Le duc de Bourgogne/01

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Le duc de Bourgogne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 525-552).
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LE DUC DE BOURGOGNE

NAISSANCE ET PREMIÈRE ENFANCE

Dans un château voisin de Paris, où tantôt de chères affections, tantôt de douloureux devoirs ont souvent ramené l’auteur de ces lignes, se trouve un beau portrait du duc de Bourgogne, qui est l’œuvre de Rigaud. La taille élégante est bien prise dans un corselet de fer. Sous une perruque abondante, les traits apparaissent réguliers et fins; les yeux sont brillans et doux; le geste aisé et noble. En bas du tableau se lit, en lettres d’or, cette inscription fastueuse : Ludovicus Delphinus Burgundus, divi Ludovici divus pronepos. Dans le haut, en lettres dont les ors plus brillans semblent indiquer que cette seconde inscription est plus récente, se détache cet hémistiche bien connu de l’Enéide : Hunc tantum terris ostendent fata. Les destins ne feront que le montrer à la terre.

Ce portrait provient du marquis de Louville[1], qui, après avoir été attaché à Philippe V, roi d’Espagne, comme chef de sa maison française, devint à son retour en France gentilhomme de la chambre du duc de Bourgogne, et demeura auprès de lui en cette qualité jusqu’à la fin. Parent du duc de Beauvilliers, il avait été introduit par lui dans cette petite société pieuse qui entourait le jeune prince, et que, de loin, dirigeait Fénelon. Comme Beauvilliers, comme Chevreuse, comme Fénelon lui-même, il avait mis son espoir en celui qui devait être un jour le souverain tout-puissant de la France, et il fut de ceux que sa mort prématurée atteignit à la fois dans leurs affections légitimes et dans leurs rêves ambitieux.

Louville survécut dix-neuf ans à celui qu’il avait servi et aimé. Sauf pendant une courte mission en Espagne que lui confia le Régent, il vécut dans la retraite. « Il s’était, disent ses Mémoires secrets, retiré dans la demeure de ses pères, pour se livrer tout entier à l’étude, à sa famille et à ses amis[2].» Les premiers désordres qui marquèrent le règne de Louis XV trouvèrent en lui un juge sévère; et ce fut sans doute dans une heure de tristesse qu’à l’entour du portrait d’un maître regretté et chéri il fit graver l’inscription mélancolique que nous avons relevée.

Ces figures que les destins n’ont fait que montrer à la terre sont parfois, par une sorte d’équitable compensation, celles qui vivent le plus longtemps dans la mémoire des hommes. Lorsque de grandes catastrophes ont suivi de près leur disparition, la postérité se plaît à penser qu’elles auraient su les conjurer, et s’attendrit longtemps sur leur perte. Ainsi les vieux Romains, qui avaient vu les splendeurs du règne d’Auguste devaient tourner souvent leurs pensées et leurs regrets vers ce Marcellus dont Virgile avait chanté la mort d’une façon si touchante, et qui aurait épargné à l’Empire les cruautés de Tibère et les folies de Caligula. Ainsi les témoins attristés des erreurs et des débauches de Louis XV ont dû souvent pleurer ce jeune prince dont, suivant les paroles célèbres de Saint-Simon, la France n’était pas digne, et qui avait paru à Dieu déjà mûr pour la bienheureuse éternité. De nos jours encore, ceux qui trouvent que la France a payé bien cher les progrès qu’elle doit à la Révolution ne peuvent s’empêcher de se demander s’il n’aurait pas suffi d’un roi équitable, modéré et vertueux, succédant à Louis XIV et empêchant Louis XV, pour que la France goûtât ces progrès sans les payer si cher. La curiosité des historiens s’est piquée de discerner ce qu’aurait bien pu devenir le duc de Bourgogne, et s’il aurait répondu par son règne aux espérances qu’il suscitait. D’érudites publications ont été faites à ce sujet, dans lesquelles nous aurons d’autant plus à puiser, que nous n’avons la prétention d’y rien ajouter de bien nouveau. Notre seule ambition est de rassembler sur lui tous les détails qui se trouvent épars dans les nombreux écrits du temps, et de lui redonner par là quelque vie. Ces jeunes êtres prématurément ravis ont à la fois pour l’imagination et pour l’histoire un attrait d’une nature toute particulière. Leur figure apparaît devant nos yeux avec la grâce funèbre que sur les tombeaux l’art des anciens savait donner au génie de la mort.


I

Louis de France, Dauphin, fils de Louis XIV, avait épousé le 28 janvier 1680, à l’âge de dix-neuf ans, Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière, qui avait un an de plus que lui. De cette union devaient naître trois enfans dont l’aîné fut le duc de Bourgogne.

Certains personnages historiques sont à la fois obscurs et connus. Tel est le cas de celui que l’étiquette de la Cour appelait Monseigneur, et que les Mémoires du temps désignent quelquefois aussi sous le nom de Grand Dauphin. Cet arrière-petit-fils d’Henri IV, cet élève de Bossuet et de Montausier ne se montra digne ni de son origine ni de son éducation. Ce n’est pas qu’il fût dépourvu d’intelligence ni de courage. De bonne heure il avait montré des qualités militaires. En 1688, il fit bien au siège de Philippsbourg. Les lettres qu’il écrivait du camp n’étaient point mal tournées ; les courtisans qui savaient joindre la flatterie à l’érudition, comme le président Bose, secrétaire du cabinet du Roi, en comparaient le style à celui des commentaires de César. Mais une paresse incurable, se joignant à une timidité excessive, devait peu à peu étouffer les dons que la nature lui avait départis, d’une main il est vrai assez parcimonieuse. La déférence et la docilité filiales allaient chez lui jusqu’à l’anéantissement de la personnalité. Avant que le Roi n’eût parlé, il ne savait ni vouloir ni penser, et après, il ne savait que vouloir et penser comme le Roi. Un trait le peint. Mademoiselle, sa tante, la Grande Mademoiselle, lui avait laissé personnellement le château de Choisy. Il vint visiter sa propriété nouvelle avec plusieurs courtisans, et comme ceux-ci lui disaient chacun leur avis sur ce qu’il y avait à faire, « il les fit taire (raconte Sourches) en leur disant fort sagement : Messieurs, il n’y a rien à faire jusqu’à ce que le Roi ait décidé ce qui lui plaira, et on n’y fera que ce qu’il jugera à propos[3]. »

Il n’avait qu’une passion : la chasse à courre. Tous les jours il courait le cerf ou le loup, et cela par les temps les plus chauds, ce qui fait l’étonnement des veneurs d’aujourd’hui. Comme il était gros mangeur, il n’en fut pas moins assez vite envahi par l’embonpoint, menant de plus en plus une vie épaisse et basse, jusqu’au jour où il mourut d’une mort qui serait demeurée aussi obscure que sa vie si Saint-Simon n’en avait laissé un immortel récit. Mais à l’époque de son mariage, il était encore un prince de bonne mine, montant fort bien à cheval et adroit aux exercices du corps. Le fils du plus grand roi du monde (c’est ainsi qu’au lendemain de la paix de Nimègue l’Europe entière appelait Louis XIV) était un singulièrement beau parti pour la fille d’un prince allemand, dont la fidélité à la France était ainsi glorieusement récompensée, et la personne du mari n’avait rien qui pût déplaire à la jeune princesse bavaroise.

Celle que les mémoires contemporains appellent souvent Mme la Dauphine Bavière ne vécut que dix années à la cour de Louis XIV. Elle devait mourir à trente ans. Ces dix années s’écoulèrent pour elle dans la pénombre. Son caractère mélancolique l’y prédisposait. La négligence et l’abandon de son mari achevèrent de l’y confiner. Cependant, s’il fallait en croire les journaux du temps, elle avait produit lors de son arrivée en France une impression plutôt favorable. Voici comme en parle le Mercure de France, dans son numéro de mars 1680: « Qu’on examine Mme la Dauphine dans les qualités du corps ou dans celles de l’esprit, on la trouvera toujours une des plus parfaites princesses qu’on ait jamais vues. Elle est demi-brune, a la taille fine, libre et dégagée, le visage long et plein à proportion, les cheveux châtains, et le front bien fait. On n’a jamais vu de plus beaux yeux. Ils sont doux, pleins de feu et marquent assez l’esprit extraordinaire de cette princesse. Son nez, quoiqu’un peu grand, n’a rien de désagréable. Elle a les dents blanches et bien rangées, la bouche assez belle, le tour du visage fort bien fait et la gorge bien taillée. Quelque avantageux portrait qu’on en puisse faire, on ne peut assez marquer combien son air est spirituel et français. Sa naissance se fait facilement connaître à son port. Elle l’a majestueux, mais, quoy qu’elle implique par là beaucoup de respect, il y a en même temps quelque chose de si engageant et de si honnête dans tout ce qu’elle fait qu’on ne l’approche jamais sans en estre charmé. »

