Le dernier des Trencavels, Tome 4/Livre vingt-huitième

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Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 4p. 70-115).


LIVRE VINGT-HUITIÈME.

Le Juif errant.


Pendant que les pèlerins assemblés à Héas, réveillés par le son de la cloche matinale, saluaient de leurs cantiques les premières lueurs de l’aurore, Cécile et ses libérateurs gravissaient la gouttière scabreuse et entrecoupée de neiges du port de la Canau.

Arrivés au sommet, avant de descendre en Aragon, ils avaient laissé derrière eux la haute et vaste plateforme de Troumouse à demi entourée de gradins inaccessibles, et contemplaient avec admiration la masse bien plus gigantesque des monts de Marboré, taillée à pic vers l’orient à la même profondeur que vers le nord. Les champs de neige qu’elle déploie sont surmontés par les deux sommets du Mont-Perdu, l’un cylindrique et semblable à une énorme tour découronnée, l’autre plus élevé, ayant la forme d’une pyramide affaissée et recouverte d’un manteau de glace. Les eaux de la Cinca qui distillent de ces sommités inabordables sont rassemblées dans un lac creusé entre leurs saillies, et à l’issue de ce réservoir elles se précipitent avec fracas dans le fond de la vallée.

Après quelques heures de repos à l’hermitage de Pinède, les voyageurs descendirent à Bielsa, et y passèrent la nuit. Le lendemain le baron les dirigea, à travers les montagnes, vers le village de Plan et la vallée de Gistain qu’ils traversèrent. Ils gravirent ensuite une montagne, où la main de l’homme a creusé des cavernes, pour en extraire une roche violacée, qui, fondue avec le sable, forme un verre coloré en azur(1). Puis ils descendirent dans le comté de Ribagorça, dont les seigneurs ont porté pendant quelque temps le vain titre de rois(2). Après s’être reposés à Vénasque, ils remontèrent l’Essera entre les deux masses montagneuses de Néthou et d’Erist, qui seules dans les Pyrénées égalent, ou surpassent en hauteur le Mont-Perdu(3). Arrivés sous le glacier maudit, ils en suivirent pendant plusieurs heures les bords désolés, dans une vallée aride, où l’on voit les nombreux torrens qui devaient l’arroser, disparaître en s’engouffrant dans les cavités ouvertes sur leur passage. Bientôt ils atteignirent la crête entrouverte des rochers de la Picade, d’où les eaux qui suivent les pentes opposées s’écoulent, les unes, vers l’Ebre et la méditerranée, les autres, vers la Garonne et l’Océan.

Ils jetèrent un dernier regard sur les champs spacieux de neige et de glace que bordent au midi les arètes aiguës et dentelées, où les pas de l’homme n’ont jamais osé suivre l’izard et le bouquetin.

Une pelouse rapidement inclinée, et dont l’herbe épaisse était émaillée de fleurs, les conduisit à une vaste prairie de forme ovale, qui a remplacé l’ancien lac de Pomerou. Ils traversèrent, pour y arriver, une forêt noirâtre, qui en forme l’enceinte, et dont les hêtres et les sapins, délaissés par les hommes dans ces sauvages solitudes, ne meurent que de vétusté.

Trois grands ravins, qui descendent du haut des monts jusqu’à cette prairie, se réunissent au-dessous d’elle en une seule vallée, dont le fond paraît comblé par la forêt touffue qui se prolonge dans cette profonde excavation.

Au centre de la forêt, entre les racines de ces arbres centenaires, et parmi leurs troncs abattus et couverts de mousse, on voit jaillir en un seul torrent, à travers un amas de blocs pierreux, les eaux réunies de tous les glaciers des montagnes maudites, qui se sont engouffrées dans des canaux souterrains, et que cet accident de la nature a soustraites à la vallée de l’Essera, pour les diriger, à travers l’arète centrale des Pyrénées, vers le lit de la Garonne.

À l’issue de la forêt, et au bord d’une prairie qui en est enveloppée, nous fîmes une courte halte à la chapelle de N.-D. de Lin, auprès de laquelle le baron avait fait bâtir un hospice destiné à recevoir les voyageurs qui, de l’Aragon viennent en Aran, par la vallée de l’Essera.

Avant de descendre jusqu’à l’hospice, et au-dessus de la naissance du torrent, le baron nous avait fait remarquer de loin, à l’extrémité d’une éclaircie de la forêt, un antre profond creusé dans la roche taillée à pic, laquelle était formée de ce marbre à veines bleuâtres, où vont s’engouffrer les torrens des monts maudits. Les montagnards curieux, qui avaient osé explorer à la lueur des flambeaux les cavités de cette montagne perforée, étaient parvenus, après un trajet long et sinueux à rencontrer le canal souterrain, où sont encaissées les eaux écumeuses, qui descendent des glaciers.

La célébrité de cette caverne était due à une cause surnaturelle, et le baron nous raconta comment il avait converti en une sainte chapelle cet antre jadis consacré à la superstition.

Avant son arrivée dans la vallée d’Aran, on l’appelait la grotte ou baume des fées, et d’anciennes traditions avaient établi la croyance que ces prophétesses du démon y rendaient des oracles, et donnaient la connaissance de l’avenir.

Le baron, qui avait parcouru la Grèce dans ses longs voyages, avait trouvé quelque ressemblance entre ce site et celui de l’antre de Trophonius, creusé dans les roches de l’Hélicon, d’où descendent les eaux de l’Hercine, qui baignent les murs de Lebadée avant de se jeter dans le lac Copais(4).

Deux belles fontaines, qui jaillissent à peu de distance de la caverne, lui rappelèrent ces sources du Léthé et de Mnemosyne, voisines de l’antre de Trophonius.

La rencontre que fit le baron à Barcelonne d’un moine grec, qu’il avait connu au couvent de Lébadée, lui suggéra l’idée de faire de la baume des fées ce que les religieux grecs ont fait de l’antre de Trophonius, et d’y construire une chapelle à la Vierge, où seraient conservé en les sanctifiant, les pratiques accoutumées pour interroger et connaître l’avenir.

Le moine Spiridion, à qui il fit part de ce projet, l’adopta avec empressement, et vint avec lui dans la vallée d’Aran pour y desservir la double chapelle de l’hospice et de la caverne.

Depuis ce temps, les prophéties de la baume, non plus des fées, mais de N.-D. de Lin, ont acquis un renom qui va toujours en croissant, Le récit de cette merveille que nous faisait le baron me jeta dans une profonde rêverie.

