Le destin des hommes/03

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Chez l'auteur (p. 50-62).

URGEL POURRAUX
HOMME FORT


Lorsque Charles Pourraux, fermier de Saint-Télesphore fut tué par une ruade de cheval dans son écurie, il laissait deux garçons dans la vingtaine et une petite terre de cinquante arpents. Urgel le plus jeune des deux frères n’aimait pas les travaux des champs et la vie à la campagne lui paraissait bien terne et sans agréments. La nature l’avait doué d’une musculature très remarquable. Il était bâti en hercule et était d’une force exceptionnelle. Très fier de son physique, il ne manquait pas une occasion de faire admirer ses biceps et son torse. Le dimanche, il assistait à la messe en arrière de l’église, près du bénitier. Alors, parfois pendant le sermon, il se glissait furtivement au dehors suivi de cinq ou six gars et se dirigeait vers la remise où les habitants mettaient leurs voitures. Là, il enlevait son veston, son gilet, relevait sa manche de chemise jusqu’au coude. « Tenez. » disait-il, « regardez ça ». Et ce disant, il faisait jouer les muscles de son bras. « Tâtez ça », ajoutait-il. « C’est dur comme du fer ». Et les spectateurs tâtaient et reconnaissaient qu’un bras comme celui-là était aussi solide qu’une barre de fer. « Regardez, » faisait Urgel tout fier des compliments qu’on lui adressait et désireux d’en recevoir d’autres. En parlant, il arrachait sa chemise et exhibait un extraordinaire torse d’athlète. Entouré d’admirateurs, il bombait la poitrine et faisait rouler les muscles de son dos.

— Ben, moé, à ta place, j’moisirais pas icitte à charroyer du fumier ou à labourer dans la boue, déclara l’un des garçons.

La remarque produisit une forte impression sur l’esprit d’Urgel. Il y pensa tout le dimanche après-midi. Alors le soir, au souper, s’adressant à son frère : « Moé j’voudrais m’en aller à la ville. Donne-moé mille piastres et je renoncerai à tous mes droits sur la terre. »

— Si tu veux partir, on va s’arranger, répondit l’autre. Nous irons demain chez le notaire. Tu me signeras un papier par lequel tu me cèdes ta part d’héritage, j’emprunterai mille piastres et je te les remettrai.

Ainsi fut fait.

Trois jours plus tard, son argent en mains et se croyant presque millionnaire, Urgel prit le train pour la ville. Tout d’abord, il se loua une chambre, s’acheta des habits et, pendant une semaine, il goûta à la liberté. Il se promenait par les rues avec un beau complet neuf, mille piastres dans sa poche et se sentait parfaitement heureux. À chaque minute, il était émerveillé par les splendeurs et la richesse de la cité. Tout de même, comme il ne voulait pas dépenser sa fortune, il se chercha du travail. En vagabondant à travers la ville, il se trouva au port et là, il s’engagea comme débardeur. Pendant de longues journées, il chargeait et déchargeait de lourdes caisses, des ballots de marchandises, des barriques de mélasse, etc. Là comme à la campagne, Urgel aimait à faire admirer ses biceps.

— Mais tu es fou de travailler ici, lui dit un jour un compagnon. À ce métier, tes muscles vont se raidir et perdre toute leur souplesse. Quand on a la chance d’être bâti comme ça, on ne se livre pas à des besognes comme celles que tu fais ici.

Alors, lorsqu’il fut payé pour sa quinzaine, Urgel se dit : Je vais me chercher une autre job.

Cette fois, il alla se placer dans une filature de coton. Ah, oui, le travail était moins dur, moins pénible.

Un jour, à l’heure du midi alors que les ouvriers mangeaient les sandwiches qu’ils avaient apportés de la maison, Urgel ne put résister à la tentation d’exhiber ses puissants biceps.

— Mais, mon vieux, à quoi songes-tu ? fit un camarade. Quand on possède des bras comme les tiens on choisit un autre gagne-pain. Ce n’est pas à conduire un métier à tisser que tu vas conserver tes muscles. Ils ne fournissent aucun effort et ils vont devenir mous comme de la guénille. Urgel resta songeur. Sa journée faite, il rejoignit l’homme qui lui avait fait cette remarque.

— À ma place, qu’est-ce que tu ferais ? demanda-t-il.

— Oh, moi je ne sais pas. Peut-être bien que je donnerais des exhibitions de force dans des clubs de sport.

