Le faiseur d’hommes et sa formule/V

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Librairie Félix Juven (p. 98-112).

V

C’est le cas de rappeler ici le désuet proverbe : Ce que femme veut Dieu le veut.

Dès le lendemain des dramatiques incidents que je viens de vous raconter, le désir de ma femme était exaucé : nous nous mettions en route pour la mystérieuse Résidence.

Vous n’avez pas oublié la promesse vague que j’avais faite au chef de m’entremettre auprès du Démiurge (laissons-lui ce nom pour l’instant) dans le différend, encore obscur pour moi, qui les divisait. Grâce à cette promesse renouvelée sous serment, je pus obtenir de lui tout ce que je voulais. Formé par ses soins, notre convoi se composait comme suit : quatre éclaireurs à pied chargés de frayer le chemin dans les endroits encore vierges de la forêt ; une sorte de chariot étroit placé sur deux roues, portant nos bagages les plus indispensables, et traîné par un vieux buffle asthmatique ; enfin le gros de la troupe comprenant ma femme et moi, le chef Pur et quatre de ses congénères, tous montés sur de petits poneys originaires de l’île. Bêtes charmantes, ces poneys, à peine plus hautes que des chiens de montagne, fines, intelligentes, à l’œil espiègle, « mais dont l’espèce s’éteint de jour en jour », m’ont confié les Purs sur un ton indifférent d’êtres absolument fermés, et pour cause, aux mystères de l’amélioration et de la reproduction des espèces.

La question de faire le voyage par mer avait été agitée un instant, mais les nombreux récifs de la côte nord eussent rendu l’atterrissage par trop périlleux. Au reste ma femme n’était nullement tentée de revoir le canot qui avait porté notre destin d’avant la lune de miel, et moi-même je m’étais empressé de céder gracieusement à nos amis et sauveurs ce témoin de notre défunte mésintelligence.

Notre itinéraire définitif, tracé d’avance, comportait trois étapes de trois journées ; son tracé passait au cœur même de la forêt et devait atteindre à la fin du troisième jour les limites du territoire divin, c’est-à-dire le pied du massif le plus élevé de l’île. Là nous nous séparerions de nos guides, car l’accès de la Résidence située sur le versant nord de ce massif était, paraît-il, interdit aux Purs dans un rayon de plusieurs kilomètres. Le chef affirmait même que deux des leurs, s’étant aventurés au delà de ces limites, avaient payé de leur liberté cet acte de témérité et d’insubordination. C’était une ombre au tableau, mais rien ne prouvait que les soi-disant divins dussent réserver le même accueil à des compatriotes naufragés.

Les scènes cauchemaresques de la veille hantaient encore si bien notre imagination qu’elles servirent de thème unique à notre conversation pendant les premières heures de marche. Quand je dis conversation, réduisez la chose à de verbeuses questions posées par moi au chef, et à de parcimonieuses et rares réponses que j’avais toutes les peines du monde à arracher à son invincible laconisme. Il semblait que son cerveau aux prises avec on ne sait quel insoluble problème, tint tout le reste pour des contingences indignes de son attention. Songez à Archimède cherchant la loi de la pesanteur spécifique des corps. Était-ce l’énigme de Graziella qui le bouleversait à ce point ? Peut-être, car il y avait, comme vous le verrez plus tard, un lien étroit entre les réflexions que lui suggérait cette lecture et les vœux et revendications que je m’étais engagé à porter aux pieds du Démiurge, et dont je ne savais rien encore. Il avait été convenu en effet que le texte de ces vœux ne me serait communiqué qu’au moment de notre disjonction, soit que le chef ne se fiât pas à ma mémoire, soit que la matière elle-même ne fût pas tout à fait mûre encore dans l’esprit de son auteur.

De là, en somme, et malgré les témoignages d’affectueuse reconnaissance que nous lui prodiguions au hasard de nos chevauchées côte à côte, témoignages dont il était visiblement touché, de là, dis-je, le caractère sommaire de nos échanges de vue sur les incidents épiques de la veille. Le chef prétendait au reste ne pas s’expliquer la cause de ce soulèvement formidable et sans précédents, et je n’osais lui soumettre mon explication à moi qui est celle-ci : en sectionnant les deux êtres conjugués sous les yeux d’un membre de la famille peut-être, j’avais porté une main criminelle sur l’avenir de la race, et c’est de ce crime que les Immondes avaient voulu me punir. Vous conviendrez que notre ami était trop insuffisamment initié aux mystères de la genèse pour me suivre sur ce terrain. Quant au vieux lémurien il demeurait, pour lui comme pour nous, une repoussante énigme. Son existence était profondément ignorée de tous les Purs, et il fallait admettre en dernier ressort, que cet être fantastique au superlatif avait élu domicile dans une excavation souterraine d’où il ne sortait que la nuit. Je note en passant que le chef semblait fort marri de ne l’avoir pu capturer. Comptait-il le soumettre à une interview de nature à éclairer sa religion sur quelques-unes des sorcelleries plus particulièrement impénétrables de l’île ? Question que je me posais en manière de lazzi mais que l’avenir — un avenir proche — devait éclairer d’une bien sinistre lueur.