Ce seigneur bienfaisant avait aussi établi un autre hospice bien plus spacieux et plus fréquenté, sur le penchant méridional des Pyrénées, près des sources de Noguera Ribagorçana, à l’orient des montagnes de Néthou. Ces hospices, richement dotés, étaient sous la dépendance du monastère d’Aran, placé au milieu de la vallée, et dont la fondation était due aussi à la munificence du baron. Un petit nombre de religieux suivait la règle de Citeaux. Le fils aîné de l’évêque de Toulouse, le pieux Anselme dirigeait cette communauté. C’était le fondateur lui-même qui l’ayant demandé pour chef du nouvel établissement, l’avait obtenu de ses supérieurs au monastère de Granselve(5). Le baron n’ignorait pas que Cécile était la sœur d’Anselme, et il voulut jouir de leur surprise en les rapprochant l’un de l’autre. Il conduisit ses compagnons au monastère. « Les pèlerins que je vous présente, » dit-il à Anselme, « vous sont plus chers que vous ne pensez. Celui-ci est l’époux de Cécile votre sœur ; cet autre, dont l’habit déguise mal le sexe, est Cécile elle même. » Puis il dit à Cécile et à Trencavel : « Voilà votre frère ; c’est Anselme le fils aîné de Foulques et de Béatrix. »

Cécile éprouva d’abord un mouvement de confusion de se voir sous des vêtemens d’homme en présence d’un frère dont la contenance et le caractère la rendaient interdite. Anselme, frappé d’étonnement, ne pouvait croire ces paroles du baron. En regardant Cécile, une douce émotion le saisit ; ses yeux se remplirent de larmes, « Quoi ! vous êtes, » s’écria-t-il « cette enfant dont ma mère a pleuré la perte si amèrement, et que nous avons cru l’avoir précédée dans la tombe ? Par quel miracle nous êtes-vous rendue ? » — « Mon frère, » dit Cécile, « une année ne s’est pas encore écoulée depuis que j’ai pu connaître les auteurs de mes jours et que j’ai été rendue à mon père. Plus heureux que moi, vous avez vu ma mère ! » — « Hélas ! » dit Anselme, « ses derniers momens sont toujours présens à ma pensée. Les pratiques du cloître où elle s’était retirée n’ont pu jamais la distraire des douleurs maternelles, et, quoique vouée à Dieu, elle ne priait, ne respirait que pour ses enfans. Souvent elle me parlait de Cécile, comme si elle était vivante, comme si je pouvais encore aider son enfance de mes soins. J’étais contraint d’attribuer cette erreur à l’égarement de son esprit vaincu par le chagrin. Mais combien de fois m’a-t-elle supplié de consacrer ma vie à la recherche et au soutien d’un frère qu’un amour précoce de l’étude tenait depuis quelque temps éloigné de nous ! « Macaire, » disait-elle, « est perdu pour moi ; mes yeux se fermeront avant que je puisse le revoir. Puisses-tu ne pas mourir comme moi, séparé de ton frère ! je t’en conjure, Anselme, ne songe jamais à moi sans songer à lui. Les années de votre enfance ont été les seules de ma vie que je ne regrette point. N’épargne ni peines, ni temps, pour te réunir à lui, s’il a besoin de ton secours. Je ne t’impose, en mourant, qu’une seule obligation, celle de lui faire savoir que Béatrix est descendue au tombeau en prononçant le nom de Macaire. »

Cécile et Trencavel éprouvaient un attendrissement silencieux. Le visage du baron s’animait, se colorait, et donnait les signes d’une contrainte, dont cet homme ému ne fut plus le maître quand les dernières paroles d’Anselme vinrent frapper son oreille. Les sanglots et les larmes étouffèrent sa voix ; il ne la recouvra que pour faire entendre ces mots : « Anselme ! Cécile ! Macaire vous est rendu : c’est moi qui suis Macaire… que la mémoire de Béatrix soit bénie ! Dieu a exaucé ses vœux ; ses trois enfans sont réunis ; ils le sont pour aimer cette adorable mère, et pour s’aimer entre eux ! »

Lorsque les enfans de Béatrix et Trencavel furent revenus du trouble où les avait jetés cette triple reconnaissance, le baron raconta à Anselme comment Cécile avait été soustraite dans son enfance et élevée dans le comté de Foix ; comment elle se trouvait l’épouse d’un chevalier, né prince, dépouillé de ses domaines, puis réintégré et de nouveau dépossédé ; comment, ayant été rendue à son père, elle était tombée dans les pièges d’un templier, dont Dieu venait de la délivrer. Interrogé sur lui-même, il se contenta de dire que se trouvant prisonnier chez les Arabes, il avait recouvré la liberté à Cordoue, en y exerçant l’art de guérir, et s’était depuis enrichi par le commerce.

Anselme ne voulut pas que ses hôtes quittassent le monastère, avant qu’il eût célébré solennellement le service divin, pour rendre grâces à Dieu d’une réunion aussi inespérée. Tous y assistèrent et prièrent selon leur foi et leur zèle religieux. Anselme ignorait l’excommunication de Trencavel ; les autres et Trencavel lui-même feignirent de l’ignorer.

Le monastère d’Aran était peu éloigné de Viella ; le baron en y arrivant, dit à Trencavel : « Vous n’êtes plus ici comme le vassal et protégé du roi d’Aragon ; ceci est le domaine de votre épouse et l’héritage de vos enfans. »

Trencavel répondit : « Le hasard m’a ravi mes domaines ; peut-être le hasard les avait-il donnés à mes ancêtres ; mais vous qui possédez des biens acquis par votre industrie, vous saurez, sans doute, les mieux conserver. Quant à moi, je suis le plus riche des princes, puisque je possède Cécile et que rien ne peut me l’enlever. »

Je n’entreprendrai point de peindre le bonheur dont jouissaient les deux époux. Ils s’aimaient et passaient tout leur temps à se le dire. Tout était délices et, transports. Le sourire et les larmes se montraient à la fois sur leurs visages, et quand ils avaient épuisé tous ce que l’ivresse de la sympathie peut inspirer de sentimens tendres, ils pleuraient de ne pouvoir s’aimer davantage. La curiosité seule faisait quelque diversion à leurs entretiens d’amour. Plusieurs paroles échappées à Macaire leur faisaient vivement désirer de connaître les détails de la captivité et de la vie vagabonde, qui l’avaient conduit à acquérir de si grandes richesses. Macaire attendit quelque temps avant de condescendre à ce désir. « J’ai, » dit-il, « à vous révéler des évènemens que je ne veux confier qu’à vous seuls ; car toute vérité n’est pas bonne à dire aux hommes. Il est utile de connaître cette espèce humaine, » dit-il à Trencavel ; « votre voyage d’Italie vous l’a prouvé suffisamment : mais il n’est jamais prudent de se vanter d’une telle science. J’avais à peine achevé ma dix-septième année, lorsque je devins la proie d’un corsaire arabe, pendant la traversée de Maguelonne à Gênes. L’équipage et les passagers du navire furent conduits à Malaga et vendus à l’encan. Le hasard, ou plutôt la Providence, me donna pour maître le célèbre philosophe(6) Ebn-Rosch, qui exerçait alors les fonctions de juge suprême dans le royaume de Cordoue, sous les ordres souverains de Mansor, empereur de Maroc.

