Le drapeau blanc/15

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Éditions Édouard Garand (35p. 63-66).

XV

OÙ ET COMMENT, SANS LE SAVOIR, JEAN VAUCOURT FIT PRISONNIER VARIN, ESTÈBE ET MAURIN.


Au midi, lorsque le capitaine revint près de sa femme, celle-ci lui narra la scène qui s’était passée. Jean Vaucourt rugit de colère.

— Oh ! s’écria-t-il, le serpent a voulu mordre ? Eh bien ! je vais le museler.

Il gagna la porte pour sortir.

— Où allez-vous ? interrogea Héloïse effrayée.

— Écraser le serpent, répondit sourdement le capitaine.

— Non ! non ! gémit la jeune femme en prenant son mari dans ses bras. Gardez-vous bien d’aller mesurer votre bravoure contre la lâcheté de cet homme… demeurez !

— Si vous ne voulez pas que je le fasse rentrer dans l’ombre, lui et sa panthère, je vais donner des ordres pour que leur appartement soit gardé et que ni l’un ni l’autre ne puissent en sortir.

Il s’éloigna avec un air résolu.

M. de Vaudreuil conférait à ce moment avec Bougainville et La Rochebaucourt. Le capitaine ne voulut pas les déranger. Il appela quatre soldats de Bougainville et leur dit seulement :

— Suivez-moi, mes amis !

Il les conduisit à l’appartement de Péan et les arrêta devant la porte close derrière laquelle on percevait un faible murmure de voix.

— Vous voyez cette porte ? dit Vaucourt à voix basse aux quatre soldats. Eh bien ! à moins d’une permission expresse de ma part, vous devrez empêcher qui que ce soit de franchir cette porte.

Les soldats promirent que l’ordre serait exécuté.

Satisfait, Jean Vaucourt entra dans l’appartement de sa femme.

— À présent, chère amie, dit-il avec un sourire confiant, les assassins et les voleurs ne sont plus à craindre… ils sont encagés !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jean Vaucourt, en condamnant la porte de Péan et en y plaçant des factionnaires, était loin de s’imaginer qu’il venait de faire trois autres prisonniers, c’est-à-dire Varin, Estèbe et Maurin. Les cinq personnages, qui ne pouvaient se douter de ce qui se passait derrière leur porte, cherchaient une combinaison qui pût permettre à Péan et à sa femme de sortir de l’auberge. Or, Varin et Maurin venaient de décider d’user de leur influence auprès du gouverneur, et ils espéraient que les deux prisonniers obtiendraient la permission de poursuivre leur voyage. Pour écarter tout soupçon, on convint de représenter à M. de Vaudreuil que Péan et sa femme se rendaient aux Trois-Rivières dans les intérêts de la colonie. Nul doute qu’on arriverait à convaincre le gouverneur qui ferait lever la consigne. Alors Péan et sa femme remonteraient dans leur berline, celle-ci prendrait la direction des Trois-Rivières ; mais sitôt la nuit venue, et après le départ de M. de Vaudreuil pour la rivière Jacques-Cartier, la berline rebrousserait chemin et à toute allure gagnerait Québec, où Monsieur de Ramezay recevrait le message assez tôt pour livrer la ville avant que Lévis eût songé à marcher sur la capitale pour la débloquer.

Donc Victor Varin, trésorier-royal, et François Maurin, l’un des factotums de Cadet, qui, depuis le commencement du Siège de Québec, agissait comme secrétaire du gouverneur en lieu et place d’Élisée Perrault qui durant trois ans avait été le secrétaire particulier de M. de Vaudreuil, mais qu’on avait nommé commissaire aux milices canadiennes, oui, Varin et Maurin feraient pression sur M. de Vaudreuil pour obtenir la liberté de Péan et de sa femme. Quant à Guillaume Estèbe, il s’était abstenu de se mêler à l’affaire, prétextant qu’il était membre du Conseil d’administration colonial dont M. de Vaudreuil était le chef et que d’user de son influence en cette matière pouvait paraître étrange et susciter des soupçons sur l’honorabilité de sa personne.