D’une manière générale, les Purs expliquaient par leur seule supériorité physique et morale l’ascendant exercé par eux sur les Immondes et la soumission aveugle de ces derniers. On ne les eût pas gouvernés par la contrainte, mais ils approuvaient, par leur attitude tout au moins, l’emploi des moyens violents vis-à-vis des réfractaires et des insoumis. Les Purs d’ailleurs ne sévissaient jamais contre la masse. L’intervention à laquelle nous devions le salut avait été d’ordre purement moral, car pour rien au monde ils n’eussent risqué leur prestige, et partant leur sécurité future, dans une bagarre où leur infériorité numérique pouvait tourner contre eux. Les armes blanches étaient surtout, entre leurs mains, des instruments d’hypnotisme ; quant aux armes à feu elles servaient aux appels, aux sommations, aux signaux de ralliement. Comme on nous l’avait expliqué sommairement déjà, les Immondes adoraient les détonations, les mugissements du gong, et en général toutes les sonorités bruyantes et graves. Et à ce propos le chef, devenu loquace pour un instant, se déclara convaincu qu’avec un rudiment d’orchestre composé d’instruments très puissants on eût pu les conduire au bout du monde.

Je devais me rappeler plus tard l’air sombre et méditatif qu’il avait pris pour nous confier cette idée dont nous rîmes simplement, d’abord à cause des grotesques images qui se levaient au bout, ensuite, parce que le chef Pur paraissait confondre, comme tant des nôtres, hélas ! la musique avec le bruit. Le roulement même du tonnerre, ajoutait-il, jetait les Immondes en extase, tandis qu’il inspirait aux Purs une terreur folle dont lui seul avait fini par s’affranchir depuis qu’il lisait et s’efforçait de scruter la nature.

Par une singulière coïncidence, cette particularité psychopathique des Purs allait être mise en évidence sous nos yeux mêmes. Le temps menaçait depuis notre départ et, vers midi, un orage éclata. Tout est exagéré sous les tropiques, le meilleur comme le pire, — le pire surtout —. Ce fut une tragédie atmosphérique d’un quart d’heure, mais combien terrible ! Des éclairs ininterrompus zébraient le ciel, d’un noir d’encre ; bientôt des cataractes d’eau noyèrent le monde visible comme aux temps diluviens. Au premier coup de foudre, nos éclaireurs poussèrent des cris d’angoisse et disparurent dans la brousse. Quant aux cavaliers de l’escorte, ils partirent dans toutes les directions à bride abattue. Tous revinrent du reste, le plus docilement du monde, dès que l’orage se fut dissipé. Le chef s’était contenté de hausser les épaules et de déplorer la pusillanimité des siens ; mais, sans doute, ce futile incident l’affecta-t-il davantage qu’il ne le voulait montrer, car son front demeura soucieux et nous arrivâmes à l’étape, sans qu’il eût prononcé une parole de plus.

Un autre détail de cette première journée me revient, que je vous rapporte en passant, à titre de curiosité. Peut-être, en récoltant toutes ces miettes d’observation arriverez-vous à vous faire une vague idée de la mentalité de notre étrange ami.

Le tracé de notre première étape passait par le bois de cèdres où nous avions découvert certaine ébauche de temple dont je vous ai parlé. Questionné sur l’origine de cette œuvre d’art inachevée, le chef nous dit que quelques-uns de ses frères s’étaient amusés à sculpter et à ciseler ces pierres, sans trop savoir s’ils obéissaient à un pur sentiment artistique ou à un instinct inné d’iconolâtrie (le mot n’est pas de lui, je m’en sers simplement pour résumer ses explications un peu confuses). Et là-dessus, la question religion effleurée par moi à dessein lui suggéra ces réflexions plus étonnantes encore.