« Les études que j’avais faites à Montpellier me donnèrent accès auprès d’un maître aussi éclairé. Il voulut que je joignisse aux leçons que j’avais reçues celles des médecins arabes, et me facilita les moyens d’exercer à Cordoue l’art de guérir. Bientôt je cessai d’être son esclave pour devenir son disciple. Avant lui, la doctrine d’Aristote mal connue ne présentait qu’un assemblage de subtilités et d’énigmes comme celle de Platon. Ebn-Rosch m’en expliquait les mystères, et je voyais avec surprise que les maximes de la philosophie étaient assujetties, comme celles de la médecine, aux lois de l’expérience et de l’observation. Mon maître avait un fils et une fille ; le fils, nommé Valid, était plus âgé que moi de plusieurs années. Son enfance, et les premiers temps de sa jeunesse, avaient été remplis d’orages. Captif à Amalfi chez des chrétiens, puis chez un rabbin israëlite, il était rentré depuis peu dans la maison paternelle. Son caractère était ardent, ses inclinations plus fortes que constantes. Il se passionnait facilement pour ses recherches scientifiques, et passait plus aisément encore de l’une à l’autre. Néanmoins, ses goûts le portaient à préférer les connaissances pratiques aux sciences spéculatives ; ses pensées flottaient habituellement entre la médecine et le commerce. Valid me prit en affection, soit à cause de mes études qu’il partageait, soit que le souvenir de sa captivité lui inspirât de l’intérêt pour un autre captif. Son amitié envers moi fut vive comme tous les sentimens qu’il éprouvait. Il se plaisait à instruire sa jeune sœur et voulut m’associer aux soins de cette instruction. Zaïde apprit de moi le langage et les chansons de nos trouveurs. Elle les chantait en s’accompagnant de sa harpe, et comparait leur volupté naïve aux ardeurs passionnées des cassides arabes. Bientôt elle s’adonna à des études plus sérieuses et plus étendues. La connaissance des êtres naturels dont le monde est composé excita vivement sa curiosité. Elle aimait surtout à étudier les plantes, leurs vertus ; les affinités et les différences qui les caractérisent ; leur aptitude à végéter selon la qualité des lieux et des climats. J’allais pour elle parcourir les montagnes voisines et jusqu’aux sommets des Alpuxarras et de la Sierra Nevada. J’en revenais chargé des trésors d’une végétation inconnue aux habitans des plaines. De tous les liens de la sympathie, qui peuvent resserrer deux êtres de sexe différent, ceux qui ont leur origine dans le goût des sciences, et dans les passe-temps d’une étude commune, sont sans doute les plus doux, comme les plus irrésistibles.

Les recherches, les méditations, font de ceux qui s’y livrent une espèce séparée du reste des hommes, une association dont les membres se reconnaissent, se préfèrent mutuellement, sans aucun égard pour les obstacles que fait naître la diversité de patrie et de religion. Nous l’éprouvâmes bientôt Zaïde et moi. Je tombais, à son approche, dans un état de contrainte que je ne pouvais vaincre, et, en la quittant, je ne songeais plus qu’aux moyens de la revoir. Zaïde me reprochait mon silence, l’ambiguïté de mes discours, et même ce qu’elle osait appeler mon indifférence. Les souvenirs du malheureux docteur Abélard venaient souvent occuper ma pensée. J’imaginai que le récit de ses amours et de ses infortunes apporterait quelque adoucissement aux peines et aux dangers de notre situation. Je remis à Zaïde le chant qu’un de nos trouveurs a composé sur cette lamentable histoire. Elle le lut avec transport, et essaya de le chanter en s’accompagnant de son luth. Ses regards se détournaient souvent sur moi ; et, sur la fin, voyant les pleurs qui s’échappaient de mes yeux, malgré tous mes efforts, elle laissa tomber son luth, se jeta dans mes bras, et, mêlant ses larmes aux miennes : « Sois mon Abélard, » me dit-elle, « et je suis ton Héloïse ! » Cet instant décida du sort de Zaïde et du mien. Nous obéîmes à la voix impérieuse du désir, comme si nous eussions été seuls sur la terre.

« Notre union fut consommée, et le charme de ces premiers momens fut si enivrant que nous crûmes avoir assez vécu, à moins qu’il ne nous fut accordé de vivre toujours de même.

« La vieillesse d’Ebn-Rosch n’avait pas désarmé ses nombreux ennemis. Les prêtres musulmans détestaient sa science et l’accusaient d’hérésie. Les envieux haïssaient son crédit ; les hommes corrompus craignaient ses vertus et les décriaient. Le peuple jouissait de l’équité de ses jugements et restait dans l’indifférence. Un iman qui ne cessait de tendre des pièges à la bonne foi du vieillard, et tenait sa maison assiégée par des espions, fut informé de l’union mystérieuse de Zaïde avec un chrétien. Après s’être assuré des moyens de constater cette offense, il fit citer la fille d’Ebn-Rosch au tribunal des prêtres musulmans. Zaïde ne chercha point à éluder par de vains détours un aveu dont elle se faisait gloire ; elle se déclara mon épouse. Je fus jeté dans une prison, et le chef des imans, ayant fait ramener mon amante en sa présence, lui remit au nom de la loi une quenouille et un poignard, lui laissant le choix de m’ôter la vie de sa propre main, ou de demeurer esclave le reste de ses jours. Une semaine lui fut donnée pour se décider.

