Le drapeau blanc/12

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Éditions Édouard Garand (35p. 56-57).

XII

QU’IL EST CONFIRMÉ QUE LE MARQUIS DE MONTCALM A TRÉPASSÉ


La dernière colonne de l’armée de Beauport dressait dans les bois voisins ses tentes pour la nuit. N’entrèrent dans le village que les berlines portant le gouverneur, Varin, Estèbe, Maurin et quelques autres fonctionnaires, et les officiers de l’état-major qui suivaient à cheval. Avec la dernière colonne venaient les bagages et le matériel de guerre : charrettes empilées de tentes, baquets surchargés de tonneaux, vides pour la plupart, car, à peine restait-il quelques lampées de vin pour les troupes, et chariots chargés d’outils de toutes sortes, de caisses de munitions, de barils de poudre, d’armes légères, etc… En dernier lieu venait l’artillerie escortée d’un régiment de cavalerie commandée par La Rochebaucourt. Les chariots et l’artillerie demeurèrent avec la colonne sur les confins du village, et seuls quelques officiers prirent le chemin de l’auberge.

À l’approche de la berline, paysans et villageois s’étaient rués à sa rencontre pour saluer le grand chef de la colonie et le représentant du roi.

Sur l’ordre de Bougainville, les soldats qui gardaient l’auberge lancèrent une salve de mousqueterie. Des vivats montèrent dans l’espace qui s’assombrissait rapidement depuis que le soleil avait disparu à l’horizon.

Puis toute la foule jeta d’une seule voix :

— Vive le Marquis de Vaudreuil !

La berline s’arrêta devant la véranda.

L’aubergiste s’était précipité pour ouvrir la portière…

— Excellence… Excellence., répétait-il.

Pâle, triste et défait, Monsieur de Vaudreuil descendit. Puis, se tournant vers l’intérieur de la voiture, il tendit sa main que prit une main de femme. Et alors, à sa grande surprise et à sa plus grande joie, Jean Vaucourt, qui se tenait à côté de Bougainville, vit descendre de la voiture du gouverneur sa femme, Héloïse, qui serrait son enfant sur son sein.

Il s’élança vers elle.

— Héloïse ! Héloïse ! cria-t-il, comment se fait-il que je vous trouve avec Monsieur le Gouverneur ?

Et, tout heureux, il allait offrir ses remerciements à M. de Vaudreuil, quand celui-ci expliqua en souriant :

— Capitaine, la berline qui portait Madame était arrêtée à Saint-Augustin à cause d’une roue qui s’était brisée ; j’ai offert à Madame une place dans ma voiture.

Le capitaine et sa femme remercièrent le gouverneur et tous deux pénétrèrent dans l’auberge.

Mme  Péan avait vu descendre Héloïse de la voiture du gouverneur, et elle avait manqué de se trouver mal.

— Ciel ! avait-elle fait, cette Héloïse de Maubertin qui va se trouver sous le même toit que moi !

Péan s’était borné à sourire avec ambiguïté. Déjà son esprit rancunier cherchait un plan de se venger de l’humiliation que lui avait fait subir Jean Vaucourt.

Cependant le peuple se pressait autour de Monsieur de Vaudreuil.

Mais celui-ci, ayant aperçu le prêtre parmi un groupe de paysans, alla vivement à lui et dit :

— Ah ! monsieur l’abbé, je vais vous requérir de dire publiquement un De Profundis pour le repos de l’âme du Marquis de Montcalm.

— Excellence, j’avais appris, en effet, que le marquis avait été gravement atteint en cette bataille.

— Mortellement atteint, messire. Et cet après-midi un courrier dépêché par Monsieur de Ramezay m’informait en route que le marquis a rendu d’âme ce matin.

— Qu’il repose en paix ! murmura le prêtre.

— Aussi, vais-je demander au peuple ici présent de s’unir à vous dans une prière à Dieu. Suivez-moi, ajouta-t-il.

Monsieur de Vaudreuil monta sur la véranda et commanda le silence. Il annonça la mort de Montcalm et recommanda qu’on s’unît au prêtre dans une prière pour l’âme du trépassé. Il ordonna que tout travail cessât ainsi que toutes réjouissances en signe de deuil, déclarant que ce même soir le marquis de Montcalm serait enterré à Québec.

Un solennel silence s’était fait aussitôt. Le prêtre à son tour monta les deux marches qui donnaient accès sur la véranda, se tourna vers le peuple et leva la main. Tout le monde se découvrit et tomba à genoux. Le prêtre fit un grand signe de croix et d’une voix tremblante d’émotion récita lentement le De Profundis. Et la scène fut si impressionnante, qu’on vit des larmes couler de tous les yeux. Et lorsque le dernier verset…


Et clamor meus ad te veniat !


se fut répandu dans le crépuscule silencieux, tous les regards, comme d’un commun accord, se portèrent dans la direction de la capitale où un grand héros reposait dans le sommeil éternel.

Monsieur de Vaudreuil, le premier, se leva et, donnant le bras à l’abbé, entra dans l’auberge suivi par les fonctionnaires et les officiers.

Muette et consternée, la foule des paysans et villageois se dispersa peu à peu. Et, pendant que tombait la nuit, tandis que sonnait l’Angélus, sur la lisière des bois et au delà du village s’allumaient les feux de bivouac, et toute la nature parut s’abîmer dans un deuil immense.

Et pourtant, malgré ce deuil, cette douleur, cette tristesse que revêtait tout le pays, les traîtres profitaient de l’ombre et du désarroi général pour renouer les fils de leurs trames sinistres.

Comme nous le savons, Foissan avait obtenu de Jean Vaucourt un permis de sortir de l’auberge, et nous savons aussi qu’un officier de Bougainville avait été chargé de surveiller l’Italien. Mais l’arrivée soudaine du gouverneur et tout le brouhaha qui s’en était suivi avaient troublé tout le monde. Foissan avait saisi l’opportunité pour courir à l’écurie avec ses six gardes et ceux de Péan. Là, ils étaient montés en selle, s’étaient engagés dans les brousses sombres à l’insu de tout le monde, et, un peu plus tard, ils s’étaient élancés à toute course sur la route des Trois-Rivières. Car Péan, après avoir quitté Bougainville et Vaucourt dans la cuisine de l’auberge, avait dit à Foissan au pied de l’escalier où tous deux s’étaient rencontrés :

— Il faut, coûte que coûte, que Flambard ne revienne pas ! Prenez la route avec les gardes, apostez-vous au coin d’un bois, dans le fond d’un ravin ou là où vous voudrez… Mais arrangez-vous cette fois pour ne le pas manquer !

Foissan avait répondu avec un sourire féroce :

— Monsieur, si je parviens à sortir de cette auberge, je vous garantis que Flambard ne reviendra pas !

L’Italien était donc parti avec ses gardes sur la route des Trois-Rivières, mais non à l’insu de tout le monde comme il l’avait pensé… car nous verrons bientôt que le départ des gardes avait été surpris.

Mais puisque cette nuit-là devait être une nuit de deuil, nous interromprons les intrigues de ce récit pour retourner à Québec et nous joindre à la triste cérémonie qui allait bientôt s’y accomplir, c’est-à-dire l’enterrement du Marquis de Montcalm.