A travers ces éloges, qui étaient dus à toute princesse étrangère entrant dans la famille royale, il apparaît bien que la nouvelle Dauphine était plutôt laide, puisque le Mercure ne fait l’éloge que de ses yeux, de sa taille et de son teint. Mais elle avait cette dignité et cette bonne grâce que la France a souvent retrouvées depuis chez des princesses d’origine allemande, et pendant les premières années qui suivirent son mariage, elle ne laissa pas d’être assez en faveur à Versailles. Il y a une chose cependant que le Mercure ne dit pas et qu’il ne pouvait pas savoir. C’est que la jeune Dauphine était d’une santé délicate. On ne tarda pas à s’en apercevoir et à s’en inquiéter. Près de deux ans s’étaient écoulés depuis son mariage sans qu’elle eût donné aucune espérance de postérité. Si la Dauphine ne devait jamais avoir d’enfans, et si quelque accident inopiné enlevait Monseigneur, c’était le trône passant à une branche collatérale dont le chef, Monsieur, frère du roi, était peu aimé et peu estimé. Ces questions-là n’étaient point tenues alors pour indifférentes. Si étroite était encore, dans cette période unique de gloire et de prospérité, l’union de la dynastie et de la nation, que chacun s’intéressait à ce qui se passait dans la famille royale comme s’il se fût agi de la sienne. Aussi l’annonce officielle de la grossesse de la Dauphine, qui fut proclamée au mois de décembre 1681, devint-elle l’occasion d’une joie générale. Cette joie se traduisit principalement par des chansons et des sonnets. Le Mercure de France avait, dans son numéro de novembre, proposé à ses lecteurs des bouts-rimés à remplir. Le plus grand nombre de ceux qui s’y appliquèrent choisirent pour sujet l’heureux événement qui faisait alors le sujet de toutes les conversations, et leurs élucubrations poétiques remplissent le numéro de décembre et les numéros suivans. Dans ce fatras nous choisirons la pièce suivante dont nous ne citerons que le début :


Peuples, venez, dansant au son du flageolet,
Voir l’effet d’un amour conforme au Décalogue.
Bénissez l’heureux flanc qui porte un roitelet,
Bergers, en son honneur entonnez une églogue.

Pour neuf mois de prison l’aimable Châtelet.
Tout en parle, avocat, écolier, pédagogue,

Médecin qui n’en sait pas plus que son mulet,
Sur son pauvre malade acharné comme un dogue.


Un autre poète, dans une assez longue pièce qui débutait ainsi :


Louis, le plus grand des humains,


énumérait toutes les grandeurs de Louis; puis, s’adressant familièrement au jeune couple lui-même (car le respect n’enlevait rien à la liberté), il terminait ainsi : Louis...


Grand partout, manquait en un point,
C’était de n’être pas grand-père.
On crut bien que ce titre aux autres serait joint,
Dès lors que de vous deux dépendait cette affaire[4].


De grands ménagemens furent imposés à la Dauphine pendant toute la durée de sa grossesse, car la délicatesse de sa constition faisait craindre qu’elle n’allât pas jusqu’au bout. En même temps toutes les précautions étaient prises à l’avance pour assurer son heureuse délivrance, et Louis XIV, qui avait pour habitude de ne négliger aucun détail, s’en occupa lui-même.

Une première question était à trancher. Le soin d’assister la princesse dans ce moment difficile serait-il confié à une sage-femme ou à un accoucheur, ou plutôt à un chirurgien ? car il n’y avait point alors comme aujourd’hui de chirurgien qui s’adonnât uniquement aux accouchemens. La tradition voulait que les reines fussent accouchées par des sages-femmes : ainsi l’avaient été Marie de Médicis, Anne d’Autriche et Marie-Thérèse elle-même. Mais, en ce qui concernait les femmes de la Cour, une certaine révolution s’était opérée dans les mœurs, et beaucoup d’entre elles avaient l’habitude de se confier de préférence aux soins d’un chirurgien. Un certain Lefèvre s’était même fait une réputation par son habileté dans cette partie de son art. Ce Lefèvre avait formé un élève du nom de Clément, auquel il avait donné sa fille en mariage. Il lui légua en même temps sa réputation. Clément avait débuté à la Cour par une célèbre cliente. Ce fut lui qui, lors des premières couches de Mme de Montespan, avait été mystérieusement amené auprès d’elle, et l’avait aidée à mettre au monde le duc du Maine. À cette occasion Louis XIV avait été en relations directes avec Clément; il avait été frappé de son sang-froid et de son habileté. Ce souvenir lui revint sans doute à l’esprit, car, sans prendre conseil, il décida que le chirurgien qui avait accouché son éclatante maîtresse accoucherait aussi sa discrète belle-fille. Clément fut informé de la décision royale, et reçut l’ordre, à partir du huitième mois de la grossesse, de venir s’établir dans les appartemens du château.

Une autre affaire presque aussi importante était le choix d’une nourrice. Si les enfans des familles les plus riches étaient souvent envoyés à la campagne et abandonnés à des nourrices de rencontre, il n’en était pas de même pour un fils ou petit-fils de roi. La désignation de celle qui devait allaiter le royal héritier était soumise à certaines règles qu’un long usage avait consacrées. En plus des signes extérieurs de la bonne santé, on exigeait qu’elle eût les cheveux noirs ou d’un châtain brun, la peau blanche, les dents belles, qu’elle ne sentit point mauvais, qu’elle n’eût point d’accent trop prononcé, qu’elle fût gracieuse en son parler, gaie, de bonne humeur, ayant facilement le mot pour rire, et fût par-dessus tout de bonne vie et mœurs. Pour trouver une nourrice qui satisfit à toutes ces conditions, voici comment on procéda. Parmi celles qui s’étaient offertes (le nombre en était grand), on choisit les quatre qui semblaient le mieux remplir les conditions indiquées, et le premier médecin du Roi envoya dans les villages où elles demeuraient un homme de confiance qui fit une enquête. Il s’assura auprès des curés qu’elles fréquentaient les sacremens, auprès des médecins qu’il n’y avait dans leurs familles aucune maladie héréditaire, auprès des voisins qu’elles vivaient bien avec leurs maris et jouissaient d’une bonne réputation. Cette enquête terminée à la gloire des quatre postulantes, on les fit venir à Versailles, et on les installa chez la gouvernante des nourrices, chacune avec son enfant, pour qu’au dernier moment on pût choisir celle qui conviendrait le mieux, et renvoyer les autres. Durant cette période, comme au reste pendant toute la durée de leur nourriture, elles étaient soumises à une surveillance étroite. Toute visite leur était rigoureusement interdite, surtout celle du mari. Il était même arrivé à la nourrice de Louis XIV une assez plaisante aventure. Elle avait remarqué, de la fenêtre de la chambre où elle était enfermée au château de Saint-Germain, que les mousquetaires, dont la caserne était en face, entretenaient des intrigues avec les dames de la ville. Pour divertir Louis XIII, qui venait souvent voir son enfant, elle lui conta la chose. Louis XIII fit faire des observations au capitaine des mousquetaires, et lui recommanda de mieux surveiller ses hommes. A quelque temps de là, la nourrice commit l’imprudence de descendre à la porte du château pour causer avec son mari qui lui avait demandé rendez-vous. Le mousquetaire qui montait la garde la dénonça à son tour, et elle fut immédiatement renvoyée.


II

Toutes les précautions étaient donc prises, l’accoucheur désigné, la nourrice installée, lorsque le 4 août 1682, après le dîner, la Dauphine commença de ressentir les premières douleurs. Elle en fit part à la Reine en la priant de n’en rien dire. Mais, les douleurs ayant redoublé vers une heure après minuit, le bruit ne tarda pas à s’en répandre, et dès ce moment une grande agitation régna dans le château de Versailles. L’accouchement des princesses qui étaient dans la ligne directe ne se faisait point sans apparat ni étiquette. Une tradition, qui remontait aux temps les plus anciens de la monarchie, et qui s’est conservée jusqu’à nos jours, leur imposait la pénible nécessité d’accoucher en quelque sorte en public. C’était une précaution prise contre la supercherie et la supposition d’enfant. Le cérémonial de la Cour désignait les personnes qui avaient le droit d’assister à la naissance de l’héritier du trône : c’étaient d’abord tous les princes et princesses du sang, puis les dignitaires de certaines grandes charges de cour. Mais, en plus de ceux dont c’était le droit et le devoir de se trouver là au moment précis, il n’y avait courtisan qui ne fût soucieux d’apprendre des premiers la nouvelle, et d’être vu du Roi dans une conjoncture aussi importante. Ce fut durant la nuit un mouvement continu de toute la Cour vers les appartemens de la Dauphine qui étaient situés à l’extrémité de l’aile du château, vis-à-vis la pièce d’eau des Suisses, dans le pavillon de la surintendante de la maison de la Reine[5]. Ce fut également, pendant cette même nuit, sur la route de Versailles à Paris, un va-et-vient de courriers qui partaient, de personnes prévenues qui arrivaient à la hâte. La cour du palais était tout éclairée de flambeaux. Seul le Roi qui, suivant sa coutume, s’était retiré de bonne heure, ignorait encore ce qui se passait. A cinq heures du matin, les femmes qui assistaient la Dauphine crurent devoir le faire réveiller. Avec le sang-froid qu’il ne perdait jamais, il s’informa si sa présence était immédiatement nécessaire. On lui répondit que non. Il demanda alors la messe à laquelle il assista dévotement, et ce ne fut qu’à six heures qu’il se rendit chez la Dauphine, non sans avoir auparavant ordonné des prières dans toutes les églises de Versailles et la distribution d’abondantes aumônes aux pauvres de la ville.