« En épargnant ma vie, elle ne pouvait la sauver à moins que je ne fisse une abjuration solennelle du culte chrétien, pour embrasser le mahométisme. Zaïde et tous les siens eurent, pendant la semaine prescrite, un libre accès auprès de moi. Tous m’exhortaient à céder à la nécessité. Le vieillard et son fils s’efforçaient de me démontrer que les religions sont distribuées au hasard sur la surface du globe, et qu’aucune ne mérite la préférence par elle-même. Les larmes de Zaïde étaient bien plus puissantes que ces démonstrations : cependant je ne pouvais me résoudre à renier la religion de mes pères, et, me refusant à mettre sur une même ligne J.-C. et Mahomet, j’aimais mieux mourir pour le vrai prophète, que de vivre pour le faussaire. Un jour Valid s’enferma seul avec moi : « Tu ne m’as pas cru assez ton ami, » me dit-il ? « pour me confier les sentiments qui t’unissaient à ma sœur, mais je vous avais devinés l’un et l’autre. Faut-il maintenant qu’un vain scrupule te dévoue à la mort, et n’auras-tu aimé Zaïde que pour la faire mourir de douleur ? Si je n’avais jamais quitté le foyer paternel, je pourrais croire que ta religion est revêtue d’un caractère saint et ineffaçable qui la met au-dessus des autres ; mais mon enfance s’est passée chez des chrétiens, j’ai reçu leurs instructions, leurs sacremens ; c’est en étudiant moi-même à fond les dogmes de ce culte, que je suis parvenu à me convaincre qu’il n’est qu’une émanation du judaïsme, un établissement d’enfans ingrats qui ont calomnié et maudit leur père. La puissance de l’exemple et des habitudes m’avait fait chrétien ; l’amour de la vérité et la persuasion me fit israëlite. Un rabbin, qui était devenu mon maître, ne se borna pas à me faire lire vos saintes écritures ; il voulut me faire pénétrer dans les mystères du Talmud et m’initier aux visions des interprètes. Cette étude refroidit bientôt mon zèle et ma croyance. Je vis qu’ayant secoué le joug d’une doctrine religieuse, il m’était désormais impossible d’en admettre(7) une autre. Je me dis à moi-même que puisqu’il existait des cultes différens, ils n’étaient autre chose que des histoires de Dieu diversement racontées par les hommes ; que si la toute puissance infinie avait daigné s’expliquer elle-même, la lumière de sa parole serait aussi éclatante que celle du soleil dans les déserts de l’espace, et ne pourrait demeurer confondue avec les inventions des poètes, ou les énigmes des théologiens. J’étais dans ces sentimens, quand je revins à Cordoue et je m’y suis conformé à ceux de mon père, à qui ses méditations et l’étude d’Aristote avaient suggéré ces mêmes opinions qui m’ont été enseignées par les évènemens et les traverses de ma captivité.

« Nous naissons pour être hommes, » ajouta-t-il, « et non pour être juifs, chrétiens ou musulmans. Que ton culte soit celui du Dieu qui t’a donné le cœur de Zaïde ! C’est servir Dieu que de la rendre heureuse. Tu l’offenses en paraissant dédaigner le don que tu tiens de son immense bonté. » Ce discours de Valid fit sur moi une faible impression, il me rappela le propos du sultan Saladin : qu’on n’avait jamais vu d’un mauvais chrétien faire un bon sarrasin. Un morne silence fut mon unique réponse. Je ne sais ce qui serait arrivé de moi, lorsqu’un événement imprévu vint mettre un terme à toutes mes inquiétudes. Les ennemis d’Ebn-Rosch étaient enfin parvenus à faire triompher leur envieuse malice ; ils avaient obtenu du prince Almohade, qui régnait à Maroc, l’ordre d’arrêter le grand juge de Cordoue, et de lui faire passer les mers ; on voulut, avant de l’éloigner, le déshonorer à jamais, et, le jour même de son emprisonnement, il fut conduit, à l’heure de la prière, devant la porte de la mosquée, et mis tête nue sur le plus haut degré ; tous ceux qui entrèrent dans la mosquée lui crachèrent au visage(8).

« On essaya de lui faire prononcer une formule d’abjuration ; mais il ne proféra d’autres paroles que celles-ci : — « Puisse mon âme mourir de la mort des philosophes ! » — On le ramena ensuite à sa prison ; puis on l’embarqua pour Maroc.

« Pendant que toute la ville était livrée aux émotions occasionnées par cette odieuse injustice, Valid conçut promptement et mit à exécution un projet que les conseils de son père avaient approuvé. Les gardes de ma prison furent gagnés ; et, dès que la nuit eut couvert de ses ombres les édifices de Cordoue, eux-mêmes ôtèrent mes liens, et me servirent d’escorte, ainsi qu’à Zaïde et à Valid, jusques aux murs de Malaga. Un bâtiment était prêt à nous recevoir ; il nous conduisit en Égypte, et nous abordâmes à Alexandrie.

« Pendant la traversée, Valid nous expliquait les motifs qui avaient fait croire à son père et à lui-même que la domination des Arabes en Espagne touchait à sa fin. Il s’applaudissait d’avoir été arraché par la nécessité aux dangers d’un état dont la ruine lui semblait si prochaine. — Les Arabes d’Espagne, » nous disait-il, « sont aujourd’hui plus éclairés que leurs voisins, mais la civilisation n’est utile aux peuples que lorsqu’elle influe sur leur gouvernement. Malheur aux nations qui s’instruisent, quand ceux qui les gouvernent se complaisent dans l’ignorance et la barbarie ! Nos califes se sont perdus par leurs vices et leurs passions au moment où leurs sujets étaient le plus civilisés et nous avons été réduits à subir le joug des fanatiques Africains. Ceux-ci se croient maintenant intéressés à nous abrutir pour nous rendre plus obéissans. Ils ont porté le délire jusqu’à défendre, sous peine de mort, d’écrire les annales de leur règne(9) ; les insensés ne voient pas qu’ils font de leurs domaines une proie facile à dévorer, et qu’ils frayent des routes nouvelles à l’invasion des chrétiens. La lutte n’est plus égale entre les deux peuples ; les chrétiens ont pour eux la rudesse des mœurs et le zèle religieux. À Cordoue les hommes sont amollis par les habitudes serviles et par le manque d’illusions. Entre deux religions qui se font la guerre, le triomphe appartient à celle qui exalte plus puissamment les cœurs des hommes. La foi des chrétiens est entière, celle des Arabes d’Espagne est presque évanouie. Tout état qui doit son existence à une religion nouvelle est sujet à périr quand cette religion s’éteint. Ce mobile pourrait être remplacé par le sentiment des intérêts publics et l’amour de la patrie ; mais des peuples sans vertu n’ont jamais été redoutables à leurs voisins qu’aux temps de leur ignorance et de leur fanatisme. »

