Le dernier des Trencavels, Tome 3/Livre vingt-quatrième

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Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 3p. 150-173).


LIVRE VINGT-QUATRIÈME.

Les Argentiers.


Trencavel était rentré dans Carcassonne poursuivi par la tristesse et l’ennui. Les hommages de ses vassaux, les acclamations de ses sujets, les nouvelles heureuses qu’il recevait de tous côtés, ne pouvaient dissiper sa mélancolie. Il ne se consolait point de vivre sans Cécile, et lui dévouait toutes ses pensées. Raimbaud avait été informé, par un messager d’Aliénor, de la mort d’Ermessinde, de l’arrivée de Foulques à Bompas et du départ de Cécile. Il avait craint d’en instruire brusquement le jeune prince, et cherchait à le préparer à ce pénible récit.

Pendant qu’ils s’entretenaient ensemble, un étranger demande à être introduit.

« Seigneur vicomte, » dit-il, en s’approchant, « vous voyez devant vous le beau-frère de Raimbaud et le père de Cécile.

« Peut-être avez-vous ignoré jusqu’à ce jour que Cécile était la fille de l’évêque de Toulouse, de ce Foulques qui fut l’ennemi de votre père, parce que votre père fut l’ennemi de l’Église ? »

L’étonnement ferma, pendant quelque temps, les lèvres de Trencavel. « Quoi ! » dit-il, « c’est vous qui êtes l’évêque de Toulouse ! Vous, le père de Cécile ? qui dois-je croire de Raimbaud, ou de vous ? »

« Je ne saurais démentir le seigneur évêque, » dit Raimbaud ; « le secret de la naissance de Cécile m’est connu depuis peu de jours seulement ; je viens d’apprendre aujourd’hui qu’Ermessinde n’est plus, et que Cécile a été emmenée par son père hors des terres du comte de Foix. »

« Homme cruel ! » lui dit alors le vicomte, « avez-vous pu me laisser ignorer un moment ce qui était relatif à Cécile ? Ah ! c’est, sans doute, parce que vous n’êtes pas son père, et j’aurais moins à me plaindre de celui qui lui a donné le jour ! »

« Ma fille a dû m’obéir, » dit Foulques ; « je sais qu’elle est devenue votre épouse, et, si j’avais le projet de vous la ravir, je ne serais pas venu moi-même me livrer à vous comme un otage. Puissé-je vous la rendre bientôt, et vous compter au nombre de mes enfans ! Non que l’éclat des grandeurs séduise ma vieillesse prête à tout abandonner, mais afin que mes dernières années ne soient point livrées à l’amertume des inquiétudes paternelles. »

Ce langage tenait Raimbaud dans une surprise muette. Trencavel était profondément ému. « Parlez, » dit-il à Foulques, « mon père ! que faut-il que je fasse ? »

« Écoutez, » lui dit Foulques, « les conseils que me dicte l’affection, et que la prudence confirme. Je voudrais vous arracher à la ruine qui vous menace, et vous soustraire d’un seul coup à tous les maux que vous avez à craindre. Vous êtes prince, et né pour l’être ; vous avez choisi une épouse, et vous la demandez ? Eh bien ! C’est de l’Église seule que vous pouvez attendre la conservation de vos états et la possession de votre bien-aimée. La fille d’un évêque ne peut demeurer la femme d’un hérétique, d’un excommunié. Quelques victoires ne suffisent point pour garantir la souveraineté d’un prince qui est sous l’anathème, et que les autres princes repoussent à la voix de leur père commun. Il vous sera facile de rattacher à vos intérêts cette autorité irrésistible qui est l’interprète de la volonté divine. La victoire vous a rendu vos terres et vos vassaux, il suffira désormais que le St.-Siège ne vous suscite point de nouveaux ennemis. Sa justice et sa colère seront facilement désarmées par l’innocence de votre jeunesse, et par les malheurs, dont, sans les avoir pu mériter, elle a été accablée. Votre retour à l’Église est vivement désiré par elle, puisqu’il doit être le signal de la concorde et du triomphe de la religion dans ces malheureuses provinces. Vous trouverez dans ce changement toutes les garanties de la puissance et du repos, comme prince ; comme homme, il vous fera jouir non-seulement des charmes de la vie domestique, mais du bonheur bien plus important et plus durable qui seul peut nous dédommager des traverses de cette vie mondaine. »

Trencavel tenait ses yeux fixés sur Raimbaud ; il semblait demander et attendre ses conseils.