La foule qui se pressait aux portes de la Dauphine était si grande qu’il eut peine à la traverser. Il demeura auprès de sa belle-fille jusqu’à neuf heures. Mais, voyant que les choses étaient toujours dans le même étal, il la quitta pour aller tenir le Conseil, suivant une habitude quotidienne qu’il avait prise en monarque laborieux, et dont ni préoccupations, ni divertissemens, ne le faisaient se départir. Les princes et princesses qui avaient passé toute la nuit sur pied profitèrent de ce moment pour prendre quelque repos. Quant à la Reine, elle fit apporter dans la chambre de la Dauphine les reliques de sainte Marguerite que, de temps immémorial, on exposait dans la chambre des reines quand elles accouchaient, et elle passa toute la matinée en oraison.

Après le Conseil le Roi revint. Comme la Dauphine était extrêmement faible, il la fit manger lui-même, et pour lui redonner des forces lui fit administrer un verre d’une potion réconfortante appelée Rossolis qui se composait de graines aromatiques macérées dans l’alcool. Mais voyant que les choses n’avançaient point, il la quitta de nouveau pour aller travailler et dîner. Pendant son absence, on apporta dans l’appartement de la Dauphine le lit spécial sur lequel étaient accouchées successivement Anne d’Autriche et Marie-Thérèse, et qui avait été soigneusement conservé dans le garde-meuble du Roi. Ce lit, large de trois pieds, était garni de deux matelas séparés par une planche, et d’un traversin. A droite et à gauche étaient disposées deux chevilles en bois que la main pouvait facilement saisir, et à l’extrémité une barre en bois où les pieds pouvaient s’appuyer. Tout était prêt, et comme sur la fin de l’après-dîner les douleurs recommencèrent violentes, le Roi averti revint auprès de la Dauphine et ne la quitta pas de la nuit.

Pendant cette journée du mercredi la foule n’avait fait qu’augmenter à Versailles. Ambassadeurs, envoyés, résidens, en un mot tous les représentans des souverains ou des princes étrangers s’y étaient rendus, afin de pouvoir dès la naissance dépêcher la nouvelle à leur Cour. Cependant peu à peu une inquiétude qui allait jusqu’à la consternation gagnait ceux qui attendaient depuis tant d’heures l’heureux événement : chacun commençait à se demander si la mère ou l’enfant n’y resteraient pas. En effet, les douleurs redoublaient de violence, mais l’instant de la délivrance ne semblait point approcher. La pauvre Dauphine se croyait perdue. Comme le Roi, qui passa toute la nuit auprès d’elle sans se déshabiller, l’environnait de soins, elle lui dit, à ce que rapporte le Mercure, « qu’il étoit fâcheux pour elle d’avoir connu un si bon père et un si bon mari pour les quitter si tôt. Le Roi répondit qu’il seroit content qu’elle eût une fille, pourvu qu’elle souffrît moins et qu’elle fût plus tôt délivrée. La Dauphine dit que son embarras ne provenoit ni de ses douleurs ni de la crainte de la mort, qu’elle oublieroit volontiers ses peines et qu’elle estoit preste à mourir pourvu qu’elle laissât un prince qui obligeât le Roy et monseigneur le Dauphin à se souvenir d’elle[6]. »

Pendant que ces affectueux propos s’échangeaient entre le Roi et sa belle-fille, Monseigneur demeurait plongé dans un état de stupeur et d’insensibilité qui le rendait complètement inerte. Toute la nuit du mercredi au jeudi se passa ainsi. Le jeudi au matin, le Roi quitta la Dauphine pour aller tenir le Conseil; mais il ne tarda pas à revenir auprès d’elle. Clément, qui venait de saigner la princesse, n’avait rien perdu de son calme. Aux questions inquiètes du Roi il avait répondu que l’accouchement serait laborieux, mais que tout irait bien. L’événement allait bientôt lui donner raison, car l’instant de la délivrance approchait. On fit alors entrer dans la chambre tous ceux qui avaient droit à y assister, tous les princes et toutes les princesses du sang, entre autres mademoiselle d’Orléans, la fille de Monsieur, qui avait six ans; puis madame de Montespan, comme surintendante de la maison de la Reine, madame de Maintenon, comme dame d’atour, et d’autres femmes encore. « Un murmure bas et inquiet, dit encore le Mercure, régnait dans la chambre. Une tristesse mêlée de joye y régnait. » Clément conservait tout son sang-froid. Comme, au cas de la naissance d’un fils, le Roi tenait à l’annoncer lui-même, il était convenu avec Clément de certaines paroles. A la question qu’il lui adresserait au moment de la venue au monde de l’enfant, Clément devait répondre : Je ne sais pas, si c’était une fille, et : Je ne sais point encore, si c’était un garçon. A dix heures un quart et quelques minutes, après que la Dauphine eût passé encore par d’affreuses crises de douleur, l’enfant survint : « Qu’est-ce »? dit le Roi. « Je ne sais point encore, Sire », répondit Clément d’un air satisfait. Aussitôt le Roi s’écria à haute voix : « Nous avons un duc de Bourgogne, » et, s’élançant, il fit part de la nouvelle aux princes et aux princesses du sang. Puis, faisant ouvrir une des portes de la chambre de la Dauphine, il communiqua l’heureux événement aux duchesses et autres dames de premier rang qui cependant n’avaient pas le droit d’entrer dans la chambre. De son côté, la duchesse de Créqui, dame d’honneur de la Dauphine. l’annonçait aux hommes qui attendaient dans une autre pièce.

Il y eut alors un moment de confusion et de joie indescriptibles. Les uns voulaient percer la foule pour aller porter plus tôt cette nouvelle au dehors ; les autres voulaient au contraire pénétrer dans la chambre de la Dauphine dont la porte fut bientôt forcée. Ou versait des larmes de joie. Monseigneur, sorti de sa stupeur, embrassait toutes les dames, et, à son exemple, l’embrassade devint générale. Tous les rangs étaient confondus. Les valets même étaient entrés dans la chambre et se trouvaient ainsi mêlés aux personnes de qualité. Mais le Roi défendit qu’on les chassât, disant qu’ils n’avaient pas été les maîtres de leur joie.

De l’intérieur du château, la joie et la confusion gagnèrent bientôt le dehors. M. d’Ormoy, gentilhomme de la chambre, qui s’était élancé un des premiers, s’égosilla tellement à crier qu’on avait un prince, qu’il en demeura sans voix pendant plusieurs jours. Mais le signal fut surtout donné par un des mousquetaires de garde qui s’avisa de descendre dans la cour la paillasse sur laquelle il avait passé la nuit et d’y mettre le feu. Ce fut comme un signal. Il y avait dans la cour du château des poutres et des planches préparées pour construire des échafaudages. La foule en fit des feux de joie, et dans ces feux elle ne tarda pas à jeter tout ce qui lui tomba sous la main, chaises, bancs, parquets tout préparés. Des porteurs y jetèrent la chaise de leur maîtresse. Un valet poussa l’enthousiasme jusqu’à y jeter ses propres habits et demeura tout nu. On vint rendre compte au Roi de tout ce désordre, mais il ne fit qu’en rire : « Pourvu qu’ils ne nous brûlent pas ! » se borna-t-il à dire. Sa propre satisfaction lui faisait en effet oublier pour un instant cette étiquette dont il aimait à s’environner. Lorsqu’il sortit de l’appartement de la Dauphine pour se rendre à la salle où il devait souper, il se laissa en quelque sorte porter dans les bras de ceux qui l’environnaient. Une joie orgueilleuse éclatait sur son visage et respirait dans ses yeux. Il marchait d’un pas triomphal. Son instinct sûr devinait en effet qu’aux yeux non seulement de la France, mais de l’Europe, un nouveau prestige venait de s’ajouter à sa gloire. Tout lui réussissait, et la naissance d’un héritier direct, qui assurait son trône et sa race, devait lui sembler une dernière victoire remportée sur cet ennemi invisible et toujours menaçant : le destin.

