si je puis te donner ce nom d’époux que mon cœur t’a voué, je ne veux plus me séparer de toi, et, pour te suivre dans les camps, j’emprunterai les habits de ton sexe. » — Pendant cet entretien, Adon pressait les mains de Cécile, il les couvrait de baisers ; il la serrait dans ses bras et les ouvrait subitement comme s’il eût senti la flamme pénétrer ses vêtemens.

Plusieurs fois il osa approcher son visage de celui de Cécile. Il vit ses yeux humides distiller quelques larmes qu’il recueillit sur ses joues, et dont il suça la liqueur salée. Il respira sa douce haleine, et, au moment où ses lèvres brûlantes touchèrent les lèvres de Cécile, ils défaillirent l’un et l’autre, sans voix et sans mouvement. Lorsqu’ils furent revenus de leur extase : « Quel est donc ce charme de l’amour, » dit Adon, « pour que nous ne puissions pas y suffire, et que l’excès du plaisir soit si voisin de la mort ? » — « Je ne sais, » répondit Cécile, « mais je crains que cet asile ne devienne notre tombeau. Les délices que j’éprouve dégénèrent en tourmens. Peut-être sommes-nous sous le poids de quelque grande faute. Notre union n’est point consacrée par nos parens et par l’Église. Si elle était pleinement légitime, nous goûterions sans doute des plaisirs plus parfaits, et non une volupté voisine de l’agonie. »

« Tu m’éclaires, » dit Adon ; « les supplices que j’éprouve ne se peuvent définir, et il me semble être en proie aux démons, en présence du paradis. Renouvelons nos prières, demandons à Dieu qui veille sur nous, qu’il envoie le sommeil à nos membres fatigués, qu’il nous accorde ensuite de revoir nos parens et d’obtenir d’eux cette union tant désirée. »

La nuit avait déjà couvert les montagnes de ses voiles, et l’orage s’était calmé. Après une courte et ardente prière, Adon disposa de son mieux la paille et le feuillage de sapin qui jonchaient la cabane, pour en faire un lit à Cécile. Il ajouta au feu qu’il avait allumé quelques branches pour l’entretenir, et se plaça lui-même au point le plus éloigné de la couche de son amie. L’un et l’autre avaient besoin de repos. Cécile succomba la première et la main pesante de Morphée ferma ses yeux.

Adon jouit pendant quelque moment du charme de la contempler, et tomba ensuite dans un sommeil profond. Les Songes légers entrèrent dans la caverne ; ils faisaient passer leurs tableaux changeans et fugitifs devant les yeux de nos amans endormis. Ils les conduisaient à l’autel et dans la maison de leurs pères, sur l’émail des prairies et dans les champs de bataille.

Avant la fin de la nuit, l’Amour voltigeant dans les airs, secoua ses ailes à l’entrée de la caverne et les Songes lui obéirent. Des images nouvelles vinrent frapper et enflammer la pensée errante d’Adon. Que dirai-je ? Tous les mystères de l’amour et de l’union des sexes lui furent révélés. Il s’éveilla en proie à des émotions enivrantes qui disparurent avec le sommeil.

Les rayons de la lune plongeant dans la caverne frappaient le visage de Cécile, et semblaient aspirer de ses lèvres le souffle embaumé de son haleine(8). Adon voulut préserver son amie des clartés trop vives de l’astre nocturne. Il s’approcha d’elle et devint immobile à l’aspect de tant de charmes. Les images de son sommeil viennent l’assaillir ; il voit le sein de Cécile s’agiter sous le lin qui le couvre. Quelques sons inarticulés échappés de sa bouche lui font croire que ses esprits sont maîtrisés par un rêve, pareil à celui dont les souvenirs le tiennent embrasé. À cette pensée un tremblement le saisit. Ses genoux fléchissent, et il tombeaux pieds de Cécile, qui se réveille.

N’allons pas plus avant, ô Muse ! et n’essayons point de décrire ce qui est au-dessus de nos paroles. Que des poètes lascifs trempent leurs pinceaux dans les couleurs de la volupté pour exprimer l’ivresse de leurs sens et leurs plaisirs d’un jour ; les sensations de bonheur que la nature enseigne à l’innocence par l’entremise de l’amour, n’ont point été connues de ceux qui ont cru pouvoir les peindre dans leurs vains récits.

Adon et Cécile furent instruits par la nature ainsi que nos premiers parens Adam et Ève, qui, créés l’un pour l’autre, se rencontrèrent dans un bocage d’Eden, et n’en sortirent point sans avoir appris d’eux mêmes tout ce que le besoin de s’aimer et de mettre sa vie en commun peut enseigner aux créatures humaines(9).

