Le dix août/Le Veto

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Hachette (p. 7-19).

LE DIX AOÛT
CHAPITRE PREMIER
LE VETO
Le 10 août fut un bourbier d’intrigues.
lafayette.


La prise de la Bastille, au 14 juillet 1789, avait abattu la monarchie absolue. La prise des Tuileries, au 10 août 1792, renversa la monarchie constitutionnelle. Mais la République ne fut proclamée que quarante-deux jours plus tard, le 21 septembre 1792, à la première séance de la Convention. Ce retard indique déjà l’embarras des vainqueurs qui ne frappèrent Louis XVI qu’à regret et qui n’adoptèrent la République qu’en désespoir de cause.

Les Feuillants, représentants de la noblesse libérale et du haut Tiers, qui dirigeaient l’Assemblée Constituante, avaient pardonné à Louis XVI sa fuite à Varennes, son manifeste contre la Constitution, ses parjures successifs, dans la crainte d’une République qui aurait ouvert la cité aux citoyens passifs, c’est-à-dire aux prolétaires. Le roi constitutionnel, qu’ils se flattaient de conseiller et de gouverner, leur semblait la clef de voûte d’un ordre social fondé sur la propriété. Pour lui rendre son trône, ils n’exigèrent de lui qu’un nouveau serment de fidélité à la Constitution et ils tremblaient si fort de ne pas l’obtenir qu’ils s’efforcèrent de reviser celle-ci dans un sens monarchique. Louis XVI jura une fois de plus, dans l’intention bien arrêtée de continuer la lutte contre ses sujets révoltés. Il avait la conscience tranquille. Son confesseur lui avait assuré qu’un serment arraché sous la menace d’une abdication était sans valeur et qu’un roi n’avait de devoirs qu’envers Dieu de qui découlait par le sacre son pouvoir absolu.

Par un étrange aveuglement, le roi, dans sa pieuse simplicité, la reine, dans sa frivolité sceptique, s’imaginèrent qu’ils pourraient restaurer le passé dans son intégrité, en bravant à la fois toutes les variétés de royalistes et toutes les variétés de révolutionnaires, si bien qu’au moment suprême ils restèrent seuls avec leur droit divin, n’ayant personne sur qui ils pussent vraiment compter.

Ils se défiaient des princes, ils détestaient les émigrés. Ils leur reprochaient de compromettre leur sûreté personnelle par leurs menaces inconsidérées contre les Jacobins et leurs essais de soulèvements en province. Ils suppliaient les rois coalisés de ne pas prêter l’oreille à leurs conseils et de les reléguer à l’arrière de leurs armées. Louis XVI disait à Fersen, le 13 février 1792, qu’il avait été abandonné par tout le monde. L’émigration lui semblait une défection. Il n’ajoutait que peu de foi aux manifestes que les princes adressèrent aux monarques pour les appeler à sa défense et il avait bien raison. Les Coblenciens ne se bornaient pas à le chansonner cruellement, lui et la reine, à l’accuser d’être la cause, par sa faiblesse, de tous leurs malheurs, à lui reprocher de les avoir perdus en changeant la composition traditionnelle des États généraux, en capitulant au 14 juillet, aux 5 et 6 octobre, en sanctionnant la suppression des droits seigneuriaux, en acceptant la Constitution, ils organisaient encore, sous le nom d’Union des provinces, une sorte de ligue nobiliaire et parlementaire qui se proposait de gouverner la France après la Restauration, en imposant sa volonté au roi-soliveau qu’ils traitaient avec un mépris ostensible.