« Le projet de Valid, en arrivant en Égypte, était de se livrer au commerce Son esprit actif avait conçu des plans de spéculations basées sur les changemens politiques et les chocs multipliés des nations entre elles. Il eut voulu nous retenir auprès de lui ; mais je soupirais après le moment de revoir des chrétiens, et Zaïde partageait mes vœux. Les derniers évènemens de Cordoue avaient éteint dans son âme un reste d’attachement pour la foi musulmane qui était le fruit de l’habitude plus que de la croyance. L’amour lui faisait désirer de connaître des dogmes que son amant avait refusé d’abandonner au prix de sa vie. Valid se fit un devoir de ne pas nous contrarier, et nous procura lui-même les moyens de parvenir à Constantinople, où je me proposais d’exercer l’art d’Hippocrate. Avant de nous quitter il me dit ces paroles que je n’ai plus oubliées : « Zaïde n’est déjà plus musulmane ; ne te hâte point de la rendre chrétienne. La religion de Mahomet est faite pour nous asservir les femmes ; celle de Christ est sujette à nous les enlever. Une fille ardente et généreuse, née sous le soleil de l’Andalousie, qui croira pouvoir devenir l’épouse d’un Dieu, sera faiblement tentée de se séparer du commerce des hommes. Son cœur insatiable d’amour aura bientôt épuisé la coupe des affections humaines, et ne trouvera plus de repos que dans les extases d’une vie réputée céleste. J’en ai vu plus d’un exemple », tiens-toi pour averti. » — Je m’embarquai avec Zaïde, et nous arrivâmes à Constantinople, après avoir relâché à Athènes et à Thessalonique. Toutes les parties de l’empire grec étaient dans une confusion inouïe. Un Flamand régnait à Constantinople ; un Bourguignon était duc d’Athènes, un Champenois souverain de l’Achaïe(10). La Macédoine était disputée entre les deux fils d’un Italien. Le doge de Venise, vieillard aveugle et plus que nonagénaire, venait de mourir après avoir acquis à sa république plusieurs provinces, et un quartier de la ville de Constantin. Toutes ces usurpations étaient l’ouvrage d’une croisade prêchée contre les infidèles.

« Vous voyez, » dit en s’interrompant Macaire à Trencavel, « que les hommes sont partout les mêmes et qu’ils regardent comme une proie tout ce que leurs mains peuvent atteindre. Ce que ces croisés ont fait aux Comnènes, d’autres l’ont fait à votre père et au comte de Toulouse. Il est dans la nature des croisés d’obéir au pape avec transport, quand la rapine leur est permise et offerte ; et de lui désobéir, quand il veut mettre un frein à leurs usurpations. »

Macaire reprit son récit : « Valid avait pourvu généreusement à nos besoins, et bientôt les succès de ma pratique médicale me donnèrent les moyens de vivre d’une manière honorable.

« Mes soins furent agréés à la cour de l’empereur Henri, et le roi des Bulgares dont il devait épouser la fille, lui ayant demandé un médecin, je fis partie de la députation envoyée pour conduire à Constantinople la future impératrice. Je passai le Balkan, et vis à Ternova ce(11) farouche Joannice qui se vantait d’être le plus chrétien de tous les rois, parce que, s’étant séparé de l’église grecque, il avait reçu du pape Innocent, avec le sceptre et la couronne royale, la permission de battre monnaie. Ce vassal de l’église romaine, qui faisait honneur à St.-Pierre de ses victoires sur l’empereur Baudouin, buvait à ses repas dans une coupe qu’il s’était faite avec le crâne de ce chef des croisés. Joannice était attaqué d’un ictère, je le guéris, et revins à la suite de sa fille, chargé de présens.

« Zaïde m’avait rendu père d’une fille à qui je voulus donner le nom de Béatrix. Quand le temps fut venu de conférer à cet enfant le sacrement du baptême, la mère ne voulut plus demeurer étrangère à la religion de son enfant, et se fit aussi baptiser.

« L’exaltation de notre amour s’était calmée ; comme je ne désirais rien au-delà de ces douces jouissances d’une amitié satisfaite, je devais penser qu’il en était de même chez Zaïde. Cependant les transports d’affection qu’elle éprouvait envers sa fille, me semblaient quelquefois excéder la mesure d’une tendresse éclairée. Je m’absentais de temps en temps pour visiter des malades éloignés, et il me parut souvent trouver à mon retour Zaïde plus absorbée dans les soins maternels et dans les pratiques pieuses qu’elle voulait enseigner à sa fille.

« Cette enfant devint malade et j’arrêtai les progrès du mal sans le guérir. Je demeurai convaincu que sa constitution était affectée d’une altération organique, et qu’elle était condamnée à mourir avant le temps, ou à traîner une vie languissante. Zaïde lut au fond de ma pensée, et se livra à toutes les inspirations de la douleur. » Un jour elle me dit : — « Puisque la science des hommes ne peut conserver cette enfant, adressons-nous à celui qui peut toutes choses. Allons à Jérusalem, déposons Béatrix sur le St.-Sépulcre ; celui qui est mort pour les péchés des hommes récompensera notre foi et exaucera nos prières. »

« Je combattis faiblement ce projet, de peur d’offenser la tendresse d’une épouse et d’une mère. Les dangers du voyage étaient moins à craindre depuis qu’une trêve avait suspendu les hostilités entre les croisés et les sarrasins.

« Je m’embarquai avec Zaïde et ma fille ; un vent favorable nous fit traverser l’Archipel et nous abordâmes à Tyr. Là nous fûmes informés que la route de Damas à Jérusalem était la seule ouverte pour les étrangers. Un autre motif me détermina à prendre ce chemin ; je devais rencontrer à Saphet l’évêque de Marseille Benoist d’Alignan(12), autrefois disciple de mon père, et parent de ma mère, qui m’ayant précédé de quelques années dans la carrière scholastique, m’avait quelquefois donné des leçons.

« Nous laissâmes sur notre droite la ville de St.-Jean d’Acre et le mont Carmel. Nous traversâmes le petit chaînon de montagnes qui descend du Liban, et nous entrâmes dans la vallée où les eaux du Jourdain sont retenues dans le lac de Tibériade. On nous fit voir sur notre passage le puits où le patriarche Joseph fut déposé par ses frères, et les débris des chapelles que les chrétiens et les musulmans ont élevées tour à tour pour honorer la mémoire de ce fils de Jacob. Autour de ces édifices le sol est parsemé de pierres noires qu’on appelle larmes de Jacob, et qui sont encore empreintes des pleurs que versa ce père infortuné pour la perte de son fils(13). Saphet était rempli de soldats et d’ouvriers rassemblés des villes voisines, par les soins de l’évêque de Marseille. Ce prêtre indigné de l’indifférence des princes, et de l’avarice des templiers, qui leur faisaient négliger cette position importante, avait entrepris à lui seul de relever les murailles de la forteresse et de la rendre inexpugnable, Les constructions nouvelles commençaient à s’élever. Benoist d’Alignan, en posant la première pierre, avait fait le don solennel d’une coupe de vermeil pleine de pièces d’or et d’argent.