« Il n’y a point à hésiter, » dit Raimbaud ; « le prince n’a point démérité de l’Église en cherchant à reconquérir ses possessions. Pourquoi refuserait-il de recevoir des mains du St.-Père ce qui lui est dû par les droits de sa naissance et ce qu’il a déjà recouvré par la force des armes ? Il ne sacrifiera pas à un vain point d’honneur son repos, celui de ses peuples et le salut de ce qu’il aime. »

« Père de Cécile, » s’écria Trencavel, « je mets ma vie entre vos mains ; dirigez mes pas dans la carrière qui doit me réunir à mon épouse.

Foulques lui répondit : « J’ose me flatter d’assurer votre bonheur, et de le préserver des orages qui menacent votre avenir. Le parti le plus sûr est de vous rendre à Rome, et, malgré le poids des années, je m’offre à vous y accompagner. Mes sollicitations auprès du St.-Père ne vous seront pas inutiles, et, si mes prières sont exaucées, vous reviendrez à Carcassonne, purifié de tout anathème, possesseur paisible de vos seigneuries et le plus heureux des époux. »

Le projet de Foulques fut approuvé par Raimbaud, et adopté avec transport par le vicomte. Les préparatifs du voyage ne furent pas longs. Raimbaud demeura chargé des soins du gouvernement : Trencavel l’investit de tous ses pouvoirs ; mais, en s’en séparant, il voulut, du moins, conserver auprès de lui le fils de ce père adoptif, celui qui avait été le compagnon de son enfance.

Le cortège fut composé de l’évêque Foulques, d’Aimar de Montaillou et de deux autres chevaliers, Gisbert et Adhémar. Ils se dirigèrent vers Montpellier, en évitant le passage de Narbonne, où résidait le légat, et sans se détourner vers Pézènes, afin de ne pas perdre de temps. Gisbert fut envoyé par Trencavel à sa mère pour l’informer de ses projets et des motifs qui pressaient sa marche. À Montpellier, Foulques dit à Trencavel : « C’est ici que nous devons préparer les moyens nécessaires à la réussite de notre entreprise. Nous ne pouvons faire un pas en Italie sans éprouver le besoin d’argent. Ce métal est même souvent devenu l’âme des négociations les plus délicates. Il faut tout prévoir, et ne négliger aucun des moyens qui mènent au succès. C’est dans cette ville qu’est établi le comptoir de l’association des marchands de Rome, de Florence, de Milan, et de la plupart des villes d’Italie(1). Il nous convient de nous munir de lettres de crédit aussi étendues que peut l’exiger l’importance de nos affaires. Je connais le plus accrédité des argentiers du pays. Il appartient à cette ville de Cahors, qui(2) le dispute en fait d’usure aux villes les plus marchandes de l’Italie, et ses émissaires sont répandus dans toutes les provinces de France et d’Angleterre. C’est lui qui a fourni à Simon de Montfort les fonds dont il se servit pour ruiner les affaires de votre père ; il n’en sera que mieux disposé à procurer au fils les moyens de se rétablir.

Cette race d’hommes ne connaît point les affections humaines ; elle spécule sur les malheurs publics et vit des misères d’autrui : elle semble ne s’être établie que pour satisfaire aux besoins des princes, et l’effet de son établissement a été de rendre ces besoins toujours croissans. C’est ainsi qu’en Italie plusieurs souverains sont devenus tellement nécessiteux, que les marchands se sont mis à leur place(3). »

Trencavel écoutait Foulques avec attention, et se livrait à des réflexions toutes nouvelles sur la condition des peuples et de ceux qui les gouvernent. Il pria l’évêque et son fidèle Aimar de prendre toutes les mesures convenables avec le marchand de Cahors, et les autorisa à engager ceux de ses domaines qui seraient le mieux à son gré. L’argentier s’appelait Muchagnac. Avant de se rendre chez lui, Foulques en demanda des nouvelles à son hôte qui lui répondit : « Muchagnac est absent, ses affaires l’ont rappelé en Italie ; deux de ses neveux le remplacent ici ; mais, se méfiant de leur inexpérience, il a depuis quelque temps, envoyé auprès d’eux un homme consommé dans les affaires, qui est chargé de poursuivre ses recouvremens. Le bruit s’est répandu, il y a peu de jours, que ce substitut est attaqué d’une maladie grave, et l’on craint pour sa vie. »