Pour lors, Urgel se mit en quête d’un club de sport. Le hasard le conduisit au Club haltérophile Atlas. M. Prime Bardu, le propriétaire et gérant était un charmant homme, beau parleur, tout de suite familier. Comme il faisait partout, Urgel enleva son veston, son gilet et sa chemise, révélant au maître du gymnase la puissante musculature dont la nature l’avait gratifié. M. Bardu parut émerveillé. Montrant un haltère à son visiteur : Essayez donc de mettre ce poids au bout du bras, fit-il.

Urgel prit la masse de fer et d’un rude effort l’éleva au-dessus de sa tête.

— Très bien, très bien, reconnut M. Bardu. Je vois que vous êtes encore plus fort que je croyais. C’est mon opinion que vous êtes l’un de nos meilleurs athlètes et que vous êtes appelé à vous faire un grand nom dans le monde du sport. Il vous faudra cependant pratiquer ferme mais vous aurez ici tous les avantages possibles. Ma salle est à votre disposition.

Urgel buvait avec délices les paroles de M. Bardu. Celui-ci regardait son visiteur et une idée lui voletait dans le cerveau.

— Que diriez-vous de prendre part à ma prochaine séance, vendredi soir ? interrogea-t-il.

— Mais je ne demande pas mieux, répondit Urgel absolument enthousiasmé.

— C’est très bien. Alors préparez-vous chaque après-midi. Vendredi sera une date importante dans votre vie.

Urgel était absolument enchanté. Dès le lendemain, il se mettait à l’entraînement. Pendant plus de deux heures, il pratiqua avec les haltères et la barre à sphères.

Le soir de la séance, il y avait sept athlètes au programme, mais tous des poids légers et des poids moyens. Urgel se trouvait là dans une classe à part car il pesait 185 livres. Il y avait salle comble pour voir les hommes forts à l’œuvre. Urgel était le dernier au programme. Lorsqu’il s’avança sur la petite estrade et que le public vit sa puissante musculature, il fut chaleureusement applaudi. Encouragé par cet accueil, il fournit tout l’effort dont il était capable et réussit quatre tours d’une façon parfaite. Lorsqu’il prit un énorme haltère au plancher et, d’un élan, le mit au-dessus de sa tête, ce fut un triomphe. Urgel était ravi. Une demi-heure plus tard, les recettes comptées, M. Bardu lui remit un billet de dix piastres. C’était le paiement de sa soirée.

— Je vais faire paraître votre portrait dans les journaux et la semaine prochaine nous aurons une fameuse assistance, annonça Bardu.

C’est vrai que j’aurais été bien fou de rester sur la terre, songeait Urgel en retournant à sa chambre. M. Bardu était à sa salle lorsque Urgel y fit son apparition le lundi après-midi.

— Vous avez eu un beau succès vendredi, fit-il d’un ton cordial, et c’était mérité. Réellement, je n’ai jamais vu un homme faire un arraché comme celui que vous avez réussi.

C’t homme-là sait ce que je peux faire et il m’encourage, se disait Urgel. J’ai été bien chanceux de le rencontrer.

Là dessus, il se mit à pratiquer avec les poids. M. Bardu l’observait et la même idée que l’autre jour lui trottait dans la tête.

— J’ai pensé à une chose, fit-il, lorsque Urgel s’assit un moment pour se remettre de ses efforts. Que diriez-vous de vous mettre en société avec moi pour exploiter cette salle ? J’ai fondé ce club avec un petit capital. Je suis certain d’en faire un succès, mais il me faudrait un peu d’argent pour le développer et en faire un centre sportif important. C’est une salle convenable, mais il y a des choses qui manquent. Ainsi, il nous faudrait une enseigne Néon pour attirer l’attention des passants et du grand public. Si vous deveniez mon associé, nous pourrions à nous deux faire du Club haltérophile Atlas un établissement de renom. Je connais plusieurs journalistes et ils nous feraient une belle publicité.

— Quel montant faudrait-il mettre dans l’affaire ? hasarda Urgel déjà tenté par la proposition de M. Bardu.

— Disons que vous mettriez $500, répondit le promoteur.

À ce chiffre, Urgel blêmit.

— Voyez-vous, continua M. Bardu, vous donneriez une exhibition de tours de force à chaque séance et vous seriez payé pour ce travail. En plus, nous nous partagerions les profits à parts égales.

Fasciné par ces alléchantes promesses, Urgel sortit de sa poche le rouleau de billets qu’il avait reçu de son frère et compta les $500 que lui demandait M. Bardu. Là dessus et comme preuve qu’ils étaient associés, celui-ci lui remit une clé du gymnase. Désormais, Urgel était co-propriétaire du Club haltérophile Atlas. Il avait réussi à trouver sa voie et il envisageait l’avenir avec confiance.