Louis XVI, qui avait la fierté de son sacerdoce, sentait la menace. S’il dissimulait pour s’affranchir de l’esclavage des Jacobins, ce n’était pas pour retomber sous l’esclavage des émigrés. Il avait mis tout son espoir dans une intervention armée des rois en sa faveur. Il n’épargna rien pour la provoquer et ce fut avec une joie secrète qu’il lança son ultimatum à l’électeur de Trèves et qu’il déclara ensuite la guerre à son beau-frère Le roi de Hongrie. Il attendait avec impatience l’arrivée des troupes étrangères qui le délivreraient et, pour faciliter leur besogne, il entretenait de son mieux l’anarchie à l’intérieur et ralentissait les fabrications de guerre qu’il aurait fallu intensifier, mais il commit la faute de laisser voir son jeu en faisant de son veto un usage maladroit.

Encouragé par un manifeste du Directoire feuillant du Département de Paris, qui, au nom de la liberté des cultes, protégeait les prêtres réfractaires, Louis XVI mit son veto au décret du 29 novembre 1791 qui avait ordonné l’internement au chef-lieu des prêtres perturbateurs. Il avait déjà refusé sa sanction au décret du 21 octobre qui menaçait les émigrés du séquestre de leurs biens s’ils ne rentraient pas en France avant le 1er  janvier. Aussitôt les révolutionnaires, irrités et impuissants, s’écrièrent que le monarque qui proposait de faire la guerre aux princes allemands n’était pas sincère puisqu’il protégeait à l’intérieur les ennemis de la Révolution. Le veto suspensif ainsi opposé à des lois urgentes, à des lois de défense nationale, devenait en fait, dirent-ils, un veto absolu. Le roi appliquait la Constitution contre son esprit. Il se servait de la Constitution pour tuer la Constitution.

Tout le problème jusqu’au 10 août allait rouler autour de la question constitutionnelle ainsi posée dès le premier jour. Louis XVI s’imagina qu’il était devenu l’arbitre des partis quand il vit leurs chefs s’efforcer à l’envi, par les moyens les plus divers, d’amener à leurs principes opposés l’heureux possesseur du veto qui nommait et révoquait les ministres, responsables devant lui seul.

Les Feuillants ou royalistes constitutionnels voulaient terminer la Révolution de peur d’être dévorés par elle. Ils étaient devenus les conseillers attitrés de la Cour qui subventionnait leurs publications. Leurs hommes étaient au ministère. Le veto leur parut un moyen d’imposer leur politique à l’Assemblée nouvelle qui regimbait à leurs directions. Ils s’imaginèrent naïvement qu’en paralysant le décret contre les émigrés, ceux-ci leur en seraient reconnaissants et rentreraient en France. Les émigrés notèrent la reculade et n’en promirent que plus fort de pendre les Feuillants quand ils reviendraient à la tête des armées étrangères. Les nécessités de leur lutte contre les Jacobins, l’obligation où ils étaient de garder la faveur royale entraînèrent les Feuillants toujours plus loin dans le reniement de leurs anciens principes. Mais Marie-Antoinette qui, elle, n’avait rien oublié, méprisait les rebelles repentis et, n’expliquant leur conversion que par la peur ou la cupidité, elle les écoutait, les utilisait et les trompait. Le double jeu qu’elle s’imposait pesait d’ailleurs à sa franchise. « Quelquefois, je ne m’entends pas moi-même, écrit-elle à son cher Fersen, le 7 décembre 1791, et je suis obligée de réfléchir pour voir si c’est bien moi qui parle, mais que voulez-vous ? Tout cela est nécessaire. » Ah ! comme elle se vengerait de ces humiliations : « Quel bonheur si je puis un jour redevenir assez… pour prouver à tous ces gueux que je n’étais pas leur dupe ! »

Les Feuillants, promptement démasqués par les Jacobins, commirent encore la faute de se diviser. Alors que les triumvirs, Barnave, Adrien Duport et Alexandre Lameth, tâchaient d’empêcher la guerre à la dernière heure par une entente secrète avec l’Empereur qui acheva de les compromettre, Lafayette, au contraire, qui n’était pas admis aux confidences de la Cour, poussait à la politique guerrière qui lui vaudrait pour lui et sa clientèle des commandements, de l’influence, une revanche à sa disgrâce.