Dans la suite de la conversation Foulques fut frappé d’étonnement, lorsqu’il apprit que ce préposé(4) italien se nommait Capelin, et était de Prato en Toscane. Se voyant seul avec Aimar : « J’ai connu, » lui dit-il, « en Italie, cet infâme scélérat ; car je ne saurais lui donner un autre nom. Il a exercé, d’abord, les fonctions de notaire, et eût cru se manquer à lui-même, si un seul de ses actes ne contenait pas quelque faux. Il mettait sa gloire à accommoder les parjures et à troubler la paix dans les familles de ses parens et de ses voisins. Livré à tous les excès de la plus insatiable luxure, il ne hantait que les lieux de débauche et les maisons de jeu, où il exerçait toutes les fraudes qu’il pouvait imaginer. Il tournait en dérision les choses saintes, et ne se montrait jamais dans les temples. En un mot, sa réputation était celle du plus méchant de tous les hommes, mais aussi du plus habile dans l’art de la marchandise. Dieu veuille nous préserver des pièges de ce traitant, et nous permettre de négocier avec les neveux du cahorcin ! »

Foulques et Aimar s’étant rendus au logis de Muchagnac, le trouvèrent entouré par un rassemblement nombreux, et apprirent que le préposé Capelin venait de mourir. Il n’était bruit que de la sainteté de ce personnage et de l’édification de ses derniers momens. Bientôt on vit arriver sur deux files une communauté de religieux précédée de la croix, et ayant leurs livres en mains. On fit la levée du corps, il fut déposé dans une bière et porté solennellement à l’église. La foule s’y rendit avec empressement, Aimar et Foulques l’y suivirent.

Un religieux aux cheveux blancs, à la face vénérable, monta sur la chaire et commença à informer l’auditoire que lui-même avait été appelé à confesser celui dont le corps était exposé, et à l’assister dans son agonie ; il ajouta qu’il ne prenait la parole que pour rendre témoignage à la vie admirable et à la mort méritoire de ce serviteur de Dieu. Il fit le tableau de ses vertus privées et publiques, de sa charité envers les pauvres, de son désintéressement et de sa fidélité inébranlable dans les affaires d’intérêt ; loua la tempérance et la pureté de mœurs qui avaient réglé toutes ses actions, jusqu’au point de lui faire conserver sa virginité jusqu’à la mort. Sa conclusion fut que cet homme de bien n’avait eu à s’accuser dans toute sa vie que d’un manque de respect commis envers sa mère, au temps de son enfance, et que le souvenir de cette faute lointaine, toujours présent à sa pensée, l’avait rendu inconsolable. Le bon prédicateur prit occasion de cet exemple pour reprocher à ses auditeurs, non-seulement les actes d’indifférence et d’oubli pour les choses saintes, mais encore les infractions et les blasphèmes auxquels ils se livraient sans retenue, envers leurs semblables et envers Dieu lui-même.

Ce discours fit une impression profonde sur les esprits des assistans, et l’office ne fut pas plutôt terminé, que chacun courut à l’envi baiser les pieds et les mains du traitant Capelin. On dépeça ses habits pour en emporter des lambeaux. On l’appela du nom de saint, et il fut déposé avec toute la pompe imaginable dans un caveau recouvert de marbre.

La surprise de Foulques et d’Aimar étaient égales ; mais l’évêque semblait craindre d’éclaircir ce mystère : Aimar, au contraire, ne négligea rien pour en être instruit, et, avant de quitter Montpellier, un affidé de la maison de Muchagnac lui fit l’aveu que cet abominable pécheur avait pris la résolution de jouer la comédie à sa dernière heure, pour répondre à une espèce de défi que lui avait fait un de ses camarades, et pour rendre plus manifeste son mépris pour les choses saintes, en couronnant par cet acte éclatant d’hypocrisie une vie toute tissue d’iniquités.

