Le faiseur d’hommes et sa formule/IX

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Librairie Félix Juven (p. 174-187).

IX

La première chose qui me frappa, c’est que l’admirable silence qui d’ordinaire régnait sur la campagne, à cette heure surtout, n’existait plus. On eût dit que des milliers de petites cisailles, d’ailleurs invisibles, tailladaient, hachaient l’air, unissaient leurs voix crissantes en une modulation continue, tremblée, qui embrassait tout l’espace.

De l’endroit où nous étions, nous dominions le tapis en pente des plantations de thé et de café, dont les gradins remontaient le long de la route, conduisant à la Table d’Argent. Au pied de ce tapis ondulait la ligne basse des rizières. C’est de ce côté-là que venait le bruit. Nous nous y rendîmes par un sentier de traverse.

— Combien pensez-vous qu’il y ait d’Immondes, là-bas, dans le Sud ? me dit le savant tout à coup.

J’hésitai, une absurde fausse honte me prenait à la gorge, la même qui m’avait empêché de dire toute la vérité à M. Moustier, le trac du gamin qui ayant bouleversé un nid de guêpes, n’ose pas se plaindre d’elles au propriétaire de l’arbre. Cependant, un obscur pressentiment me poignait depuis la veille, de je ne sais quelle possibilité funeste que je devais conjurer en parlant. De sorte que je me décidai cette fois.

— Ils sont bien cinq mille… peut-être dix mille… peut-être même davantage.

M. Brillat-Dessaigne parut abasourdi. Sa surprise, toutefois, fut à peine perceptible pour moi, tellement cet homme avait d’empire sur soi. Quelques secondes de silence, et il reprit de sa voix la plus ordinaire.

— Alors il est évident qu’ils se sont reproduits à la façon des animaux inférieurs.

— Comment expliquer ce fait chez des êtres aussi élevés en organisation, presque humains sous certains rapports ?

— Cela ne peut s’expliquer que par les théories biochimiques dont je vous parlais tantôt. À l’état embryonnaire, ces monstres ont dû bénéficier d’une évolution considérablement accélérée, par nos réactions chimiques d’abord, ensuite par les influences dynamiques combinées du radium et de la foudre. D’autres influences biomécaniques ont pu agir ; je viens de vous dire que les chocs et les variations atmosphériques ont une répercussion manifeste sur l’embryogénèse. Nous nous trouverions donc en présence d’êtres qui tout en usurpant les avantages morphologiques d’une espèce bien plus évoluée que la leur, sont restés adaptés aux conditions organiques du type humble d’où ils procédaient. Et remarquez que cette explication est tout à fait conforme à la théorie phylogénétique, — mettons biologique pour ne pas multiplier inutilement les mots barbares — qui nous montre partout le plus grand progrès évolutif réalisé par le retard de la sexualité. Les Purs n’ont obtenu l’intensité d’évolution qui a fait d’eux des hommes parfaits qu’au prix de la suppression totale du sexe. De même l’évolution rapide des Immondes coïncida avec la stagnation de leur modalité sexuelle grossière, à peine ébauchée. Ceux-ci sont donc, somme toute, et selon la formule la plus concise, des êtres très évolués adaptés à des gestes fonctionnels très arriérés. Alors… hésita le savant en levant sur moi un regard gêné comme si malgré tout il ne se sentait pas tout à fait en sécurité derrière son rempart d’hypothèses. Et il se tut.

— Et les petits céphalopodes qui jouent aux sauterelles en ce moment ? essayai-je de plaisanter, que faut-il penser d’eux ?

