Le diabolisme en France/X

La bibliothèque libre.
Traduction par Wikisource.
George Redway (p. 201-224).

CHAPITRE X

LA VENDETTA DU SIGNOR MARGIOTTA


C’est au signor Domenico Margiotta que nous devons le récit le plus explicite du grand pacte conclu entre Mazzini et Albert Pike, qui a produit le Palladium Nouveau Réformé. Il ne tente pas de relier cette institution avec l’ordre précédent fondé en 1730 ; pour lui, la possession du Baphomet des Templiers explique le nom qu’elle a reçu, quant à savoir comment cette idole a pu passer de ses premiers gardiens aux satanistes contemporains, il nous laisse dans la même incertitude que le Dr  Bataille. Cette difficulté mise à part, le signor Margiotta est un témoin très important pour la question de Lucifer ; il est le plus récent, le plus illustre, et selon les critères maçonniques, le mieux décoré. Si j’ajoute qu’on doit le compter parmi les plus virulents, je ne pense pas que cela nuise à sa valeur. Autant que l’on sache, il est un homme d’une intégrité irréprochable, qui nous donne tout loisir de l’identifier, héraldiquement par ses armes et blasons, historiquement par une chronique sur sa famille, personnellement par des extraits du Dizionario Biografico, maçonniquement par une énumération complète de tous ses titres, y compris des photographies de ses diplômes les plus brillants et une correspondance imprimée avec les Grands Maîtres et d’autres potentats honorés de la grande fraternité. Il serait difficile, cependant, sur ce dernier point, de trouver beaucoup d’hommes plus honorés que lui, car avant sa démission, il était Secrétaire de la Loge Savonarola, de Florence ; Vénérable de la Loge Giordano Bruno, de Palmi ; Souverain Grand Inspecteur Général, 33e degré, du Rite Écossais Ancien et Accepté ; Prince Souverain de l’Ordre (33e∴, 90e∴, 95e∴) du Rite de Memphis et de Misraïm ; Membre Effectif du Souverain Sanctuaire de l’Ordre Oriental de Memphis et de Misraïm, de Naples ; Inspecteur des Ateliers Misraïmites des Calabres et de la Sicile ; Membre d’Honneur du Grand Orient National d’Haïti ; Membre Actif du Suprême Conseil Fédéral de Naples ; Inspecteur Général de toutes les loges maçonniques des trois Calabres ; Grand Maître, ad vitam, de l’Ordre Maçonnique Oriental de Misraïm ou d’Égypte (90e degré) de Paris ; Commandeur de l’Ordre des Chevaliers Défenseurs de la Maçonnerie Universelle ; Membre d’Honneur, ad vitam, du Suprême Conseil Général de la Fédération italienne, de Palerme ; Inspecteur Permanent et Souverain Délégué du Grand Directoire Central de Naples, pour l’Europe (haute-maçonnerie universelle) et, selon son dernier portrait, membre du Palladium Nouveau Réformé. Qu’un tel luminaire puisse se retirer du firmament de la fraternité sans entraîner avec lui le tiers des étoiles du ciel, et que de plus le Grand Maître de la maçonnerie italienne ait le cran de dire qu’il n’a jamais entendu parler de lui et qu’il n’a découvert qui il était qu’après enquête, sont des sujets d’étonnement pour les esprits simples.

Le professeur Margiotta est retourné à l’église son enfance à l’automne de 1894, la nouvelle de sa conversion aurait tellement bouleversé le siège de la franc-maçonnerie italienne à Rome, que les réjouissances annuelles du 20 septembre, pour célébrer le jour où Rome devint la capitale de l’Italie unie et où la Franc-Maçonnerie Universelle fut fondée en 1870, ont été suspendus précipitamment. Mes lecteurs ne tiendront pas cette déclaration pour très fiable, car il ne semble pas en réalité y avoir eu de sursaut de la part de l’ordre ; il y avait en effet plus de joie à Jérusalem que de lamentations dans les tentes de Cédron. Le signor Margiotta a reçu des félicitations flatteuses de la part de prélats éminents ; l’évêque de Grenoble l’appelle « mon cher ami » ; le patriarche de Jérusalem l’invite à prendre courage, car il rend de grands services à l’humanité, souffrant sous le fléau de la peste maçonnique ; l’évêque de Montauban exprime ses vives émotions et son entier dévouement ; l’archevêque d’Aix estime que ses révélations rendront des grands services à l’Église ; l’évêque de Limoges encense et bénit les livres de M. Margiotta ; l’évêque de Mende fait de même, exprimant son enthousiasme par des superlatifs ; le cardinal-archevêque de Bordeaux applaudit l’intention et l’effort ; les évêques de Tarentaise, d’Oran, de Pamiers, d’Annecy chantent ses louanges à tour de rôle et sa Sainteté le pape lui-même envoie sa bénédiction apostolique avec le sceau de Pierre.

