Le duc de Bourgogne/02

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Le duc de Bourgogne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 523-562).
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LE DUC DE BOURGOGNE

II[1]
L’ÉDUCATION — BEAUVILLIERS ET FÉNELON


I

« Le métier de Roi est grand, noble, délicieux, quand on se sent digne de bien s’acquitter de toutes les choses auxquelles il engage. » Ainsi pensait Louis XIV lorsque, jeune encore, il dictait ou inspirait les Mémoires qu’il destinait à l’instruction de son fils. Peut-être, à la fin de sa vie, ce métier lui paraissait-il moins délicieux. Mais c’est justice de reconnaître qu’il l’a exercé, sans un instant de défaillance, depuis le jour où à l’archevêque de Rouen qui lui demandait « à qui il devait s’adresser, M. le cardinal étant mort, » il répondit : « A moi, monsieur l’archevêque, et je vous expédierai bientôt », jusqu’à celui où, Torcy lui ayant proposé de faire préparer les affaires par le plus ancien ministre, il s’écria : « Qu’est-ce donc que ceci? Me croit-on trop vieux pour gouverner? Qu’on ne me propose jamais de choses semblables! » Il avait, si une expression aussi moderne peut lui être appliquée, le sentiment du devoir professionnel, cette utile vertu qui, dans les temps d’affaissement moral, supplée encore aux autres, et il n’a jamais manqué à ce devoir, tel qu’il le comprenait, également attentif à ses plus petits comme à ses plus grands côtés.

Un des plus grands était assurément de veiller à l’éducation de son successeur direct dans ce pouvoir royal qu’il avait accru si démesurément et dont il le voulait rendre digne. Il avait cru ne pouvoir mieux faire que de s’en remettre à Montausier, qui passait pour le plus honnête homme du royaume, et à Bossuet, qui était Bossuet. Ce n’est pas sa faute si ni les nombreux ouvrages composés par Bossuet depuis la Politique tirée des Maximes de l’Écriture sainte jusqu’à l’Histoire universelle, ni les leçons plus rudes de Montausier, ne parvinrent à élever au-dessus du médiocre un prince qui devait vivre « dans la graisse et dans l’apathie ». Sans en jamais rien témoigner (il s’était imposé la règle de parler peu), Louis XIV dut s’en apercevoir et juger son héritier. Aussi ne semble-t-il pas avoir eu un seul instant la pensée de lui laisser la moindre part dans l’éducation de son propre fils, et sur la question si délicate du choix d’un gouverneur pour le duc de Bourgogne, il n’apparaît pas que Monseigneur ait été même consulté.

On lit dans les Mémoires de Sourches à la date du 17 août 1689 : « Ce fut le même jour que le Roi déclara enfin à son coucher qu’il avait choisi le duc de Beauvilliers pour être gouverneur de Mgr le duc de Bourgogne, sans que néanmoins il quittât sa charge de premier gentilhomme de la chambre, ni celle de chef du conseil des finances. Grande et éclatante récompense que sa solide vertu trouvait de ce monde[2]. » « Le Roi, ajoute Dangeau, après le souper de Mme la Dauphine, lui présenta M. de Beauvilliers dans son cabinet, et elle témoigna au Roi qu’il n’aurait pu faire un choix qui lui fût plus agréable[3]. » « Saint Louis n’eût pas mieux choisi, écrivait, d’un autre côté Mme de Sévigné à sa fille[4]. »

Ce choix qui réunissait une approbation aussi unanime, et d’une façon plus générale, la longue et constante faveur de Beauvilliers est une des meilleures preuves que, si Louis XIV a pu parfois se tromper dans son appréciation des personnes, du moins il y apportait des intentions droites, et se déterminait par des motifs élevés.

Paul de Beauvilliers, né le 24 octobre 1648, était le second fils de François de Beauvilliers, premier duc de Saint-Aignan, maréchal de camp, gentilhomme de la chambre du Roi, et membre de l’Académie française. Comme cadet, il avait été d’abord destiné à l’Eglise. La mort de son frère aîné l’avait contraint de renoncer à cette vocation. Il ne fallait pas laisser s’éteindre le nom, tomber le titre, et passer en d’autres mains la charge de premier gentilhomme de la chambre dont le duc de Saint-Aignan s’était déjà démis en faveur de son fils aîné, comme il devait bientôt se démettre de sa pairie en faveur du second, conservant cependant le titre de duc de Saint-Aignan, et ne lui laissant prendre que celui de duc de Beauvilliers. Lorsque, au nom de ce qu’il devait à sa famille, Beauvilliers fut ainsi mis en demeure d’opter entre la vie de cour et la vie ecclésiastique, entre l’appel du monde et l’appel de Dieu, il dut y avoir lutte dans sa conscience et déchirement dans son cœur, car, bien différent de son père, homme de cour par excellence qui avait joué autrefois entre Louis XIV et Mlle de La Vallière un rôle assez équivoque, il était d’une nature profondément religieuse. Cette carrière d’Église, qui était une obligation pénible imposée à beaucoup de cadets, lui convenait au contraire à merveille. Gentilhomme de la chambre, ministre d’État, chef du conseil des finances, ne s’éloignant jamais de la cour, ayant son logement à Versailles, il n’en continua pas moins de faire dans ses journées une part presque aussi large aux pratiques pieuses que l’aurait pu faire un de ces gentilshommes retirés du monde, Tréville ou le chevalier de Sévigné, qui partageaient à Port-Royal la vie des solitaires. Chaque jour, il consacrait une heure et demie à des exercices de piété, et il communiait ouvertement deux fois par semaine. Monseigneur, auquel on avait assuré qu’il ne se confessait pas aussi souvent qu’il communiait, s’en montrait scandalisé et disait « qu’il fallait qu’il y eût quelque diablerie en lui. Mais le Roi, qui était présent, répondit que cela l’aurait autrefois scandalisé, mais que toutes les personnes qui communiaient deux ou trois fois par semaine, comme le duc de Beauvilliers, en usaient ainsi de l’avis de leurs confesseurs, et il cita l’exemple de Mme de Maintenon[5]. »

Le même jour où le Roi faisait connaître le choix qu’il avait fait du duc de Beauvilliers, il déclarait également les autres choix qui devaient compléter la maison du duc de Bourgogne. Le marquis de Denonville, qui revenait du Canada, était nommé sous-gouverneur; du Puy et L’Échelle, gentilshommes de la manche, l’abbé de Fénelon, précepteur, et Moreau, premier valet de chambre. Un peu plus tard, l’abbé Fleury fut nommé sous-précepteur, les abbés de Beaumont et de Langeron, lecteurs. Dans ces différens choix, les courtisans qui connaissaient les dessous de la cour reconnurent immédiatement la main du gouverneur, et pressentirent l’influence qu’il allait exercer. L’abbé Fleury, que son Histoire ecclésiastique n’avait pas encore rendu célèbre, était cependant un choix personnel du Roi qui le connaissait pour avoir été précepteur du comte de Vermandois, un des enfans qu’il avait eus de Mlle de La Vallière. Il en était de même du choix de Moreau, fort honnête homme, très au-dessus de sa condition, dont Saint-Simon parle avec beaucoup d’estime. Mais tous les autres comptaient parmi les amis ou les relations personnelles du duc de Beauvilliers. « Denonville, dit Saint-Simon[6], ancien gentilhomme de bon lieu et brave homme, décoré du gouvernement de Canada où il avoit bien fait, étoit la probité, l’honneur et la piété même. » Il est vrai qu’il ajoute : « mais la simplicité aussi, et peu éloignée de la sottise qui le rendit une nulle (nullité) méprisée. » Nous le retrouverons auprès du duc de Bourgogne quand celui-ci fera campagne. Du Puy et L’Echelle étaient deux gentilshommes que leur dévotion avait fait connaître de Beauvilliers, l’un, toujours au dire de Saint-Simon, « ce qui est rare à un dévot de cour, fort honnête homme, fort dévot, fort sûr, et avec peu d’esprit, sensé et l’esprit juste, fidèle à ses amis, sans intérêt, ayant fort lu et vu et beaucoup d’usage du monde » ; l’autre « dévot de bonne foi aussi et plein d’honneur, mais un des plus plats hommes de France, pédant, triste, excepté des saillies plaisantes quelquefois, tout sulpicien. »

S’il ne fallait toujours un peu rabattre des vivacités de Saint-Simon, on en devrait conclure que ces choix, inspirés par Beauvilliers étaient, au point de vue moral, irréprochables, mais, à tout autre point de vue, assez inférieurs. Gouverneurs ou gentilshommes de la manche, il est évident que pour chacun la piété avait été la raison principale et déterminante. Il en était un cependant qui devait relever tous les autres et qui suffit à la gloire de Beauvilliers : c’était celui du précepteur, fonction importante entre toutes, dont le nouveau titulaire était encore peu connu à la cour, mais au nom duquel Sourches ajoutait déjà cette mention : « Neveu de feu M. le marquis de Fénelon, lieutenant de roi de la Marche. C’est un homme d’un mérite et d’une capacité extraordinaires[7]. »

II

Le prêtre, jeune encore, dont le nom, dans l’histoire, demeure inséparablement uni à celui du duc de Bourgogne, avait alors trente-huit ans. Il était dans cette phase où déjà les premiers regards de la gloire, « plus doux que les feux de l’aurore », commençaient à se fixer sur lui, et à la douceur de ces regards son âme ne devait pas être moins sensible que celle de Vauvenargues. Nous n’avons pas à refaire ici son histoire. Qui ne sait que, issu d’une de ces vieilles familles de province, anciennes sans être illustres, où se rencontraient, sous l’ancien régime comme de nos jours, avec peu de bien beaucoup de vertu et d’honneur, il avait été, de bonne heure, en sa qualité de cadet, voué à l’état ecclésiastique, sans qu’il apparaisse cependant que la moindre violence ait été faite à sa nature tendre, ardente et un peu romanesque? « Assurément, Monsieur, écrivait-il à son oncle, le marquis de Fénelon, qui l’avait fait entrer au séminaire, si vous pouviez entendre les conversations que nous avons ensemble (il s’agit de l’abbé Tronson, le supérieur de Saint-Sulpice) et la simplicité avec laquelle je lui fais connaître mon cœur et avec laquelle il me fait connaître Dieu, vous ne reconnaîtriez pas votre ouvrage, et vous verriez que Dieu a mis la main d’une manière sensible au dessein dont vous n’aviez encore jeté que les fondemens[8]. » Qui ne sait également qu’après avoir été employé pendant quelques années aux modestes fonctions de prêtre de paroisse et de catéchiste, il fut, malgré son âge, nommé supérieur des Nouvelles catholiques, et chargé ainsi de confirmer dans la foi ou d’y amener les nouvelles converties qui avaient abjuré déjà la religion prétendue réformée, ou qui demandaient à se faire instruire? Qui ne sait enfin qu’après la révocation de l’édit de Nantes, il fut choisi pour les missions de Saintonge, et que, s’il ne mérita pas tout à fait la légende de tolérance qui s’est formée plus tard, un peu artificiellement, autour de son nom, du moins il s’honora en refusant de prêter son concours à ces conversions contraintes dont certains missionnaires, moins scrupuleux. que lui, faisaient valoir le nombre aux yeux du Roi ? Toutes ces choses sont trop connues pour que nous ayons à y revenir. Nous voulons seulement rechercher, dans cette vie aux faces multiples, l’origine des relations qui devaient le faire pénétrer à la cour, et le conduire à une faveur bientôt suivie d’une si éclatante disgrâce.