Muschagnac, qui s’était hâté de partir pour Montpellier, aussitôt qu’il eut appris la maladie de Capelin, et qui avait bravé sans aucun ménagement les fatigues d’un voyage laborieux à travers les Apennins et les Alpes, fut obligé de se mettre au lit en arrivant chez lui, et se trouva entouré de médecins, qui ne purent ou ne surent point détourner les atteintes d’une violente inflammation de poitrine.

Cet argentier, se voyant à son dernier moment, ne songea point à renouveler la scène si scandaleusement jouée par son préposé ; mais s’étant fait revêtir d’une robe de l’ordre de Citeaux qu’il tenait en réserve, et que lui avait donné l’abbé de Valmagne, après l’avoir bénie, il appela auprès de lui, les chapelains pour en obtenir les prières, les pardons et les suffrages, que l’Église accorde à ceux qui meurent dans son sein, et se repentent de leurs fautes. L’un de ces prêtres lui fit observer que la profession d’argentier étant fort sujette à induire au mal, il l’exhortait à chercher au fond de sa conscience, s’il ne se sentait point obligé à réparer, par la restitution de quelques portions de biens mal acquis, les torts commis envers ceux que ses manœuvres auraient dépouillés.

Muschagnac, entendant ce propos, garda un moment le silence, comme s’il était effrayé de tout ce que sa mémoire avait à lui rappeler sur ce sujet ; puis en revenant à lui-même : « Mon Dieu ! » s’écria-t-il ; ce qu’ai-je à faire d’un si long examen ? Vous voyez bien que je laisse ici toutes choses, et que je n’emporte rien avec moi. »

Il fit ensuite plusieurs legs pieux, à la fabrique de sa paroisse, aux nouveaux hospitaliers établis à Montpellier(5), à l’église de N. D. du Grau d’Agde, dont l’intercession l’avait autrefois sauvé d’un naufrage. Il fonda dans ces établissemens une annuité, de mille messes pour son âme. Un legs plus considérable était réservé au monastère de Valmagne, où l’argentier voulut être enterré, revêtu de la robe sainte des religieux de Citeaux, qui a la propriété de mettre en fuite les démons.

Après les premiers jours de deuil, la négociation projetée par Foulques fut faite sans beaucoup de difficultés, avec les neveux du cahorcin. Foulques se servit habilement des circonstances pour ménager les intérêts du vicomte ; la victoire remportée sur les croisés aida quelque peu à éclairer la conscience des marchands, et applanir les principales difficultés,

Je fis aussi mon apprentissage dans cette triste carrière des emprunts. Mon père avait calculé qu’une somme de mille sous melgoriens à-peu-près serait nécessaire pour solder les dépenses de mon voyage en Italie, et il jugea qu’il me serait facile d’obtenir cette somme à un intérêt modéré, en laissant pour garantie le dépôt des titres du domaine de Farlet, dont j’étais nanti.

Les amis de mon père me conseillaient de m’adresser aux juifs, plutôt qu’à ces argentiers chrétiens, qui étaient parvenus à renchérir sur les manœuvres de la synagogue ; mais l’évêque Foulques m’en dissuada, et, grâce à son entremise, j’obtins la somme désirée, moyennant l’intérêt usité d’un pour cent par mois ; mais il fût stipulé que le remboursement se ferait dans six mois, faute de quoi, l’intérêt mensuel serait doublé pour le semestre suivant, et triplé à l’expiration de l’année, si le remboursement n’était opéré.

Les évènemens qui s’opposèrent à mon retour en Occitanie, et que les cahorcins avaient peut-être prévus, les rendit, en peu de temps, maîtres de mon domaine pour une somme qui faisait à peine la dixième partie de sa valeur.