— Peuh ! ceux-là c’est bien des mollusques, des poulpes, des poulpes de laboratoire s’entend. Au début de nos expériences c’est avec nos réactions les plus simples que nous obtenions ces animaux au type assez compliqué. Pourquoi ? je ne l’ai jamais su, pas plus que je ne sais comment ils se sont adaptés à la vie terrienne, ni surtout où ils ont pu se cacher jusqu’à présent ? Au fur et à mesure qu’ils sortaient de l’urne matricielle nous les replacions dans la couche de Bathybius du réservoir. Après la tempête électrique nous ne les avons pas revus. Moustier qui est, lui, un partisan convaincu de ma théorie des adaptations rétrogrades, a émis l’idée que les survivants, dissimulés dans le fond de la cuve, avaient pu subir, un temps donné, le phénomène d’enkystement qui s’observe chez certains infusoires. C’est possible, mais il est possible aussi qu’ils aient simplement émigré dans le sud de l’île à la suite des Immondes vers qui les attirait l’instinct mystérieux des homologies. Ils se sont reproduits ensuite par bourgeonnements ou scissiparité, c’est-à-dire selon la modalité organique du stade par où ils avaient passé dans nos cornues, modalité qu’ils retrouvaient par adaptation rétrograde, les nécessités de la vie exigeant qu’ils multipliassent rapidement, tout comme les Immondes. Peut-être ceux-ci les ont-ils domestiqués plus tard et tenus en charte privée, soit pour leurs qualités comestibles, soit pour toute autre raison… Peu importe au reste, puisque rien de tout cela ne nous explique pourquoi ces pieuvres dégénérées et… désaffectées, si vous me permettez ce mot impropre mais amusant, viennent aujourd’hui ravager nos plantations.

— Peut-être, risquai-je non sans quelque intention, pourrait-on interroger les deux Purs internés à la station ? il y a des chances pour qu’ils connaissent au moins les mœurs de ces bêtes ?

— Nos deux prisonniers ! des souches, mon cher monsieur, jamais je n’ai pu leur tirer une parole, jamais je n’ai pu obtenir d’eux le moindre renseignement, soit sur eux-mêmes, soit sur les Immondes ; aussi me disposais-je à partir en exploration dans le sud quand vous êtes arrivé… Je crois en réalité que ces gens-là me craignent comme la peste, comme Israël craignait Jéhovah, ajouta-t-il en riant.

En même temps il plongeait le bras dans les tiges hautes de la rizière :

— Ha ! ha ! en voici un qui va payer pour les autres, en attendant les représailles en grand.

Sa main droite reparut, poignant un poulpe qui se mit à dégorger un flot d’encre.

— Il ne lui manquait plus que cette propriété-là, s’écria le savant, — puis, me montrant l’affreux bec de perroquet fiché dans la bouche hideuse — « tenez, c’est avec cela qu’ils font le bruit de cisailles que vous entendez — ça couperait, je parie, la plus forte canne à sucre — et c’est bien les mandibules de la pieuvre classique. Leur tronc cependant rappellerait plutôt celui du phrynosome, une sorte de saurien au faux air de crapaud dont j’ai disséqué jadis un échantillon assez rare provenant d’Amérique. Vous remarquerez, au reste, que la plupart des tentacules se sont transformés en organes rudimentaires de locomotion… C’est égal, je ne suis pas fier de mon œuvre, et la preuve…

D’un geste dégoûté de la main gauche il arracha la tête du poulpe, et jeta loin de lui les deux tronçons encore palpitants. Presque instantanément nous nous vîmes entourés par une douzaine de ces monstres qui dégorgeaient sur nos brodequins le fuligineux contenu de leurs siphons à encre. Quelques ruades énergiques nous débarrassèrent d’eux.

— La peste soit de ces animaux ! se mit à ronchonner le savant tandis que nous accélérions le pas ; ils sont aussi intelligents que des guêpes… peut-être davantage… heureusement leur encre est-elle inoffensive… (et se retournant vers moi) on n’en pourrait toujours dire autant de la vôtre, messieurs les écrivains.

Je ne relevai pas cette bénigne facétie. Aussi bien commençait-on à ne plus s’entendre. Le sentier que nous suivions montait à travers les plantations supérieures et rejoignait finalement la route de la Table d’Argent à trois ou quatre kilomètres environ de la Résidence. Le crissement des poulpes occupés à faucher les jeunes pousses des théiers, des caféiers ou des cannes à sucre, emplissait l’espace maintenant à gauche et à droite de la route, tout le long des gradins vert disposés en amphithéâtre autour de la paroi rocheuse où s’inscrivait la petite rade. Il s’y mêlait un piaillement infernal provenant du pied même de la station et dont la sonorité exceptionnelle de l’atmosphère, un peu de vent aussi, décuplait l’intensité. M. Brillat-Dessaigne, très nerveux, eut un plissement de lèvres ironique :

— C’est au moins notre portier qui s’amuse à faire endèver sa ménagerie au lieu de s’occuper utilement contre un fléau dont ses pensionnaires seront peut-être les premières victimes.