Écoutons d’abord le témoignage de Saint-Simon, non pas pour y ajouter foi, — car plus on lit et plus on contrôle ses immortels Mémoires, plus aussi on sent croître en soi, avec l’admiration pour le peintre, la méfiance contre l’historien, — mais parce que son témoignage a été trop souvent invoqué pour qu’il soit possible de le passer sous silence. S’il fallait en croire Saint-Simon, « Fénelon étoit un homme de qualité qui n’avoit rien, et qui, se sentant beaucoup d’esprit, et de cette sorte d’esprit insinuant et enchanteur avec beaucoup de talent, de grâces et du savoir, avoit aussi beaucoup d’ambition. Il avoit frappé longtemps à toutes les portes, sans se les pouvoir faire ouvrir. » Piqué contre les jésuites « où il s’étoit adressé d’abord comme aux maîtres des grâces de son état », il se serait ensuite tourné vers les jansénistes « pour se dépiquer, par l’esprit et la réputation qu’il se flattoit de tirer d’eux, des dons de la fortune, qui l’avoit méprisé. » Puis, espérant mieux « ailleurs qu’avec gens avec qui il n’y avoit rien à partager que des plaies », à force de tourner autour de Saint-Sulpice il serait parvenu à y former une liaison qu’il cultivait avec grand soin. « Sa piété qui se faisoit toute à tous, et sa doctrine qu’il forma sur la leur en abjurant tout bas tout ce qu’il avoit pu contracter d’impur parmi ceux qu’il abandonnoit, les charmes, les grâces, la douceur, l’insinuation de son esprit, le rendirent un ami cher à cette congrégation nouvelle, et lui y trouva ce qu’il cherchoit depuis longtemps, des gens à qui se rallier et qui pussent et voulussent le porter… C’étoit un esprit coquet qui, depuis les personnes les plus puissantes jusqu’à l’ouvrier et au laquais, cherchoit à être goûté et vouloit plaire, et ses talens en ce genre secondoient parfaitement ses désirs. » Beauvilliers, en peine de choisir un précepteur pour le duc de Bourgogne, se serait adressé à Saint-Sulpice, où il se confessait depuis longtemps. Il y avait déjà ouï parler de Fénelon avec éloge. « Ils lui vantèrent sa piété, son esprit, son savoir, ses talens ; enfin, ils le lui proposèrent. Il le vit, il en fut charmé, il le fît précepteur[9]. » Comme faits rien n’est exact, comme jugement rien n’est juste dans cette page célèbre, sauf ce qu’il y est dit des charmes, des grâces, de la douceur, et sauf ce trait de « l’esprit coquet qui vouloit plaire à tous. » Dans la vie de Fénelon, il n’y a aucune trace de ces relations successives, d’abord avec les jésuites, puis avec les jansénistes, et cette accusation de versatilité intéressée que Saint-Simon porte contre lui ne repose sur aucune preuve. Quant à sa liaison avec Saint-Sulpice, Fénelon n’avait pas eu besoin « de tourner longtemps autour sans y être admis », puisqu’il y était entré au sortir de ses humanités et qu’il y avait fait toutes ses études théologiques. Par le fragment de lettre que nous avons cité, on a pu voir combien affectueuses et confiantes avaient été, dès le début, ses relations avec ses maîtres de Saint-Sulpice. Les années qui s’étaient écoulées depuis sa sortie du séminaire n’avaient rien enlevé à l’intimité de cette relation. M. Tronson était demeuré le confesseur de Fénelon. Il était aussi celui du duc de Beauvilliers. Ces deux illustres pénitens d’un humble prêtre dont le nom est à peine arrivé jusqu’à l’histoire, durent avoir l’occasion fréquente de se rencontrer chez lui, et les Sulpiciens n’eurent nul besoin de présenter Fénelon à Beauvilliers comme un précepteur convenable pour le duc de Bourgogne, car ils se connaissaient avant que Beauvilliers eût été nommé gouverneur du prince. Une douce influence qui s’exerçait discrètement sur Fénelon et sur Beauvilliers avait dû contribuer d’ailleurs à rendre leur liaison encore plus intime.

On sait les paroles de Colbert mourant : «Si j’avais fait pour Dieu la moitié de ce que j’ai fait pour cet homme (le Roi), je serais sauvé dix fois, et je ne sais ce que je vais devenir. » Par quel mystère de la nature ou par quelle influence de l’éducation (peut-être celle de Mme Colbert), se fit-il que les trois filles de ce ministre un peu mécréant comptèrent parmi les femmes non pas seulement du mérite le plus solide, mais encore de la piété la plus éprouvée, dans un temps où ni le mérite ni la piété n’étaient rares? Colbert avait profité de la faveur du Roi, qui valait ce que vaut la dot de nos jours pour les bien marier. Toutes trois furent duchesses. — L’aînée épousa le duc de Chevreuse, la seconde le duc de Beauvilliers, la troisième, de beaucoup la plus jeune, le duc de Mortemart. La rapide élévation de cette famille, et les tabourets auxquels les filles d’un ministre peu aimé avaient, par leur mariage, acquis le droit n’avaient pas laissé d’exciter l’envie et la malignité. On trouve l’écho de ces sentimens dans certain couplet assez grossier rapporté par le Chansonnier[10] :


Les Colbert n’en sont pas plus vaines,
Bien qu’en la chambre de la Reyne
On ait fait asseoir leur...
Car, en duchesses débonnaires,
A leur cousin le tapissier
Elles ont donné leur dais à faire.


Mais la malignité avait dû s’arrêter là, et jamais elle ne put effleurer la réputation des trois duchesses « débonnaires ». À ce trio s’était jointe, par affinité de nature et non point certes par liaison de jeunesse, car les pères auraient été bien étonnés de l’intimité où vivaient les filles, une quatrième duchesse qui était la propre fille de Fouquet, la duchesse de Béthune-Charrost, puis la fille du duc de Noailles, la comtesse de Guiche, qui devait être un jour duchesse de Gramont. C’était dans ce milieu aristocratique et pieux que Fénelon avait été introduit parBeauvilliers.il ne tarda pas à exercer sur les femmes qui composaient ce que Saint-Simon appelle le petit troupeau et en particulier sur la duchesse de Beauvilliers, la bonne duchesse, une influence qu’on n’a point de peine à s’expliquer quand on lit ses lettres d’une sympathie si tendre, d’une intelligence si pénétrante, d’une direction si sûre, où de nos jours encore tant d’âmes blessées par la vie trouvent le baume dont elles ont besoin.

Ce serait cependant méconnaître Beauvilliers et la haute conscience qu’il apportait dans chacun de ses actes que de le croire capable d’avoir choisi Fénelon comme précepteur du duc de Bourgogne, uniquement parce qu’il était le directeur de sa femme. Un mobile plus élevé détermina son choix, et sa sagacité n’avait pas tardé à reconnaître en lui de rares qualités de pédagogue, pour nous servir d’un mot que La Fontaine employait en dérision, et que notre temps a remis en honneur. Beauvilliers eut huit filles dont la naissance successive (il n’eut de fils que plus tard) fut reçue par lui avec un médiocre plaisir. Mais à ces huit demoiselles de Beauvilliers, nous avons plus d’obligations qu’on ne pense, car c’est à elles que nous devons, sans nul doute, le premier ouvrage de Fénelon. — « En faisant des souhaits pour les autres, écrivait-il à la duchesse, je n’ai garde, Madame, de vous oublier : si ce que je désire arrive, après m’avoir fait travailler pour l’éducation des filles, vous me donnerez la peine de faire un mémoire sur celle des garçons[11]. » Ce travail que la duchesse de Beauvilliers avait fait faire à Fénelon, c’est son célèbre traité sur l’Éducation des filles. Après bien des vicissitudes et une assez longue période d’oubli (bien que M. de Sacy l’eût compris dans sa Bibliothèque spirituelle), ce petit livre a eu la bonne fortune de revenir à la mode de nos jours. Un éminent pédagogue, M. Octave Gréard, a fait précéder une édition toute récente[12] d’une introduction fine, judicieuse et mesurée comme tout ce qui tombe de sa plume, où il s’est appliqué à montrer ce qu’il y a de hardi, de moderne et en même temps d’avisé dans les idées de Fénelon sur ce sujet de l’éducation des femmes. Mais ce serait nous laisser entraîner trop loin que de le suivre. Nous voulons seulement relever, dans cet exquis petit livre, ce qui dut frapper l’attention de Beauvilliers, et contribuer plus tard à fixer son choix en lui donnant à deviner quel admirable précepteur de princes se cachait sous ce directeur de femmes. Il est d’ailleurs curieux de voir Fénelon développer en théorie quelques-uns des moyens qu’il appliquera en pratique à l’éducation du duc de Bourgogne.

Les premiers chapitres de l’Éducation des filles sont communs aux filles et aux garçons, car ils traitent de l’éducation des enfans. Fénelon y pose certains principes, ou plutôt (car sa manière n’a rien de dogmatique), il y suggère certaines idées assez étrangères aux éducations d’alors, et qui au contraire sont courantes dans la pédagogie moderne. C’est ainsi qu’il se préoccupe de l’hygiène de l’enfant, dans un temps où ce que nous appelons l’hygiène n’existait pas. « Ce qui est le plus utile dans les premières années de l’enfance, c’est de ménager la santé de l’enfant, de tâcher de lui faire un sang doux par le choix des alimens et par un régime de vie simple; c’est de régler ses repas en sorte qu’il mange toujours à peu près aux mêmes heures ; qu’il mange assez souvent à proportion de son besoin ; qu’il ne mange rien de haut goût qui l’excite à manger au delà de son besoin et qui le dégoûte des alimens plus convenables à sa santé ; qu’enfin on ne lui serve pas trop de choses différentes, car la variété des viandes qui viennent l’une après l’autre soutient l’appétit après que le vrai besoin de manger est fini. » À ces préceptes sur la nourriture Fénelon rattache certaines idées sur la physiologie du cerveau de l’enfant qui ne manquent pas d’une exactitude approximative. À ses yeux le cerveau de l’enfant est humide et mou. Cette humidité, cette mollesse surtout, le préoccupent au point qu’il y revient à plus d’une page, et qu’il en tire de sages règles auxquelles on aimerait assez voir nos modernes instituteurs de la jeunesse se conformer. Un chapitre est intitulé : Il ne faut point presser les enfans, et si le mot de surmenage n’y est point employé, car il est tout moderne, le chapitre entier n’en est pas moins dirigé contre le surmenage. Mais en même temps il sait combien, sans presser l’enfant, il est facile de l’instruire et de faire pénétrer dans son esprit les leçons les plus importantes. Cette mollesse du cerveau fait que toutes choses s’y impriment facilement, et que les images de tous les objets sensibles y sont très vives. Aussi faut-il se hâter d’écrire dans leur tête, pendant que les caractères s’y forment aisément. Mais il faut bien choisir les images qu’on y doit graver, car « on ne doit verser dans un réservoir si petit et si précieux que des choses exquises. »

Aux yeux de Fénelon, le grand ressort de l’éducation, celui que nous le verrons de préférence faire agir et mouvoir dans l’éducation du duc de Bourgogne, c’est la sensibilité. De toutes les peines de l’éducation aucune n’est comparable à celle d’élever des enfans qui en sont dépourvus. « Les naturels vifs et sensibles sont capables de terribles égaremens ; les passions et la présomption les entraînent, mais aussi ils ont de grandes ressources et reviennent souvent de loin… On a en eux de quoi les intéresser à ce qu’on leur enseigne et les piquer d’honneur, au lieu qu’on n’a aucune prise sur les naturels indolens. » Ne semble-t-il pas qu’il trace à l’avance le portrait de son royal élève et ne serait-on pas tenté de croire que cette page a été ajoutée après coup ? Quanta la vivacité du naturel, Fénelon devait être servi à souhait, mais nous voyons déjà à quels procédés il aura recours : il agira sur la sensibilité, et c’est au cœur qu’il s’adressera. « Il y a une autre espèce de sensibilité encore plus difficile et plus importante à donner : celle de l’amitié. Dès qu’un enfant en est capable il n’est plus question que de tourner son cœur vers des personnes qui lui soient utiles. L’amitié le mènera à presque toutes les choses que l’on voudra de lui. On a un lien assuré pour l’attirer au bien, pourvu qu’on sache s’en servir. »

Il s’adressera aussi à un sentiment plus humain : l’amour-propre. Il veut que les châtimens soient légers, mais accompagnés de toutes les circonstances qui pourront piquer l’enfant de honte et de remords. Le châtiment sera public ou secret, suivant qu’il sera plus utile à l’enfant de lui causer une grande honte ou de montrer qu’on la lui épargne, et de réserver la honte publique pour servir de dernier remède. Enfin, pour instruire l’enfant, il conseille de faire appel à l’imagination, car « tout ce qui réjouit l’imagination facilite l’étude... Il faut leur donner un livre bien relié, doré même sur la tranche, avec de belles images et des caractères bien formés... un livre plein d’histoires courtes et merveilleuses. Cela fait, ne soyez pas en peine que l’enfant n’apprenne à lire. » Mais l’imagination peut encore servir à former son caractère, et nous voyons apparaître ici ce procédé des fables dont Fénelon fera un si habile usage. « Les enfans aiment avec passion les contes ridicules. On les voit tous les jours transportés de joie ou versant des larmes au récit des aventures qu’on leur raconte. Ne manquez pas de profiter de ce penchant. Quand vous les voyez disposés à vous entendre, racontez-leur quelque fable courte et jolie, mais choisissez quelques fables d’animaux qui soient ingénieuses et innocentes. Donnez-les pour ce qu’elles sont. Montrez-en le but sérieux. »

En un mot, c’est surtout par l’influence morale qu’il veut qu’on agisse. S’il rappelle que le sage a toujours recommandé aux parens de tenir la verge assidûment levée sur les enfans, il veut prendre l’expression au sens métaphorique. Il n’avait pas à se prononcer formellement sur les châtimens corporels, puisqu’il s’agit de filles, mais on sent que ces procédés lui répugnent. Si l’on ne peut espérer se passer toujours d’employer la crainte pour le commun des enfans dont le naturel est dur et indocile, il ne faut pourtant y avoir recours qu’après avoir épuisé patiemment tous les autres remèdes, et il ajoute cette parole où se trahit la fierté du gentilhomme : « une âme menée par la crainte en est toujours plus faible. »