Au moment où nous étions prêts à quitter Montpellier, les religieux de Dominique qui s’y étaient réfugiés, après leur expulsion de Prouille, vinrent annoncer à l’évêque de Toulouse, qu’ils étaient appelés à la Ste.-Beaume, par Charles prince de Salerne et comte de Provence. »

Un événement merveilleux avait déterminé cet appel ou cette translation, à laquelle Foulques prenait un vif intérêt comme ami et coopérateur de Dominique. « Le prince de Salerne, » lui dit l’un de ces moines, « ayant voulu visiter ses domaines de Provence, s’était rendu à la Ste.-Beaume, dont il trouva le monastère abandonné. Les bénédictins, qui l’occupaient depuis cent-quarante ans, s’étaient trouvés réduits à deux par les maladies, à la suite d’un hiver rigoureux, et venaient de se retirer auprès d’Hyères, pour prolonger leur vie sous un autre climat plus doux.

« Le prince Charles avait pour chapelain un disciple de Dominique, nommé Romuald, qui, étant fort adonné aux études historiques, a pris soin de recueillir toutes les traditions locales, sur le séjour de Ste.-Magdelaine dans cette solitude, et s’est fait communiquer les actes déposés aux archives de St.-Maximin.

« Ces recherches lui ont fait concevoir l’espérance de retrouver les reliques de cette célèbre pénitente. Il a visité tous les lieux où on racontait que la sainte s’était retirée pour prier, et a parcouru avec beaucoup d’attention, à la lueur des flambeaux, la grotte qu’elle avait sanctifiée par ses larmes.

« Pendant qu’il visitait l’un des recoins de cette caverne, un fragment de roche, qui s’était détaché de la voûte, est venu tomber à ses pieds et a fait résonner le sol comme s’il était creux au-dessous. Cette indication a été saisie par le moine, et, ayant fait apporter des instrumens pour briser le pavé mystérieux de la grotte, il a aperçu avec non moins d’admiration que de surprise, sous une croûte d’albâtre peu épaisse, des ossemens épars ou incrustés dans la roche, mais bien-conservés.

« Le prince, promptement informé de cette découverte, est venu lui-même avec le clergé de St-Maximin, pour recueillir les précieux restes de la sainte du désert(6).

« On les a déposés dans une châsse d’argent et la relique est exposée à la vénération des fidèles, dans l’église de St.-Maximin. Quelques-uns avaient élevé des doutes sur son authenticité ; mais un miracle éclatant a fermé dès le premier moment la bouche aux incrédules.

« Un certain docteur Thomas, médecin et chirurgien de St.-Maximin, après avoir fait un long examen des ossemens retirés de la grotte, se hasarda à prononcer : que l’une des mâchoires encore garnie de ses dents, et à forme allongée, ne pouvait avoir appartenu à une femme blanche, mais seulement à une éthiopienne, peut-être même, vu sa dimension, à quelque animal d’une race de singes. En même temps, le docteur ayant porté sa main sur l’ossement maxillaire, à peine l’eut-il touché d’un de ses doigts, qu’on vit ce doigt se détacher de sa main sacrilège, et tomber à terre ; cette punition éclatante de l’incrédulité du nouveau Thomas a dissipé tous les doutes.

« Le prince comblé de joie, et reconnaissant envers son chapelain, l’a choisi pour reconstituer le monastère de la Ste.-Beaume, en y appelant des religieux de son ordre, et il a assigné de nouveaux domaines pour enrichir sa dotation. »

Foulques saisit cette occasion de visiter le nouvel établissement qui d’ailleurs se trouvait sur notre route. Plusieurs moines de Dominique partirent avec nous de Montpellier ; nous passâmes le Rhône à St.-Gilles, et un court trajet nous conduisit à Aix, puis à St.-Maximin.

Pendant le voyage, j’avais prié l’un des religieux de m’expliquer comment Ste.-Magdelaine était venue d’un pays si éloigné jusqu’en Provence, où il n’y avait alors que des payens.

« Dieu l’a voulu ainsi, » me répondit le dominicain, « afin de délivrer la ville de Marseille d’une lèpre effroyable. L’honneur de cette guérison était réservé à Lazare, frère de Magdelaine. Un messager du ciel vint intimer à ce saint homme l’ordre de s’embarquer avec ses sœurs, sur un bateau fragile, dépourvu de provisions, et de se laisser conduire par les vents et les courans au lieu de leur destination.