Les dons de Dieu ont été corrompus, des voluptés grossières ont séduit la foule des hommes ; les organes de l’amour ont été prostitués comme ceux de la pensée : mais quelle que soit la dégradation où peut tomber l’espèce humaine, on reconnaît toujours son origine céleste à deux signes éclatans, réservés à un petit nombre d’élus. Ces signes sont la hauteur des pensées et les délicatesses de l’amour.



NOTES
DU LIVRE DOUZIÈME.
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(1) Suivant le calcul du troubadour, Cécile serait née au plus tard en 1205, deux ans seulement avant que le mari de Béatrix fût fait évêque de Toulouse.

Cette supposition pêche un peu contre la vraisemblance ; mais il ne faut pas chercher des leçons de chronologie dans un roman. L’union de Béatrix et de Foulques aurait ainsi duré au moins 20 ans, et daterait à-peu-près de l’année 1185. Aliénor, beaucoup plus jeune que sa sœur, aurait épousé Raimbaud douze ou treize ans plus tard.

(2) Ce phénomène a été décrit au livre VI ; j’aurais dû en indiquer la cause qui se trouve révélée par le jeu du siphon. Qu’on suppose en effet dans l’intérieur de la montagne un grand réservoir, au fond duquel s’ouvre une espèce de tuyau ou canal sinueux, creusé dans l’épaisseur des roches et ayant la forme d’un siphon, c’est-à-dire s’élevant d’abord à une certaine hauteur, puis se recourbant en une branche plus longue qui vient s’ouvrir au fond de la caverne. Aussitôt que les eaux amenées par les courants dans le réservoir en ont élevé le niveau plus haut que la courbure du Syphon naturel, sa branche supérieure étant remplie, ces eaux prennent leur écoulement par la branche inférieure, et continuent de s’écouler jusqu’à ce que le réservoir étant à-peu-près vide, l’air soit rentré dans le tuyau que l’eau recouvrait. Après cette évacuation, le réservoir commence de nouveau à se remplir, puis à se vider de la même manière, lorsqu’elles ont atteint la hauteur d’où elles peuvent redescendre par la voie de siphon.

Voy. les Mém. d’Astruc sur l’Hist. nat.
de Langued., pag. 264.

(3) Le comté de Paillas, pays enclavé dans la Catalogne et arrosé par la Noguerra dite Paillaresa.

(4) Aimar avait été sans doute plus heureux que le héros de la nouvelle Héloise en visitant les hautes montagnes : on peut présumer qu’il s’y est trouvé avec sa Julie.

(5) Voici l’un des passages qui me semble mettre le mieux à découvert la supposition de cet écrit et trahir le secret de son véritable auteur. La description qu’on lit ici ne convient nullement au pic de St.-Barthélemy. Tout observateur qui aura parcouru les Pyrénées, y reconnaîtra sans peine une autre montagne située en Catalogne en avant de la chaîne, et bien autrement célèbre que celle de Tabe. C’est le Monserrat dont les rochers élancés et les ravins profonds entourent un riche monastère, et sont parsemés de treize hermitages. Les obélisques énormes, dont l’aggrégation forme cette singulière montagne, sont en effet composés de cette roche appelée par les minéralogistes poudingue et pséphite. Sa substance est un amas de cailloux roulés empâtés dans un ciment de grès rougeâtre. L’explication miraculeuse de cette agglomération de cailloux est en effet une des traditions conservées dans le monastère, et je l’ai entendue répéter par l’un des religieux.

(6) Nulli posthac dubium fuit quin delectus esset a divino numine locus iste ad delenda per pœnitentiam crimina quantum libet atrocia.

Marca, Hispanica, l. 3, p. 338.

C’est par ces paroles que le prélat Marca termine sa narration de la vie du bienheureux Garin, que l’auteur a plutôt traduite qu’imitée, à cela près qu’elle se rapporte au Monserrat et non aux pics d’Appi et de Tabe. Suivant les conjectures de Marca, l’époque de cet évènement coïncide avec le milieu du onzième siècle.

(7) On observe dans le récit des miracles de l’archevêque de Cologne Engelbert, mort en 1226, ce fait remarquable que les laïques ignorans croyaient leurs vœux plus efficaces, quand ils les faisaient en plein air, que sous un toit.

Fleury, Hist. eccl., l. 79, année 1226.

(8) Cette image est bien autrement exprimée dans le tableau du sommeil d’Endymion, peint par Girodet ; l’un des tableaux de l’école moderne où se fait le mieux sentir l’alliance de la poésie et de la peinture.

(9) Ce dénouement un peu brusque semble contraire aux règles de l’art. Peut-être le troubadour s’est-il conformé, sans le savoir, à ce proverbe arabe : Quand les choses vous embarrassent par le commencement, prenez-les par la fin.


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