Beauvilliers n’avait donc aucun besoin, malgré les dires de Saint-Simon, d’aller demander à Saint-Sulpice un précepteur pour le duc de Bourgogne. Il en avait un sous la main dont il avait pu apprécier déjà le rare mérite. Aussi ce choix dont, les relations de Beauvilliers avec Fénelon étant peu connues, on faisait à la vérité honneur à Louis XIV, reçut-il l’approbation générale, aussi bien celle des bons juges que celle du public : « Cet abbé de Fénelon, écrivait Mme de Sévigné à sa fille, est encore un sujet du plus rare mérite pour l’esprit, pour le savoir et pour la piété. » Et dans une autre lettre elle ajoute : « Ces choix sont divins[13]. » Bossuet écrivait en même temps à la marquise de Laval, cousine de Fénelon : « Hier, Madame, je ne fus occupé que du bonheur de l’Église et de l’État; aujourd’hui que j’ai eu le plaisir de réfléchir avec plus d’attention sur votre joie, elle m’en a donné une très sensible. Monsieur votre père, un ami de si grand mérite et si cordial, m’est revenu dans l’esprit. Je me suis représenté comme il seroit à cette occasion et à un si grand éclat d’un mérite qui se cachoit avec tant de soin. Enfin, Madame, nous ne perdrons pas M. l’abbé de Fénelon. Vous pouvez en jouir, et moi, quoique provincial, je m’échapperai quelquefois pour l’aller embrasser[14]. »

« Un mérite qui se cachoit avec tant de soin. » C’est l’éloge que Bossuet n’hésitait pas à décerner à Fénelon. Quelqu’un qui avait des raisons pour le mieux connaître en paraissait moins convaincu. C’était son directeur, M. Tronson, celui avec lequel il avait, depuis son plus jeune âge, ces habitudes d’épanchement sans réserve dont il parlait à son oncle, et qui l’avait mis en relation avec Beauvilliers. Dans une lettre que M. Tronson lui adressait à son tour, en s’excusant de le faire un peu tardivement, celui-ci lui signalait les périls auxquels son âme allait être exposée « dans un pays où l’Évangile de Jésus-Christ est peu connu et où ceux mêmes qui le connaissent ne se servent ordinairement de cette connaissance que pour s’en faire honneur auprès des hommes. » Et il continuait par ce tableau : « Les brouillards horribles qui règnent à la cour sont capables d’obscurcir les vérités les plus claires et les plus évidentes. Il ne faut pas y avoir été bien longtemps pour regarder comme outrées et comme excessives des maximes qu’on avoit si souvent goûtées, et qu’on avoit jugées si certaines lorsqu’on les méditoit au pied du crucifix. Les obligations les mieux établies deviennent ou insensiblement douteuses ou impraticables. Il se présentera mille occasions où vous croirez même par prudence et par charité devoir ménager un peu le monde. Et cependant quel étrange état est-ce pour un chrétien, et plus encore pour un prêtre de se voir obligé d’entrer en composition avec l’ennemi de son salut! » Et il ajoutait, avec cette finesse que la direction des âmes développe chez les esprits les plus ordinaires : « Vos amis vous consoleront sans doute sur ce que vous n’avez pas recherché votre emploi, et c’est assurément un juste sujet de consolation et une grande miséricorde que Dieu vous a faite. Mais il ne faut pas trop vous appuyer là-dessus. On a souvent plus de part à son élévation qu’on ne pense. Il est très rare qu’on l’ait appréhendée et qu’on l’ait fuie sincèrement. On voit peu de personnes arrivées à ce degré de régénération. L’on ne recherche pas toujours avec l’empressement ordinaire les moyens de s’élever, mais on ne manque guère de lever adroitement les obstacles. On ne sollicite pas fortement les personnes qui peuvent nous servir, mais on n’est pas fâché de se montrer à eux par les meilleurs endroits, et c’est justement à ces petites découvertes humaines qu’on peut attribuer le commencement de son élévation. Ainsi personne ne sauroit assurer entièrement qu’il ne se soit pas appelé lui-même. Ces demandes de manifestation de talens qu’on fait souvent sans beaucoup de réflexions ne laissent pas d’être fort à craindre, et il est toujours bon de les effacer par un cœur contrit et humilié. »

De tous les jugemens qui ont été portés sur Fénelon, aucun ne pénètre aussi avant et ne met aussi bien à nu tous les replis de cette nature complexe que celui de ce prêtre obscur. Assurément il n’avait pas fui son élévation ; il ne l’avait même pas appréhendée, et peut-être n’avait-il pas été fâché, en se montrant par les meilleurs endroits, de faciliter ces petites découvertes humaines qui furent le commencement de son élévation. N’oublions pas que Mme de Maintenon faisait à cette époque partie du petit troupeau, qu’elle connaissait Fénelon, qu’il lui avait plu, et qu’assurément elle dut lui être favorable. Mais si le rigorisme de son directeur pouvait s’en alarmer, de quel droit, nous, profanes, lui en ferions-nous un reproche? Si dans le secret de son cœur, il a désiré l’emploi, l’élévation du but auquel il tendait ne doit-elle pas lui servir «  d’excuse? Il semble que le sévère M. Tronson lui-même l’ait reconnu, car il parle des très grands biens que le pénitent, pour l’âme duquel il ne peut s’empêcher de trembler, pourra cependant faire dans la situation où il est. Ces très grands biens, il est impossible que Fénelon n’y ait pas songé. Déjà, bien qu’en secret, son esprit était tourné vers les spéculations de la politique. On n’en saurait douter depuis qu’a été découvert le manuscrit ou plutôt le brouillon, écrit de la main même de Fénelon, de cette fameuse lettre à Louis XIV que d’Alembert avait déjà publiée en 1787, mais dont l’authenticité avait été souvent mise en doute[15]. En acceptant la charge de précepteur du duc de Bourgogne, il faisait à la fois fonction de prêtre et acte de bon citoyen. Si à sa joie, à son empressement se mêlait une part d’humanité, et à la conscience du devoir accompli, la joie de l’ambition satisfaite, n’oublions pas qu’aux seuls grands saints (et encore?) il appartient de ne pas connaître ce mélange des sentimens, et que l’Eglise n’a jamais canonisé Fénelon. « A-t-on gagé d’être parfaite ? » disait avec bonne humeur Mme de La Fayette en parlant d’elle-même. C’est une gageure qu’on fait rarement pour soi, volontiers pour les autres, surtout lorsqu’ils portent soutane, en leur demandant des vertus qui sont au-dessus de l’homme, et dès qu’ils vous la font perdre, à l’âpreté avec laquelle on le leur reproche, il semble qu’on leur en veuille. Pour nous qui n’avons rien gagé, au sujet de Fénelon, si véritablement il s’est réjoui d’avoir ainsi trouvé l’emploi des facultés qui bouillonnaient en lui, nous ne nous sentons aucun droit de l’accabler sous le poids de tant de sévérité.


III

Nous avons assez longuement parlé du maître. Il est temps de revenir à l’élève. Pour le connaître, comment ne pas s’adresser d’abord à Saint-Simon? L’embarras est dans la multiplicité des portraits. On n’en compte pas moins de quatre[16]. Mais les traits sont les mêmes. Rappelons les principaux. « Ce prince naquit terrible, et sa première jeunesse fit trembler : dur et colère jusqu’aux derniers emportemens et jusque contre les choses inanimées, impétueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre résistance, même des temps et des élémens, sans entrer en des fougues à faire craindre que tout ne se rompît dans son corps; opiniâtre à l’excès, passionné pour toute espèce de volupté, et, ce qui est rare à la fois, avec un autre penchant tout aussi fort... Un goût ardent le portoit à tout ce qui est défendu au corps et à l’esprit. Sa raillerie étoit d’autant plus cruelle qu’elle étoit plus spirituelle et plus salée, et qu’il attrapoit tous les ridicules avec justesse... Tout ce qui est plaisir, il l’aimoit avec une passion violente, et tout cela avec plus d’orgueil et de hauteur qu’on ne peut exprimer... regardant les hommes, quels qu’ils fussent, comme des mouches et des atomes, avec lesquels il n’avoit aucune ressemblance... Dangereux de plus à discerner et gens et choses, et à percevoir le faible d’un raisonnement, et à raisonner plus fortement et plus profondément que ses maîtres... Souvent farouche et porté à la cruauté. »

Tel aurait été, s’il fallait en croire Saint-Simon, le duc de Bourgogne quand il sortit des mains des femmes. Certes, le portrait est incomparable. Les traits en sont si saillans et si vifs qu’ils sont demeurés gravés dans toutes les mémoires. Est-il ressemblant? Oui, assurément, dans les grandes lignes; mais Saint-Simon, toujours porté à l’hyperbole, n’a-t-il pas un peu noirci la figure de l’enfant, pour rendre par contraste plus pure et plus brillante celle du jeune homme? Lorsque Beauvilliers et Fénelon furent chargés de l’éducation du duc de Bourgogne, n’oublions pas qu’il avait sept ans. Est-il possible que tant de passions et tant de vices germassent déjà dans cette petite âme, et que la colère, l’orgueil, le penchant à la volupté et à la cruauté y eussent déjà si vigoureusement poussé? Par malheur les témoignages font un peu défaut pour contrôler le jugement de Saint-Simon. Dangeau et Sourches ne disent rien du caractère du duc de Bourgogne. Ils sont bien trop réservés pour cela, et quant à ses biographes, comme ce sont tous des panégyristes, ils ne nous parlent de ses défauts que dans la mesure nécessaire pour exalter ses vertus. Suivant Proyart, « sa fierté alloit jusqu’à lui inspirer le mépris de l’instruction qui rappelle au disciple sa dépendance du maître. Il étoit en garde contre les caresses, et il se raidissoit contre les menaces. » Il convient également que le défaut capital du duc de Bourgogne était la colère, et qu’il s’y livrait parfois jusqu’à l’emportement et à la violence[17].

Le Père Martineau, son confesseur, avoue qu’il a paru avoir quelque penchant pour la bonne chère, et que dans son enfance il était colère à l’excès. « Dans ces commencemens-là, dit-il, on l’a vu bien des fois que son humeur l’excitoit, s’appuier sur une chaise ou sur une table, les deux mains contre les joues, et dans cette posture passer un assez long temps sans dire mot, jusqu’à ce que le bouillonnement qu’il sentoit fût calmé[18]. » L’abbé Fleury se borne à dire que « dans son enfance et sa première jeunesse il étoit vif et impatient jusqu’à la violence et l’emportement[19]. »

Entre les exagérations de Saint-Simon et les atténuations de ces pieux biographes, la vérité pourrait bien se trouver en ceci qu’au sortir des mains de la maréchale de la Mothe-Houdancourt, qui, tout en veillant sur lui avec soin, l’avait peut-être un peu gâté, le duc de Bourgogne était tout simplement un enfant nerveux, hautain, irascible, avec des instincts assez matériels qu’il devait à l’héritage de l’aïeul Henri IV, et du grand-père Louis XIV; mais sensible, droit, généreux, et d’une intelligence singulièrement précoce. Saint-Simon n’en a pas moins raison d’ajouter : « Tant d’esprit, et une telle sorte d’esprit joint à une telle vivacité, à de telles passions, et toutes si ardentes, n’étoient pas d’une éducation facile. » Mais il y avait du ressort chez l’enfant. Il ne s’agissait que d’éveiller chez lui la conscience et de diriger l’intelligence. C’est à quoi Beauvilliers et Fénelon devaient merveilleusement réussir.

C’est à la fois heur et malheur que d’être dans une entreprise quelconque l’associé d’un grand homme. Le grand homme couvre tout de son éclat et de sa responsabilité. Si l’entreprise réussit, l’humble associé n’en recueille aucune part de gloire ; mais si le grand homme commet quelques fautes, lors même que l’associé en serait le véritable inspirateur, personne ne songe à les lui reprocher. C’est un peu l’histoire de Fénelon et de Beauvilliers. Pour la postérité, c’est Fénelon qui a élevé le duc de Bourgogne. Toute la gloire lui en revient. Mais à lui aussi revient la responsabilité de ce qui, à certains yeux, paraît avoir été défectueux dans cette éducation. De cette gloire et de cette responsabilité, Beauvilliers ne prend pour la postérité aucune part. En réalité, nous ne croyons pas que les choses se soient passées tout à fait ainsi. Il ne faut pas oublier qu’en 1689 l’abbé de Fénelon n’était, auprès du duc de Beauvilliers, qu’un assez mince personnage. De plus, Beauvilliers était un homme trop consciencieux pour se décharger complètement sur qui que ce fût d’une charge aussi importante que celle de gouverneur. Enfin des documens inédits[20] qui nous ont passé sous les yeux ont achevé de nous convaincre que l’influence morale, exercée par lui sur le duc de Bourgogne, fut considérable. Nous chercherons à faire la part de ces deux influences dans l’éducation du duc de Bourgogne.