Le mardi, Urgel se rendit de bonne heure à la salle et s’entraîna avec ardeur, mais il ne vit pas M. Bardu qui ne vint pas ce jour-là. Le lendemain, Urgel fit un gros travail avec les haltères et il était content de lui-même. M. Bardu, était encore absent. Urgel acheta le journal pour voir son portrait comme le lui avait promis son associé. Rien encore.

Le jeudi, Urgel eut une grosse surprise. Le propriétaire de l’immeuble se présenta. Il voulait voir M. Bardu qui lui devait trois mois de loyer. En apprenant cela, Urgel fut alarmé. Le jour suivant, il apprit le pire. Bardu était disparu, introuvable et il laissait des dettes un peu partout. L’un des hommes forts qui avaient pris part à la séance du vendredi lui apprit que ni lui ni ses camarades n’avaient depuis cinq semaines reçu un sou pour leurs services. Urgel comprit alors que si Bardu lui avait donné dix piastres après la soirée, c’était évidemment dans le but de le faire mordre à l’hameçon qu’il se proposait de lui tendre. Et s’il y avait eu une assistance de trois cents personnes à la séance au lieu des trois douzaines de fervents de sport que l’on voyait d’ordinaire, c’est que Bardu avait posté deux jeunes gens à la porte avec instruction d’inviter les passants à entrer et que l’admission était gratuite ce soir-là. Dites-leur qu’ils applaudissent le « gros » avait recommandé Bardu.

Son associé disparu, Urgel perdait la moitié de l’argent que son frère lui avait donné pour sa part de la terre paternelle.

Des aventures comme celle-là, ce sont des choses qui arrivent souvent dans la vie. Urgel trouvait qu’il avait payé un peu cher la vieille clé du gymnase. Une belle crapule, un fameux escroc, un fin voleur, se lamentait-il en pensant à Bardu.

Urgel n’en revenait pas d’avoir stupidement perdu $500. Pendant plusieurs jours, il resta comme hébété, ne pensant à rien d’autre et se demandant ce qu’il allait faire maintenant. Comme il n’avait pas de métier et qu’il ne possédait guère d’instruction, la situation était difficile. Force lui fut de travailler comme homme de peine sur des chantiers de construction. La besogne était dure et le salaire médiocre. Malgré la déception qu’il avait éprouvée, il rêvait toujours de la carrière d’homme fort. Il avait découvert une nouvelle salle, le gymnase Potvin. Les journées où il ne travaillait pas et les soirées où il n’était pas trop fatigué, il allait s’entraîner là. C’est ainsi qu’il apprit qu’un promoteur de renom organisait un grand tournoi d’hommes forts au Parc Sohmer. Résolu à tenter sa chance, Urgel alla s’inscrire. Les meilleurs athlètes de la province avaient déjà donné leurs noms. Les prix étaient de $100, $75 et $50 pour les trois premiers du classement. Les autres concurrents recevraient $25. Même s’il ne recevait que ce montant, Urgel se disait qu’il acquerrait l’expérience.

Le programme comprenait cinq tours : un arraché, un dévissé, un développé, soulever une barre à sphères à hauteur des genoux et lever une plateforme sur le dos. Chaque athlète avait droit à trois essais par tour.

Le soir du concours, la salle du Parc Sohmer était bondée. Onze concurrents étaient en lice. Urgel fit bonne figure jusqu’au dernier numéro qui consistait à lever sur les reins. Là, il ne s’agissait pas seulement de force mais aussi d’adresse pour maintenir la plateforme en équilibre. Urgel échoua complètement de même que quatre autres figurants. Pour l’arraché cependant, il s’était classé bon troisième. Il finit cinquième dans le concours qui se termina à 2h. 30 du matin. Il gagnait $25. À quelque temps de là, Urgel apprit qu’un homme fort des États-Unis figurerait au programme d’un théâtre de variétés de la ville. Pour rien au monde, il aurait voulu manquer ce spectacle. Lorsque le Samson parut sur la scène, il portait une espèce de tunique en peau de léopard qui laissait voir les muscles de ses bras, de ses épaules et d’une partie du torse. À la vue de ce costume, Urgel tomba en admiration. Il ne pouvait imaginer rien de plus beau et il se promit ce soir-là qu’il en aurait un semblable un jour pour accomplir lui aussi des tours de force en public. Et il fut séduit par l’élégance et l’aisance apparente avec lesquelles l’étranger levait ses poids.