Pourquoi le Signor Margiotta a-t-il abandonné le palladisme et la franc-maçonnerie ? Ce n’est pas parce que ces institutions étaient dévouées au culte de Lucifer, car je ne pense pas qu’il en ait été scandalisé au moment où il l’a rejoint. Ce n’est pas parce que, dans le cas de l’ordre palladique, les rituels d’initiation impliquent le sacrilège et l’outrage public aux bonnes mœurs, car il n’appuie pas beaucoup sur cette accusation. Ce n’était pas, autant qu’on puisse le déceler, parce qu’il tremblait pour le salut de son âme ; il ne nous fournit pas un récit maladif et douteux des sentiments qui ont conduit à sa conversion ou des extases qui l’ont suivie ; il ne dit pas qu’il a reçu une grâce spéciale ou une révélation soudaine ; il a cessé de croire au Dieu-Bon Lucifer parce que cet être a laissé sa chère franc-maçonnerie passer sous la « direction suprême d’un personnage méprisable qui est le dernier des voyous ». En d’autres termes, le signor Domenico Margiotta a une forte aversion pour le signor Adriano Lemmi ; il souhaite sincèrement depuis longtemps que la franc-maçonnerie le « vomisse » de son sein, mais comme cela ne s’est pas produit, le signor Margiotta décida de se vomir lui-même. Or, quand un homme embrasse la religion, il est supposé pardonner à ses ennemis, faire le bien envers ceux qui le haïssent, éviter de propager des scandales, et quand il ne peut pas dire du bien, il devrait se taire ; mais ce n’est pas la faveur spéciale qui a été accordée par la grâce à l’ancien trente-troisième qui est sorti de la franc-maçonnerie pour la dénoncer et la salir.

Les deux récits qui constituent cette dénonciation sont respectivement intitulés Souvenirs d’un trente-troisième : Adriano Lemmi, chef suprême des francs-maçons et Le Palladisme : Culte de Satan-Lucifer dans les triangles maçonniques. Ces deux livres contiennent un réquisitoire violent sur le Grand Maître italien, qui, s’il nous était adressé, ne nous convaincrait pas. Ses points principaux montrent que dans dans sa jeunesse, Lemmi se rendit coupable de détournement de fonds à Marseille, ce pour quoi il aurait été condamné en justice ; qu’il menait la vie d’un Guzman de Alfarache, suffisamment romanesque pour qu’on tolère une infraction qui aurait dû être effacée par sa punition, à supposer que les accusations de Margiotta soient vraies ; qu’il s’est par la suite trouvé à Constantinople, où il s’est mêlé aux Juifs, et il est accusé d’avoir commis un crime bien plus terrible : en fait, il serait devenu un prosélyte et aurait été circoncis. Plus loin, il est décrit comme un conspirateur politique, un agent et un ami de Mazzini, de Kossuth et des patriotes de la Révolution, avec lesquels il s’est rendu responsable d’innombrables méfaits qui le relient à l’apostolat de la dynamite. Nous pouvons passer rapidement sur ces questions et ne devons pas attendre plus longtemps pour savoir de quelle manière Adriano Lemmi aurait pu accumuler les richesses qu’il possède, ni quelles questions au sujet du monopole du tabac ont pu être soulevées ou écartées au Parlement italien. Tous ces points, y compris le signor Lemmi lui-même, sont aussi peu connus que peu importants en Angleterre, et ils sont totalement étrangers à notre sujet, sauf qu’ils exposent les méthodes de son accusateur, qui sont en réalité si inacceptables dans leur nature, qu’elles nous incitent à exonérer leur cible. Le signor Margiotta, en tout cas, se met si clairement en tort, et se montre tellement virulent qu’on est certain de son animosité personnelle ; on est donc tenté d’accepter l’explication donnée par la victime, selon laquelle le scandale marseillais repose sur une confusion de personne, et son démenti clair qu’il n’a jamais subi le rite d’initiation juive. De plus, je crois représenter l’opinion des Anglais tolérants, quand je dis qu’insulter et maltraiter un homme pour avoir adopté une autre religion, même si elle paraît opposée à la nôtre, ou ridicule en elle-même, est une méthode polémique odieuse, et personnellement, je vois pas grande différence entre un prosélyte du judaïsme, un maçon renégat et un catholique en rupture de ban.