Au milieu des œuvres complètes de Fénelon[21] on trouve, bien qu’il n’y soit guère à sa place, un Mémoire sur l’éducation des ducs de Bourgogne, d’Anjou et de Berry, qui est l’œuvre du marquis de Louville, ce gentilhomme de la manche du duc d’Anjou dont nous avons parlé. Ce mémoire, dont on peut fixer la date à 1696, donne de précieux renseignements sur la manière dont étaient élevés les trois enfans de France, car les deux frères cadets du duc de Bourgogne avaient été successivement retirés des mains de la maréchale de la Mothe et placés sous l’autorité de Beauvilliers et de Fénelon. Il est assez remarquable qu’à chaque page en quelque sorte de ce mémoire, Louville fait intervenir l’autorité de Beauvilliers, tandis que le nom de Fénelon n’y est mentionné qu’une fois. « La manière dont on élève les Enfans de France, par rapport à leur santé, dit-il dès les premières lignes, n’est pas approuvée des médecins, et il a fallu que M. le duc de Beauvilliers ait pris beaucoup sur lui, et que le Roi ait autant de confiance en lui qu’il en a, pour lui avoir permis d’en user comme il a fait à cet égard. » Il entre ensuite dans certains détails curieux sur le régime alimentaire des jeunes princes.

Leur premier repas se composait de pain sec et d’un grand verre d’eau et de vin ou d’eau pure à leur choix. A leur dîner ou à leur souper, trois jours de la semaine, ils mangeaient du bœuf bouilli; les autres jours des fricassées de poulets ou des tourtes; très peu de ragoûts. Le rôti se composait de poulardes ou de perdrix. On les forçait à manger beaucoup de pain. Ils buvaient deux coups de bourgogne, jamais plus, et jamais non plus de bière, de cidre, ni de vin de liqueurs. A leur collation, comme au déjeuner du matin, ils ne prenaient qu’un morceau de pain sec ou tout au plus quelque biscuit et un verre d’eau. Leur souper était toujours égal : un gigot de mouton, une longe de veau ou un aloyau, avec quelque gibier ou volaille, sans aucun ragoût, et pour le fruit un seul massepain ou quelque écorce d’orange.

Dans cette proscription presque absolue des ragoûts, dans ce régime du pain sec et de l’eau se retrouvent les principes posés par Fénelon dans l’Éducation des filles, lorsqu’il conseille de faire aux enfans un sang pur. Mais pour le reste c’est l’influence de Beauvilliers qui va dominer : « Pour les exercices qu’on leur fait faire, continue Louville, ils sont tels qu’aucun bourgeois de Paris ne voudroit hasarder un pareil régime sur ses enfans... On les élève comme s’ils devoient être un jour des athlètes, et M. le duc de Beauvilliers est tellement persuadé qu’un prince infirme n’est bon à rien, surtout en France où il faut qu’ils commandent leurs armées en personne, que tous les accidens que l’on peut envisager sur cela ne l’ont jamais détourné de son projet. » Quelque chaud, quelque froid, quelque vent qu’il fît, les jeunes princes ne sortaient jamais que tête nue. Ils se promenaient tous les jours à pied ou à cheval par tous les temps. On les laissait courir et se mettre en sueur librement, et jamais on ne les faisait changer de chemise, excepté lorsqu’ils avaient joué à la paume. Mais on ne les frottait ni ne les couchait comme les autres joueurs. Jamais on ne s’embarrassait de leurs rhumes pour les empêcher de sortir. Jamais non plus on ne les saignait ni ne les purgeait, ce qui était la mode médicale du temps. On leur donnait seulement du quinquina quand ils avaient la fièvre.

Ne semble-t-il pas que quelques-uns de ces principes d’hygiène aient devancé ceux de l’Emile, et que Rousseau les aurait approuvés? Mais si les Enfans de France étaient traités plus rudement que des fils de bourgeois de Paris, leur qualité de princes se retrouvait dans l’emploi de leurs journées. Ils se levaient à sept heures trois quarts, étaient prêts à huit heures, et entendaient d’abord la messe. Ils se rendaient ensuite au lever de Monseigneur, puis à celui du Roi, pour leur souhaiter le bonjour. A neuf heures et demie ils rentraient chez eux, et faisaient ce qu’ils voulaient avec leurs gentilshommes de la manche. A dix heures, étude jusqu’à midi. A midi, dîner, soit en public, et alors ils étaient servis par le premier maître d’hôtel, soit au petit couvert (il en était ainsi en particulier les jours maigres), et alors ils étaient servis par leur propre gouverneur. Ils ne passaient jamais que trois quarts d’heure à table, et retournaient ensuite chez eux, dessinaient ou dansaient jusqu’à deux heures. A deux heures, ils jouaient pendant trois quarts d’heure à quelque jeu avec leur sous-gouverneur ou gentilhomme de la manche. Puis venaient ensuite, suivant les saisons, soit la promenade, soit l’étude, qui était de deux heures. Après l’étude, lecture à leur choix de quelque chose qui les divertissait, puis souper, jeux et enfin coucher à neuf heures un quart, ou neuf heures, suivant que leurs maîtres avaient été contens d’eux, quelquefois plus tôt par punition.

Sur ce chapitre des punitions, Louville ajoute : « Jamais M. le duc de Beauvilliers n’a donné ni fouet ni férules à aucun des trois princes, et il prétend que ces sortes de punitions ne conviennent point à des enfans de ce rang-là. Il ne songe au contraire qu’à s’en faire aimer afin de leur être utile et il ne les châtie qu’avec la dernière douceur. Cependant il y a un certain nombre de punitions qui se succèdent les unes aux autres, dont il se sert à mesure qu’ils font quelque faute. » Louville ne nous apprend point quelles étaient ces punitions; il se borne à nous dire que ceux qui étaient préposés à l’éducation des Enfans de France n’ayant qu’une autorité dépendante de Beauvilliers, celui-ci était d’autant plus exact et rigoureux à faire suivre aux jeunes princes les punitions dont leurs principaux domestiques les avaient menacés de sa part.

Bien que l’autorité de Beauvilliers paraisse ici encore prédominante, nul doute que, si les coups libéralement distribués au Dauphin par Montausier furent épargnés au duc de Bourgogne, celui-ci n’en dût la principale obligation à son précepteur. Ce principe de songer avant tout à se faire aimer des enfans est bien celui que Fénelon avait posé en propres termes dans l’Education des filles, et il le devait mettre en pratique dans ses rapports avec le duc de Bourgogne. Comment n’aurait-il pas réussi à se faire aimer d’un enfant vif et tendre, ce grand charmeur, aux séductions duquel personne ne résistait? Puis, quand l’enfant fut conquis, il joua de sa tendresse comme ressort d’éducation. Un jour, en réponse à une observation, le duc de Bourgogne s’oublia jusqu’à lui dire : « Non, Monsieur, non : je ne me laisse point commander; je sais qui vous êtes et je sais qui je suis. » Fénelon ne répond rien et se retire en silence. Le lendemain, il reparaît devant son élève, le visage affligé, et il lui dit : « Je ne sais. Monsieur, si vous vous rappelez ce que vous avez dit hier : que vous saviez ce que vous êtes et ce que je suis? Il est de mon devoir de vous apprendre que vous ignorez l’un et l’autre. Vous vous imaginez donc, Monsieur, être plus que moi : quelques valets sans doute vous l’auront dit, et moi, je ne crains pas de vous dire, puisque vous m’y forcez, que je suis plus que vous. » Après lui avoir ensuite expliqué, en quelques fortes paroles, qu’il ne s’agissait point de la naissance, mais de la supériorité des lumières et de l’autorité, il ajoute : « Vous croyez peut-être que je m’estime fort heureux d’être pourvu de l’emploi que j’exerce auprès de vous. Désabusez-vous encore. Monsieur; je ne m’en suis chargé que pour obéir au Roi et pour plaire à Monseigneur, et nullement pour le pénible avantage d’être votre précepteur, et afin que vous n’en doutiez pas je vais vous conduire chez Sa Majesté pour la supplier de vous en nommer un autre, dont je souhaite que les soins soient plus heureux que les miens. »

Aussitôt le petit prince de fondre en larmes et de répondre d’une voix entrecoupée : « Ah ! Monsieur, vous pourriez me rappeler bien d’autres torts que j’ai eus à votre égard. Il est vrai que ce qui s’est passé hier y a mis le comble; mais j’en suis désespéré. Si vous parlez au Roi, vous me ferez perdre son amitié, et si vous abandonnez mon éducation, que pensera-t-on de moi dans le public? Au nom de Dieu, ayez pitié de moi. Je promets de vous satisfaire à l’avenir. » Fénelon feint d’hésiter, se refuse encore, et ce n’est que le lendemain qu’il promet au petit prince éploré de rester auprès de lui.

Fénelon ne se refusait pas, on le voit, à employer comme procédé d’éducation un peu d’artifice. C’est ainsi qu’il apostait dans une galerie du palais un ouvrier qui fit au jeune prince une scène violente, parce que celui-ci s’était arrêté pour le regarder travailler, et qui s’écria : « Retirez-vous, mon prince ; quand je suis en colère je casse bras et jambes à tous ceux qui se rencontrent sur mes pas. » Le petit prince effrayé courait dire à son précepteur que cet ouvrier était le plus méchant des hommes. Fénelon lui répondait : « Quel nom donneriez-vous donc à un prince qui battroit son valet de chambre dans le temps que celui-ci lui rendroit des services? » Ou bien, quand le duc de Bourgogne s’était livré à quelque accès d’emportement, ses officiers et domestiques affectaient de lui trouver mauvaise mine et lui demandaient s’il n’était pas malade. Le prince prenait peur et demandait Fagon. Fagon arrivait, lui tâtait le pouls, et faisant semblant de réfléchir sur la nature de sa maladie, finissait par lui dire : « Avouez-moi la vérité, mon prince. Ne vous seriez-vous point livré à quelque emportement? — Vous l’avez deviné ! s’écriait le duc de Bourgogne. Est-ce donc que cela peut rendre malade[22]? » Et Fagon aussitôt de lui faire (un peu comme dans le Malade imaginaire) une énumération de toutes les maladies que pouvait engendrer la colère et qui allaient quelquefois jusqu’à la mort subite.

Il n’aurait point fallu abuser de ces manèges avec un enfant pénétrant qui aurait fini par les démêler. Fénelon avait recours à un procédé plus sûr et plus digne, lorsqu’il recommandait à tous ceux qui l’entouraient de n’opposer à ses emportemens que le silence et la tristesse, de ne plus lui adresser la parole, de ne pas même répondre à ses questions. On faisait le silence et la solitude autour de lui. Son appartement devenait un désert où personne n’entrait plus et dont on ne le laissait plus sortir. Il ne voyait plus ni le Roi, ni personne de la famille royale, et comme l’enfant était d’une nature tendre et passionnée, cette froideur et cette solitude finissaient par lui devenir tellement insupportables qu’il avouait ses torts et en demandait pardon.

Pour triompher également de la hauteur et de l’orgueil de son élève, Fénelon n’essayait pas de vaines humiliations qui l’auraient exaspéré. Il voulait qu’il ne fût humilié que devant lui-même. C’est ainsi que, dès l’âge de sept ans, il lui faisait signer un engagement ainsi conçu : « Je promets, foi de Prince, à M. l’abbé de Fénelon de faire sur-le-champ ce qu’il m’ordonnera et de lui obéir, dans le moment qu’il me commandera quelque chose : et si j’y manque, je me soumets à toutes sortes de punitions et de déshonneur. Fait à Versailles, le 29 novembre 1689. Louis. »

Foi de prince! Ce prince de sept ans dut souvent y manquer, et c’est là un procédé qui ne paraît pas non plus à l’abri de toute critique que de faire prendre à un enfant des engagemens sur l’honneur, alors qu’il peut difficilement savoir ce que le mot lui-même veut dire. Mais, comme il n’y a meilleur juge d’une éducation que le résultat, on ne saurait nier que le procédé ait réussi, car tous les contemporains sont unanimes à affirmer la violence des emportemens du duc de Bourgogne quand il était enfant, et l’empire qu’il avait fini par acquérir sur lui-même dans un âge plus avancé. Il y fallut du temps. Des querelles éclataient souvent entre les trois frères qui étaient élevés en commun. Il y avait surtout peu de sympathie entre le duc de Bourgogne et le duc de Berry, qui était espiègle et spirituel. « Il y a, rapporte Mme Dunoyer dans ses Lettres galantes[23], une antipathie entre ces deux princes. J’ai ouï dire à M. de Beauvilliers, que cela lui avoit donné beaucoup de peine, et que, lorsqu’ils étoient enfans, il falloit que le duc d’Anjou fût toujours occupé à raccommoder les querelles de ses frères. » Elle raconte même que le duc de Bourgogne, déjà hors d’éducation, se serait oublié un jour jusqu’à donner un soufflet au duc de Berry qui aurait mis l’épée à la main, voulant en tirer vengeance, et que le duc de Noailles aurait dû s’interposer pour arranger l’affaire. Mais l’anecdote est un peu suspecte.

