Le faiseur d’hommes et sa formule/X

La bibliothèque libre.
Librairie Félix Juven (p. 188-198).

X

— Et maintenant je vous écoute, prononça M. Brillat-Dessaigne quand nous nous retrouvâmes, le lendemain, à l’heure convenue, assis l’un en face de l’autre à son bureau.

— Savez-vous, fis-je alors, à quoi j’ai songé depuis ce que vous m’avez dit de la façon dont furent élevés les Purs ? à ceci, c’est que, sciemment ou non, votre botaniste a pastiché la vieille théogonie biblique, enfermé l’avenir des Purs dans une sorte de genèse décalquée sur celle de la Bible, avec un paradis sans Ève où le rôle de l’arbre de science, du fruit défendu, était représenté par le Livre, c’est-à-dire par la lecture, le don de lire, la faculté de s’instruire. De sorte qu’aujourd’hui ils se trouvent exactement placés par rapport à vous dans la situation du premier homme de la genèse vis à-vis du Dieu chrétien.

— Du premier homme avant la faute, oui, et croyez bien que l’analogie, le parallélisme si vous voulez, des deux situations, ne m’a pas échappé. C’est même pour ne rien modifier à un ordre de choses dont le bouleversement subit après la mort du botaniste, pouvait avoir les plus graves conséquences, que j’ai singé, à mon tour, le dieu catholique en me rendant invisible et inaccessible le plus possible. Comme d’ailleurs la foi est corrélative de l’absence de culture intellectuelle, j’ai maintenu les Purs dans l’ignorance et les superstitions. Heureux les pauvres d’esprit, n’est-ce pas ? Pour demeurer heureux, il fallait ni qu’ils approchassent l’arbre de science (le livre) ni qu’ils eussent aucun commerce avec les divins, c’est-à-dire avec l’humanité passionnelle, dont les séparait leur physiologie même. Un point c’est tout.

M. Brillat-Dessaigne avait dit cela avec un flegme profond prouvant qu’il ne savait pas du tout encore où j’en voulais venir.

— Non, ce n’est pas tout, car supposez maintenant qu’un des Purs, un de ces hommes si bien ligotés dans votre genèse postiche, le plus intelligent comme de juste, ait voulu, à l’encontre de toute prévision, goûter quand même à l’arbre de science, supposez qu’il soit parvenu, au prix de la plus louable persévérance, à apprendre à lire, qu’adviendra-t-il ? Cet homme, heureux peut-être jusque-là selon la formule proposée par vous, cessera de comprendre le but et l’utilité de son existence. Il voudra connaître l’amour, ce verbe prestigieux sur quoi repose toute la vie des autres hommes, il voudra goûter aux joies et aux tristesses sacrées attachées aux manifestations de l’instinct sexuel, à tous les frissons de la chair en joie, à toutes les magies, à toutes les affres du Désir et de l’Assouvissement. Et alors cet homme viendra à vous, son Père, son Dieu, et, dans sa naïve et touchante ignorance, vous tenant pour un Démiurge omnipotent, il vous demandera de lui donner les organes qui lui manquent et qui doivent faire de lui l’égal des divins, l’égal de cet Adam de la Bible qui préféra être damné et chassé du Paradis plutôt que de ne point connaître les joies à lui promises par les lèvres d’Ève.

M. Brillat-Dessaigne, cette fois, m’avait suivi avec un intérêt intense. Mes derniers mots provoquèrent un haussement d’épaules imperceptible tandis que l’éclair d’une émotion passait sur ses traits, puis il dit en souriant sans malice :

— Eh bien, nous voilà, propres. Si j’ai bien compris votre apologue, un Pur aurait appris à lire, aurait révélé à ses frères la véritable humanité, la pitoyable humanité sexuelle, et ces malheureux — car dès lors ils l’étaient — vous auraient chargé, vous qui passiez, de me soumettre leurs doléances, d’intercéder auprès de moi, leur Démiurge comme vous dites, afin d’obtenir que je corrige mon œuvre, que je fasse d’eux des êtres semblables à nous… Remarquez que le plus ennuyeux de l’affaire c’est qu’il me paraît impossible de leur faire comprendre que ce qu’ils me demandent n’est pas en mon pouvoir.