Les Jacobins n’étaient pas plus unis que les Feuillants. Bien entendu ils crièrent d’une seule voix contre le veto, mais sur les solutions ils hésitèrent, ils tergiversèrent. L’invasion arriva qu’ils ne s’étaient pas encore mis d’accord.

Le veto opposé aux deux décrets sur les prêtres et sur les émigrés provoqua à Paris les protestations d’une dizaine de sections, quelques articles de presse, un court débat à l’Assemblée. Mais ce fut tout. Le député Delbrel, qui avait demandé la consultation du pays sur la légitimité du veto, ne fut pas suivi. Sa motion tomba dans le vide. Robespierre, qui s’était opposé à la réintégration de Louis XVI après Varennes et qui avait réclamé, à cette occasion, la convocation des assemblées primaires pour élire une Convention, c’est-à-dire une assemblée de revision de la Constitution, ne dit mot. Il fit porter tout son effort pendant les semaines qui suivirent contre la politique de guerre de Brissot qui lui parut préparer la ruine de la liberté par l’augmentation fatale des pouvoirs généraux et du roi.

Brissot, qui n’avait pas hésité, dans la crise de Varennes, à proposer la République, d’accord avec des amis de Lafayette qu’il avait connus au club de 1789, avait présenté sa politique de guerre comme le moyen infaillible de forcer Louis XVI à marcher avec la Révolution ou à se démasquer. Il ne pouvait se désintéresser de la question du veto. Il crut la résoudre d’une façon élégante en obligeant le roi à prendre ses ministres parmi les Jacobins. Louis XVI ne pourrait plus user du veto qu’en renvoyant ses ministres qui lui refuseraient le contreseing. Mais le renvoi des ministres serait un acte tellement grave qu’il hésiterait toujours à en prendre la responsabilité. Du moins Brissot le pensait.

Sa manœuvre donna d’abord des résultats. D’accord avec Lafayette et son groupe, les Brissotins dirigèrent une violente offensive contre le ministère feuillant ou plutôt laméthiste, coupable à leurs yeux de ne pas seconder leur politique de guerre. Pour décider Louis XVI ils recoururent à l’intimidation. En même temps qu’ils mettaient en accusation devant la Haute Cour d’Orléans, le 10 mars 1792, le ministre des Affaires étrangères Delessart, leur presse se livrait à de violentes attaques contre Marie-Antoinette qui fut menacée du même sort. Louis XVI, alarmé dans ses affections, n’osa suivre le conseil des Lameth qui l’invitaient à protéger Delessart, à dissoudre l’Assemblée et à se saisir de la dictature. Il se soumit. Il appela aux affaires le ministère Clavière-Roland-Dumouriez qui déclara la guerre et promit de la pousser avec activité.

Mais le ministère girondin se heurta à des résistances qu’il n’avait pas prévues et qui rendirent au roi l’espérance et les moyens de reprendre sa liberté.

La déclaration de guerre, les premières levées d’hommes, les craintes du retour des émigrés, les menées des prêtres réfractaires, la baisse de l’assignat qui commençait avaient causé dans les campagnes une agitation générale et violente. Les paysans refusaient de payer les redevances seigneuriales encore existantes. Ils s’attroupaient dans l’Ardèche, le Gard, le Cantal, le Lot, etc., pour démolir les châteaux et les piller. Ils se soulevaient en masse dans plusieurs régions pour arrêter la hausse des prix en réclamant le retour aux taxations anciennes. Les grains ne circulaient plus que difficilement. Le maire d’Étampes Simoneau était tué dans une émeute au marché. Des prêtres démocrates, comme le curé Petitjean dans le Berri, conseillaient de mettre en commun les subsistances. Il n’en fallait pas plus pour répandre le bruit sourd d’une prochaine loi agraire. Dans les villes, les manufactures étaient en pleine activité, stimulées par les commandes de guerre et par la prime du change. Mais les ouvriers, payés en assignats, luttaient pour l’augmentation des salaires ou pour leur paiement en espèces. Ils se plaignaient amèrement de la cherté de la vie, et leurs patrons essayaient de dériver leur mécontentement contre les paysans.