Pour aider cette difficile nature à se vaincre elle-même, Fénelon avait encore recours à un autre procédé où se découvre toute l’ingéniosité de l’éducateur : c’était d’appeler à son aide les défauts mêmes qu’il voulait corriger. Le duc de Bourgogne avait l’esprit très caustique. Il aimait à railler d’une façon cruelle et parfois impitoyable. Il choisissait des plastrons contre lesquels il s’acharnait. C’est ainsi qu’ayant vu une fois à son lever un certain abbé Genest, membre de l’Académie française, qui était affligé d’un énorme nez, il s’amusait à faire partout la caricature de ce nez sur des feuilles de papier, sur des cahiers de devoirs, et jusque sur la buée des glaces quand il était en carrosse. Fénelon eut l’art de l’accoutumer à se prendre lui-même pour objet de raillerie. De là ce portrait si connu du fantasque : « Qu’est-il donc arrivé de funeste à Melanthe? Rien au dehors, tout au dedans. Ses affaires vont à souhait : tout le monde cherche à lui plaire. Quoi donc? C’est que sa rate fume. Il se coucha hier les délices du genre humain : ce matin, on est honteux pour lui. Il faut le cacher. En se levant le pli d’un chausson lui aura déplu ; toute la journée sera orageuse, et tout le monde en souffrira. » Le portrait continue ainsi plusieurs pages, non pas seulement spirituel, mais sarcastique et parfois assez dur, pour se terminer par ce trait : « Attendez un moment, voici une autre scène. Il a besoin de tout le monde; on l’aime; il aime aussi ; il flatte ; il insinue ; il ensorcelle tous ceux qui ne pouvaient plus le souffrir ; il avoue son tort, il rit de ses bizarreries, il se contrefait, et vous croiriez que c’est lui-même dans des accès d’emportement tant il se contrefait bien. Après cette comédie jouée à ses propres dépens, vous croyez bien qu’au moins il ne fera plus le démoniaque. Hélas! vous vous trompez. Il le fera encore ce soir, pour s’en moquer demain sans se corriger. » Fénelon profitait d’une éclaircie pour montrer ce portrait au duc de Bourgogne. Celui-ci se reconnaissait lui-même, riait, et se corrigeait.

Une autre fois Fénelon usait d’un procédé non moins ingénieux, mais plus hardi. Bayle, alors réfugié en Hollande pour cause de religion, y rédigeait comme on sait les Nouvelles de la République des lettres. Fénelon supposa une lettre, à lui écrite par Bayle, à propos d’une médaille adressée d’Italie à un antiquaire hollandais, M. Vanden. Bayle décrivait ainsi la médaille. D’un côté, elle représente un enfant d’une figure très belle et très noble. Pallas le couvre de son égide. Apollon, suivi des Muses, lui offre sa lyre ; la Victoire lui montre d’une main un char de triomphe, et de l’autre lui présente une couronne. Mais le revers est bien différent. C’est le même enfant, et il a le même air de tête; mais il n’a autour de lui que des masques grotesques et hideux, des reptiles, des insectes, des hiboux, des harpies, enfin une troupe de satyres impudens et moqueurs qui rient et montrent du doigt la queue d’un poisson monstrueux par où finit le corps de ce bel enfant. Turpiter atrum desinit in piscem. On se demande, ajoute Bayle, si cette médaille représente Caligula ou Néron, dont les commencemens furent si heureux et la fin si horrible. Mais le bruit commence à se répandre que la médaille pourrait bien ne pas être d’origine ancienne. Il semble qu’on affecte de faire apercevoir malignement quelque jeune prince dont on tâche de rabaisser les bonnes qualités par les défauts qu’on lui impute. D’ailleurs M. Vanden n’est pas seulement curieux; il est encore politique et fort attaché au prince d’Orange, et on soupçonne que c’est d’intelligence avec lui qu’on veut répandre cette médaille dans toutes les cours de l’Europe.

Le duc de Bourgogne avait neuf ans lorsque Fénelon fit passer cette prétendue lettre sous ses yeux. Assurément rien n’était davantage de nature à piquer au vif un enfant orgueilleux, ayant déjà le sentiment de sa grandeur et de son rang, que de lui donner à craindre qu’il ne devînt la fable de l’Europe et du prince d’Orange. Son âge rendait l’imposture facile. Quand plus tard il dut la découvrir, l’effet était produit. Mais l’auteur de Télémaque appelant à la rescousse, pour l’éducation du duc de Bourgogne, l’auteur des Pensées sur la Comète, n’est-ce pas un trait curieux et qui sent déjà son XVIIIe siècle?

Fénelon devait avoir souvent recours à ce procédé des apologues et des fables, autant pour l’éducation morale que pour le développement intellectuel de son élève. Il est à supposer que la direction de ses études lui fut laissée sans partage, l’abbé Fleury ne faisant que l’assister en sous-ordre. Beauvilliers n’était pas un lettré comme son beau-frère Chevreuse ; il dut s’en rapporter à Fénelon, au moins pour le côté intellectuel, car nous voyons par le mémoire de Louville que l’éducation des jeunes princes comprenait également la danse, l’escrime, l’équitation et la voltige. L’esprit auquel Fénelon avait affaire était remarquablement bien doué. « C’étoit, dit l’abbé Fleury dans le portrait qu’il en a tracé, un esprit du premier ordre : il avoit la pénétration facile, la mémoire vaste et sûre, le jugement droit et fin, le raisonnement juste et suivi, l’imagination vive et féconde[24]. » L’éloge pourrait sembler un peu hyperbolique, si la rapidité avec laquelle ses maîtres purent lui faire parcourir un cycle très étendu ne montrait que le sage Fleury n’a rien exagéré. Le Mémoire de Louville, complété par deux lettres que Fénelon adressait plus tard de Cambrai à l’abbé Fleury, nous apprend ce que l’éducation générale des jeunes princes comprenait et ce qu’elle excluait. Ce qu’elle excluait, c’était d’abord le grec ; c’était ensuite les langues vivantes, « ces princes-là ne voyageant jamais, et tous ceux qui viennent à la cour sachant parler latin ou français. » On comptait cependant un jour leur faire apprendre l’espagnol et l’italien. On ne voulait pas non plus qu’ils apprissent à jouer d’aucun instrument, parce que cela leur aurait pris trop de temps. Comme art d’agrément, la danse suffisait. On ne se souciait pas davantage qu’ils apprissent à faire des vers français, ni même des vers latins. On ne poussait guère loin les mathématiques, pour lesquelles on craignait que le duc de Bourgogne ne se passionnât. D’une façon générale, on écartait de leur éducation tout ce qui sentait la frivolité ou au contraire la pédanterie. « L’honnête homme est celui qui ne se pique de rien », avait dit La Rochefoucauld, et il semble que Louville se soit souvenu de cette maxime lorsqu’il écrivait : « On leur fait comprendre que rien n’est plus ridicule à un prince que de vouloir passer pour poète, pour grammairien, pour mathématicien, pour peintre, pour philosophe et même pour savant, n’y ayant rien dans tout cela qui soit digne d’eux et qu’ils n’aient de commun avec une infinité de gens et même de sottes gens. » « On leur donne une grande horreur de la pédanterie, dit-il dans une autre partie du Mémoire, et l’archevêque de Cambrai, leur précepteur, est persuadé qu’il vaudroit mieux qu’un prince fût tout à fait ignorant en ce qui regarde les belles-lettres et les arts que de les savoir d’une manière savante. »

En revanche, on voulait qu’ils apprissent solidement le latin, et, pour l’enseigner au duc de Bourgogne sans le rebuter, Fénelon s’écarta des méthodes qui étaient alors en honneur dans l’Université. À ce qu’on appelait des thèmes de règle, c’est-à-dire à une série de phrases sans suite qui fournissaient uniquement à l’élève l’occasion d’appliquer les règles de la syntaxe, il substitua des thèmes dont il prenait soin d’abord de composer lui-même la matière, et qu’il s’efforçait de ne point rendre trop arides. « Tout ce qui réjouit l’imagination facilite l’étude », avait-il dit dans l’Éducation des filles. Fidèle à ce principe, il composait lui-même des historiettes qu’il donnait au jeune prince à traduire en latin. Plus tard il lui proposait comme matière des textes tirés des fables mêmes de La Fontaine. Ce sont ces thèmes que, sous le titre de Fabulæ selectæ Joannis de La Fontaine, les éditeurs successifs de Fénelon ont joints à ses œuvres, bien que ce ne soient, à vrai dire, suivant l’expression de Sainte-Beuve, que des corrigés[25]. De là, sans doute, les relations qui se nouèrent entre le jeune prince et le vieux fabuliste, « aussi religieux alors et aussi austère dans sa conduite, dit l’abbé Proyart, qu’il avait été licencieux dans une partie de ses œuvres. » « Ce poète, ajoute-t-il, uniquement occupé de son salut, n’eût plus pensé à composer si le duc de Bourgogne ne lui eût remis la plume à la main et ne lui eût de nouveau échauffé la verve. » Le bon abbé arrange ici les choses un peu comme il aurait voulu qu’elles fussent. La vérité est qu’au moment où, sous les auspices de Fénelon, La Fontaine eut accès auprès du duc de Bourgogne, c’est-à-dire en 1690, — et composa même quelques fables sur des sujets fournis par lui, — il était préoccupé de tout autre chose que de son salut, car il vivait encore dans la société du Temple, dans l’intimité de Vendôme, de La Fare et de Chaulieu. Sa conversion ne date que de décembre 1692, et d’une grave maladie, au cours de laquelle il fit amende honorable pour les écrits licencieux qu’il s’accusait d’avoir publiés ; il renonça même par esprit de pénitence au profit d’une nouvelle édition de ses Contes, qui allait paraître en Hollande. Le duc de Bourgogne, qui s’était fort attaché à lui, en conçut une grande joie, et lui témoigna la satisfaction qu’il ressentait à la façon du temps. Laissons parler l’abbé Pouget, qui visitait alors La Fontaine : « Il m’embrassa avec un grand épanouissement et me dit qu’il vouloit me faire part d’une agréable nouvelle; qu’il sortoit de chez lui un gentilhomme du duc de Bourgogne pour s’informer de l’état de sa santé, et lui porter de la part de ce prince une bourse de cinquante livres d’or en espèces. Ce gentilhomme avoit eu ordre de lui dire que le Prince venoit d’apprendre ce qu’il avoit fait le matin, que cette action lui faisoit beaucoup d’honneur devant Dieu et devant les hommes, mais qu’elle n’accommodoit pas sa bourse, laquelle n’étoit pas des plus garnies; que le Prince trouvoit qu’il n’étoit pas raisonnable qu’il fût plus pauvre pour avoir fait son devoir, et qu’il avoit renoncé solennellement au profit que l’imprimeur hollandois de son livre devoit lui donner ; le Prince, pour y suppléer, lui envoyoit cinquante louis qui étoient tout ce qu’il avoit et tout ce qui lui restoit de ce que le Roi lui avoit fait donner pour ses menus plaisirs du mois courant[26]. »

L’année suivante, La Fontaine dédiait au duc de Bourgogne le douzième livre de ses fables. Il y rassemblait celles que, les années précédentes, il avait composées à son instigation. Dans la fable du Loup et du Renard, La Fontaine va jusqu’à dire :


Ce qui m’étonne est qu’à huit ans
Un Prince en fable ait mis la chose,
Pendant que, sous mes cheveux blancs,
Je fabrique à force de temps
Des vers moins sensés que sa prose[27].


Des thèmes, le duc de Bourgogne avait bien vite passé aux versions. On aurait peine à croire, si de consciencieux témoins ne l’affirmaient, qu’à treize ans il avait déjà lu Virgile, Horace, et traduit presque entièrement Tacite. Il goûtait fort l’Anti-Lucrèce de l’abbé de Polignac, et, pour en faire mieux apprécier les beautés par le Roi qui ne savait pas le latin, il traduisait pour lui quelques-uns des plus beaux passages, « ce qui, ajoute l’abbé Proyart, ne servit pas peu à raffermir à la cour le crédit ébranlé de l’abbé. » Lorsque, quelques années plus tard, la malignité publique associa passagèrement le nom de l’abbé de Polignac à celui de la duchesse de Bourgogne, le duc, s’il en fut informé, regretta peut-être d’avoir contribué à rétablir le crédit de l’abbé.