— C’est bien ce que je pensais.

— Comment leur expliquer, en effet, qu’ils sont simplement des produits chimiques, si j’ose dire, c’est-à-dire les résultats d’une série de réactions très compliquées où je ne suis pour rien. Car j’ai pu provoquer ces réactions et en diriger la marche, mais mon intervention s’est bornée là, et pour cause. Le véritable créateur des Purs c’est donc la Chimie, et non pas moi. Or la Chimie ressemble à la nature en ce sens qu’elle ne peut rien ajouter à un organisme vivant. Au reste, si les Purs étaient des enfants de la nature, s’ils représentaient comme nous l’aboutissement de plusieurs milliers de générations intellectualisées, ils comprendraient tout seuls, mais ce sont des êtres artificiels, sans racines dans le passé humain, sans héritage mental, sans mémoire atavique, des êtres aussi complètement neufs que l’était le symbolique Adam lui-même… Alors ?

— Je reconnais que le dilemme est embarrassant… Car toutes sortes de considérations vous forcent à continuer de jouer le rôle du Dieu biblique inaccessible et inexorable dont on vous a affublé. Vous ne céderez pas parce que vous ne pouvez pas céder, et vous ne pouvez même pas, sans déchoir — puisqu’ils ne comprendraient pas — leur expliquer pourquoi vous ne pouvez pas. N’empêche que vous voilà en présence d’un groupe d’êtres qui vous reprochent de les avoir rendus malheureux en leur refusant systématiquement ce par quoi nous autres nous reprochons au Dieu biblique de nous avoir damnés : l’amour !

— N’est-ce pas ! s’écria M. Brillat-Dessaigne, heureux de souligner un trait qui l’absolvait.

Un court silence passa, puis il reprit : « Tout cela est ridicule… On ne s’explique pas chez ces simples la recherche de sensations inéprouvables, de sensations pour lesquelles ils n’ont pas de clavier ? Ils ignorent les tempêtes passionnelles qui nous agitent. L’obscure folie d’étreindre et de se pâmer qui hante l’homme depuis l’origine des mondes, ils ne la connaissent point. Vous savez ce qu’est la volupté : un frisson que nous délègue la création, que dis-je, c’est la création même, depuis les âges les plus reculés, qui revit et qui remeurt en nous, l’espace d’un éclair, le temps strict que dure ce frisson.

Or, pour être apte à le ressentir, il faut être issu de la nature et non point d’une vaine formule chimique ; il faut être comme nous, des impulsifs c’est-à-dire des êtres sans cesse dominés par l’instinct sexuel qui résume toutes les impulsivités en général. Les Purs, vous le savez, sont affranchis de cet instinct, ils ignorent ses impétueuses exigences, ses rages démentes et parfois sanguinaires… Comment donc s’estimeraient-ils malheureux, c’est-à-dire troublés dans la jouissance de fonctions qu’ils soupçonnent à peine et qui ne correspondent chez eux à aucun organe ?

— La fonction pourrait peut-être créer l’organe, rétorquai-je en souriant. Mais en vérité, ajoutai-je aussitôt, un peu honteux de ma facétie, je crois que ce n’est pas tant la recherche du frisson génésique qui tourmente les Purs, car ce frisson, peut-être en effet le soupçonnent-ils à peine, comme vous dites, et ne l’estiment-ils que pour son but final : la procréation, je crois que c’est moins l’instinct sexuel dont ils déplorent de n’être point les martyrs, que le mirage troublant de l’Amour-sentiment qui hante leur cerveau, du moins le cerveau de leur chef, depuis la lecture d’un vieil exemplaire de Graziella qu’il avait dérobé dans notre campement.

— Bien mal acquis ne profite jamais, ricana le savant pour se mettre à mon diapason… Ah ! les pauvres gens… ils veulent être à leur tour victimes du vieux mirage d’amour qui a ébloui des générations d’imbéciles, ils demandent à porter les chaînes du mensonge sentimental : Mais qui les en empêche !… Toutes choses égales, il faudrait supposer alors que s’ils exigent, par surcroît, les attributs mâles, c’est dans le but unique de perpétuer leur race éphémère !