Si le ministre de l’Intérieur Roland était foncièrement hostile à tout retour aux réglementations de l’ancien régime, s’il professait sincèrement le dogme de la liberté économique, son parti n’en était pas moins suspect à la riche bourgeoisie qui possédait encore tant de biens seigneuriaux et qui voyait ses redevances menacées ou supprimées par les troubles paysans. Le député Couthon, qui avait déposé, le 29 février 1792, un projet de loi pour supprimer sans indemnité tous les droits féodaux dont les titres primitifs ne pourraient être présentés, n’avait pas été désavoué par le ministère. Les Girondins flattaient le peuple. Le maire de Paris Petion réprimait mollement les émeutes populaires, même quand elles menaçaient les magasins des épiciers, comme en février 1792. Il ne faisait aucun usage de la loi martiale. Il exposait longuement à cet égard les Règles générales de sa conduite. Il était déplorable, disait-il, que les vieux préjugés sur la hiérarchie des classes n’aient pas encore été détruits, qu’on méprise toujours la multitude, qu’on croie qu’on ne peut l’administrer qu’en lui faisant peur. « On trouve trop long de raisonner avec ce qu’on appelle la canaille, avec des hommes qu’au fond de l’âme on méprise parce qu’ils sont mal vêtus. Il est bien plus court d’emprisonner, de frapper… » Le jour de la fête des Suisses de Châteauvieux, il avait supprimé tout service d’ordre, car « il est temps de montrer au peuple qu’on l’estime, qu’on croit à sa raison et à sa vertu et qu’on croit qu’il n’a pas de meilleur gardien que lui-même ».

Ces déclarations parurent intempestives à la grosse bourgeoisie des citoyens actifs qui craignait déjà pour ses biens menacés par les émeutes paysannes et ouvrières. Elle se détourna de la Gironde qui favorisait Les Enragés, comme elle disait, et soupira du côté de Lafayette qui avait été son idole et dont le programme royaliste constitutionnel lui semblait une garantie d’ordre.

La Gironde n’épargna rien pour retenir le général, mais en vain. Après les premiers revers, qu’il imputa aux ordres d’offensive qu’il avait reçus, Lafayette, ligué avec Luckner et Rochambeau, refusa de marcher en avant. De Metz, il signifia aux ministres ses exigences : « C’était, dit-il, une espèce de traité qu’il proposait au gouvernement et par lequel celui-ci devait s’engager à faire respecter les lois, la dignité royale, les autorités constituées, la liberté religieuse, etc. » Au lieu de destituer le général factieux, les Girondins s’abaissèrent à négocier avec lui et, pour lui donner des gages, ouvrirent des poursuites contre Marat qui, perspicace, l’avait accusé de trahison. Mais Lafayette, encouragé par les Feuillants, ne voulut rien entendre. Il se réconcilia avec la faction des Lameth, donna des commandements à Charles et à Alexandre et prit Adrien Duport comme conseiller. Après une entrevue qu’il eut, le 12 mai, à Givet, avec Adrien Duport et Beaumetz, il se décida à imposer sa médiation aux belligérants pour faire la paix aux dépens des Jacobins.