Mais on calomniait le brave Alsacien. Comme nous émergions d’un bouquet de bananiers, nous l’aperçûmes au centre d’un champ de thé, juché dans une de ces cages aériennes, — simple lattis de roseaux couvert mais non clos et supporté sur quatre perches — universellement répandues dans les îles de la Sonde et d’où l’on manœuvre à l’aide de ficelles toute une série d’épouvantails destinés à effaroucher les oiseaux, épouvantails se composant généralement d’une gaule au sommet de laquelle tournoient une ou plusieurs feuilles de palmier. Le malheureux actionnait ces appareils à tour de bras, tout en hurlant de terreur, en dépit des exhortations et des railleries d’un groupe de spectateurs parmi lesquels je reconnus ma femme et M. Moustier. Le groupe se porta à notre rencontre, et j’en profitai pour présenter Yvonne à M. Brillat-Dessaigne qui la complimenta sur sa vaillance et sa belle humeur. Dans le même temps un fort contingent de coolies se ruaient à travers les plantations, armés de fléaux à battre le blé dont ils se servaient pour assommer les poulpes à la douzaine ; mais on eût dit que quelque mystérieux et inépuisable déversoir comblait au fur et à mesure les vides survenus dans leurs rangs, car ni le crissement ni l’immonde reptation parmi les pousses vertes ne diminuaient. Dans l’espace maintenant dénudé qui s’étendait au pied de la cage aérienne c’était comme une prodigieuse marée grise qui ondulait entre les perches de bambou. D’un moment à l’autre celles-ci pouvaient être coupées, et le malheureux portier serait alors précipité à terre ou plutôt sur la masse grouillante et baveuse des poulpes qui ne manquerait pas de le houspiller et de le tatouer de la belle façon.

— Mais descendez donc de là, grand poltron, lui cria M. Brillat-Dessaigne, ou sinon il va vous en cuire.

— D’autant, enchérit Moustier, que ce que vous faites est complètement inutile… Tous les jeunes arbustes y ont passé, il n’en reste pas un debout, et quant à mater ces sales bêtes par la terreur il n’y faut pas songer, surtout avec des engins pareils.

Le savant chimiste paraissait réfléchir.

— Il est évident, déclara-t-il, qu’un moyen énergique seul est capable de nous débarrasser d’elles… un moyen énergique et radical.

— L’ébouillantage ? insinua Moustier.

— J’y avais songé ; on pourrait détourner le cours d’une de nos sources d’eau chaude ; elle nous aiderait en tout cas à déblayer les cadavres et à les charrier vers la mer ; mais il faut d’abord faire passer à ces enragés le goût du thé, si j’ose risquer cette locution imagée.

— L’acide sulfurique alors, proposa Moustier.

— Toutes nos cultures seraient perdues et pour longtemps. Non, si je m’en rapporte au résultat de certaines expériences anciennes de Claude Bernard, l’éther suffira… d’autant que l’acide sulfurique nous est d’un usage trop précieux et trop constant pour le gaspiller.

— Bah ! nous avons une centaine de bonbonnes de vitriol dans les caves.

— Nous avons tout autant d’éther… et l’éther ne détruit rien et nous est moins utile… par conséquent… Faites apporter une bonbonne d’éther, un baquet d’eau à demi plein, et la pompe à bras… je me charge du reste.

Les ordres du savant furent exécutés avec une telle rapidité que moins de dix à vingt minutes après la pompe à bras fonctionnait projetant sur les poulpes un mélange d’éther et d’eau dont le jet en éventail eut tôt fait de faire le vide dans l’aire de ses rayons.

Tous les poulpes qu’atteignait la douche ou qui se trouvaient seulement dans son voisinage se rétractaient et se décoloraient instantanément, leur couleur gris-cendre tournant à une teinte absinthe qui, dans la plupart des cas, coïncidait avec la mort ou du moins avec une anesthésie complète du sujet.