Pendant que se passaient ces scènes de joie et de désordre, Clément continuait à prendre soin de la mère et de l’enfant. Pour calmer les vives souffrances dont la Dauphine ne cessait de se plaindre, il fit appliquer sur la partie douloureuse la peau d’un mouton qu’il avait fait écorcher tout vif dans la chambre voisine, au grand effroi de la Dauphine et de ses dames qui entrevirent à travers la porte ouverte la pauvre bête toute sanglante. On lui couvrit également le sein de deux petits matelas de laine, et on lui fit prendre une potion composée d’huile d’amandes douces, de sirop de capillaire et de jus d’oranges. Comme on croyait qu’il était mauvais pour les jeunes femmes de s’endormir aussitôt après leur délivrance, le chirurgien Dionys, qui avait assisté Clément, vint s’asseoir au chevet de la Dauphine, et soutint la conversation avec elle pour l’empêcher de se livrer au sommeil. Ce ne fut qu’au bout de trois heures qu’on la laissa enfin reposer. Pendant neuf jours on la tint dans une demi-obscurité. La chambre, dont les volets étaient hermétiquement fermés, n’était éclairée que par une bougie, et pendant six semaines un huissier, placé à la porte de son appartement, fut chargé d’écarter impitoyablement toute personne portant des odeurs, car on estimait que les parfums, quels qu’ils fussent, étaient contraires et même funestes aux nouvelles accouchées.

Quant à l’enfant, aussitôt né, il avait été enveloppé d’un linge et porté dans un cabinet voisin où on avait allumé un grand feu, bien qu’on fût au mois d’août. Il fut lavé avec une éponge trempée dans du vin légèrement chauffé dans lequel on avait fait fondre une certaine quantité de beurre. Clément vint lui donner les soins nécessaires, et placer lui-même la bande de corps. Après quoi on emmaillota l’enfant, et on le rapporta dans la chambre de la Dauphine pour qu’elle pût enfin le voir. Il fut ensuite procédé aux cérémonies de l’ondoiement. Le privilège d’ondoyer les princes nouveau-nés revenait au grand aumônier de France. Cette charge importante était occupée par le cardinal de Bouillon, qui ondoya le jeune prince, revêtu de l’étole, en camail et en rochet. La cérémonie eut lieu en présence du curé de Versailles, qui avait le droit, comme tous les curés de résidences royales, d’assister en étole aux baptêmes, mariages et autres sacremens qui s’administraient à la Cour. Par ses soins, l’acte de baptême fut transcrit sur le registre de la paroisse où il figure encore aujourd’hui. La cérémonie accomplie, le duc de Bourgogne fut remis à la gouvernante des enfans de France, la maréchale de la Mothe-Houdancourt, qui le reçut sur ses genoux et le transporta dans une chaise à porteurs jusqu’à l’appartement qui avait été préparé pour lui. Aussitôt qu’il y fut arrivé, le marquis de Seignelay, secrétaire d’Etat et trésorier de l’ordre du Saint-Esprit, lui apporta le cordon auquel les fils de France avaient droit dès leur naissance. Quelque temps après, arrivaient, par un nonce, des langes bénits que le pape envoyait pour le duc de Bourgogne. « C’était la coutume, dit Sourches, que les papes envoyaient des langes bénits aux enfans des rois ; mais on n’avait jamais vu d’exemple qu’ils en eussent envoyé aux fils des Dauphins, et cette nouveauté marquait la considération extraordinaire qu’on avait pour le Roi[7]. » On mettait probablement ces langes au petit prince, les jours de cérémonie. Une estampe du temps le représente ainsi, emmailloté dans un étroit berceau et portant le cordon du Saint-Esprit dont la croix pend sur ses petits pieds ref> Il existe à la Bibliothèque nationale, au cabinet des estampes, plusieurs gravures relatives à la première enfance du duc de Bourgogne. L’une entre autres le représente tétant, de fort bon appétit, une superbe nourrice; une autre, faisant ses premiers pas avec une promeneuse et soutenu avec des lisières. </ref>.

Le lendemain de ce grand événement, Versailles rentra dans l’étiquette. Le Roi avait dispensé les corps de l’État de venir, comme c’était l’usage et comme ils en avaient témoigné le désir, lui apporter leurs complimens. L’Académie française en particulier s’était distinguée par son empressement. Le Roi la fit remercier et l’invita à se tenir tranquille. Mais il ne put refuser audience aux ambassadeurs et ministres des souverains étrangers, qui avaient demandé à lui adresser leurs félicitations. La réception fut fort solennelle. Le Roi était assis sur son trône d’argent. A sa droite, étaient le duc de Bouillon, grand chambellan, le duc de Créqui, premier gentilhomme de la chambre, le prince de Marsillac; à sa gauche, le duc d’Aumont, le duc de Saint-Aignan, et le marquis de Gesyres. Le duc de Luxembourg, capitaine des gardes de quartier, allait recevoir les ambassadeurs à la porte de la salle des gardes. Le Roi écouta leur compliment avec la gravité qui lui était coutumière, et leur répondit avec une grande affabilité. Les ambassadeurs se transportèrent ensuite chez Monseigneur, chez Monsieur, et enfin chez le duc de Bourgogne auquel ils débitèrent le même compliment. « Madame la maréchale de la Mothe-Houdancourt, ajoute gravement le Mercure de France, répondit au nom du jeune prince. »

Pendant que ces réceptions officielles se passaient à Versailles, Paris était en liesse. L’heureuse nouvelle y était arrivée si rapidement que plusieurs de ceux qui, partis des premiers, croyaient avoir le plaisir de l’annoncer, furent étonnés de trouver déjà la ville en réjouissance. Les boutiques se fermaient, et tout le monde se répandait dans la rue où l’on s’abordait et s’embrassait sans se connaître. Des feux de joie s’allumaient sur la voie publique. Des tonneaux étaient défoncés pour que chacun pût s’abreuver à son aise, et, à la fontaine située sur la place de la Grève, le vin, par ordre du corps de ville, coula pendant plusieurs jours. Les réjouissances durèrent toute une semaine et prirent diverses formes. Pendant que, sur l’ordre du Roi, un Te Deum était chanté à Notre-Dame, et qu’une grosse cloche, nouvellement installée, faisait entendre sa voix pour la première fois, les comédiens Français donnaient, en représentation gratuite, le Bourgeois gentilhomme, et les comédiens Italiens représentaient également un opéra. Des fusées et des feux d’artifice étaient tirés toutes les nuits. L’un de ces feux d’artifice figurait une statue de l’Espérance, et ce distique apparaissait sur le socle, en lettres de feu :


Déjà depuis longtemps, par cent succès heureux.
La Fortune répond aux projets de la France.
Mais aujourd’hui la propice Espérance,
D’un bonheur éternel, vient assurer nos vœux.


Toutes les maisons particulières étaient illuminées, et chacun rivalisait d’ingéniosité dans le décor. Comme la Dauphine était fille d’une princesse de Savoie, et, par sa grand’mère, la duchesse Christine, descendait directement de Henri IV au même degré que son époux, l’ambassadeur de Savoie, le marquis de Ferrero, avait figuré sur un transparent l’arbre généalogique des deux maisons de France et de Bavière surmonté de ce quatrain :


Dans le commun excès de joye,
Où les Français sont aujourd’hui,
Le Trône voit que la Savoye
Lui rend le sang qu’elle a reçu de lui.


Mais plus brillante encore était l’illumination de l’hôtel qui appartenait au duc de Saint-Simon, le père de l’auteur des Mémoires. « On l’avoit illuminé, dit le Mercure, jusqu’au haut des cheminées où les mots de : Vive le Roy étoient exécutés en lettres de feu. Ainsi M. le duc de Saint-Simon n’a rien oublié pour donner des marques du zèle qu’il a toujours fait paroître pour la maison royale. » Les boutiquiers du Pont-Neuf se cotisaient pour donner un bal dans une de leurs boutiques superbement aménagée à cet effet. Il y avait réjouissance à la Sorbonne, dans tous les collèges de Jésuites, chez les chanoines abbés de Saint-Victor, chez les carmes des Billettes et jusque dans les communautés de femmes. « Les filles de la Conception, dit la Gazette de France, ayant fait des prières un mois avant l’accouchement pour qu’il fût heureux, chantèrent un Te Deum en communauté, et illuminèrent pendant trois jours… L’abbesse de Jouarre, rapporte également la Gazette, a été la première de la province à faire paraître sa joie. »

