Le faiseur d’hommes et sa formule/VI

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Librairie Félix Juven (p. 113-124).

VI

Si j’écrivais mon histoire au lieu de vous la narrer sommairement, je me croirais obligé ici de consacrer un chapitre aux adieux émouvants des Purs, à la chimérique mission dont me chargea le chef (chimérique en ce que son objet même la reculait dans le domaine des choses radicalement irréalisables) ; puis j’entreprendrais de détailler par le menu nos propres états d’âme devant le colossal mystère à la porte duquel nous nous apprêtons à sonner. Mais je sais les ménagements dus à votre attention vagabonde, et qu’un train qui ne badine pas vous attend à minuit juste à la gare Montparnasse. Donc j’abrège. Je laisse s’éloigner, sans me permettre le moindre signe d’émotion, les braves gens à qui nous devons deux fois la vie, et je reste muet comme une carpe sur la mission que la suite de mon récit d’ailleurs me forcera à mettre en suffisante lumière.

Dûment embastionnée, comme nous l’avons vu, la Résidence n’avait que deux portes, l’une au sommet du triangle qu’elle enfonçait dans la montagne, l’autre à sa base, c’est-à-dire sur la grève même. Celle du sommet, nous avait dit le chef, était « condamnée » pour les profanes parce qu’elle donnait accès directement dans les jardins privés du Démiurge. Celle du bas au contraire était la porte publique, et c’est vers elle que nous nous dirigeâmes en suivant la route pratiquée à travers les plantations en gradins et qui rejoint le pied de la citadelle en moins d’une demi-heure. Il avait été convenu que, sitôt admis et casés, nous ferions chercher nos bagages à la Table d’Argent (c’était, paraît-il, le nom donné à la terrasse rocheuse, micacée, où nous avions fait notre dernière halte). Jusque-là les Purs surveilleraient le chariot à distance. Ils lèveraient le camp sitôt qu’ils verraient approcher les gens de la Résidence, résolus qu’ils étaient, vu les expériences antérieures, à ne se commettre avec les divins sous aucun prétexte. Ils reviendraient d’ailleurs huit jours plus tard exactement, pour s’enquérir du résultat de ma mission, et leur réapparition me serait signalée alors par un grand feu qu’ils allumeraient le soir même de leur arrivée à la Table d’Argent. Maintenant que les chemins étaient frayés ce serait un jeu pour eux, avait déclaré le chef, de franchir les quarante ou cinquante kilomètres dont nous avions fait trois étapes.

La nuit approchait quand nous atteignîmes l’entrée de la Résidence, un portail rond et bas au-dessus duquel étaient gravés ces mots : Station de zoologie maritime. Notre coup de marteau déchaîna, derrière ce portail, un concert comme jamais nous n’en avions ouï. Réunissez par la pensée tous les animaux inimaginables, voire les autres, et supposez que cette arche de Noé parle d’un seul coup en une formidable explosion vocale, chacun essayant de faire dominer son diapason personnel. Un timbre intérieur qui répondait sans doute à notre coup de marteau rétablit un silence relatif, puis un judas glissa derrière son grillage.

— Fisiteurs ? questionna une voix pâteuse, hilare, assaisonnée d’un fort accent allemand.

— Des naufragés, répondis-je, qui demandent l’hospitalité.

— Ah ! très pien, très pien… c’est barfait.

Le personnage invisible avait dit cela sur le ton jovial dont on s’excuse auprès de vieilles connaissances qu’on ne remettait pas tout de suite.

Un nouveau coup de timbre et le portail s’entrebâilla pour nous livrer passage. Une enfilade d’arcades blanches s’ouvraient sur une cour lointaine où traînait un restant de lumière.

— Entrez, messieurs, tames, la gompagnie !

Un grand diable en bras de chemise, un sapajou sur l’épaule, la tête enfouie sous une perruque de cheveux filasse dont les mèches lui pendaient sur les yeux, s’inclinait devant nous avec la plus comique ostentation. En même temps il lançait derrière lui un retentissant : « Taisez-vous, Maria ! » évidemment adressé à l’une des voix du sauvage concert qui recommençait de plus belle, mais à qui ? J’aime autant vous dire tout de suite que nous ne devions jamais le savoir, tant à cause du grand nombre de bêtes qui peuplaient cette étrange basse-cour, qu’en raison du caractère hurluberlu du portier, un bon type d’Alsacien quasi-loufoque, qui pour avoir passé les plus belles années de sa vie dans une sorte de ménagerie semblait lui-même une ménagerie réduite d’où à chaque instant s’échappait quelque gloussement imprévu, un rire sans justification, un battement d’ailes, un croassement dans le vide, toutes les onomatopées du langage animal.

Il se frottait les mains à présent, l’air réjoui et empressé d’un hôtelier qui voit arriver des clients de marque, et il répétait, ineffable, clignant de l’œil.