« J’allai trouver ce prélat dans sa tente, au milieu des ruines de l’ancien fort de Saphet. Son casque et sa cuirasse étaient suspendus à côté de ses ornemens pontificaux. Sur sa table, des plans d’architecture militaire se trouvaient mêlés avec les livres de théologie. Il avait commencé un traité sur le mystère de la Sainte-Trinité ; son temps était partagé entre le travail et la direction des ouvrages de fortification. Le dimanche il célébrait les saints offices, recouvrant son habit monacal de toute la parure épiscopale. Quand les hordes nomades des arabes se montraient dans le voisinage, il endossait sur sa robe une armure pesante ; et donnait aux soldats l’exemple du courage et de la force. « Ne croyez pas, » disait-il, « que les canons de l’Église défendent aux prêtres de verser le sang des infidèles ; puisque Dieu a voulu que je quittasse mon troupeau afin de poursuivre les loups, il m’a sans doute permis de les tuer. »

« Benoist eut quelque peine à me reconnaître. Les méditations du cloître, les agitations de sa vie depuis qu’il était devenu abbé de la Grasse et évêque de Marseille, avaient affaibli les souvenirs de ses premières années ; mais le nom de Foulques lui rendit la mémoire, et il serra dans ses bras le fils d’un maître dont il avait suivi les leçons et les exemples. J’appris de lui que ma mère n’était plus, et que mon père, ayant embrassé la vie monastique, avait été appelé à l’évêché de Toulouse.

« Il me fit le récit des guerres civiles et religieuses qui avaient désolé le midi de la France, et ne ménagea point nos malheureux compatriotes, les jugeant dignes de tous les fléaux imaginables, à raison de leur peu de foi, et de leur penchant déréglé vers l’indépendance. Il m’avoua qu’il n’avait quitté Marseille qu’à raison de la mutinerie des ses habitans, qui encore imbus des maximes de l’ancienne Phocée, s’étaient affranchis à prix d’argent de l’autorité féodale, et se refusaient à entrer sous ce joug salutaire, préservateur de l’anarchie(14).

« L’état de faiblesse où se trouva ma fille à notre arrivée à Saphet fut suivi de quelques accidens, qui ne permirent pas de continuer le voyage. Benoist lui prodigua ses soins et cherchait à préparer sa mère aux consolations religieuses. Zaïde, qui n’attendait plus rien de mon secours, se livrait plus que jamais aux espérances qui viennent du ciel. Ces espérances furent trompées et nous perdîmes Béatrix.

« La douleur de mon épouse me faisait presque oublier la mienne. L’amertume de mes regrets était détournée par l’effroi de tout perdre en perdant Zaïde. La source de ses larmes s’était desséchée ; immobile et muette, elle ressemblait à la statue du Silence assise sur un tombeau.

« Les exhortations de Benoist avaient seules un faible accès dans son esprit. Il obtint d’elle quelques paroles et la fit consentir à prendre un peu de nourriture. Ma vie était un supplice. Dès que je crus pouvoir entraîner Zaïde en d’autres lieux, je songeai à préparer notre départ, et me rendis seul à Tyr, pour chercher une embarcation. Les soins de l’évêque et les heureux effets de ses discours paternels me rassuraient sur les suites d’une courte absence. À mon retour, je ne trouvai plus Zaïde, ni l’évêque. Une lettre qui me fut remise m’expliqua ce mystère. Zaïde me disait dans cette lettre que les regret de la mort de sa fille achevaient de lui dessiller les yeux ; que pénétrée du néant des affections humaines et des liens terrestres, elle n’avait consenti à prolonger ses jours que pour en vouer le reste aux exercices de la pénitence et de l’amour divin ; qu’elle profitait de mon absence pour m’épargner de pénibles adieux, et se rendait au monastère du mont Carmel sous la conduite de l’évêque de Marseille ; qu’elle avait entièrement perdu le souvenir de sa vie passée, et ne songerait plus désormais à moi que pour implorer de la miséricorde divine, que sa grâce me fût accordée, afin que je fusse appelé comme elle à passer mes dernières années dans les délices du cloître, avant-coureurs de l’éternelle félicité(15).

Le lendemain, l’évêque de Marseille arriva du mont Carmel et me confirma les tristes adieux de Zaïde. Il y joignit ses condoléances, que je reçus avec froideur, et qui m’auraient peut-être affecté autrement, si le souvenir des conseils de Valid ne m’avait fait reconnaître la véritable cause de mon malheur. Je me soumis à la nécessité, et prononçai au fond de mon cœur le serment de ne plus livrer désormais le repos de ma vie à des affections, dont la constance n’est pas même suffisamment garantie par la loyauté et la vertu.

« Je revins à Tyr, et m’étant rendu au port pour chercher une embarcation qui pût me conduire à Constantinople, une rumeur soudaine m’attira vers un navire voisin. On demandait du secours pour un Arménien qu’une attaque subite avait privé de tout mouvement, et qu’on disait prêt à expirer.

« Je vis ce malheureux et ne désespérai point de sa vie. Les topiques brûlans appliqués sur ses membres et le vomissement produit par une potion d’ellébore lui rendirent bientôt l’usage de ses sens. Comme je me retirais du vaisseau, un matelot de l’équipage me dit : « Ne vous flattez point d’avoir rendu la vie à cet homme par l’effet de vos remèdes ; sachez que ce personnage n’est autre que le Juif errant(16), qui est immortel, ou du moins condamné à vivre jusqu’au jour du jugement dernier. » — « Ma curiosité fut vivement excitée par cette étrange confidence ; je fis mille questions au matelot qui me répondit : « Celui que vous avez vu à demi mort, est le même qui portant autrefois le nom de Cartaphile, était portier de Pilate, gouverneur de la Judée. Lorsque les Juifs tiraient J.-C. hors du prétoire après l’avoir fait condamner, Cartaphile le poussa rudement du poing dans le dos, et lui dit : « Va vite, Jésus, va, que tardes tu ? » — « Jésus le regardant d’un visage sévère, lui dit : « Je m’en vais, et tu m’attendras jusqu’à ce que je revienne après la résurrection. » — « Cartaphile reçu le baptême de la main d’Ananias qui baptisa St.-Paul, et prit le nom de Joseph. Il avait environ trente ans, et, quand il eut cent, il tomba dans une maladie qui paraissait incurable, pendant laquelle il fut ravi comme en extase ; mais, étant guéri, il se trouva au même âge où il était à la passion de Notre Seigneur, et ce renouvellement lui arrive tous les cent ans. »