Tonneaux défoncés, illuminations, feux d’artifice, étaient la forme ordinaire que prenait la joie publique. Mais, dans la circonstance, l’enthousiasme du peuple de Paris se traduisit par une manifestation plus touchante : celle d’un véritable pèlerinage à Versailles, qu’il entreprenait dans l’espoir d’apercevoir un instant le petit duc de Bourgogne. Toute l’après-midi une foule énorme stationnait dans la cour du château. « La maréchale de la Mothe-Houdancourt, raconte le Mercure, voulut bien se donner la peine de montrer le prince à tout le monde, quand elle crut pouvoir le faire sans qu’il en reçût aucune incommodité. Elle s’attira par là beaucoup de louanges. Ceux qui n’eurent pas ce bonheur ne laissèrent pas d’avoir quelque sorte de satisfaction à voir seulement les fenêtres de son appartement. »

De même que les beaux esprits avaient célébré en bouts rimés ou en sonnets la grossesse de la Dauphine, de même ils célébrèrent son heureuse délivrance. Cassini, alors directeur de l’Observatoire, chanta même l’événement en vers latins. Boyer, l’auteur de Judith, et Leclerc, l’auteur d’Iphigénie, que Racine a voués dans deux épigrammes célèbres à un ridicule immortel (ils n’en étaient pas moins de l’Académie française), se distinguaient chacun par un sonnet. Mais, au gré des connaisseurs, la palme était remportée par « l’illustre Mlle de Scudéry » qui, s’adressant au prince nouveau-né, savait marier à son enthousiasme pour le petit-fils une flatterie délicate pour le grand-père :


Vous pouvez surpasser tous les princes du monde,
De vos premiers exploits remplir la terre et l’onde,
Digne de votre nom, estre adoré de tous,
Et voir toujours Louis bien au-dessus de vous.


De Paris l’enthousiasme avait gagné la province. Il n’y eut si petite localité qui ne s’offrît des réjouissances publiques. Deux villes surtout se distinguèrent : Dijon, toute fière de ce que le nom de la province dont elle était la capitale avait été donné à l’héritier du trône, et Strasbourg, qui cependant n’était réuni à la France que depuis un an. L’empressement que mirent les Strasbourgeois à prendre leur part des réjouissances françaises fut fort remarqué. « Quoiqu’ils soient fort éloignés, leurs réjouissances ont été faites aussytôt que celles de beaucoup d’autres villes qui sont en deçà, et il a été aisé de voir par l’éclat qu’elles ont eu qu’ils ne se repentent point des soumissions qu’ils ont rendues au Roy comme à leur maître[8]. » Mais ces réjouissances avaient surtout un caractère religieux. Grâces étaient publiquement rendues à Dieu aussi bien dans les temples protestans que dans les églises catholiques (on touchait cependant à la révocation de l’édit de Nantes), et le Magistrat de Strasbourg, qui était probablement protestant, adressait à ses concitoyens, en style quasi biblique et en allemand, une oraison assez belle dont le Mercure traduisait ainsi la fin : « Accordez-nous, Seigneur, vostre grâce et vostre bénédiction, afin que sous le juste gouvernement et sous la puissante protection de nostre Roy et souverain seigneur et de toute sa maison royale nous puissions jouir d’une vie tranquille, dans l’exercice de toutes les vertus chrétiennes. » Strasbourg justifiait déjà ces mots que vingt-cinq ans plus tard devait écrire un plénipotentiaire du premier roi de Prusse: « Les habitans de l’Alsace sont plus Français que les Parisiens. »

Les manifestations de la joie publique se prolongèrent dans les plus petites villes du royaume comme dans les plus grandes pendant deux ou trois mois, et elles auraient duré plus longtemps encore « si les magistrats n’avaient employé une douce violence pour les arrêter. » Nous nous y sommes étendu peut-être un peu longuement, mais ces minuties du passé ne sont pas dénuées d’intérêt ni d’enseignement. Elles ouvrent, en effet, de certains jours sur les conditions de l’existence populaire au XVIIe siècle. Les fêtes inopinées auxquelles donnaient lieu les mariages et les naissances dans la famille royale venaient assez fréquemment éclairer d’un rayon joyeux la vie assez sombre du peuple, et peut-être le peuple d’alors y apportait-il plus de gaieté qu’il n’en apporte aujourd’hui aux fêtes officielles et périodiques. L’ancien régime a été bien diversement jugé, et rarement avec impartialité. Les uns veulent y voir à toute force un temps d’opprobre, de souffrance et de misère; les autres, par une réaction légitime en son principe et appuyée sur de savans travaux, tendent peut-être un peu trop à y chercher un idéal de félicité sociale qui paraît n’avoir été d’aucun temps. Mais, pour bien connaître la condition du peuple aux siècles passés, il ne suffit pas de savoir quels impôts il payait, ni quelle distance les lois ou les mœurs maintenaient entre ses fils et ceux de la noblesse ou de la bourgeoisie ; distance plus grande en droit, peut-être moins grande en fait que celle qui existe de nos jours entre l’ouvrier et le patron enrichi. Il faut savoir aussi de quelle vie morale il vivait, et de quel œil lui-même envisageait sa condition. Or, mettant à part les époques calamiteuses de guerre étrangère ou civile que notre siècle a également connues, il ne semble point qu’à ses propres yeux sa condition parût intolérable. S’il en eût été ainsi, il n’aurait point pris une part si grande à tous les événemens domestiques de cette famille royale dans laquelle s’incarnait la vie nationale. Il ne se serait point réjoui de ses joies, il n’aurait point pleuré de ses malheurs, comme il le devait faire à la naissance et à la mort de ce duc de Bourgogne qui nous occupe. Au point de vue purement matériel, il était assurément plus misérable que de nos jours, mais il n’avait pas le sentiment de sa misère, et il suffisait de bien peu de chose pour la lui faire oublier. Les jours où, depuis le Roi oubliant l’étiquette jusqu’au valet jetant ses habits dans le feu, tout le monde se sentait transporté d’une même joie, ces jours-là rapprochaient les cœurs, effaçaient les distances, et faisaient tout oublier, souffrances et griefs, dans une unanimité de sentimens que notre France divisée ne connaît plus aujourd’hui. Il est malaisé d’établir une comparaison exacte entre ces temps et les nôtres; mais ne peut-on pas dire cependant que de nos jours, s’il y a plus d’égalité entre les hommes, il y a aussi plus de haine ; et que, si le bien-être a augmenté, il n’est pas tout à fait certain qu’il en soit de même du bonheur? En effet, le bonheur ou le malheur n’est souvent autre chose que le jugement porté par chacun de nous sur sa destinée, et Mme de La Fayette n’avait pas tort lorsqu’elle écrivait à Ménage : « Quand on croit être heureuse, vous savez que cela suffit pour l’être. »


III

Le royal enfant dont la naissance avait donné lieu à des transports de joie si sincères, devait, d’après les usages, demeurer aux mains des femmes jusqu’à l’âge de sept ans. C’était à la gouvernante des enfans de France qu’il appartenait de veiller sur son éducation. Ces hautes fonctions étaient occupées depuis dix-huit ans, par Louise de Prie, demoiselle de Toucy, maréchale de la Mothe-Houdancourt. « Ma cousine, lui avait écrit Louis XIV, le 4 septembre 1664, ayant à donner une gouvernante à mon fils, j’ai cru que je ne pouvais faire un meilleur choix que vous. C’est pourquoi, si rien ne vous empêche d’occuper cette place, je vous la destine avec joie pour l’estime singulière que je fais de votre personne[9]. » La maréchale de la Mothe-Houdancourt s’était montrée digne de cette estime singulière. A trente-quatre ans, elle était demeurée veuve et pauvre, avec la lourde charge de trois filles à élever. Elle réussit à les bien marier. Chacune fut duchesse, et s’il est trop souvent question de l’une d’entre elles, la duchesse de la Ferté-Senecterre, dans la chronique scandaleuse du temps, la dernière au moins, la duchesse de Ventadour, après avoir, étant jeune fille, repoussé les avances audacieuses de Louis XIV en le menaçant de l’étrangler, mérita plus tard l’honneur d’être choisie pour remplir auprès de Louis XV enfant les fonctions que sa mère avait remplies auprès du duc de Bourgogne.

La maréchale de la Mothe-Houdancourt, qui succédait à la duchesse de Montausier, n’était pas un bel esprit comme l’était la célèbre Julie, l’héroïne de la guirlande. Mais elle possédait mieux les qualités de l’emploi : « C’est, dit Mlle de Montpensier dans ses Mémoires, une femme de bonne mine, une prestance de gouvernante, propre à entretenir les nourrices, les femmes de chambre, à compter les bouillons qu’il faut pour donner la cuisson nécessaire à la bouillie. » Ce qui valait mieux encore, c’était une femme de bien sur laquelle, bien qu’elle fût fort belle, la médisance ne s’était jamais exercée. Elle savait se faire respecter. Un jour que le Dauphin, son premier élève, promenait ses mains sur la collerette dont elle était parée, et disait à un des courtisans qui étaient présens d’en faire autant : « Comment, Monseigneur, répliqua celle-ci, il n’y a que vous en France qui puissiez prendre cette liberté. Le Roi ne la prendrait pas[10]. » Elle avait veillé avec sollicitude sur l’éducation du Dauphin jusqu’au jour où il passa aux mains du duc de Montausier. Elle prodigua les mêmes soins aux autres enfans de Louis XIV qui moururent tous en bas âge. La disparition du dernier, le duc d’Anjou, mort en 1672, avait rendu ses fonctions purement honorifiques. Mais elle ne les avait pas moins conservées, et lors de la naissance du duc de Bourgogne elle n’eut qu’à les reprendre sans qu’il fût besoin d’une nomination nouvelle. Elle devait être assistée par Mme de Venelle, en qualité de sous-gouvernante[11], et par Mme Pelard, comme première femme de chambre.