Le vrai secret de l’inimité de Margiotta contre Lemmi ne se trouve pas, je pense, dans les récits qui nous intéressent ; je veux dire qu’il existe une explication qui nous échappe mais qu’on doit cependant supposée vraie, si nous devons rendre compte raisonnablement d’une rancœur aussi extrême. Un homme honorable peut s’opposer à l’autorité d’un homme qu’il considère comme un voleur patenté, mais en général il ne le poursuit pas avec la violence de la haine personnelle. En 1888, le signor Margiotta fut candidat au Parlement italien. Il attribue son échec à l’hostilité de Lemmi, qui, poussé par des tendances gallophobes, aurait exercé son influence contre un ami de la nation française. Je pense que cela nous aide à comprendre l’animosité du franc-maçon converti et les efforts qu’il a déployés. À tous les autres égards, Mr  Margiotta fait preuve de la plus grande franchise et fait de son mieux pour étayer ses déclarations par des preuves documentaires de grande qualité. Je répète donc que, bien que nous puissions regretter sa aigreur, il reste un témoin très important de l’existence de la Franc-Maçonnerie Universelle, du Palladium Réformé, du transfert de la suprématie maçonnique à la mort d’Albert Pike au grand maître italien, et de la sécession qui a suivi. Il affirme également connaître personnellement Mlle  Diana Vaughan ; il vante ses innombrables vertus dans des pages éloquemment écrites ; il va même jusqu’à photographier l’enveloppe d’une lettre recommandée qu’il a postée à Palmi, en Calabre, pour cette dame à Londres. Il appuie indirectement l’histoire de Carbuccia par un long récit de ses relations personnelles avec Giambattista Pessina, descendant dans les détails les plus curieux ; il publie l’alphabet secret du Palladium, des exemples de litanies adressées au Dieu-Bon Lucifer et des hymnes à tendance équivoque attribués à Albert Pike. Enfin, il admet pleinement le caractère satanique de la parfaite initiation maçonnique et contribue dans un long chapitre à enrichir nos connaissances récentes sur le sujet des « Apparitions de Satan ».  

Concernant la Franc-Maçonnerie Universelle, en annonçant sa démission et sa conversion à un officier de la Loge Giordano Bruno, de Palmi, le signor Margiotta lui révèle que lui et ses frères sont gouvernés, sans le savoir, par un rite suprême, et que lui-même, Vénérable de la Loge citée, en tant que véritable élu et parfait initié, faisait le lien entre la maçonnerie ordinaire de Palmi et ce pouvoir central et insoupçonné. À la même occasion, il adressa à Mlle  Vaughan une longue lettre dans laquelle il affirmait avoir toujours agi comme un honnête maçon, fidèle à son orthodoxie et ayant à cœur la cause de Charleston. Or, les circonstances qui ont provoqué ces déclarations et la bonne foi qui semble les caractériser sont un témoignage présomptif de leur véracité ; en l’absence de toute preuve, et uniquement sur des considérations a priori, il serait intolérable de suggérer que leur auteur, tout en exposant son changement d'avis sur un sujet important, s’est rendu coupable de tromperie délibérée.

La centralisation de la Franc-Maçonnerie Universelle dans dans un ordre connu sous le nom de Palladium Nouveau et Réformé, avec Albert Pike à sa tête, est étayé par la citation d’un document daté du 12 septembre 1874 et constituant l’autorisation de Charleston à la création d’une fédération secrète de francs-maçons juifs, avec un centre à Hambourg, sous le titre de Souverain Conseil Patriarcal. Ce n’est pas le seul document émanant du « Directoire dogmatique » imprimé par Margiotta, mais les autres ne sont pas entièrement nouveaux. Certains d’entre eux ont déjà paru dans les mémoires du Dr  Bataille. Les opinions lucifériennes d’Albert Pike sont clairement exposées dans une lettre qu’il a adressée au signor Rapisardi, célèbre en Italie pour son poème Lucifer, dont le signor Margiotta affirme qu’il a été écrit à la suggestion du Grand Maître américain.