Il dépêcha à Bruxelles auprès de l’ex-ambassadeur d’Autriche à Paris, Mercy-Argenteau, un homme à lui, l’ex-jésuite Lambinet qui, au dire de Mercy lui-même, lui déclara au nom du général : « Si l’intention du roi apostolique n’est pas de détruire en entier la Constitution, de faire directement la guerre à cette Constitution et de dicter la loi à la nation française en ce qui regarde ses arrangements intérieurs, alors lui, Lafayette, d’accord avec M. de Rochambeau, porteraient toutes leurs vues et leurs efforts contre le parti factieux qui désole la France, ils s’occuperaient uniquement des moyens de rétablir l’autorité royale dans toute son étendue constitutionnelle ; dès lors les hostilités cesseraient entre nous et feraient place au retour de la bonne harmonie qui a subsisté ci-devant entre les deux Cours. » Lambinet ajouta encore qu’après la signature de l’armistice qu’il sollicitait, Lafayette marcherait sur Paris avec son armée, fermerait les Jacobins, rappellerait les princes et les émigrés, leur rendrait leurs biens et formerait une seconde chambre où ils seraient admis. Mercy-Argenteau éconduisit l’homme de Lafayette sous prétexte qu’il avait besoin d’en référer à Vienne. Kaunitz lui recommanda de trainer les choses en longueur afin de donner aux armées autrichiennes le temps d’achever leur mobilisation.

Brissot fut presque aussitôt tenu au courant d’une partie de la criminelle intrigue de Lafayette par une lettre du Jacobin Chépy, en date du 17 mai. Mais ni lui, ni son parti n’osèrent regarder la réalité en face. Ils louvoyèrent. Au lieu d’avertir la France en frappant le général factieux, ils se bornèrent à de simples mesures générales de précaution et de défense.

Par trois décrets successifs, dont le second fut voté au cours d’une séance permanente qui dura quatre jours, du 28 au 31 mai, ils s’efforcèrent de frapper de terreur les prêtres réfractaires, de retirer au roi les troupes qui le protégeaient et enfin de mettre Paris à l’abri d’un coup de main des généraux ou d’une tentative de l’ennemi.

Les prêtres réfractaires étaient regardés par les révolutionnaires comme leurs pires ennemis. Ils les accusaient d’entraver le paiement des impôts, d’user de leur influence pour détourner les conscrits de l’armée, de semer la division dans les paroisses et dans les familles, d’être les meilleurs agents des émigrés et de souhaiter hautement la

LA FAYETTE (1757-1834)

Partisan des idées libérales, le marquis de La Fayette, député de la noblesse d’Auvergne aux États Généraux, jeta les premières bases de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. La journée du 10 Août 1792, qu’il ne sut pas empêcher, renversa tous ses projets de monarchie constitutionnelle. (Musée Carnavalet, Photo Hachette).

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victoire de l’ennemi. Le décret du 27 mai 1792 permit de déporter hors du royaume, sur la plainte de 20 citoyens actifs, les prêtres réfractaires perturbateurs.

La Constitution avait stipulé que le roi aurait une garde payée sur les fonds de la liste civile et formée de 1200 cavaliers et de 600 fantassins. Le député Basire, dans un rapport bourré de faits, dénonça l’incivisme de cette garde qui se réjouissait de nos défaites et conspirait avec les émigrés. L’Assemblée, après un véhément débat, vota, le 29 mai, le licenciement de la garde et traduisit son chef, le duc de Cossé-Brissac, devant la Haute Cour. Le 4 juin enfin, le ministre de la Guerre Servan vint proposer, sous prétexte de défendre Paris, d’appeler pour la Fédération du 14 juillet, cinq gardes nationaux fédérés par canton avec lesquels on formerait un camp au nord de la ville. Le projet, légèrement amendé, fut voté quatre jours plus tard. Ainsi les Girondins auraient le moyen de surveiller Lafayette et son armée.

Ils ne doutaient pas que les trois décrets seraient sanctionnés, car leurs amis qui siégeaient au ministère refuseraient à Louis XVI de contresigner son veto au cas où il eût eu l’idée de s’en servir. Et, en effet, tous les ministres refusèrent leur contreseing à la lettre qu’il avait préparée pour notifier à l’Assemblée son refus de licencier sa garde. Il dut exécuter le décret la rage au cœur. Mais ce fut la dernière victoire des Brissotins.