Chaque jour et chaque soir, Urgel songeait à la merveilleuse tunique en peau de léopard. C’était devenu chez lui une véritable obsession. Il lui fallait une peau de léopard. Certes, il travaillait dur et il recevait un maigre salaire, mais il voulait avoir une tunique en peau de léopard comme il en avait vu une à l’américain. Il était comme ces petites ouvrières qui gagnent dix piastres par semaine et qui veulent avoir un manteau de fourrure tout comme les dames riches, qui le désirent tellement qu’elles seraient prêtes à se vendre pour en acheter un. Ne pouvant attendre davantage, Urgel se rendit un samedi chez un marchand de fourrures et expliqua ce qu’il voulait : une tunique en peau de léopard pour exécuter des tours de force au théâtre. L’homme alla dans son arrière-boutique et revint avec une belle peau tachetée. Fasciné, Urgel palpait la fourrure avec une espèce de volupté, disant : C’est ça, c’est absolument ça.

— Ce veston-là vous coûtera $75.

— Entendu.

Et Urgel retourna chez lui dans un état d’extrême surexcitation. Deux semaines plus tard, il alla chercher sa tunique. Aussitôt rendu à sa chambre, il enleva ses habits et endossa la peau de léopard. Avec un contentement et une satisfaction extrêmes, il se regardait dans le miroir poussiéreux de son bureau de toilette. Vrai, il était ravi. De toute sa vie, il n’avait jamais rien vu d’aussi beau.

Dès lors, il eut la hantise de paraître en public avec sa peau de léopard. Mais où ? À qui s’adresser ? Il l’ignorait.

L’on était à l’automne et il y avait quinze mois qu’il avait laissé la terre paternelle pour aller chercher fortune à la ville. Or un soir, en feuilletant distraitement le journal, il tomba en arrêt devant une petite annonce : Homme fort. On demande un homme fort pour donner des exhibitions en province. S’adresser à Mme  Breton, Hôtel Sauvageau. C’était comme s’il avait trouvé mille piastres dans la rue. Urgel saisit son chapeau et, sans perdre une minute, se rendit à l’adresse indiquée, un petit hôtel d’aspect misérable. Là, il rencontra une grande femme qui lui expliqua ce qu’elle cherchait : un partenaire pour une tournée de toutes les expositions agricoles de comté. Dans le passé, elle exécutait des tours de force avec son mari, mais celui-ci était malade, incapable de laisser la maison. Alors, il s’agissait de le remplacer. Le besogne consistait à faire un bon tour, un seul. L’on offrait un prix à celui des spectateurs qui le réussirait à son tour. Naturellement, pour essayer et tenter de gagner la récompense, il fallait payer.

— Ce n’est pas difficile et il y a de l’argent à faire, ajouta la femme après avoir expliqué ce dont il s’agissait.

L’entente fut conclue sur le champ.

— L’exposition régionale des Trois-Rivières doit avoir lieu la semaine prochaine. Il faut nous rendre là immédiatement puis voir le secrétaire et obtenir le privilège de donner des démonstrations, annonça la femme qui avait l’expérience de ces sortes de choses.

Le mardi suivant, les deux associés se trouvaient au terrain de l’exposition qu’avait envahi une multitude de visiteurs. Urgel avait revêtu sa peau de léopard et il était chaussé de hautes bottines dorées. Mme  Breton portait une courte robe rouge fort décolletée en avant et portait elle aussi de hautes bottines dorées. Près d’eux l’on voyait des poids sur le sol. Lorsqu’un groupe de curieux les entouraient, Urgel saisissait l’haltère nickelé qui reposait sur l’herbe, le soulevait un peu pour attirer l’attention du public puis, d’un puissant effort, d’un vigoureux élan, l’envoyait au bout du bras, au-dessus de sa tête. Après l’avoir tenu là un instant, il le remettait sur le sol. Prenant ensuite un billet de banque dans sa poche ; « Cinq piastres pour celui qui pourra faire la même chose, disait-il, en agitant le papier vert et le montrant à la ronde. C’est cinquante cents pour essayer votre chance. » Alors, un vaillant jeune homme se détachait du groupe des curieux, tendait une pièce de cinquante sous à Urgel, saisissait le poids nickelé et tentait de le mettre au bout du bras. À hauteur de l’épaule, la lourde masse de fer lui échappait et retombait sur le sol. Désappointé, confus, le garçon s’éloignait mais un autre s’avançait avec un air déterminé. Il remettait cinquante sous à Urgel, empoignait l’haltère d’un geste énergique, mais rendu à la ceinture, le laissait retomber.

— Ce tour-là, ça demande de la pratique, disait-il en s’en allant.

— Et de la force, ricanait Urgel.