— Très pien… très pien… on sait ce que c’est… ah ! oui, les pagaches, on va les faire prendre de suite, les pagaches de Monsieur, Matame… à la Table d’Archent… oui… (un temps pour me laisser résumer notre histoire) oui !… oui !… c’est tégoûtant… alors comme ça Monsieur, Matame s’a trouvé abandonné dans notre île… ce que c’est tout de même les chens traîtres… (allusion rapide faite par moi au bon accueil des Purs) ah ! oui !… oui !… parfait, parfait… très drôle… les Burs, les Burotins… comme che les appèle, (formidable explosion de rire à laquelle l’arche de Noé fait chorus)… oui, les Burotins… on sait ce que c’est… nous en avons teux ici… même que j’vas les envoyer aux pagaches (coup de timbre) à la Table d’Archent, n’est-ce bas ?… (Il disparaît au vol, — le vol maladroit d’une poule — et revient en bondissant comme un cabri.) C’est fait, ch’ai donné des ortres… ah ! c’est que ch’prends bas des gants bour leur barler, à ces Asstèkes… y vous mancheraient la laine dessus le dos… c’est pas gue çà soye du mauvais monde, mais y-z-ont toujours quéque chose à crommeler et à roussbéter entre leurs dents… avant c’étaient des chénuflexions et des « monseigneurs » en veux-tu en voilà… ah ! y sont pien chanchés depis qu’y sont chez nous… si engore on savait d’où y sortent… des chumeaux à ce que dit l’aide du batron… et c’est tout ce que che sais… mais les autres, là-bas, ceux du sud, d’où que vous devenez, c’est kif-kif comme binette à ce qu’il baraît… c’est çà qu’est ricolo, bas ?… et pis, c’est des faux sauvâches pisqu’y sont plancs gomme nous… et qu’y parlent français gomme nous, seulement c’est des plancs qui n’ont chamais fait de service milidaire nulle part… moi, qu’est-ce que vous voulez, j’atmets pas des êdres qui n’ont pas bordé le flincot…

Nous nous étions assis pour laisser tarir la verbosité de l’Alsacien, et je remarquai alors seulement combien son teint était livide et plombé. On l’eût dit dévoré vif par l’anémie, les traits tirés, sans âge, avec à peine quelques poils de balai au-dessus de sa bouche linéaire, des fossés terreux remplaçant la chair fondue des méplats, la coupe du visage encore allongée par un commencement d’acromégalie, qui lui faisait un menton de Polichinelle. Et ce qu’il y avait de plus navrant c’était le contraste de son regard abruti et de sa volubilité de macaque avec le silence recueilli et méditatif du sapajou qui nous épiait du haut de son épaule. Je profitai du premier hiatus survenu dans sa faconde pour éclaircir la situation, lui donnant à entendre que si sa société nous enchantait nous eussions été extrêmement flattés aussi de voir le « batron ». Là-dessus nouveau bafouillage d’où nous extrayons les peu encourageants tuyaux suivants : le « batron », c’est bien simple, on ne le voit pas, on ne le voit jamais, il dit qu’il n’est pas fait pour être vu et d’ailleurs qu’il n’a pas le temps. M. Moustier, son chef de laboratoire — « car c’est un crant jimiste, le badron, un très-grand jimiste, insiste l’Alsacien » — M. Moustier, son second, a été chargé une fois pour toutes de le remplacer auprès des étrangers qui se présentent. Ceux-ci sont extrêmement rares comme bien l’on pense. Le « batron » a, de plus, désigné un bungalow, — celui-là même où l’on va nous conduire, pour être mis à la disposition des visiteurs appelés à séjourner pendant quelque temps à la station ; mais il est rare qu’il les traite ou même les reçoive personnellement.

— Moi qui vous barle, ajouta l’Alsacien, che l’ai vu teux ou trois fois de suite, il y a teux ans, quand che suis endré tans la maisson, et debuis blus… (un tressaut de son grand corps qui frissonne comme sous une douche glacée) ah ! bougre non !… debuis blus !

L’ombre d’une peur rétrospective passa sur son nez gnomonique, puis il éclata de rire sous l’effet émoustillant apparemment produit par la susdite douche) et je ne m’en borte bas blus mal, gomme vous voyez…

— Il est complètement idiot, me souffle Yvonne, demande-lui de nous conduire au pavillon des étrangers ; une fois installé il faudra bien qu’il nous débarrasse.

Mes instances furent enfin comprises de l’étrange personnage.