Si Louis XVI avait cédé, au mois de mars, à la pression menaçante exercée sur lui et sur la reine, s’il avait livré Delessart à la Haute Cour et appelé dans son Conseil des bonnets rouges, c’est qu’alors les Brissotins marchaient encore la main dans la main avec les Fayettistes.

Maintenant la situation est renversée. Lafayette et son parti dénoncent les Jacobins comme des ennemis publics en même temps qu’ils multiplient les avances au roi et l’encouragent à la résistance. Adrien Duport vient justement de fonder, le 20 mai, un journal de combat, L’Indicateur, pour sonner le ralliement de tous les propriétaires contre « les anarchistes ». Il leur promettait une paix prompte par la médiation du roi, dont il fallait fortifier les pouvoirs. Le vote du décret du 14 juin qui supprimait sans indemnité une partie des droits féodaux dits casuels (lods et ventes) lui était bientôt une occasion de crier à la violation des propriétés et de réclamer l’institution d’une seconde chambre qui serait une « chambre de propriétaires ». Ce constitutionnel en prenait à son aise avec la Constitution. Il ne manquait pas enfin d’avertir le roi que le camp des 20 000 fédérés serait un moyen aux mains des Jacobins pour s’emparer de sa personne et, en cas de revers, pour l’emmener comme otage dans Le Midi de la France. L’état-major fayettiste de la garde natio- nale parisienne faisait signer une pétition — la pétition des 8 000 — contre le camp des fédérés.

Le roi venait d’apprendre par le comte de Lally-Tollendal, grand ami de Lafayette, les projets de celui-ci. Il ne pouvait ignorer que tout le parti feuillant avait combattu les trois décrets sur les prêtres, sur le licenciement de sa garde et sur le camp. Les divisions des Jacobins et de ses ministres eux-mêmes triomphèrent de ses dernières hésitations. Robespierre critiqua dans son journal le rassemblement du camp qu’il considérait comme une obscure manœuvre brissotine. Au Conseil, Dumouriez se prenait de querelle avec Servan auquel il reprochait d’avoir pris l’initiative du décret sur le camp sans l’avoir consulté.

Comment Louis XVI, dans ces conditions, ne se serait-il pas cru assez fort pour reprendre l’exercice de son veto ? Quand Roland insista de nouveau auprès de lui pour lui arracher son consentement aux décrets et lm remit, à cette occasion, une longue lettre comminatoire rédigée par sa femme pour lui faire peur d’une explosion terrible s’il refusait, il mit la lettre dans sa poche et, deux jours après, le 12 juin, il congédia Roland, Clavière et Servan. Il congédia de même, trois jours plus tard, Dumouriez qui lui demandait également de sanctionner et il signifia son veto à l’Assemblée le 15 juin au matin.

Lafayette appuya le geste royal par une pétition véhémente qu’il envoya à l’Assemblée le lendemain pour demander la fermeture des clubs. Adrien Duport, plus hardi encore, conseillera bientôt au roi de dissoudre aussi l’Assemblée et de s’emparer de la dictature en attendant la réunion d’une Convention, qui serait convoquée pour reviser la Constitution. En attendant, le roi choisit ses nouveaux ministres sur la recommandation de Lafayette et d’Adrien Duport : Terrier de Montciel à l’Intérieur, Scipion Chambonas aux Affaires étrangères, Lacoste à la Marine, Lajard à la Guerre, Beaulieu aux Contributions publiques et Dejoly à la Justice.

Mais, pas plus qu’il n’avait longtemps consenti à n’être qu’un automate aux mains des Girondins, Louis XVI n’entendra se livrer aux Feuillants. Il voulait seulement se servir des uns et des autres pour surnager, pour durer jusqu’à l’amivée des ennemis qui étaient ses amis. Il avait compté sans cette force nouvelle, qui s’appelait le patriotisme.