« Ce récit extraordinaire me fit désirer de revoir le lendemain celui qui en était l’objet. Je revins au bâtiment et trouvai mon malade entièrement rétabli. Il jeta sur moi des regards qui tenaient plus de la surprise que de la reconnaissance ; il me serra les mains, fit éloigner les personnes présentes, et me dit à voix basse : — « Je suis ton frère, je suis Valid. »

« La barbe épaisse qu’il avait laissé croître autour de ses lèvres m’empêchait de le reconnaître. Bientôt il fut en état de quitter le navire qui l’avait amené à Tyr ; nous devînmes libres de nous voir et de nous conter mutuellement nos aventures. Il gémit de ma situation et du triste accomplissement de sa prophétie. » « Nous devons avoir appris, » me dit-il à nous suffire à nous-mêmes. J’étais venu à Tyr pour me réunir à toi et à ma sœur. Elle t’a quitté pour atteindre un monde imaginaire, Tâchons de nous accommoder de celui-ci tel qu’il est. Ne cherchons point notre bonheur dans les illusions ; vivons selon notre nature, et jouissons des biens qui sont à notre portée. Le déguisement que j’ai pris, et dont tu cherches encore le mystère, m’a fait acquérir des richesses immenses. Le bâtiment où tu m’as cru simple passager m’appartient ; j’en ai un autre à Constantinople, un à Alexandrie, un à Venise, un à Barcelonne. Mes premières spéculations commerciales avaient échoué ; j’étais en Arménie, quand j’appris la perte d’un vaisseau, où se trouvait tout ce que je possédais. Je me voyais sans ressources, lorsque le hasard me fit connaître un mendiant nommé Joseph qui se disait le Juif errant, contemporain de J.-C., — Je recueillis cet homme, qu’une maladie avait surpris auprès de la maison que j’habitais aux portes d’Erivan. Il mourut ; mais touché de mes soins, il me révéla, avant sa mort, le secret de sa vie ; puis me fit don des immenses aumônes reçues à l’aide de son(17) déguisement, et de la fable dont il se faisait le héros. Je ne me contentai point du trésor qu’il me laissait, et voulus éprouver par, moi-même jusqu’à quel point les hommes peuvent être dupes de leur crédulité superstitieuse. Je jouai à mon tour le rôle de Cartaphile, et ne tardai pas à surpasser mon maître parce qu’au désir d’amasser des richesses, je joignis le malin plaisir de percevoir un tribut sur la sottise et l’ignorance. Je repris en même temps le cours de mes Opérations mercantiles, et, dans mes fréquens voyages, j’étais tantôt un marchand entouré de commis et de préposés, tantôt un pauvre Juif chargé d’une croix, et sollicitant les secours des âmes pieuses.

« Enfin, voulant mettre un terme à cette vie vagabonde, je m’étais rendu à Constantinople, espérant y trouver Zaïde et son époux, et j’avais dirigé sur cet ville deux bâtimens chargés en Égypte, des denrées de l’Inde. Sur la nouvelle de votre départ pour Tyr et Jérusalem je vous ai suivis sur un de mes navire et c’est à mon frère que je dois la vie. Sans l’heureux hasard qui nous a réuni mes richesses seraient devenues la proie de mes nombreux agens, qui tous ignorât ce que je suis. »

« Chaque parole de Valid ajoutait à ma surprise, et ma pensée errait avec la sienne sur ce théâtre du monde, où l’on ne voit guère que des hommes trompés ou trompeurs, et dupes d’eux-mêmes, quand ils ne le sont point de leurs semblables. » — Valid eut bientôt conçu de nouveaux projets. — « Il nous convient, » me dit-il, « de quitter l’Asie, et de retourner en Europe. Peut-être aurions-nous choisi pour patrie la belle contrée qui t’a donné le jour ; mais il faut éviter les lieux où règnent les troubles civils, ceux, surtout, où les prêtres sont aux prises avec les peuples. Nous trouverons un asile plus assuré dans les états du roi d’Aragon, et nous pourrons y jouir en paix de nos grandes richesses, sous un climat tempéré, et auprès de ces belles Catalanes, tant vantées par vos trouveurs(18).

« Je revins à Constantinople avec Valid. Il s’y montra en négociant, sa barbe fut rasée ; il ne fut plus question du Juif errant, jusqu’à la renaissance de quelque autre imposteur.

« Les préposés de Valid reçurent ses ordres et dirigèrent successivement leurs cargaisons à Barcelonne. Lui-même s’embarqua avec moi sur le meilleur de ses navires. Nous débarquâmes à la côte de Catalogne, après une traversée aventureuse dont je supprime les détails.

« Le frère de Zaïde fit de Barcelonne le centre d’un grand établissement commercial. Pendant que ses vaisseaux parcouraient la Méditerranée, il trafiquait avec les provinces de France par les passages des Pyrénées. Ce fut lui qui choisit la vallée d’Aran pour l’un de ses entrepôts.

« Tandis qu’il se livrait à toute l’activité de ses conceptions lucratives, une nouvelle attaque de la maladie qu’il avait essuyée à Tyr vint le surprendre. Les secours de l’art parurent d’abord le rappeler à la vie, mais elle ne fut prolongée que de quelques jours, et il expira en me laissant maître d’une fortune immense. Je ne pouvais désormais songer à l’accroître sans courir le risque de tout perdre. Je resserrai mes opérations ; je réalisai les marchandises ; je fournis au roi d’Aragon des sommes considérables, dont il se servit pour faire de grands armemens, et étendre ses conquêtes dans le royaume de Valence. Il me donna en fief la baronnie de Viella, et, parmi les nombreux domaines dont j’ai fait l’acquisition, j’ai préféré le séjour de celui-ci, en considération de la proximité de mon pays natal, et de la paix profonde que je puis y goûter, au sein d’une population peu nombreuse, dirigée par mes conseils, isolée de la France par les limites politiques, et de l’Aragon par la chaîne des Pyrénées. »


NOTES
DU LIVRE VINGT-HUITIÈME.
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(1) Mine de Cobalt de la vallée de Gistain.

(2) Le pays de Ribagorça fut l’un des premiers enlevé aux maures par les chrétiens montagnards, Bernard, premier comte de Barcelonne, et parent de Charlemagne, fut aussi comte de Ribagorça.