L’éducation d’un enfant en bas âge, fût-il un enfant de France, ne peut offrir aucune particularité bien saillante. C’est surtout, comme le disait assez trivialement Mlle de Montpensier, une question de nourrice et de bouillie. De ces soins purement matériels, la maréchale de la Mothe-Houdancourt paraît s’être acquittée avec beaucoup de diligence. « C’était, dit Saint-Simon, la meilleure femme du monde, qui avait le plus de soin des enfans de France et qui les élevoit avec le plus de dignité et de politesse. » Le petit prince était délicat et sujet à de fréquentes indispositions. Dangeau et Sourches, dans leurs Mémoires, parlent fréquemment de ses accès de fièvre. « Il a eu cinquante accès », dit un jour Dangeau. La fièvre, dans ces temps où les habitations étaient souvent insalubres, était un mal très ordinaire. Contre ce mal on avait découvert un nouveau remède : le quinquina. Mais ce remède, qui, sous des formes diverses, est d’un usage aujourd’hui si général, était alors fort discuté. On ne méconnaissait pas le bien qu’il produisait en coupant la fièvre, mais on en redoutait les effets sur la constitution, en particulier pour les enfans. Aussi, sur la question de savoir s’il fallait administrer du quinquina au duc de Bourgogne, y eut-il contestation entre la gouvernante et la mère. La gouvernante tenait pour le quinquina; la mère s’y opposait, et, bien que le Roi eût pris parti pour la gouvernante et le quinquina, ce fut la mère qui l’emporta. Toute la Cour avait su cette contestation, et Sourches, après l’avoir rapportée, ajoute philosophiquement: « Dans ces sortes de choses, c’est l’événement qui décide qu’on a bien fait ou mal fait. Car, si M. le duc de Bourgogne avait guéri de sa fièvre sans quinquina, on aurait dit que madame la Dauphine avait parfaitement bien fait, et, s’il lui était arrivé quelque accident, on s’en serait pris à madame la Dauphine[12] ». Mais comme le duc de Bourgogne finit par guérir, personne ne put s’en prendre à la pauvre Dauphine.

Jusqu’à sa mort, qui survint trois ans après ces incidens, on ne relève point d’autre trace de l’intervention de la mère dans l’éducation de l’enfant. Toujours grosse ou malade, la Dauphine menait une vie de plus en plus triste et effacée. Elle avait vu peu à peu se détacher d’elle un mari qu’elle avait au début tendrement aimé. Le Mercure rapporte que, lors de la première absence que fît Monseigneur après la naissance du duc de Bourgogne, elle avait, le long de la route par laquelle il devait revenir, disposé des vigies, qui devaient de proche en proche l’avertir par un signal, de façon qu’elle fût prévenue de son arrivée à temps pour se rendre au- devant de lui. « Ainsi on voit, ajoute le Mercure, la grande union entre monseigneur le Dauphin et madame la Dauphine, et qu’ils sont ensemble époux et amans[13]. » Mais le gazetier en dit un peu plus qu’il n’y en avait, du moins du côté de Monseigneur, qui ne témoignait pas grande attention à sa femme. Le lendemain de ces couches laborieuses où elle avait failli rester, il ne put se priver d’aller courre le loup, et la chasse l’entraîna si loin qu’il fut obligé de coucher à Rambouillet. La chasse absorbait la moitié de sa vie, et l’autre n’était pas pour la Dauphine. Peu à peu il tomba sous l’influence de sa demi-sœur, la princesse de Conti, personne belle, aimable, spirituelle, qui avait hérité, sous quelques rapports, des grâces de sa mère, Mlle de La Vallière. Il avait pris l’habitude de se rendre chez elle tous les jours avant le dîner pour se livrer à la conversation et surtout au jeu. La Dauphine souffrait de cette préférence accordée à la sœur sur la femme, et l’antipathie était vive entre elle et la princesse de Conti.

Monseigneur honora ensuite de ses attentions plusieurs femmes de la Cour, entre autres la comtesse du Roure et Mlle de La Force. (Celle que Saint-Simon appelle la Choin ne devait venir que plus tard.) Ses assiduités auprès de Mlle de La Force furent même pour la Dauphine l’occasion d’une tracasserie. En sa qualité de femme de l’héritier du trône, elle avait une chambre de filles d’honneur, c’est-à-dire qu’elle emmenait avec elle, partout où elle s’établissait, un certain nombre de demoiselles de qualité qui vivaient toutes ensemble, sous la surveillance d’une gouvernante. Mais ces chambres de filles d’honneur étaient difficiles à surveiller. Louis XIV en savait quelque chose pour avoir fait, au temps de sa jeunesse, mainte incursion heureuse dans la chambre des filles de Marie-Thérèse. Aussi avait-il résolu de rompre (c’était le terme consacré) la chambre des filles d’honneur de la Dauphine, et de les remplacer auprès d’elle par des dames du palais mariées. Il avait cependant différé, par égard pour les réclamations de la Dauphine qui voyait dans la suppression de ses filles d’honneur une diminution de son rang. Des incidens fâcheux, qui marquèrent certain voyage à Fontainebleau, le déterminèrent cependant à mettre à exécution cette résolution depuis longtemps prise. Mais Mlle de La Force, qui était précisément une des filles d’honneur supprimées, se mit en tête que la Dauphine avait sollicité cette mesure par un sentiment de jalousie contre elle. Elle se plaignit à Monseigneur, qui commit la maladresse d’adresser des reproches à la Dauphine. Outrée de tant d’injustice, celle-ci profita d’un moment où le Roi et Monseigneur se trouvaient ensemble dans son cabinet pour presser le Roi de dire à Monseigneur s’il était vrai qu’elle l’eût sollicité continuellement pour rompre la chambre de ses filles. La scène fut vive et désagréable pour Monseigneur. Laissons parler Sourches : « Le Roi rendit justice à madame la Dauphine, ce qui embarrassa beaucoup monseigneur le Dauphin, mais il le fut encore bien davantage quand le Roi voulut savoir de lui qui lui avoit persuadé une chose si contraire à la vérité. Il ne put soutenir la majesté d’un si grand Roi, ni résister au respect d’un aussi bon père que le sien, et il lui avoua franchement que c’étoient quelques-unes des filles qui lui avoient jeté ce soupçon dans l’esprit, et le Roi, le prenant sur ce ton de maître qui lui étoit si naturel, dit à madame la Dauphine que, puisque ces demoiselles en avoient si mal usé avec elle, il ne vouloit pas qu’aucune couchât dans sa maison. De ce moment la chambre fut rompue et monseigneur le Dauphin eut bien de la peine à obtenir du Roi qu’il mît Mlle de La Force auprès de madame la duchesse d’Arpajon[14]. »

Cette princesse, habituellement douce et résignée, ne manquait pas, à l’occasion, comme on vient de le voir, d’une certaine fierté. Elle n’entendait pas laisser porter atteinte à son rang. On en eut la preuve lorsqu’une de ses filles d’honneur, la charmante Sophie de Lowenstein, épousa à Versailles le marquis de Dangeau, l’auteur des inestimables Mémoires. Sophie de Lowenstein était nièce du cardinal de Furstenberg. et appartenait par son père à la maison de Bavière, mais à une branche issue d’un mariage morganatique dont les descendans n’avaient jamais eu que rang de comte. Les fiançailles avaient eu lieu dans le cabinet même de la Dauphine et avec son agrément. Mais quand elle apprit le lendemain du mariage que le curé de Versailles, en s’adressant à la nouvelle marquise de Dangeau, l’avait appelée Sophie de Bavière, et que son acte de mariage était signé de ce nom, elle entra dans une violente colère, se plaignant avec éclat de l’affront qui était fait en sa personne à la maison de Bavière. Il fallut que le Roi allât trois fois chez elle dans la même journée pour l’apaiser. Elle ne se calma qu’après que le cardinal de Furstenberg fut venu en personne lui demander pardon au nom de sa nièce, et reconnaître qu’elle avait eu tort, n’étant point Bavière, mais Lowenstein. La Dauphine, dans sa colère, s’était fait apporter le registre des actes de mariage où sa fille d’honneur avait signé Sophie de Bavière. Elle le voulait déchirer ou brûler. Il fallut l’arracher de ses mains. Mais pour l’apaiser on lui promit que la page où figurait la malencontreuse signature serait détruite. Ainsi fut fait par lettre de cachet.