Les éducateurs du duc de Bourgogne, c’est-à-dire Fénelon et Beauvilliers, qu’il ne faut jamais oublier, ne se préoccupaient pas seulement de faire de lui un bon humaniste. Ils voulaient encore, nous dit Louville, qu’il apprît à fond l’histoire, la politique et l’art de commander les armées. Nous ne voyons pas cependant que personne fût chargé de lui apprendre les principes de l’art militaire, à moins que ce ne fût Denonville, le sous-gouverneur, et peut-être l’insuffisance de ces leçons se fit-elle plus tard sentir. Pour l’histoire, c’é tait l’abbé Fleury qui en était spécialement chargé, mais sous la haute direction de Fénelon. Quant à la politique, — Louville entend par là tout ce que devait connaître un prince appelé à régner sur un grand empire, — c’était plus particulièrement Beauvilliers qui devait l’en instruire, mais il est probable que Fénelon ne se désintéressait pas de ces leçons. « On commence déjà, dit le même Louville, à lui apprendre tout ce qui regarde la politique et le commerce, non pas en lui donnant des préceptes généraux et frivoles, comme on fait dans les classes, mais en lui lisant tout ce qui a été écrit sur ces matières, en toutes sortes de temps et en toutes sortes de pays, par les têtes les plus saines et en lui faisant faire toutes les réflexions qui conviennent au sujet que l’on traite. » Il ajoute qu’un des plus habiles hommes du siècle avait été chargé de composer, sous la direction et les yeux de Beauvilliers, un livre qui n’aurait pas été seulement un résumé de tout ce qui s’est passé en Europe au point de vue politique et diplomatique, mais qui aurait contenu encore plusieurs des lettres des princes et de leurs principaux ministres, découvrant les causes secrètes qui les auraient fait agir, et jusqu’aux instructions originales adressées par certains princes à leurs enfans... « En un mot, ce sera un livre universel qui embrassera tout ce qu’il est nécessaire que M. le duc de Bourgogne sache pour bien connaître non seulement l’État dont il doit être un jour le maître, mais tous ceux de ses voisins, et, la vérité y étant toute nue et sans égards, on peut aisément juger de quelle utilité il lui peut être. »

Cette encyclopédie ad usum Delphini ne paraît pas avoir jamais été écrite. Mais déjà Fénelon pouvait dire de son élève qu’il connaissait la géographie de la France comme le parc de Versailles. Lorsqu’on songe que, dans le règlement des journées du jeune prince, l’étude proprement dite ne comprenait que quatre heures, on se demande comment, pour prodigieuses que fussent les facultés de l’élève, il était possible à ses maîtres de lui faire parcourir en si peu de temps tant et de si diverses matières. Mais il suffit de se reporter à ce petit traité de l’Éducation des filles, dont nous avons si souvent parlé, pour le comprendre. « Le moins qu’on peut faire de leçons en forme, y dit Fénelon, c’est le meilleur; on peut insinuer une infinité d’instructions, plus utiles que les leçons mêmes, dans des conversations gaies. » En réalité, les leçons du duc de Bourgogne commençaient avec son lever et finissaient avec son coucher. Les leçons c’étaient des conversations, gaies ou sérieuses : « j’abandonnais l’étude, écrivait plus tard Fénelon au père Martineau, toutes les fois qu’il voulait commencer une conversation où il pût acquérir des connaissances utiles[28]. » Jamais précepteur ne s’est emparé plus complètement de l’âme de son pupille; mais jamais pupille n’a conquis plus complètement le cœur de son maître. Quels propos ne devaient pas s’échanger entre un enfant sensible, intelligent, prompt à s’enflammer, et un maître dont la parole souple et colorée devait avoir encore plus de grâce que ses écrits! Nous savons, par un mot touchant quel charme y trouvait l’élève. « Je laisse derrière la porte le duc de Bourgogne, et je ne suis avec vous que le petit Louis », lui disait l’enfant, autrefois orgueilleux et rebelle. Nous savons aussi, par quelques lignes attendries, écrites bien des années après, le souvenir que le maître avait gardé de ces entretiens : « J’ai vu un jeune prince, à huit ans, saisi de douleur à la vue du péril du petit Joas ; je l’ai vu impatient sur ce que le grand prêtre cachait à Joas son nom et sa naissance. Je l’ai vu pleurer amèrement en écoutant ces vers[29] :


Ah! miseram Eurydicen anima fugiente vocabat ;
Eurydicen toto referebant flumine ripæ.

Nous avons au reste comme un prolongement écrit de ces conversations. Les fables de Fénelon, et encore les aventures d’Aristonoüs ou celles d’Alibée le Persan ne furent probablement, à l’origine, que des histoires racontées de vive voix au duc de Bourgogne pour le divertir tout en l’instruisant. Elles ne durent être rédigées que plus tard, peut-être sur la demande de l’enfant lui-même. Quelques-unes de ces fables étaient destinées à lui faire entendre d’utiles leçons, comme celle du jeune Bacchus et du Faune : « Comment, dit Bacchus au Faune, d’un ton fier et impatient, oses-tu te moquer du fils de Jupiter? — Comment le fils de Jupiter ose-t-il faire des fautes? » D’autres avaient au contraire pour but de l’encourager, et de le piquer d’émulation en lui montrant ce qu’il pourrait devenir, comme celle intitulée : Le Nourrisson des Muses favorisé du soleil. D’autres enfin, comme le Nil et le Gange ou les Abeilles, se proposaient de lui faire envisager à l’avance, sous leur aspect le plus sérieux, ses devoirs de souverain.

C’était également le but que se proposait Fénelon dans ses Dialogues des morts, et il est impossible de ne pas admirer l’abondance d’idées, la grâce de forme, l’ingéniosité, l’érudition dont il fait preuve dans ces soixante-dix-neuf dialogues, tantôt dans les entretiens fabuleux, entre Mercure et Caron, Chiron et Achille, où l’on voit « la peinture vive des écueils d’une jeunesse bouillante dans un prince né pour commander » ; tantôt dans les controverses entre Platon et Aristote, entre Aristote et Descartes, où les principales questions métaphysiques qui divisaient les esprits du temps sont résumées avec clarté, mais surtout dans ces nombreuses conversations entre conquérans, souverains, grands ministres ou grands capitaines qui contiennent tant d’utiles leçons de politique. Dans ces conversations, Fénelon laisse déjà poindre le critique sévère qu’il était au fond, l’auteur de la lettre anonyme à Louis XIV. Il est peu probable que ce dernier se fît montrer les cahiers qui servaient à l’éducation de son petit-fils. Mais s’il avait eu cette curiosité, il aurait eu assurément le droit de se croire à plusieurs reprises directement visé, entre autres par cette réponse de Louis XII à François Ier, lorsque celui-ci énumère ses conquêtes et se félicite d’avoir mérité d’être immortalisé par les gens de lettres : « Cela est beau, et je ne veux point en diminuer la gloire, mais j’aimerois encore mieux que vous eussiez été le père du peuple que le père des lettres. » On comprend qu’avant même d’avoir lu Télémaque, Louis XIV se méfia instinctivement de Fénelon.

Quant au Télémaque lui-même, il est assez difficile de déterminer dans quelle mesure cet ouvrage célèbre a servi à l’éducation du duc de Bourgogne. On sait que la première édition ne parut qu’en 1699, et encore par l’infidélité d’un copiste. Mais, quoi qu’en ait dit assez étourdiment Voltaire dans son Siècle de Louis XIV, il n’est pas exact que Fénelon ait composé cet ouvrage en trois mois lorsqu’il était relégué dans son archevêché de Cambrai. « Il n’eût pas été convenable, ajoute l’auteur de la Pucelle, que les amours de Calypso et d’Eucharis eussent été les premières leçons qu’un prêtre donnât aux Enfans de France. « Un mémoire adressé par Fénelon au Père Le Tellier établit au contraire avec évidence que le Télémaque fut écrit pendant que Fénelon était encore à la cour, « dans un temps où il était encore charmé de la confiance et de la bonté du Roi[30]. Je n’ai jamais songé, ajoute-t-il dans ce même mémoire, qu’à amuser M. le duc de Bourgogne par ces aventures, et qu’à l’instruire en l’amusant, sans jamais vouloir donner cet ouvrage au public. » L’intention n’est donc pas douteuse, mais le duc de Bourgogne eut-il connaissance des différens livres du poème, au fur et à mesure qu’ils s’écoulaient de la plume facile de Fénelon, comme il eut connaissance des Fables ou des Dialogues des morts? Le cardinal de Beausset[31] suppose au contraire, dans sa Vie de Fénelon, qu’il avait composé le Télémaque dans l’intention de le présenter au duc de Bourgogne à l’époque de son mariage, et au moment où son éducation aurait été finie. « C’était assurément, ajoute-t-il, la plus belle leçon et le plus beau présent que pût faire un précepteur à un jeune prince destiné à régner. » La supposition du vénérable cardinal ne nous paraît guère vraisemblable, étant donnée la grande intimité qui existait entre le maître et l’élève. Le duc de Bourgogne devait avoir l’habitude de prendre immédiatement connaissance de tout ce qui sortait de la plume de Fénelon. Il est peu probable qu’il l’ait vu s’appliquer à écrire, en quelque sorte sous ses yeux, un ouvrage en sept livres sans lui demander ce qu’il écrivait; peu probable également que Fénelon se soit refusé à lui en communiquer au moins des fragmens. D’ailleurs il n’est pas seulement question de l’art de régner dans Télémaque ; il y est aussi fort question de l’amour, et le duc de Bourgogne devait, suivant toute vraisemblance, connaître les dangers de l’amour avant ceux du pouvoir. Nous inclinons plutôt à penser que, hardi en cela comme en toute chose sous ses apparences de prudence et de douceur, Fénelon voulut prémunir contre ces dangers son précoce élève. Il lui présente l’amour sous tous ses aspects. Calypso, c’est l’amour passionné, sensuel, toujours coupable et qu’il faut fuir à tout prix. Eucharis, c’est l’amour ardent et tendre, auquel on pourrait cependant se livrer sans péché, s’il s’adressait à un objet qui en fût digne par le rang, mais auquel il faut savoir renoncer pour suivre son devoir. Antiope enfin, la fille d’Idoménée, c’est l’amour chaste et la jeune fille correcte qu’on peut demander en mariage avec le consentement de ses parens. Télémaque en marque lui-même la différence. « J’ai bien reconnu, dit-il à Mentor, la profondeur de la plaie que l’amour m’avoit faite auprès d’Eucharis. Je ne puis encore prononcer son nom sans être troublé; le temps et l’absence n’ont pu l’effacer. Cette expérience funeste m’apprend à me défier de moi-même. Mais pour Antiope, ce que je ressens n’a rien de semblable. Ce n’est point amour passionné; c’est goût, c’est estime, c’est persuasion que je serois heureux si je passois ma vie avec elle. Si jamais les dieux me rendent mon père et qu’il me permette de choisir une femme, Antiope sera mon épouse. » C’est, comme nous dirions aujourd’hui, d’un mariage de raison qu’il s’agit. Aussi Mentor n’y fait-il point d’objection, pourvu que Télémaque obtienne auparavant le consentement d’Ulysse.

Pourquoi Fénelon serait-il entré dans toutes ces nuances de l’amour, si, ayant discerné chez son élève un tempérament ardent et une imagination romanesque, il n’avait voulu le mettre en garde de bonne heure contre les dangers des passions, et l’accoutumer à ne point songer à l’amour en dehors du mariage? Il paraît probable que Télémaque fut composé en 1694 et 1695, c’est-à-dire à une époque où les négociations avec la Savoie étaient déjà entamées. Rien ne défend de supposer qu’il ne voulût déjà préparer son jeune élève à un mariage digne de son rang, et que la fille d’Idoménée ne fût dans sa pensée la fille du duc de Savoie. Pourquoi faut-il qu’ Antiope, malgré sa grâce décente, nous paraisse moins vivante que Calypso et moins séduisante qu’Eucharis? Mais le duc de Bourgogne avait été si bien élevé que, le moment venu, il aima Antiope de la même façon qu’il aurait aimé Eucharis, et même Calypso.