Mais peut-être que la preuve la plus éloquente n’est pas de nature documentaire ; le récit minutieux de la guerre menée par le signor Margiotta et d’autres maçons italiens, dans laquelle ils ont été aidés par Mlle  Vaughan, pour empêcher l’accession de Lemmi au souverain pontificat à la mort d’Albert Pike et au transfert du centre à Rome, semble porter à sa surface tout signe raisonnable qu’il ne peut s’agir d’un récit inventé. En effet, la première impression à la lecture de la déposition de ce témoin nous mène à conclure que nier les principales allégations n’est plus possible. Une analyse minutieuse révèle toutefois des raisons suffisantes pour motiver un jugement différent. En premier lieu, alors que le signor Margiotta affirme le pouvoir suprême du Palladium Réformé, les documents qu’il cite à son appui sont, pour la plupart, des documents du rite écossais ancien et accepté, dont l’immense juridiction ne fait pas de doute. En second lieu, l’autorité d’Albert Pike, comme on le voit dans la plupart des documents, lui vient non pas du Palladium, mais de son poste de chef suprême du Conseil-Mère Suprême du rite écossais ancien et accepté. Ce que le Signor Margiotta appelle la Franc-Maçonnerie Universelle n’est pas du tout le Palladium, mais simplement le rite écossais ; un de ses diplômes, reproduit à la page 120 d’Adriano Lemmi en est la preuve incontestable ; et vu la diffusion universelle de ce rite, personne ne nierait cette appellation. Troisièmement, il ne faut pas se fier aux documents de M. Margiotta concernant le Palladium, car dans un cas, il est prouvé qu’il a été victime d’un faux grossier, et il a peut-être été trompé dans d’autres. Par conséquent, bien qu’il puisse être membre d’une société appelée Palladium Nouveau et Réformé, celle-ci peut ne pas posséder l’influence ou l’histoire qu’elle prétend avoir. Quatrièmement, je nie que les Grands Directoires Centraux dont j’ai donné des détails, tirés des écrits de Margiotta, dans mon deuxième chapitre, soient en aucun cas des directoires palladiques. Celui de Naples pour l’Europe aurait vingt-sept provinces triangulaires, dont l’une est Manchester, et M. John Yarker serait Grand Maître Provincial. Or, j’ai la déclaration écrite en main propre par M. Yarker selon laquelle il n’a jamais entendu parler du Palladium jusqu’à ce que le rapport le concernant soit venu de France. M. Yarker est membre du 33e degré du rite écossais ancien et accepté, il est également le Grand Maître de la seule obédience légitime du rite oriental suprême de Memphis et de Misraïm en Angleterre, en Écosse et en Irlande. De plus, dans la plupart des pays du monde où il existe des organisations maçonniques, il est soit Grand Maître Honoraire, soit Membre Honoraire aux 95e degré de Memphis, 90e de Misraïm, et 33e du rite écossais, concernant ce dernier son titre lui est donné aussi bien par des organisations affiliées à Pike, que par ses adversaires. Il connaît parfaitement la prétention du Suprême Conseil de Charleston au pouvoir suprême sur la franc-maçonnerie, et qu’il s’agit d’une usurpation fondée sur un faux. Dans une lettre qu’il a eu l’occasion d'adresser il y a quelque temps à un prêtre catholique à ce sujet, il a écrit ceci : « Le regretté Albert Pike de Charleston, en tant que maçon compétent, était sans aucun doute un pape maçonnique, dont l’autorité était reconnu par les grands Suprêmes Conseils du monde, y compris les Suprêmes Grands Conseils d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse, dont le premier inclut le prince de Galles, Lord Lathom et d’autres pairs, qui étaient alliés à lui et véritablement soumis. Son introduction dans Amérique est né d’un schisme temporaire en France en 1762, lorsque Lacorne, un maquereau peu recommandable du prince de Clermont, délivra une patente à un Juif nommé Étienne Morin. Quelque temps après 1802, une prétendue constitution fut fabriquée et attribuée à Frédéric le Grand de Prusse. Cette constitution donne aux membres du 33e degré le pouvoir de se désigner eux-mêmes comme dirigeants de toute la franc-maçonnerie, et cette coutume est suivie… Le bon sentiment de la maçonnerie a été perpétuellement détruit dans tous les pays où le rite ancien et accepté existe, et il doit en être de même la nature même de ses revendications et de ses lois. » M. Yarker n’a aucun lien avec une direction dogmatique suprême sous une autre forme que cette hypothèse controversée mais parfaitement connue du Suprême Conseil de Charleston. Le terme « Direction dogmatique suprême » ne faisait pas partie du vocabulaire de Pike et la confiance dont jouissait l’Américain ne s’est jamais étendue à Lemmi, bien que celui-ci l’ait peut-être souhaité. Donc, au lieu de cela, d’une franc-maçonnerie toute entière dirigée par une autorité centrale inconnue de la majorité des maçons, nous avons simplement une fausse affirmation qui n’a pas d’effet en dehors du rite écossais, et que tous les maçons peuvent constater s’ils prennent la peine de s’enquérir. Lorsque M. Margiotta a informé l’officier de la loge Giordano Bruno qu’il représentait secrètement une autorité centrale inconnue, c’est en ce sens qu’il faut le comprendre, c’est-à-dire qu’il représente les intérêts du Suprême Conseil de Charleston. Par conséquent, les révélations concernant la « Franc-Maçonnerie Universelle » sont une exagération fondée sur un fait, et l’ordre palladique, dont M. Margiotta nous dit qu’il est membre, n’est en tout cas pas ce qu’il prétend. Ces idées lui ont sans doute été imposées par le biais de faux documents, tout comme dans les cas Léo Taxil et M. Adolphe Ricoux. Les écrits attribués à Albert Pike, et cités par le signor Margiotta, comme dans d’autres cas, sont plagiés sur Éliphas Lévi, y compris le prétendu alphabet du Palladium. La « pièce de résistance » documentaire sur laquelle notre auteur s’appuie pour prouver l’existence d’une organisation maçonnique internationale est une « voûte de protestation », d’une prétendue Mère-Loge du Lotus d’Angleterre, temple secret d’Oxford Street, contre le transfert du Directoire Dogmatique de Charleston à Rome, le « Comité de Permanence de la Protestation » étant composé d’Alexander Graveson, délégué provincial de Philadelphie aux États-Unis, V. F. Palacios, délégué provincial de Mexico, et Diana Vaughan, déléguée provinciale de New-York et Brooklyn. Le signor Domenico Margiotta a été grossièrement mystifié par ce document. Ce qu’il publie comme un original écrit en anglais en garantie de sa bonne foi, à côté d’une traduction française, est un texte maladroit et ridicule dans le goût de l’English as she is wrote, et le texte français est en fait l’original. Je vous livre quelques morceaux choisis : « To the Most Illustrious, Most Puissant, Most Lightened Brothers … composing, by right of Ancient and Members for life, the Most Serene Grand College of Emerited Masons. » Les passages en italique sont caractéristiques des tournures d’un Français pour rendre en anglais « Très Eclairés Frères, à titre d’Anciens et de membres à vie, » et « Maçons Émérites ». Autre exemple : « The protesters numbered six-and-twenty, including twenty-five sovereing delegates present at the deed, and one sovereign delegate, who could not stand by (ne peut être présent), but the substitute of which wisely and prudently abstained from the vote at the first turn (au premier scrutin) and threw a blank ticket at the second, expound (verbe qui se rapporte à « protesters ») the acts and situation thence disastrously resulting for our holy cause. »