L’isolement où la Dauphine était laissée contribua peut-être vers la fin de sa vie à aigrir son caractère et, en tout cas, à la fortifier dans un attachement parfaitement légitime en lui-même, mais auquel elle avait fini par donner une forme étrange. Elle avait gardé auprès d’elle une certaine demoiselle Bezzola, fille d’un médecin italien qu’elle avait amenée de Bavière, et qu’elle avait été autorisée, contrairement à tous les usages, à conserver à son service. Peu à peu elle s’était éprise pour cette fille d’une affection excessive qui tenait de la passion. Lorsqu’elle était malade, elle s’enfermait des journées entières en compagnie de Mlle Bezzola et ne voulait voir personne d’autre ; ou bien, lorsque c’était au contraire la Bezzola qui était malade, elle s’installait à son chevet et n’en voulait pas bouger. Elle demeurait ainsi invisible pendant plusieurs jours. On l’accusait de préférer le tête-à-tête avec la Bezzola à tous les devoirs et à tous les plaisirs de son état. Il fallut que le Roi intervînt à plusieurs reprises pour mettre un terme à ces singularités, et le souvenir qu’il avait gardé de cette tracasserie qui fit jaser toute la Cour fut cause de la résistance absolue qu’il opposa plus tard à ce que la future duchesse de Bourgogne conservât auprès d’elle aucune des femmes qu’elle avait amenées de Savoie. Cette Bezzola parait, au reste, avoir été une brave fille qui n’abusait point de son pouvoir sur la Dauphine, et qui ne demandait qu’à vivre obscure et tranquille.

Malgré ses bizarreries, la Dauphine était cependant personne d’esprit et passait pour telle à la Cour. « On dit, rapporte Mme Desnoyers dans ses Lettres galantes[15], qu’on pourroit faire un fort joli recueil de tout ce que cette princesse a dit de spirituel pendant le peu de temps qu’elle a vécu. » A l’appui, elle cite d’elle deux traits, dont l’un est méchant et l’autre touchant. Un jour que la Dauphine était dans son lit, la princesse de Conti, cette sœur préférée de son mari, entra sans bruit, et, la croyant assoupie, se retira en disant à mi-voix aux dames qui l’accompagnaient : « Voyez madame la Dauphine, elle est aussi laide endormie qu’éveillée. — Madame, répliqua la Dauphine en ouvrant les yeux, si j’étais fille de l’amour, je serais aussi belle que vous. » Un autre jour, le Roi lui ayant dit : « Je ne savais pas, Madame, que vous aviez une sœur qui était très belle (il voulait parler de la grandeduchesse de Toscane). — Sire, répondit-elle, j’ai une sœur qui a pris toute la beauté de la famille, mais j’en ai eu tout le bonheur. »

Ce bonheur avait été de courte durée. L’affection obstinée qu’elle avait conservée pour son frère, le duc de Bavière, bien que celui-ci fût entré dans la ligue d’Augsbourg, acheva de lui faire du tort. Elle passa les dernières années de sa vie dans l’isolement et dans une demi-disgrâce. Cependant elle eut encore un beau jour ; ce fut celui où les trois fils qu’elle avait donnés à Monseigneur : le duc de Bourgogne, le duc d’Anjou et le duc de Berry furent solennellement baptisés. La cérémonie eut lieu dans la chapelle du palais de Versailles le 18 janvier 1687. Monseigneur de Coislin, évêque d’Orléans, premier aumônier du Roi, « suppléa aux cérémonies » (ce sont les termes employés par la liturgie lorsque le baptême a été précédé de l’ondoiement), revêtu de ses habits pontificaux et ayant la mitre en tête, ce qui n’était pas l’usage pour un baptême. Le Roi voulut être lui-même parrain du duc de Bourgogne. Madame fut marraine. « Jamais, disent les Mémoires de Sourches, la Cour ne fut si grosse que ce jour-là. » Le soir, il y eut un très grand bal où les hommes et les femmes apparurent magnifiquement parés. La Dauphine était encore souffrante d’une fausse couche qu’elle avait faite. Néanmoins elle prit part aux danses, revêtue d’une robe si pesante qu’elle pouvait à peine la porter. « C’était, ajoute Sourches, un jour d’une trop grande gloire pour elle, pour ne pas faire quelque chose d’extraordinaire[16]. » C’était un jour de grande gloire en effet. Elle avait donné au fils de roi qu’elle avait épousé trois fils, dont l’un devait être roi à son tour, et fonder, en Espagne il est vrai, une dynastie qui dure encore. Sa fonction était remplie ; elle pouvait disparaître.

Elle disparut en effet à trois ans de là, mais non pas sans dignité et sans courage. Durant ces trois dernières années de sa vie, on la vit peu à la Cour. Depuis la naissance du duc de Berry, son dernier enfant, elle ne s’était jamais complètement rétablie, et elle accusait Clément d’avoir été dans cette circonstance moins habile qu’à son ordinaire. La vérité, c’est qu’elle était atteinte d’un de ces maux intérieurs que jusqu’à présent, la chirurgie moderne elle-même n’est pas parvenue à guérir. Aussi, lorsque dans la nuit du 29 au 30 mars 1690, elle eut un long évanouissement, se jugea-t-elle sur-le-champ perdue, malgré tous les efforts qu’on voulut faire pour la rassurer. Bossuet était son premier aumônier. Elle le fit appeler, et lui demanda si elle pouvait communier en viatique. Bossuet l’y autorisa. Il célébra la messe dans sa chambre, et, avant de lui administrer la communion, il retrouva sans doute quelques-uns de ces accens qui, vingt années auparavant, avaient ému et rassuré à la fois le cœur troublé de Madame. « Le discours de M. de Meaux, disent les Mémoires de Sourches, fut très beau et très édifiant, de sorte qu’il tira les larmes des yeux du Roi et des assistans[17]. » La Dauphine fit preuve d’une grande fermeté. « Elle fit venir les princes ses enfans, et ne s’ébranla pas des grands cris que jeta monseigneur le duc de Bourgogne, et prit même le soin de le consoler en lui disant qu’elle n’était pas aussi mal qu’il se l’imaginait. »

En effet, elle languit encore un mois. Pendant cette longue agonie, la Cour continua son train et Monseigneur ses chasses. On la croyait un peu visionnaire, et on ne voulait point se rendre compte de la gravité de son mal. Le 19 avril, elle perdit connaissance, et l’on crut qu’elle allait passer. Mais, ayant repris ses sens, elle voulut recevoir derechef le viatique et l’extrême-onction, qui lui furent encore administrés par Bossuet. Elle fit venir ensuite ses trois enfans, et s’entretint séparément avec les deux aînés qui avaient déjà âge de raison. Avec le dernier, qui n’avait que trois ans, elle s’attendrit : « Berry, Berry, lui dit-elle, tu sais que je t’ai toujours aimé, mais tu me coûtes bien cher. » Elle s’éteignit doucement en présence du Roi, Monseigneur étant dans la chambre à côté. « Le Roi demeura quelque temps à genoux au pied de son lit, priant Dieu pour elle avec larmes; ensuite, il sortit de sa chambre, et ayant trouvé Monseigneur dans celle où il l’avait fait passer, il lui dit : « Mon fils, vous voyez là un bel exemple, et qui doit bien nous faire penser à nous-mêmes, car l’un plus tôt, l’autre plus tard, nous mourrons tous comme vient de mourir madame la Dauphine. »

Les funérailles de la pauvre princesse, qui mourait ainsi à trente ans, furent célébrées avec beaucoup de faste. Dangeau, qui en a laissé un minutieux récit, fut ce jour-là douze heures à cheval, comme chef du convoi. On eût dit que, par la pompe de la cérémonie, on voulait faire oublier le délaissement où elle avait vécu. Son corps fut porté solennellement à Saint-Denis, et son cœur au Val-de-Grace. L’enterrement eut lieu le 1er mai. Le 9 mai, Monseigneur alla courre le loup.

La tombe de la Dauphine a subi les mêmes outrages que toutes les tombes royales de Saint-Denis. Nous ne saurions dire quelle inscription y fut gravée. Mais si l’étiquette lui avait laissé le droit de dicter son épitaphe, elle aurait peut-être choisi celle que, dans les sombres caveaux de l’Escurial, on peut lire sur la tombe d’une infante d’Espagne morte à la fleur de la jeunesse : Mori lucrum. La mort m’est un gain.