On peut penser que, pour venir à bout d’une aussi ardente nature et pour compléter une instruction aussi solide, une grande part avait été faite à l’enseignement religieux. Ecoutons une dernière fois Louville : « Je n’ai rien dit, dans tout ceci, de ce qui regarde l’éducation chrétienne qu’on leur donne, parce qu’elle est répandue sur le tout, et l’on songe bien plus à les rendre chrétiens par les sentimens vertueux qu’on leur inspire et l’éloignement de tous ceux qui pouvaient leur donner de mauvais exemples que par des pratiques extérieures et pénibles qui ne produisent ordinairement d’autres effets, chez tous les enfans qui en sont accablés, que de leur donner, pour le reste de leur vie, de l’éloignement, et quelquefois même de l’horreur pour la piété. » Ce programme était sage, et on y sent peut-être davantage l’influence de Fénelon que celle de Beauvilliers, un peu trop porté à outrer les pratiques de dévotion. Lorsque Fénelon eut été relégué à Cambrai, Louis XIV s’en inquiéta. Il interrogea Beauvilliers, en particulier sur la longueur des exercices de piété qu’il faisait faire au duc de Bourgogne. Le Roi craignait qu’il n’y entrât trop de mysticité. La réponse de Beauvilliers fut : « qu’il ne connoissoit qu’un Évangile, et qu’il croyoit devoir à son Dieu et à son Roy de ne rien négliger pour préparer un prince vertueux à la nation ; que l’on pouvoit savoir du duc de Bourgogne lui-même en quoi consistoient ses exercices de piété auxquels il étoit prêt de substituer le chapelet, si on le jugeoit plus convenable; que, pour fermer la bouche à ceux qui prétendoient que le jeune Prince perdoit son temps en servant Dieu, il osoit les défier de lui produire un seul exemple d’un prince qui à l’âge du duc de Bourgogne eût été aussi instruit qu’il l’étoit, et aussi versé dans toutes les connaissances relatives à son rang. » « Sire, ajouta Beauvilliers, votre Majesté m’a fait ce que je suis, elle peut me réduire à ce que j’étois. Dans la volonté de mon Prince je reconnoîtrai la volonté de Dieu. Je me retirerai de la Cour avec la douleur de vous avoir déplu et avec l’espérance de mener une vie plus tranquille[32]. »

Le Roi n’insista pas, et il eut raison, car si la dévotion du duc de Bourgogne put devenir plus tard un peu excessive, elle demeura toujours de nature excessivement saine. Dès son jeune âge, Fénelon l’avait nourri des meilleurs auteurs : les lettres choisies de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Ambroise, de saint Cyprien. Il ne proscrivait pas les Confessions de saint Augustin qui lui paraissaient avoir un grand charme « en ce qu’elles sont pleines de peintures variées et de sentimens tendres. » Mais il conseillait d’en passer les endroits subtils et abstraits. L’Histoire des variations lui semblait également bonne à lire. Mais il s’efforçait surtout de développer chez l’enfant la piété intérieure. La première communion des enfans n’était point alors entourée d’autant de solennité et de cérémonies qu’aujourd’hui. Dangeau, qui note le jour où le duc de Bourgogne mit pour la première fois des chausses, fait à peine mention de celui où il s’approcha pour la première fois des sacremens. Ce fut le jour de Pâques de l’année 1694, c’est-à-dire quand il avait douze ans. On avait cru devoir reculer sa première communion, «pour la lui faire acheter par des désirs redoublés, et, par des retardemens bien ménagés, accroître l’ardeur de ses désirs. » «Il fit à cette occasion, raconte l’abbé Proyart, une retraite de plusieurs jours, avant laquelle il voulut aller demander pardon au Roi et à Monseigneur des sujets de mécontentement qu’il leur avait donnés. Louis XIV lui dit en l’embrassant : « Je suis ravi, mon fils, des sentimens où je vous vois; je prie Dieu qu’il vous les conserve, je tâcherai de communier le même jour que vous[33]. » Et il le fit.

Le Père Martineau rapporte de son côté que le duc de Bourgogne passa la nuit qui précéda sa première communion dans une sainte impatience qui le réveilla plusieurs fois, et qu’au moment où il fit jour chez lui, sa joie éclata par des transports qu’on eut bien de la peine à réprimer. Le Père Martineau cite à ce propos une paraphrase du psaume LVII qui est l’œuvre du duc de Bourgogne, où les joies de la communion sont exprimées dans une langue touchante et forte. On a conservé le texte des paroles que lui adressa Fénelon en ce jour solennel. Elles sont courtes, mais dignes de la circonstance et de la personne.

Comme il arrive chez les enfans de nature consciencieuse, cet acte solennel produisit sur le duc de Bourgogne une impression non seulement vive, mais durable. Le sentiment religieux devint de plus en plus la règle de sa vie. Comme un jour Fénelon voulait lui faire avouer une faute qu’il avait commise, il lui demanda de lui dire la vérité devant Dieu. « Pourquoi me le demandez-vous devant Dieu? lui dit le prince avec emportement. Eh bien! puisque vous me le demandez ainsi, je ne puis pas vous désavouer que j’ai fait telle chose[34]. » A partir de cette date, la transformation qui s’était opérée chez le duc de Bourgogne frappa toute la cour : « Depuis la première communion de M. le duc de Bourgogne, écrivait Mme de Maintenon, nous avons vu disparaître peu à peu tous les défauts qui, dans son enfance, nous donnoiont de grandes inquiétudes pour l’avenir. Ses progrès dans la vertu étoient sensibles d’une année à l’autre. D’abord raillé de toute la cour, il est devenu l’admiration des plus libertins. Il continue à se faire violence pour détruire entièrement ses défauts. Sa piété l’a tellement métamorphosé que, d’emporté qu’il étoit, il est devenu modéré, doux complaisant. On diroit que c’est là son caractère, et que la vertu lui est devenue naturelle. »

Nous compléterons ces témoignages de cour, toujours un peu suspects d’exagération, par celui d’un étranger, l’envoyé extraordinaire de Brandebourg, Ezechiel Spanheim, dont une intéressante Relation de la Cour de France a été publiée, ces dernières années : « Le duc de Bourgogne est le prince de la plus grande espérance qu’il y ait jamais eu; qui, dans un corps délicat que l’âge peut rendre robuste, a un esprit d’une vivacité, d’une étendue et d’une ambition extraordinaire. Avec cette vivacité, il est taciturne, partie rare dans un même sujet. Non seulement il s’élève de lui-même à la connaissance de toutes les sciences, comme les langues, la philosophie, les mathématiques, mais, ce qui est important, à la connaissance de l’histoire ancienne et moderne, à la connaissance des secrets des princes, et fait la lecture de Tacite dans l’original latin, et, ayant la mémoire heureuse, fait des progrès surprenans dans tout ce qu’il veut apprendre. Il a méprisé tous les jeux, les divertissemens des enfans, pour s’enfermer dans son cabinet, enrichi d’une bibliothèque choisie, d’instrumens de mathématique, de cartes de géographie, de plans

[35] [36] de places fortes. Il passe plusieurs heures par jour à s’instruire de tout ce qu’un grand prince doit savoir. Il sait dessiner parfaitement. On prendroit presque pour des estampes ce qui part de sa plume : il sait lever des plans et les faire comme un ingénieur. Il est d’une humeur hautaine et fière, d’un abord fort peu prévenant. »


IV

Si sérieuse que paraisse à distance cette éducation, si contrainte qu’elle pût être entre l’étude et l’étiquette, dont l’étude ne dispensait pas, entre les leçons et les cérémonies de cour (à quatre ans le duc de Bourgogne avait dû entendre une harangue des ambassadeurs de Siam), elle avait cependant ses plaisirs. On est toujours disposé à croire que ces personnages du passé, dont les noms ne nous sont connus que par l’histoire, et dont il n’est resté ni lettres ni mémoires, vivaient d’une vie morale très différente de la nôtre. Involontairement, et surtout lorsqu’il s’agit des figures du grand siècle, on se les imagine plus ou moins guindés et immobiles sous leurs majestueuses perruques. En particulier, on se représenterait assez volontiers le duc de Bourgogne comme dompté et assagi dès son plus jeune âge, tout confit dans la dévotion et le travail, un jeune homme modèle, une sorte de chevalier Grandisson de l’histoire. Ce serait une erreur. Il était demeuré un enfant vigoureux, turbulent, ayant le goût et le besoin des exercices violens. Ses sages éducateurs n’avaient garde de lui refuser cette satisfaction. Nous avons vu avec quelle passion il faisait l’exercice, en mousquetaire gris ou noir. Les jeux militaires étaient évidemment de son goût. Une estampe qui est à la Bibliothèque nationale le représente jouant avec ses frères au royal jeu des fortifications. Ce jeu paraît avoir consisté à faire entrer des boules, en les poussant avec des queues, par l’étroite porte d’un petit fortin en carton disposé sur un billard. Au-dessous de l’estampe sont gravés ces vers :


Ces trois princes, jouans à ce jeu de la guerre
Nous présagent qu’un jour, par leurs faits inouïs,
Ils feront avouer au reste de la terre
Qu’ils sont les dignes fils du Monarque Louis.


De bonne heure se manifesta chez les jeunes princes, et surtout chez le duc de Bourgogne, un goût passionné, commun à tous les princes de leur maison, et qui dérive bien un peu de l’instinct de la guerre : celui de la chasse à courre. Par hygiène, et pour les accoutumer à de longues courses, on les forçait d’abord de suivre à pied la chasse du cerf dans la forêt de Fontainebleau, et ils couraient après les chiens jusqu’à perdre haleine. Puis on leur permit de monter à cheval. Dangeau note la première fois où le duc de Bourgogne accompagna ainsi Monseigneur, et où il assista à l’hallali du cerf. Ce n’est pas au reste qu’il dédaignât la fauconnerie ou la chasse à tir. De Fontainebleau il allait quelquefois avec ses frères assister à la volerie dans la plaine de Moret. La petite vérole s’étant déclarée à Versailles, Messeigneurs les petits princes, comme on les appelait souvent, furent par prudence envoyés à Noisy. Le duc de Bourgogne se prit de goût pour cet endroit. Pour lui complaire, le Roi y fit disposer une garenne forcée. Les jeunes princes y allaient parfois pour se livrer à la chasse au lapin. Louis XIV s’y rendait en promenade, et il prenait plaisir à voir tirer ses petits-enfans.

Les séjours de Messeigneurs les petits princes à Fontainebleau étaient pour eux un temps de vacances, où la chasse tenait plus de place que l’étude. Le voyage même était un plaisir, et les dérobait à la solennité un peu monotone de Versailles. Ils ne faisaient point route avec le Roi, mais s’y rendaient de leur côté et s’arrêtaient à moitié route, au Plessis, pour dîner et coucher chez Prudhomme, l’ancien barbier du Roi. On peut penser si ce devait être une fête pour ces enfans, de manger ainsi, sans grand ni petit couvert, peut-être loin de leur gouverneur et sous la seule surveillance du fidèle Moreau, chez le vieux serviteur auquel on donnait cette insigne marque de confiance. La soirée, dans cette modeste demeure, devait s’écouler pour eux plus gaiement que dans leur appartement de Versailles ou de Fontainebleau, et on les laissait probablement se coucher après neuf heures. De temps à autre on leur permettait également une petite excursion. Ils dînaient aux Tuileries, après avoir été visiter Notre-Dame et les Invalides. Un grand concours de peuple se pressait alors sur leur passage. Au mois d’août 1694, le cardinal de Furstenberg offrit au duc de Bourgogne et à ses frères, dans sa propriété de Berny, «une petite fête très agréable, et des divertissemens très conformes à leur âge[37]. » A Versailles même, ces divertissemens leur étaient quelquefois offerts par la sollicitude paternelle du Roi. Il est difficile de croire que ce fut pour son propre plaisir que Louis XIV permit à un joueur de gobelets, alors fort célèbre, de venir faire ses tours au palais, « durant une de ces longues soirées d’hiver, où, pour parler comme l’abbé d’Olivet auquel nous empruntons cette anecdote, l’ennui cherche à pénétrer dans Versailles. » La soirée fut marquée par un épisode divertissant. Le joueur de gobelets s’avisa qu’un des assistans, — c’était encore le pauvre abbé Genest, — avait sa toilette en désordre, et qu’un bout de sa chemise pendait hors de ses chausses. Il le fit approcher, sous un prétexte, et appliquant sa main là où pendait la chemise, il feignit de retirer un gobelet en disant : « Monsieur l’abbé, comment avez-vous pu garder si longtemps dans vos chausses ce verre qui devait bien vous gêner? » « Jamais, ajoute l’abbé d’Olivet, le Roi n’a ri de si bon cœur, et c’est un trait à mettre dans son histoire, car il me paraît édifiant qu’un si grand roi ait ri, du moins une fois en sa vie, de ce rire naturel qui est le partage de l’innocence champêtre[38]. » Le duc de Bourgogne dut rire également de bon cœur, car l’abbé Genest s’étant, au bout de peu de jours, présenté à son lever, il lui remit une caricature de sa main qui rappelait l’aventure. L’abbé eut la bonne grâce de la prendre et d’y répondre par de jolis vers.