Ici, notre lecteur se trouve en présence de trois créatures de Bigot et de Cadet que ces derniers avaient réussi par leurs intrigues à placer dans l’entourage immédiat du gouverneur de la colonie. Et ces trois créatures avaient reçu instructions d’espionner le gouverneur dans tous ses gestes, de retenir toutes ses paroles, d’épier même sa pensée intime s’il était possible. En plus, chaque fois que M. de Vaudreuil devait prendre quelque décision importante qui ne fût pas d’accord avec les idées ou les projets de l’intendant-royal, chaque fois qu’il émettait des opinions dans les conseils de guerre, ces hommes devaient s’ingénier à lui souffler pour ainsi dire les idées et les décisions du grand maître, l’Intendant-royal. Ils étaient en outre chargés, avec d’autres comparses, d’écarter savamment tous les fâcheux qui pourraient approcher le gouverneur pour l’inciter à émettre des directions qui seraient opposées aux visées de la compagnie Bigot et Cadet. Et cela nous suffit déjà pour nous montrer en quelles serres se trouvait pris, sans qu’il en eût conscience, le chef de la Nouvelle-France. Et ces hommes, bien que venus de la plus basse roture, possédaient tous les talents pour jouer impeccablement cette ignoble comédie de serviteurs dévoués à la cause du roi et à celle de la Nouvelle-France.

Le plus dangereux de tous ces comparses était bien Varin. Petit, chétif et malingre, d’un esprit jovial, la lèvre mince toujours tordue par un sourire benêt, le menton plat et mince s’avançant sous la lèvre inférieure en forme de truelle et agrémenté d’un tic qui faisait aller ce menton de haut en bas, telles ces barbiches postiches collées au menton des clowns et qui battent comme des ailes de chauve-souris, toujours courbé, humble, le regard noir voilé mais perçant, la parole onctueuse, la mine flagorneuse. Varin n’avait nul air d’importance, et on l’aurait plutôt pris pour un de ces serviteurs obséquieux, serviles, et d’une probité telle qu’on eût été tenté de lui confier la garde de son âme. Plein d’humour masqué de caricature, esprit délié, Varin ne s’insurgeait jamais contre les remontrances, les rebuffades, les colères ou les menaces ; il souriait niaisement, faisait tiquer son menton en truelle puis, quand l’orage était passé, il jetait un mot d’esprit qui semait le rire autour de lui. Pour cet être qui avait l’air si misérable M. de Vaudreuil s’était épris de pitié, puis cette pitié était devenue de l’amitié, et Varin avait profité de l’occasion pour s’infiltrer tout à fait dans la confiance du gouverneur. Naturellement Varin avait mené son jeu rapidement, car, pauvre comme il était, il avait voulu avoir lui aussi sa part des biens du roi et de la colonie. Il ne lui avait donc fallu que cinq années d’escroqueries, de comédies honteuses jouées jour et nuit pour faire passer à son crédit chez un banquier de Bordeaux, complice de la bande, quelque deux ou trois millions de bonnes livres françaises, sans compter un énorme et riche butin en pelleteries, bijoux, mobiliers, tableaux, et certaine quote-part dans les exploitations commerciales du temps, butin qui, réalisé en monnaie, eût formé à lui seul un autre million.

Guillaume Estèbe, homme précieux, avec la mine d’un magistrat de la plus scrupuleuse honorabilité, grand, imposant, sévère, richement paré et affectant les manières dignes de ces gentilshommes de la Réforme, Guillaume Estèbe, sorti on ne sait d’où, mais tiré à la ficelle par Bigot, le grand tireur, avait, pas moins rapidement que Varin, entassé quelque part à Paris une certaine fortune qui avait été par la suite transformée en bonnes propriétés foncières. Et Guillaume Estèbe, qui n’avait perçu que des appointements de huit ou dix mille livres durant quelques années seulement, avait réussi ce coup de maître, en tirant fortement la corde, de tourner environ cent milles livres de salaire en un certain deux millions et cela sans s’être serré le ventre, car Estèbe, comme Cadet et Péan, adorait la bonne chère, le luxe et les plaisirs.

Enfin, François Maurin, commis quincaillier à raison de deux cent cinquante livres annuelles d’appointements, passe tout à coup commissaire de ventes aux abattoirs de Maître Cadet, seigneur-boucher, puis dans le sillage de ce dernier arrive au poste de factotum du grand munitionnaire. Mais intelligent, actif, dévoré d’ambitions, Maurin se livre aux études, s’instruit, et finit par devenir un personnage ; si bien qu’il ne lui faut que de 1756 à 1760 pour s’assurer sa vieillesse d’un petit million. François Maurin, Pénissault et Jean Corpron représentèrent une triple-entente dans l’entente-maître de Bigot, Cadet et Deschenaux. Et que penser, quand les destinées d’un pays sont entre les mains de tels hommes !

Que notre lecteur nous pardonne ces portraits, nous les avons jugés nécessaires afin de lui mieux faire voir les véritables maîtres du Canada avant la cession du pays à l’Angleterre. Et combien d’autres du même calibre remplissaient les rangs du fonctionnarisme du temps ! Les deux tiers, pour ne pas dire les quatre cinquièmes des fonctionnaires formaient la brigade de Bigot, et ces hommes n’obéissaient qu’à l’intendant ou à son âme damnée, Descheneaux. Et s’il n’y eut eu que cette bande de fonctionnaires … mais tout le commerce, à part quelques rares exceptions, suivait la danse, si bien qu’il n’existait plus en 1759 qu’une formidable compagnie que dirigeait le grand maître… François Bigot !