Encore un autre : « The present protesting vault aims at the two ballots (vise les deux scrutins), and requests to be proceeded urgently to their annulment. » Ensuite : « The Charleston’s Brothers … have not acted in such a manner as to forfeit the whole Masonry's esteem … The direction … has not discontinued to prove foresight … It was injust to transfer, » et ainsi de suite sur seize pages imprimées qui méritent certainement de figurer parmi les curiosités de la littérature. C’est le précieux document qui figure avec les signatures d’Alexander Graveson et de Diana Vaughan, après quoi je fais remarquer à mes lecteurs qu’on peut ignorer le signor Domenico Margiotta avec tous ses papiers, non pas comme se trompant lui-même, mais aussi comme particulièrement coupable de tromperie, comme il nous en a donné des exemples remarquables. Par exemple, il pense avoir eu le grand privilège de voir le prince des ténèbres à deux reprises. La première apparition eut lieu en 1885 à Castelnuovo-Garfagnana, dans un magnifique vieux jardin clos de murs appartenant à un maçon de haut grade nommé Orestes Cecchi, un ami proche de Margiotta. C’était dans la matinée, et les deux francs-maçons fumaient à l’ombre d’arbres verts entourés de fleurs enchanteresses. Margiotta était un spirite et un disciple d’Allan Kardec ; Cecchi avait une tocade pour les Védas et l’occultisme oriental ; ils discutaient de la possibilité d’une transmigration ; l’un doutait, l’autre l’affirmait ; Cecchi, pour convaincre son compagnon, l’informa qu’il possédait un familier qui lui apparaissait invariablement sous la forme d’une chèvre, mais celui-ci avait dans les yeux une expression qui prouvait indubitablement qu’il était le Grand Architecte de l’Univers ! Pour qu’il n’y ait aucun doute sur ce fait, Cecchi appela son familier, qui apparut soudainement et caressa joyeusement son maître, à son ordre, le familier lécha la main du bouleversé signor Margiotta, qui éprouva une vive douleur et devint rouge. Cecchi réprimanda malicieusement l’apparition pour ne pas avoir pris une forme humaine, et laissa entendre qu’il convenait de le faire, mais l’animal acquiesça d’un air complice et se sauva sur le champ. Or, je dis à mes lecteurs que Cecchi trompait son ami, qu’un animal domestique était apparu à la demande de son propriétaire dans un jardin boisé, et que M. Margiotta plaisante en prétendant croire que c’était le diable.