— Très pien, très pien, fit-il, on sait ce que c’est… ch’vas vous conduire à votre punkalow… c’est d’un chigue, d’un gonfordable, vous m’en direz des nouvelles… ne faites bas attention à la mênacherie… c’est bas méchant, tous ces volailles-là… ça braille seulement un beu… taisez-vous, Maria… que voulez-vous, c’est ma bassion à moi, les oisseaux…

Nous traversions la cour intérieure dallée où s’ébattaient les types les plus bizarres du règne ailé, des échassiers principalement, pélicans, grues, ibis, casoars, cigognes, etc… Sur ses quatre faces, des logettes grillagées contenaient une foule d’autres animaux, carnassiers, grimpeurs, rongeurs, beaucoup de singes aussi et jusqu’à un phoque.

— Çà servait autrefois à des exbériences de laporatoire, nous explique l’Alsacien, tout en administrant une gifle amicale à un gibbon enchaîné qui l’avait tiré par le fond de sa culotte blanche.

La cour s’ouvrait sur un parc immense où tout de suite s’accusait la pente de la falaise. Des avenues d’arbres de toutes les essences partaient d’une pelouse centrale et montaient en rues fleuries pour se perdre dans un fouillis prodigieux de verdure que dominent les cimes majestueuses des cèdres et des banians. Chaque avenue, dessert, paraît-il, un ou deux bungalows perdus dans ces vagues végétales au point d’être parfaitement invisibles. Le nôtre a l’avantage d’être à mi-côte, tout près de la muraille d’enceinte, et en droite ligne au-dessus de la plage dont ne le sépare qu’une pente boisée d’une centaine de mètres. La maison — un petit dais cubique de maçonnerie blanche — est ornée d’un portique et d’une colonnade qui la sveltissent et flanquée à chaque angle du panache d’un bananier ou d’un pin parasol.

Des roses grimpent un peu partout, et déjà, par une habitude invétérée, ma femme en a cueilli deux bouquets qui orneront, dit-elle, notre cheminée, ce qui provoque chez notre escogriffe une gaîté silencieuse autant qu’énigmatique, justifiée la minute d’après par la révélation qu’il n’y a de cheminées nulle part.

L’intérieur de la maison est entièrement aménagé à l’orientale, des coffrets, des divans, des plantes vertes règnent le long des murs et c’est tout. Mais les chambres ouvertes en niche sur le patio sont d’une fraîcheur exquise et comme le jour baisse de plus en plus vite, nous nous hâtons cette fois de faire comprendre à l’Alsacien qu’il nous tarde de goûter un repos bien gagné. Il n’y voit d’ailleurs aucune objection, d’autant que lui-même, nous apprend-il, se couche comme les boules. Avant de sortir il nous montre, dans le vestibule, le tableau d’une sonnerie électrique dont les timbres correspondent aux divers services d’intérieur, — repas, bains, garde-robe, etc., — chacun d’eux étant assumé, nous explique-t-il, par un « beloton » de coolies qui viendront au premier appel.

En même temps il tournait un commutateur et la fée Électricité resplendit doucement parmi la blancheur des arcades.

— De la lumière électrique ! s’écria Yvonne dès qu’il fut dehors, des valets de chambre, des maîtres d’hôtel, des cuisiniers, et nous qui croyions, il y a une quinzaine, aborder dans une île d’anthropophages !

Pour un peu elle eût dansé de joie. Je me mis moi-même à l’unisson de son enthousiasme, non sans faire quelques réserves visant l’élément « bâtons dans les roues » représenté au seuil de toute l’aventure par le précaire équilibre mental de l’Alsacien. Celui-là sûrement nous donnerait du fil à retordre. Mais ma femme voyait en lui une preuve de plus que le maître de la Résidence était bien l’homme de nos hypothèses.

« Il n’y a que les grands savants, tranchait-elle, pour s’entourer d’un personnel pareil. »

Cette première nuit, du reste, nous réservait quelques légers mécomptes. Une aubade donnée par des milliers de cigales nous tira tout d’abord du sommeil réparateur sur lequel nous comptions. Puis des singes hurleurs s’invectivèrent dans un bois voisin et ne se turent qu’après avoir réussi à faire sangloter on ne savait quel vieil oiseau de nuit. Alors, du côté de la basse-cour, deux autres voix gutturales s’élevèrent, de perruches ou d’aras, sans doute, l’une appelant à grands cris un « boy » imaginaire, l’autre objurguant l’énigmatique « Maria » à qui, dans le jour, l’Alsacien avait si souvent intimé l’ordre de se taire.

Il y avait aussi un extraordinaire saurien qui, du fond de son antre, prononçait avec emphase, sept ou huit fois de suite, le nom de « Hugo », après quoi il commentait le silence dédaigneux où tombait son appel par un douloureux soupir qui ressemblait à une éructation étouffée.

Un peu avant la pointe du jour, un retentissant réveil en fanfare fut sonné par toutes les volailles du portier dont on entendit finalement la voix joviale entretenir avec elles un colloque des plus animés. Puis enfin, le soleil parut et nous pûmes dormir.