Donc, Varin et Maurin avaient résolu de se servir de leur influence pour amener M. de Vaudreuil à lever la consigne contre Péan et sa femme ; seulement, pour atteindre au succès de leur démarche il leur faudrait prendre le gouverneur à l’écart, pour qu’il n’eût pas à subir l’influence adverse d’un Bougainville ou d’un Vaucourt.

Mais quelle ne fut pas l’immense stupeur de ces personnages, lorsque, en voulant se retirer, ils virent la porte barrée par quatre soldats, le fusil en arrêt et la baïonnette au clair.

Péan poussa un formidable juron.

Estèbe de son air magistral, de sa voix grave et posée, demanda aux soldats :

— Que signifie, messieurs ?

Varin souriant, secouant son menton en même temps que son jabot de dentelle, pivota vers Mme Péan et dit, en nasillant :

— Pardon, madame ! c’est de la « fantasserie » seulement !

Mais on avait beau se fâcher ou rire, les « fantassins » de Bougainville demeuraient là quand même, solides et déterminés.

François Maurin, croyant que sa position de secrétaire de M. de Vaudreuil pourrait avoir quelque prestige cria :

— Soldats, je suis le secrétaire de M. le Gouverneur… place !

Les baïonnettes demeurèrent fixes et les bras qui les tenaient rigides.

Varin se remit à rire, puis à son tour marcha contre les factionnaires.

— Mes amis, dit-il en souriant, regardez-moi et veuillez reconnaître le trésorier-royal c’est-à-dire celui même qui est le dispensateur de votre solde trimestrielle !

— On ne passe pas ! dit sourdement un soldat.

Varin ricana longuement, recula et aspira fortement une prise de tabac.

— Par Notre-Dame ! jura Péan en tirant sa courte épée, je saurai bien passer, moi !

Comme un tigre enragé il bondit, l’épée haute. La lame heurta violemment les baïonnettes et se brisa.

— Ah ! malheur… gémit Varin, une si belle lame !

Péan la jeta à la face des gardes qui l’esquivèrent.

Mais le bruit de l’acier avait attiré l’attention générale de l’auberge.

L’instant d’après Bougainville et Jean Vaucourt paraissaient.

— Ah ! ça, dites-moi donc, mon cher Bougainville, s’écria Varin, tenez-vous tellement à nos existences que vous ayez l’amabilité de poster à notre porte des gardes qui empêchent l’entrée de meurtriers ? Ma foi, je veux vous serrer la main.

Sur un geste de Vaucourt les gardes s’écartèrent, et le capitaine répondit froidement :

— Monsieur Varin, je vous fais mes excuses. C’est moi qui ai aposté ces gardes dans l’unique dessein de préserver la vie de Madame et de Monsieur.

Et il désignait Péan et sa femme, ahuris tous deux, et pleins de fiel et de haine.

Les paroles du capitaine produisirent une stupeur générale.

Un moment, Varin échappa son sourire, une inquiétude le saisit.

— Monsieur, dit-il à Vaucourt, dites-moi si monsieur le gouverneur est encore en bas.

— Il est en bas, monsieur.

Varin s’inclina et, suivi de ses deux associés, prit le chemin de la salle commune.

Voyant la porte libre, Péan voulut sortir à son tour ; mais les factionnaires reprirent aussitôt leur poste et il se trouva devant la pointe des baïonnettes.

— Par l’enfer ! cria-t-il à Bougainville, votre conduite, monsieur, devient tout à fait outrageante !

— Hélas monsieur ! sourit Bougainville. Je le regrette beaucoup pour Madame qui a eu l’amabilité de m’offrir l’hospitalité hier, mais ce sont des ordres, et aux ordres un soldat doit se plier.

Et s’inclinant avec une parfaite aisance, il se retira Jean Vaucourt le suivit.

— Monsieur ! clama Péan ivre de rage.

— Est-ce moi que vous appelez ? demanda Jean Vaucourt en s’arrêtant.

— Vous, oui. Je veux vous dire ceci : depuis un instant je comprends que vous êtes celui qui dirigez contre nous cette conduite injurieuse, et je vous somme de faire retirer ces gardes, sinon…

— Sinon ? répliqua froidement Vaucourt.

Péan jeta un cri de fureur, et avec force il renvoya la porte dans son cadres.

Bougainville et Vaucourt échangèrent un sourire et descendirent en bas.