La deuxième expérience eut lieu à Naples, sous le toit de Pessina, vers dix heures et demie du soir, après une réunion de loge du rite de Misraïm. Alors en cet instant, par souci de cordialité, le Grand Maître Impérial accommodant invoqua un démon pour prouver son existence à Margiotta, qui, malgré l’épisode de la chèvre, prétendait toujours être sceptique comme Thomas. Le prestige fut accompli à l’aide d’une bouteille de whisky, de laquelle, après certaines invocations et cérémonies magiques, une vapeur s’éleva mystérieusement et prit la forme d’une silhouette humaine, portant une couronne en or, avec une étoile brillante au milieu. Selon l’image qui accompagne ce récit délicieux, l’apparition avait des ailes de chauve-souris et une queue de bovin. C’était Beffabuc, le familier du magicien, qui le pria d’éclairer le sceptique, mais celui-ci, selon l’apparition, était protégé par une puissance supérieure et ne serait jamais persuadé de croire en lui. Le xignor Margiotta donne les noms de tous ceux qui étaient présents à l’invocation : douze maçons du 33e degré, sans parler des dignitaires misraïmites. Je pense cependant que l’épisode de la bouteille fendrait le rocher de Pierre, de plus, l’absence de M. Pessina vingt minutes avant la représentation a été suivie par une séance de ventriloquisme, et quelques accessoires de Pepper expliqueraient une larget part de ce prestige ; il existe une autre hypothèse, qui est la mienne et que je laisserai au discernement de mes lecteurs.

En tout état de cause, notre témoin ne serait même pas persona grata pour la Society for Psychical Research. Autant il est violent dans ses inimitiés, autant il est crédule en matière de miracles. Ses accusations contre Adriano Lemmi doivent être complètement disqualifiées, ses expériences thaumaturgiques sont des supercheries dérisoires ; son récit sur Albert Pike est en grande partie emprunté ; les pratiques magiques qu’il attribue à Pessina sont issues du Petit Albert et d’autres grimoires bien connus ; tout ce qui ressort de son récit, c’est que certains francs-maçons italiens, probablement athées en leur for intérieur, se disent partisans de Satan simplement pour amplifier leurs moqueries contre toutes les idées religieuses, tout à la manière de Voltaire dans certaines de ses lettres cyniques. C’est une forme de plaisanterie typiquement continentale et une expérience artistique de blasphème, malheureusement prise au sérieux par les imprudents.

Il est inutile d’ajouter que l’histoire d’Aut Diabolus aut Nihil, acceptée littéralement par le docteur Bataille, passe pour parole d’évangile chez le signor Margiotta. Pour illustrer son talent de classificateur, il qualifie Adriano Lemmi de mormon, car après avoir divorcé, il contracta un autre mariage. En outre, le très fort témoignage que M. Margiotta donne en faveur du Dr  Bataille, directement par l’éloge et indirectement par la citation, ainsi que par les liens forts qu’il entretenait avec Diana Vaughan, font que sa valeur en tant que témoin de Lucifer est très dépendance de la crédibilité de ces personnes, avec des conséquences qui vont bientôt apparaître. Enfin, sa crédibilité personnelle semble sérieusement en jeu lorsqu’il parle de « Provinces Triangulaires ». Seuls lui et ses proches peuvent expliquer ce que cela signifie ; elles n’ont jamais existé dans la franc-maçonnerie. Mr  Yarker, qui, dit-il, est le Grand Maître d’une telle province, n’a jamais entendu cette expression. Mr  R. S. Brown, Grand Secrétaire du Suprême Chapitre de Grande Royale-Arche d’Écosse, nie également connaître celle qui, selon le signor Margiotta, serait située à Édimbourg.