Délices de l’Espagne, t. 4, pag. 659.

(3) La montagne de Néthou surpasse en hauteur le Mont-Perdu, d’environ 40 toises. Voyez, au sujet de ces montagnes, le Mémoire sur le nivellement de la chaîne des Pyrénées, par H. Reboul, Ann. de chimie et de physique, t. 5. — Et celui sur la géologie des montagnes maudites, journal de physique, octobre 1822.

(4) Description topographique de la Grèce par Depping, t. 1, pag. 162.

(5) Abbaye de l’ordre de Citeaux ou diocèse de Toulouse.

(6) C’est le nom arabe du philosophe connu parmi nous, sous le nom corrompu d’Averroës.

(7) Quelques-uns disent qu’Averroës naquit chrétien, qu’il se fit juif et ensuite mahométan ; d’autres disent qu’il écrivit contre les trois grands législateurs, Moyse, Jésus-Christ, et Mahomet. On lui attribue ce propos, que le christianisme était une religion impossible, le judaïsme une religion d’enfans, le mahométisme une religion de pourceaux.

Voy. Bayle, art. Averr. notes.

Averroës disait sans détour, il n’y a de Dieu que Dieu ; donc Mahomet n’est pas son prophète. Cette redoutable logique familière aux théistes, les rend bien plus haïssables que les athées.

Ce philosophe arabe professait la mortalité de l’âme, quoiqu’il fît de l’entendement un principe universel et éternel. Les opinions d’Averroës, homme d’état, paraissent difficiles à concilier avec celles du philosophe. Il essaya de prohiber la publication des écrits du poète Abraham Ibn Sahel, et eut la douleur d’apprendre que l’aîné de ses enfans avait été surpris dans la maison d’Abraham écrivant lui-même ces poésies. On ajoute qu’Averroës renonça a poursuivre le poète, en disant : Comment une seule main peut-elle fermer mille bouches ? » On dit aussi qu’il s’écria en voyant les œuvres d’Ibn Sahel plus recherchées que l’alcoran : « Cette ville périra bientôt ; car j’ai vu le mépris du peuple pour les choses saintes ! »

Bayle, note p.

Ces traditions, quoique peu d’accord entre elles, concourent à prouver que les idées d’incrédulité et d’indifférence en matière de religion, furent introduites en Europe par les arabes dans le treizième siècle : observation bien digne de captiver l’attention de l’historien et du philosophe.

(8) Voy. Bayle, art. Averroës, note m.

(9) Florian, précis historique sur les Maures, l. l, note 2.

(10) Baudouin, comte de Flandre, fut le premier empereur Franc de Constantinople. Son frère Henri lui succéda.

Le duché d’Athènes avait été d’abord dans la dépendance du royaume de Macédoine, qui était dévolu au marquis de Montferrat.

Le seigneur de Champlitte, de la maison des comtes de Champagne, fut prince d’Achaïe, et eut pour successeur le jeune Geoffroi de Villehardouin. Les deux fils du marquis de Montferrat se disputèrent quelque temps le royaume de Thessalonique.

Le doge Dandolo avait réservé aux Vénitiens la moitié des provinces et trois quartiers sur huit de la ville de Constantinople. Il prit le titre de despote de Romanie, et mourut à Constantinople, âgé de 97 ans, étant presqu’entièrement privé de la vue depuis quelques années.

(11) V. Fleuri, Hist. ecclés., l. 75, §. 6 et §. 23.

(12) Benoîst d’Alignan, avant d’être évêque de Marseille, avait été abbé de la Grasse. Ce personnage est historique.

Voy. la Notice sur Benoit d’Alignan, par M. Poitevin Peytavy, lue à la Société des sciences et belles lettres de Montpellier, en 1810.

(13) Non loin de Szafad ou Saphet, on montre aux voyageurs le puits où Joseph fut enfermé par ses frères. Il a environ 3 pieds de diamètre, et 30 pieds de profondeur ; ses parois sont revêtues d’une bonne maçonnerie. Il n’est jamais à sec, circonstance qui ferait douter que l’attentat ait été commis en cet endroit. Quoi qu’il en soit, ce puits est en grande vénération auprès des chrétiens et des musulmans. Ces derniers ont une chapelle tout à côté, et ne passent guère dans cet endroit sans s’arrêter, pour réciter quelques prières en l’honneur de Joseph. Dans les environs on a trouvé beaucoup de pierres noires que les gens du pays appellent larmes de Jacob ; ils prétendent que ce sont les larmes versées par Jacob, qui ont rendu ces pierres noires de blanches qu’elles étaient auparavant.

Voyage en Syrie par Burchard, 1822,
et Biblioth. univers., décembre 1823.

(14) C’est en 1229, que Benoist fut fait évêque de Marseille, et dix ans après, il se croisa avec Thibaud roi de Navarre et comte de Champagne. Auparavant les Marseillais l’avaient chassé de leur ville, à raison des efforts qu’il fit pour engager les habitans à rendre à Raymond Bérenger, comte de Provence, la seigneurie de Marseille, qu’ils avaient éteinte après l’avoir achetée de Roncelin et conquise sur les moines de St.-Victor.

Voy. la Notice citée ci-dessus.

(15) Facili fæminarum credulitate ad gaudia.

Tacit., Ann. l. 14, §. 4.

(16) Toute cette histoire du Juif errant appartient au treizième siècle ; elle a été traduite ou extraite de Mathieu Paris, par l’abbé Fleuri.

Hist. ecclés., l. 79, §. 45.

Une autre tradition sur le Juif errant fut conservée en Allemagne ; ce juif a été appelé Ahasvérus, et un de nos jeunes rénovateurs littéraires a fait de cette légende une épopée. Cet Ahasvérus est le Juif errant fantastique, et celui des visionnaires ; notre Cartaphile est celui de l’histoire ou des naturalistes.

(17) Voyez dans le voyage de Pouqueville en Grèce, t. 3, pag. 239, les détails relatifs aux mendians Cravariotes de l’Étolie, parmi lesquels on en a vu qui ont amassé jusqu’à 200,000 piastres au temps présent, et dans une terre dominée par des infidèles.

(18) Cette chanson en langue romane est un des monumens les plus curieux de la littérature du douzième siècle.

Plas my cavalier Frances,
E la donna catalana ;
E l’ourar d’el ginoes,
E la cour de castellana.
Lou cantar provençales,
E la dansa trivisana,

E lou corps aragones
E la perla juliana,
La man e kara d’angles,
E lou douzel de Toscana.

Voy. l’Hist. littér. d’Italie de Ginguené,
t. 1, pag. 265


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