Les fléaux et les pelles des coolies achevèrent la besogne. Les survivants furent refoulés et culbutés le long de la pente. On les vit, masse poisseuse de grappes agglutinées et à peu près inertes, rebondir en cascade d’un gradin à l’autre jusqu’au pied de la falaise où le torrent d’une source chaude déviée les entraînait à la mer.

Nous rentrâmes tous à la Résidence par le grand portail donnant sur la grève. Debout, au milieu de sa basse-cour, le portier qui nous avait devancés, se tordait les bras de désespoir.

Trébuchantes, à demi aveugles, les plumes hérissées et souillées, ses volailles barbotaient dans une mare d’encre au milieu de laquelle gisait le cadavre de son sapajou familier.

— Fricassée, la pauvre bède, hurlait-il, fricassée, gramsie, ils lui ont tortu le cou, les sauvaches, — et Maria donc ?… blus de Maria, bas seulement ce qui me tientrait dans le goin de l’œil… ils l’ont pouffée… la bauvre innocente… je vous dis qu’ils l’ont pouffée… Et il trépignait de rage, en girant comme un derviche tourneur.

— Mais qui donc… qu’est-ce qui a fait ça ? interrogea M. Brillat-Dessaigne.

— Est-ce que che sais moi !… les poulbes bropaplement.

— C’est impossible… déclara Moustier. Pour le sapajou, passe encore, mais Maria !… jamais ils n’auraient eu raison d’une aussi grosse pièce.

— N’embèche qu’elle est disbarue… Qui sait ! il y a beut-être d’autres vermines ici, plus redoutables que ces boulbes… Quand je suis entré, ch’ai ententu gomme un ronflement… et ch’ai cru voir une grosse ompre qui filait par-tessus le mur…

Bouleversée, Yvonne m’avait tiré à l’écart :

— La situation devient trop alarmante pour que nous ne mettions pas nos hôtes sur leurs gardes… Pour moi les Immondes nous ont suivis à la piste depuis notre départ du Val… et c’est eux les véritables instigateurs de toutes ces déprédations.

— C’est bien possible. En tout cas ne tarderons-nous pas à savoir à quoi nous en tenir, puisque c’est demain que les Purs doivent revenir à la Table d’Argent pour connaître le résultat de ma mission. Ils nous donneront sûrement le mot de l’énigme.

Ma réponse ne parut guère rassurer ma femme, d’autant qu’elle était fixée depuis peu sur l’inanité de la mission elle-même et qu’elle prévoyait un revirement dans les bonnes dispositions de nos amis. Comme elle insistait, je me mis en devoir de déférer à son désir, mais les deux savants venaient de s’éloigner et j’appris qu’ils s’étaient enfermés dans leur laboratoire jusqu’au lendemain.

— Allons, le sort en est jeté, déclara Yvonne sur le ton du plus vif désappointement. Dieu seul sait quand nous pourrons quitter cette île maudite.

Dans la soirée nous nous rendîmes comme d’habitude au bord de la rade pour y jouir des merveilleuses pyrotechnies du couchant. Mais le ciel demeura maussade par hasard, et ce qui acheva de nous impressionner fâcheusement, ce fut de voir passer, à la tombée de la nuit, l’épique portier suivi d’une escouade de coolies qu’il guidait vers le yacht. Fantomal, les cheveux au vent, un pyjama flottant sur ses quilles maigres, il gesticulait et hurlait sans discontinuer, et nous entendîmes ces lambeaux de phrase égrenés au vent de la mer :

— C’est du plomb qu’il faut envoyer à ces ortures… donnerre te tieu… oui, c’est du plomb qu’il faut leur tonner à pouffer… mais allez donc faire gomprendre quelquejose à des savants… chissdreck oun’ schmüssbârieundess[1]… moi, j’vas leur mondrer ce qu’c’est qu’un ancien pondonnier… j’vas chercher la midrailieuse et une ponne touzaine de flincots… et rira pien gui rira le ternier…

— Entends-tu ce grand fou ? dis-je en badinant à ma femme.

Mais son front ne se dérida point et elle répondit :

— Un fou dont l’inspiration, à cette heure, pourrait bien avoir quelque chose de providentiel.

  1. Intraduisible en français.