Les cérémonies de la cour offraient quelquefois au duc de Bourgogne l’occasion de prendre part à des divertissemens plus conformes à son rang. En 1692, aux fiançailles du duc de Chartres avec Mme de Blois, il mena le branle, comme on disait alors, avec Mademoiselle, la sœur du fiancé. Ce fut son premier bal. Quelques jours après, il menait encore la duchesse de Chartres elle-même. Il avait sans doute pris goût à la danse, car, le dernier jour du carnaval de 169(, il assista à un bal de masques chez Monseigneur. Il fallut même que Beauvilliers se masquât pour l’accompagner : « Cela ne convenoit, fait observer Sourches, à la gravité d’un ministre, ni à la piété dont il faisoit profession; mais, avec les princes, il y a certaines choses qu’il faut résoudre malgré ses propres inclinations et malgré les bienséances[39]. » Il n’était plus possible, en effet, de traiter le duc de Bourgogne tout à fait en enfant, car il approchait de sa majorité. Il allait avoir treize ans. Louis XIV se complaisait à voir ainsi grandir celui qu’il croyait devoir être son héritier. « À son dîner, rapporte Dangeau, il nous parla avec plaisir sur ce que M. le duc de Bourgogne sera majeur dans six jours ; qu’il n’y avoit point de minorité à craindre en France, et que depuis la monarchie, on n’avoit point vu tout à la fois le grand-père, le père et le petit-fils en âge de gouverner[40]. » Quelques mois auparavant, pour marquer qu’il considéroit le duc de Bourgogne comme sorti de l’enfance, il l’avoit fait chevalier du Saint-Esprit. Par un privilège des fils de France, le duc de Bourgogne, comme son frère le duc d’Anjou, portait le collier depuis sa naissance. Mais, pour être chevalier avant vingt ans, il fallait une dispense d’âge. La cérémonie eut lieu le 22 mai 1695, jour de la Pentecôte. Le duc de Bourgogne et le duc d’Anjou furent reçus en même temps. Le duc de Berry ne put pas l’être parce qu’il n’avait pas encore fait sa première communion. Il en témoigna beaucoup de mauvaise humeur. La veille de la cérémonie, les deux jeunes princes avaient répété leurs révérences dans la chapelle du Palais : « Le jour même, quand ils furent arrivés dans la chapelle, et que tous les chevaliers eurent pris leur place, ils se mirent entre le prie-Dieu du Roi et l’autel, sur deux sièges qu’on leur avoit mis auprès du dais. Après la messe, le Roi les reçut chevaliers. Monseigneur et Monsieur les présentèrent ; ils firent toutes leurs révérences de fort bonne grâce et sans être embarrassés de leur grand manteau[41]. » À partir de ce jour, le duc de Bourgogne ne communia plus qu’en collier et en grand manteau.

À cet âge incertain, parfois si ingrat, parfois si charmant, qui conduit de l’adolescence à la jeunesse, sous quel aspect cet adolescent, cet éphèbe apparaissait-il aux yeux qui de tous les côtés se fixaient sur lui ? Demandons-le d’abord au maître peintre, à Saint-Simon. Bien que le portrait soit postérieur de quelques années, certains traits du visage ne changent point. « Il étoit plutôt petit que grand, le visage long et brun, le haut parfait avec les plus beaux yeux du monde, un regard vif, touchant, frappant, admirable, assez ordinairement doux, toujours perçant et une physionomie agréable, haute, fine, spirituelle, jusqu’à inspirer de l’esprit… ; des cheveux châtains, si crépus et en telle quantité qu’ils bouffoient à l’excès ; les lèvres et la bouche agréables. » Certains défauts de la figure, le nez un peu trop long, la mâchoire supérieure avançant un peu trop devaient s’accentuer avec l’âge. Mais de ce portrait on peut conclure qu’à quatorze ans, il devait être charmant. De bonne heure, il est vrai, sa taille avait un peu tourné, et l’une de ses épaules était devenue plus forte que l’autre. On attribuait ce défaut de conformation à l’ardeur trop grande avec laquelle, au sortir des mains des femmes, il s’était appliqué à écrire et à dessiner. Le collier et la croix de fer qu’on lui fit porter souvent, rien n’y fit. Mais dans sa première jeunesse, cette disproportion entre les deux épaules ne s’était probablement pas accentuée au point de le rendre légèrement boiteux, ainsi qu’il devait l’être plus tard, et comme il avait les plus beaux pieds et les plus belles jambes, qu’après le Roi on eût jamais vus à personne (beauté que le costume du temps rendait importante), la tournure et la prestance ne pouvaient manquer d’être aussi agréables que la figure. Ce que d’ailleurs le portrait de Saint-Simon ne saurait rendre, c’est le contraste qui devait exister entre le regard vif et touchant, où se trahissait toute l’ardeur, l’impétuosité, la tendresse de sa nature, et la gaucherie ingénue de son âge, que devait accroître encore chez lui la tension perpétuelle de la volonté en lutte avec la nature. De là peut-être cette apparence hautaine et fière, et cet abord fort peu prévenant que lui reprochait Spanheim, mais sous lesquels un observateur plus sagace aurait pu démêler le bouillonnement des passions refrénées par la conscience. Ce qu’on devine chez un être jeune et qui s’ouvre à la vie offre parfois plus d’intérêt que ce qu’on voit, et un peu de contrainte ne nuit point à l’attrait, surtout si, derrière cette contrainte, on devine un caractère. « Les premiers jours du printemps, a dit Vauvenargues, ont moins de grâce que la vertu naissante d’un jeune homme. » Plus d’une ambition, quel qu’en fût le mobile, s’efforçait assurément déjà de déchiffrer l’énigme de cette nature, et tournait ses yeux vers ce jeune astre levant. Au bas d’un portrait équestre qui date de ces années de sa vie nous avons relevé ces vers où se trahit la curiosité un peu maligne du public :


Fils aîné du Dauphin, plus beau que n’est le jour,
Déjà vous commencez à vous faire connaître,
Car de jeunes beautés qui brillent à la cour,
Soupirent tendrement en vous voyant paraître.


De quel œil lui-même regardait-il ces jeunes beautés auxquelles Louis XIV, alors qu’il avait le même âge, faisait déjà place dans sa vie? Rien ne trahit qu’il en ait jamais distingué aucune. « On ne l’a point vu, écrit le Père Martineau, sujet aux vices où la jeunesse engage ordinairement, surtout au milieu de tout ce que le monde peut avoir de plus agréable. C’était une pudeur extrême dans tout son extérieur. Toujours modeste dans ses regards, toujours réservé dans ses paroles, il gardait une conduite parfaitement conforme à la maxime que Tertullien donnait aux fidèles de son temps : il ne suffit pas d’être chaste, il faut le paraître... Un des seigneurs qui Font vu le plus souvent et le plus près a cru pouvoir m’assurer que la retenue des dames les plus vertueuses n’égalait pas celle du jeune prince[42]. » Ce n’est pas, Saint-Simon nous Fa dit, qu’il fût inaccessible de nature aux sentimens divers que les dames, vertueuses ou non, peuvent inspirer. Mais son précepteur lui avait appris qu’on ne pouvait, sans péché, aimer qu’Antiope, et c’était pour Antiope qu’il se réservait. On n’a pas oublié avec quelle joie il reçut le portrait de la jeune princesse de Savoie et le faisait admirer par Barbézieux[43]. Le bruit de cette joie dut se répandre dans le public, car plusieurs estampes le représentent contemplant le portrait de la princesse. Au bas de l’un de ces portraits est gravé ce vers de Virgile[44] :


... stupet, obtutuque hæret defixus in uno.


Sans doute il devait songer au modèle encore plus souvent qu’il ne regardait le portrait. On peut donc aisément s’imaginer quels sentimens divers d’émotion, d’anxiété, d’attente faisaient battre ce jeune cœur le jour où, sur la route de Nemours à Fontainebleau, escorté de son gouverneur, il attendait sa fiancée. On se rappelle que, voyant approcher le carrosse, il oublia l’étiquette, et qu’échappant à Beauvilliers, il courut cent pas au-devant. C’était le premier entraînement auquel il eût jamais cédé.

Voilà le jeune prince et la jeune princesse enfin réunis. Nous aurons maintenant à les suivre à Fontainebleau et à Versailles,


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Mémoires de Sourches, t. III, p. 137.
  3. Dangeau, t. II, p. 449.
  4. Lettres de Mme de Sévigné. Collection des Grands Écrivains de la France, t. IX, p. 170.
  5. Vie du Dauphin, père de Louis XV, par l’abbé Proyart, t. Ier, p. 70.
  6. Édition Boislisle, t. II, p. 410.
  7. Sourches, t. III, p. 137.
  8. Œuvres de Fénelon. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 393. Lettre au marquis Antoine de Fénelon, sans date. Cette édition, dite de Saint-Sulpice, publiée à Paris en 1850, est celle dont nous nous servirons, comme étant la plus récente et la plus complète.
  9. Mémoires de Saint-Simon. Édition Boislisle, t. II, p. 338-341.
  10. Bibliothèque nationale. Recueil Clairambault, Fonds français, 12 688, t. III.
  11. Lettres inédites de Fénelon, publiées par l’abbé Verlaque, p. 7.
  12. Éducation des filles, de Fénelon, précédée d’une introduction, par Oct. Gréard, de l’Académie française, vice-recteur de l’Académie de Paris ; librairie des Bibliophiles, Paris, 1890. La première édition de l’ouvrage est de 1687.
  13. Lettres de Mme de Sévigné des 2 août et 11 septembre 1689. Collection des Grands Écrivains de la France, t. IX, p. 170 et 201.
  14. Œuvres de Bossuet, t. XLII, p. 578.
  15. Sur l’authenticité et la date de cette lettre, et sur la question de savoir si elle a été remise à Louis XIV, comme au reste sur plusieurs points de la vie et du caractère de Fénelon, on peut consulter avec fruit la Vie de Fénelon, écrite par M. Paul Janet pour la Collection des Grands Écrivains de la France.
  16. Mémoires, édition Chéruel, 1873, t. VII, p. 370-376; t. IX, p. 209-227. Addition au journal de Dangeau, t. XIV, p. 90-99. Collections sur feu monseigneur le Dauphin. (Revue des questions historiques, juillet 1880.) On doit la publication de ce dernier portrait, qui était demeuré inédit, à M. A. de Boislisle.
  17. Vie du Dauphin, père de Louis XV, par M. l’abbé Proyart, t. I, p. 11-14.
  18. Recueil des vertus du duc de Bourgogne et ensuite Dauphin, pour servir à l’éducation d’un grand prince, par le Père Martineau, son confesseur; Amsterdam, MDCCXIII, p. 138.
  19. Portrait de Louis de Bourgogne, puis Dauphin, par Claude Fleury.
  20. Nous voulons parler d’une correspondance entre le duc de Bourgogne et Beauvilliers, dont la publication prochaine a été annoncée par une remarquable introduction de M. le marquis de Vogué, si compétent dans les choses du XVIe siècle, et auquel on doit déjà les intéressantes études sur Villars publiées par la Revue.
  21. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 519.
  22. Proyart, t. I, p. 14.
  23. Lettres galantes, t. I, p. 272.
  24. Portrait de Louis, duc de Bourgogne, puis Dauphin, p. 2.
  25. Œuvres complètes, t. VII, p. 517-518.
  26. Lettre de l’abbé Pouget, citée par M. Paul Mesnard dans son intéressante Notice biographique sur La Fontaine. — Collection des Grands Écrivains de la France, p. 199.
  27. Lorsque La Fontaine mourut, le duc de Bourgogne tourna sur sa mort une petite élégie en prose latine (on ne lui laissait pas faire de vers) d’un assez joli sentiment, qu’on trouve également dans les œuvres de Fénelon.
  28. Œuvres complètes, t. VIII, p. 123.
  29. Œuvres complètes, t. VI, p. 630. Lettre sur les occupations de l’Académie.
  30. Œuvres complètes. Fragmens d’un mémoire sur les araires du jansénisme et sur quelques autres affaires du temps, t. VII, p. 664.
  31. Histoire de Fénelon, t. III, p. 43.
  32. Proyart, t. I, p. 72.
  33. Proyart, t. I, p. 52.
  34. Lettre de Fénelon au Père Martineau, Œuvres complètes, t. VIII, p. 123.
  35. Proyart, t. I, p. 52. Proyart ne dit pas à qui cette lettre de Mme de Maintenon aurait été adressée.
  36. Relation de la cour de France. Appendice, p. 390. Sur la date de ce portrait et sur la question de savoir s’il est bien de Spanheim et s’il ne serait pas plutôt d’Erizzo, l’ambassadeur vénitien, consulter la savante introduction de M. Schefer, p. 49.
  37. Dangeau, t. V, p. 55 et passim.
  38. Histoire de l’Académie, par Pellisson et d’Olivet, t. II, p. 379.
  39. Mémoires du marquis de Sourches, t. IV, p. 427.
  40. Dangeau, t. V, p. 251.
  41. Ibid., p. 209.
  42. Recueil des vertus, etc., p. 131.
  43. Voir la Revue du 1er juin 1896 et la lettre de Barbézieux à Tessé.
  44. Enéide, t. I, v. 495.