« Ils abordèrent en effet à Marseille ; Lazare, à peine arrivé, se mit à guérir les lépreux. Il lui suffisait pour cela de les toucher de ses saintes mains. Ces lépreux convertis furent les premiers chrétiens du pays des Gaules ; et Lazare en fut le premier évêque. Sa sœur Marthe demeura auprès de lui pour prendre soin les malades ; et son ardente charité la conduisit plus tard à Tarascon. Magdelaine, possédée du zèle de la pénitence, chercha dans les montagnes cette caverne que nous allons visiter, où elle continua de prier et de pleurer pendant trente-trois ans. »

« Des esprits inquiets, » ajouta le moine, « ont cherché à démentir ce récit édifiant, en alléguant que la mémoire de cette famille de Lazare s’est conservée pendant les premiers siècles de l’Église à Éphèse, où ils prétendent que ces saintes personnes ont habité jusqu’à leur mort.

« Mais ceux-là mériteraient d’être traité ; comme le médecin Thomas ; car, dans l’histoire des saints, rien n’est moins vraisemblable que ces évènemens naturels et vulgaires ; il y faut nécessairement des faits extraordinaires et miraculeux. »

Après nous être prosternés dans l’église de St.-Maximin devant la sainte relique nouvellement découverte, nous montâmes au monastère des dominicains dont on réparait et augmentait les bâtimens, et nous franchîmes l’enceinte de roches taillées à pic dont il est entouré ; nous parvînmes à nous hisser de rocher en roche jusqu’au-sommet de la montagne, d’où nos regards plongeant dans la méditerranée, voyaient sortir du sein des eaux les roches pyramidales de la Corse et celles des Apennins, qui se joignent aux Alpes maritimes.

Nous fîmes une longue et pieuse station dans la caverne, où l’emplacement du sol qui avait été creusé par Romuald était déjà recouvert d’un magnifique autel en marbre blanc. On y voyait, représentée en bas relief, la sainte pénitente recevant la communion des mains de son évêque.

Revenus à St.-Maximin, nous reprîmes la route de l’Italie, à travers la montueuse Provence, et, ayant passé le Var, nous traversâmes des Alpes, aux sources de la Roya, auprès du château de Tende.


NOTES
DU LIVRE VINGT-QUATRIÈME.
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(1) Ducange, dans son glossaire latin, rapporte une convention faite en 1278, entre le roi de France et Foulques de Plaisance, capitaine de l’université des marchands lombards et toscans, ayant le mandat spécial de ceux des onze villes principales, relativement à la translation à Nîmes de leur comptoir précédemment établi à Montpellier.

Voy. Muratori, dissert16e, t. 1, pag. 214.

(2) On lit dans le Dante, chant XI de l’Enfer,
E però lo minor giron suggella
Del segno suo e Sodoma e Caorsa.
Benvenuto d’Imola a ainsi commenté ce passage : « Caorsa id est usurarios caturgium enim civitas in Gallia in qua quasi omnes sunt fœneratores. » — Le grand nombre d’argentiers que fournit la ville de Cahors à la France et à l’Italie, fit désigner ceux de cette profession par le nom de Caorsini. On a des raisons de croire que le nom de la célèbre maison Corsini de Toscane, qui fut long-temps adonnée au commerce, n’a pas eu d’autre origine.

Le marchand ou banquier de Cahors, qui fut l’argentier de Simon de Montfort et reçut de lui le domaine de Pézenas, s’appelait Raymond de Salvagnac.

Voy. Hist. de Langued., t. 3, p. 206.

(3) C’est-à-dire les communautés de marchands.

(4) Cette histoire que Bocace met sur le compte d’un certain, Ciapelletto de Prato se rapporte à la fin du 13e siècle et au temps du pontificat de Boniface VIII. L’auteur toscan la raconte avec des détails et une grâce qui doivent faire regretter la brièveté de notre troubadour. Les bonnes âmes seules doivent lui en savoir gré.

(5) II est fait une mention spéciale de ces hospitaliers au livre suivant.

(6) En 1220, Charles prince de Salerne, et comte de Provence, établit les dominicains à la Ste.-Baume, habitée auparavant par des bénédictins. Mais ce fut un autre Charles, comte de Provence, de la maison d’Aragon, et roi de Sicile et de Jérusalem, qui découvrit plus tard le corps de la Madelaine aux environs de la Ste.-Baume.

Notice de M. Félix David, Musée
des familles. 1834 n° 22.


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