Malgré ces insuccès, d’autres hardis gaillards s’amenaient et s’efforçaient de répéter l’exploit exécuté par Urgel.

— Cinq piastres à gagner, cinq piastres à gagner, répétait celui-ci en brandissant son billet de banque.

Prudemment quelques robustes garçons d’habitants soupesaient le poids avant de verser les cinquante sous demandés, puis reconnaissant leur impuissance, s’éloignaient sans rien dire. D’autres, toutefois, déterminés et confiants, d’un geste énergique soulevaient l’haltère de quelques pieds, mais le laissaient retomber.

Et Urgel encaissait les écus.

Lorsque le cercle des curieux paraissait vouloir se disperser, la grande femme en robe rouge se baissait, saisissait la barre à sphères nickelée près d’elle, la soulevait de quelques pouces pour s’assurer qu’elle la tenait bien en équilibre, puis d’un effort, la mettait au bout des bras, au-dessus de sa tête.

— Cinq piastres pour celui qui pourra en faire autant, annonçait-elle en laissant retomber le poids à ses pieds. Cinq piastres en prix. Une piastre pour tenter votre chance.

Les jeunes gens hésitaient. Certes, ce serait humiliant de ne pas réussir à faire un tour de force accompli par une femme.

— Une piastre pour essayer et cinq piastres à gagner, répétait la grande femme.

— Quand on n’est pas fort, c’est plus facile de faire quelques cennes à côté, faisait Urgel d’un ton moqueur en indiquant la roue de fortune qui fonctionnait à quelques pas plus loin.

Alors, piqué au vif, un rude gars se décidait, donnait un billet d’une piastre à Mme  Breton et saisissait la barre. Rendu à la hauteur de la poitrine, il ne pouvait aller plus loin et la laissait retomber sur le sol.

— C’est lourd, reconnaissait-il.

Un autre garçon s’amenait et tentait l’épreuve à son tour, mais sans succès.

Puis, c’était de nouveau au tour d’Urgel de prendre son haltère et, d’un élan, de le mettre au-dessus de sa tête.

— Il n’y a pas à dire, il est fort, déclarait un jeune colosse.

Urgel était flatté au possible d’entendre vanter sa force. Alors, il bombait le torse et ajustait sa tunique de peau de léopard. Oui, avec ses hautes bottines dorées et sa peau de léopard sur sa chair nue, il était plus glorieux qu’un archevêque montant à l’autel en vêtement sacerdotaux ou un empereur en manteau d’or sur son trône. Sa peau de léopard il ne l’aurait pas échangée pour la couronne du roi d’Angleterre. Devant la foule admiratrice des campagnards, il étalait ses muscles, faisait montre de sa force et se considérait comme un être supérieur, un surhomme.

Pendant quatre jours, il répéta son tour de force et empocha des écus aux Trois-Rivières. Ensuite, il se rendit à Québec, à Sherbrooke, à Sainte-Scholastique, à Valleyfield, à Ormstown, à toutes les expositions de comté.

La vie était belle.

Sa tournée achevée, il rentra en ville riche de quelques centaines de piastres.

Pendant les saisons qui suivirent, il s’employa à diverses besognes, désireux de voir revenir l’automne afin de faire la tournée des expositions agricoles avec ses hautes bottines dorées, sa peau de léopard et son haltère nickelé.

Les années s’écoulèrent, de nombreuses années. Mais tout passe. La jeunesse s’en va, les forces s’usent et puis, un jour, le spectre de la vieillesse apparaît. Urgel avait cessé d’être un phénomène. Il était devenu un homme ordinaire, un homme comme tous les autres. Amèrement, il réalisait que sa carrière de Samson était finie. Son brillant haltère nickelé était maintenant rouillé et sa belle peau de léopard était bien mitée… Il eut toutefois la chance de se trouver un emploi comme gardien de nuit dans une salle de quilles. Entre temps, il avait rencontré une femme plus que mûre, laide et hargneuse que la vie avait fort malmenée. Sans aucune formalité, ils entrèrent dans la même chambre, dans le même lit, partageant leur pauvreté et leur misère. Forcément, sans aucune patience, ils subissaient les défauts l’un de l’autre. Les querelles étaient fréquentes. La femme faisait des journées à droite, à gauche. Souvent, elle rentrait ivre, ayant bu ce qu’elle avait gagné par un dur travail.

Au cours de ses aventures, Urgel avait contracté la syphilis et il en ressentait maintenant les effets. Vint un jour où il se trouva aveugle et paralysé. Ce fut ainsi qu’un soir, on le trouva mort dans une chambre sordide. Et probablement qu’il avait vécu ses quatre ou cinq derniers jours sans manger.