IV

Lorsqu’il perdit sa mère, le duc de Bourgogne n’avait pas huit ans. Son jeune âge ne le dispensa pas de figurer aux cérémonies funèbres et de venir jeter de l’eau bénite sur le cercueil. Cette perte ne le laissa point insensible. A quelques mois de là, comme on lui donnait lecture d’une oraison funèbre composée en l’honneur de la Dauphine, on fut étonné de le voir tout à coup glisser sous la table. On crut qu’il s’était endormi, mais en le relevant on s’aperçut que l’effort qu’il s’était imposé pour retenir ses sanglots l’avait fait se trouver mal. Durant les années qu’il passa sous le gouvernement de la maréchale de la Mothe, on prit soin, si jeune qu’il fût, de l’accoutumer peu à peu à cette vie de représentation qui dans les pays monarchiques faisait et fait encore partie du devoir royal. A l’âge de trois ans, il dîna pour la première fois à table entre le Roi et Monseigneur. A l’âge de cinq, on lui mit des chausses, et Dangeau ne manque pas de mentionner à sa date ce fait important. A l’âge de sept ans, il occupa pour la première fois un fauteuil à la droite de la Dauphine, lorsque celle-ci reçut solennellement la visite de la reine d’Angleterre, réfugiée en France. Quelques mois après, il assistait avec le Roi et Monseigneur aux cérémonies solennelles de la semaine sainte, où figurait la famille royale, c’est-à-dire à la Cène et au Lavement des pieds[18].

Des parades de cour ou des cérémonies pieuses n’étaient cependant pas les seuls délassemens qu’on laissât goûter à son enfance déjà turbulente. « On lui donna le nom de mousquetaire pendant quelque temps pour la forme, rapporte Mme Desnoyers, et il en fit même quelque temps les fonctions. Le Roi lui avait donné le choix des deux compagnies. Il avait voulu entrer dans celle des noirs, parce qu’il y avait quelques princes avec lesquels il était bien aise d’apprendre à faire l’exercice; mais quelque temps après il eut l’occasion de se repentir de son choix, car son tour étant venu d’aller demander l’ordre au Roi avec un mousquetaire gris, M. de Monpertuis ordonna à celui-ci de prendre la droite sur le duc de Bourgogne, et de ne pas lui céder le pas, parce que la compagnie des mousquetaires gris que M. de Monpertuis commande, a le pas devant celle des noirs. M. le duc de Bourgogne fut un peu mortifié de ce petit déboire. Le Roi l’en railla et lui demanda s’il ne voulait pas changer de compagnie. Le prince, après y avoir un peu pensé, s’avisa d’un expédient pour concilier les choses et dit au Roi qu’il voulait être mousquetaire gris et noir à l’avenir, et que. pour cela, il priait Sa Majesté de lui faire donner un cheval pie[19]. »

Le duc de Bourgogne apporta dans ses fonctions de mousquetaire gris ou noir toute l’ardeur qui était déjà dans sa nature. Il s’appliqua avec passion à apprendre l’exercice. Le 3 juin 1689, le Roi passa en revue les deux compagnies dans la haute cour du château de Versailles. Il faisait une fort grande pluie. Le duc de Bourgogne tint néanmoins à y prendre part. Il figura à droite du premier rang, et fit l’exercice comme les autres, « avec une application, une justesse et une dextérité infiniment au-dessus de ce que peuvent faire ordinairement les enfans de son âge, étant inouï qu’un enfant qui n’avait pas encore sept ans accomplis témoignât autant d’adresse et de sang-froid que des gens de vingt-cinq ans. » Ainsi s’exprime Sourches dans ses Mémoires, et il ajoute : « On ne saurait croire la joie que tout le monde eut de voir ce petit prince commencer à donner de si grandes marques de l’inclination qu’il devoit avoir un jour pour la guerre, et le Roi même en parut fort touché[20]. » Plusieurs estampes représentent en effet le duc de Bourgogne, avec une pique ou un mousquet à la main, et portant par-dessus ses habits une soubreveste comme les autres mousquetaires. Au bas de l’une de ces estampes sont gravés ces vers :


Sous cet habit de simple mousquetaire,
Ce digne petit-fils d’un des plus grands des Rois,
Dès ses plus jeunes ans s’accoutume à la guerre.
Que de peuples un jour respecteront ses lois!


L’enthousiasme s’emparait de nouveau de la vieille mademoiselle de Scudéry, et elle s’écriait dans un madrigal :


Quel est ce petit mousquetaire,
Si savant en l’art militaire,
Et plus encore en l’art de plaire ?
L’énigme n’est pas malaisé,
C’est l’Amour, sans autre mystère,
Qui pour divertir Mars s’est ainsi déguisé.


Le Roi ne fut pas seulement touché ; il jugea sans doute, et non sans raison, qu’un enfant qui montrait des dispositions aussi viriles ne pouvait rester plus longtemps aux mains des femmes. La maréchale de la Mothe-Houdancourt avait rempli son office à l’entière satisfaction de Louis XIV. Au lendemain du baptême solennel du petit prince qu’elle avait élevé, il lui avait demandé ce qu’elle préférait, de l’argent ou des présens. La maréchale, avec dignité, préféra les présens, et le Roi lui fit don d’une agrafe en diamans estimée 4 000 pistoles. Mais si bien qu’elle eût rempli sa charge, le moment était arrivé où cette charge devait prendre fin. Le duc de Bourgogne avait sept ans et un mois lorsque, le 3 septembre 1689 au soir, le Roi, rentrant de la chasse, se rendit chez la Dauphine et le fit appeler. C’était pour l’enlever aux mains de la maréchale de la Mothe-Houdancourt et le remettre entre les mains du duc de Beauvilliers qui, le 17 août précédent, avait été nommé son gouverneur. L’enfant témoigna quelque émotion. « Il eut bien de la peine à se séparer de la maréchale de la Mothe et lui témoigna beaucoup d’amitié. » Mais il se soumit, et, ajoutent les Mémoires de Sourches, « commença dès le soir à recevoir d’assez bonne grâce les instructions de M. l’abbé de Fénelon. » C’est sous la double autorité de Beauvilliers et de Fénelon que, dans un prochain article, nous le retrouverons.


HAUSSONVILLE.

  1. Portrait et château appartenaient naguère à Mgr d’Hulst qui, par sa mère, née du Roure, descendait du marquis de Louville. Ils sont aujourd’hui la propriété de ses héritiers. Le portrait est une réplique de celui qui est au Musée de Versailles.
  2. Mémoires secrets du marquis de Louville, t. III, p. 192.
  3. Mémoires de Sourches, t. V, p. 187.
  4. Mercure de France, décembre 1681 ; mars 1682.
  5. Leroy, Curiosités historiques, p. 39. Ce volume, auquel nous empruntons plusieurs indications, contient en outre, sur certaines péripéties de l’accouchement de la Dauphine, des détails dans lesquels nous ne pouvons entrer ici.
  6. Mercure de France, août 1682.
  7. Mémoires de Sourches, t. I, p. 150.
  8. Mercure de France, septembre 1682.
  9. Œuvres de Louis XIV, t. V, p. 336.
  10. Journal de Dubois, cité par M. Charles Dreyss dans son Introduction aux Mémoires de Louis XIV.
  11. On lit dans les Mémoires de Sourches à la date du 22 novembre 1687 : « Mme de Nevet, sons-gouvernante de M. le duc de Bourgogne, mourut subitement dans le château de Versailles ; mais son grand âge fit que peu de gens furent étonnés de sa mort. » Sourches ou son éditeur ont assurément commis ici une erreur de nom, car la sous-gouvernante était bien Mme de Venelle. Les nombreux lecteurs du Roman du Grand Roi, par Lucien Perey, n’ont pas oublié cette Mme de Venelle que Mazarin avait placée auprès de ses nièces et qui entretenait avec lui une active correspondance. Il semble bien que ce soit cette même Mme de Venelle que Louis XIV, ayant expérimenté sa vigilance, aurait placée ensuite auprès de son petit-fils, comme il l’avait déjà placée auprès de ses filles, mortes en bas âge. Dangeau et Saint-Simon sont muets à son sujet.
  12. Mémoires de Sourches, t. II, p. 89.
  13. Mercure de France, octobre 1682.
  14. Mémoires de Sourches, t. II, p. 127.
  15. Lettres galantes, t. I, p. 481. Sans qu’il faille assurément prêter une foi absolue à toutes les histoires rapportées dans les Lettres galantes, ces lettres méritent cependant d’être lues, car beaucoup des anecdotes qu’elles racontent trouvent leur confirmation dans les Mémoires de Saint-Simon, de Dangeau ou de Sourches.
  16. Mémoires de Sourches, t. II, p. 112.
  17. Mémoires de Sourches, t. III, p. 228 et suiv.
  18. Dangeau, passim, année 1685-86-87.
  19. Lettres galantes, t. I, p. 489. La différence entre la compagnie des mousquetaires gris et celle des mousquetaires noirs, qui portaient le même uniforme, était marquée par la robe des chevaux.
  20. Mémoires de Sourches, t. III, p. 100.