— Qui sait en effet si la conscience du néant — d’un néant très proche, puisque vous ne leur donnez plus guère que deux ou trois mois à vivre — ne se double point pour eux de la terreur de disparaître sans avoir pénétré le sens de la vie ni laissé de traces sur terre.

M. Brillat-Dessaigne eut un grand geste apitoyé.

— Et nous donc ? est-ce que nous le pénétrons, le sens de la vie, et ne disparaissons-nous pas tout entiers, ceux-là mêmes qui laissent de grandes œuvres ou une nombreuse descendance ? Non, croyez-moi, ces naïfs se sont aperçu simplement qu’ils étaient trop heureux, c’est-à-dire trop tranquilles — deux mots homologues, n’est-ce pas ? — et ils voudraient tout à coup souffrir et peiner un peu, voilà tout. L’amour !… ah ! comment leur dire, comment leur faire comprendre que réclamer le droit à l’amour, c’est réclamer celui d’être la dupe volontaire d’une image vocale, d’un mot représentatif d’un certain nombre d’illusions et de mensonges odieux dont beaucoup des nôtres ne se délivrent que par le meurtre ou le suicide !…

Le grand chimiste se tut. Une inexprimable tristesse voilait ses yeux bleus qui, large ouverts, semblèrent fixer, quelques secondes durant, de lointaines images abolies.

Puis il me regarda en souriant de nouveau avec bonté.

— Ne leur dites pas cela, ils ne comprendraient pas.

Cette conclusion mettait les choses au point en nous replaçant en face du vrai problème à résoudre : que répondre aux Purs ou plutôt comment les éconduire ?

Et c’est ainsi que je fus amené à donner au savant des détails plus circonstanciés sur nos démêlés avec les Immondes, à lui faire part des divers indices alarmants sur lesquels reposaient les appréhensions de ma femme et notre quasi-certitude que la station zoologique aurait bientôt à se défendre contre des agresseurs plus redoutables d’ailleurs par leur nombre que par leurs ressources stratégiques. Mais jamais je ne pus le convaincre que ce fût là un sujet digne du moindre examen. Les Immondes, il se chargeait de les balayer comme il venait de faire des poulpes, leurs précurseurs, et quant aux Purs il me laissait carte blanche pour leur donner les défaites les mieux appropriées à leur intelligence. Et nous nous séparâmes sur ces mots qui avaient l’air de tout trancher alors qu’ils laissaient tout en suspens.

— Il n’y a pas à compter sur Brillat-Dessaigne, dis-je à ma femme en rentrant ; une fois sorti de ses formules chimiques cet homme apparaît dénué de toute intelligence pratique.

Et il fut convenu que nous tenterions une démarche immédiate auprès de Moustier pour le persuader de prendre à tout hasard quelques précautions défensives ; en même temps nous lui demanderions d’armer le yacht de façon à nous permettre de quitter le plus tôt possible une île dont le séjour menaçait de devenir insuffisamment attrayant pour nous. Malheureusement nous ne pûmes joindre le chimiste-adjoint qui surveillait, nous dit-on, les manipulations taxidermiques auxquelles on soumettait quelques-uns des cadavres de poulpes ramassés sur la grève.

Cela me rappela que moi-même, je m’étais promis de conserver, à titre de curiosité, une de ces bêtes, ramassée par moi dans la basse-cour. Je l’avais, à tout hasard, enfermée dans un box vide où nous la retrouvâmes agonisante au milieu d’une mare d’encre. Examiné de près le monstre différait sensiblement, et de celui que nous avions vu à la tourbière, et de celui qu’avait capturé M. Brillat-Dessaigne, d’où je conclus que les essais des savants avaient porté sur des espèces très variées. Il n’avait du céphalopode que les tentacules, encore quatre d’entre eux étaient-ils transformés en pattes courtes, avec des griffes au bout ; les quatre autres garnis de nombreux suçoirs à la face interne, s’implantaient, par paire, de chaque côté de la tête qui ressemblait à celle d’un bombyx. Quant à la peau, écailleuse et très brillante, elle aurait pu, préparée chimiquement, recevoir quelque destination artistique, et j’ai bien des fois depuis regretté que la marche vertigineuse des événements ne m’eût point permis de conserver au moins un échantillon de ces êtres extraordinaires.