— Nous n’avons pas de religion. Pourquoi en aurions-nous une ? La religion ne peut être qu’une conception individuelle plus ou moins transformée. Et nous ne sommes malheureusement pas des individus, nous ne sommes que les échantillons pareils d’une espèce. À telles enseignes, que le Père ne nous a même pas donné de noms distinctifs comme cela se fait chez vous. Il nous a désignés et nous nous désignons encore entre nous par des numéros. L’épithète « divin » que nous appliquons aux autres hommes de l’humanité, à ceux qui sont barbus comme notre Père et comme vous, n’a pas pour nous le sens que vous lui prêtez. Elle correspond plutôt au mot extraordinaire, ou supérieur, ou surnaturel, qualificatifs par où nous vous distinguons de nous, les ordinaires, les inférieurs, les naturels, et qui, jusqu’à ces derniers temps, entraînaient une nuance de respect et de vénération de notre part.

Son visage s’était assombri ; il ajouta lentement, avec une sensible amertume :

— Au Père surtout, j’avais, les premiers jours, alors que je ne pensais pas, que je ne pouvais pas comprendre, voué une haute admiration pieuse, éperdue, que tous mes frères partageaient et qui nous eût fait baiser la trace de ses pas… Aujourd’hui, nous ne savons plus quelle attitude nous devons prendre vis-à-vis de lui… Nous ne savons pas, nous ne savons plus si la vie… singulière qu’il nous a donnée ne devrait pas exciter notre mépris et notre haine, plutôt que notre reconnaissance… C’est à lui de décider.


Le soir, quand nous nous trouvâmes seuls sous l’abri feuillu qui nous servait de tente à Yvonne et à moi, celle-ci me rappela ces paroles à peu près inintelligibles pour elle, puis elle dit :

— Qui pourrait deviner ce qui se passe dans les consciences frustes de ces pauvres phénomènes ?… Chez nous, on a l’âme sous la peau, sous la peau du visage tout au moins, car il est relativement facile de lire dans les traits des gens… Leur visage, à eux, donne l’impression d’un livre fermé, d’un livre dont la reliure, par exemple, se défraîchit et s’abîme avec une déconcertante rapidité. Car, as-tu remarqué combien ils ont vieilli tous en ces quinze jours ?

Je n’avais rien remarqué du tout, mais c’était vrai, et je dus admirer une fois de plus, la subtile vigilance de ma femme, sans cesse occupée à relever les empreintes physiques du mystère qui nous traînait à sa suite, tandis que je me bornais à en scruter mollement le substrat idéal. Si j’évoquais les Purs tels qu’ils étaient lors de notre première rencontre, j’étais forcé de convenir en effet, qu’ils semblaient avoir vieilli de près de deux années. La démarche s’était alourdie, les traits austérisés, des poches apparaissaient autour des yeux, dont la peau se gerçait, et les rides du front et des commissures, celles surtout dues aux contractions faciales provoquées par la réverbération solaire, s’étaient creusées comme sous l’effet d’un acide. Enfin, signe de maturation accélérée plus remarquable que tous les autres, leurs tempes à l’aspect juvénile encore au début de la quinzaine écoulée, c’est-à-dire garnies de cheveux parfaitement noirs comme ceux des autres parties de la tête, commençaient à grisonner.

Je n’ai pas besoin de vous dire, cher ami, que nous ne perdîmes pas notre temps cette nuit-là, ni le lendemain, à rechercher la cause probable de cette nouvelle anomalie qui pouvait dépendre de mille influences biologiques. L’éditeur responsable de toutes ces étrangetés nous renseignerait bientôt lui-même ; notre curiosité pouvait lui faire crédit de quarante-huit heures.

Aussi bien notre voyage devenait superlativement captivant, et l’aube nous trouva prêts à accorder notre exclusive attention à la forêt vierge où nous entrions. Le soleil n’était pas levé encore que nous glissions en file indienne — le chariot aux bagages fermant la marche — parmi les sveltesses lisses des cocotiers et des banians, les dentelles crépitantes des fougères, à travers une atmosphère lourde d’arômes insolites, un silence, une pénombre de fantasmagorie.

Mais je vois votre front se rembrunir, cher ami, vous appréhendez une de ces descriptions où excellent les fabricants de voyages extraordinaires. Eh bien non, je rengaine ma lyre. La vérité est que ces deux journées de marche sous bois furent somme toute fastidieuses et énervantes. J’y ai perdu toutes mes illusions sur le charme des forêts vierges. D’une façon générale, les paysages même les plus pittoresques ne gagnent pas à être vus de près. « Rien ne gagne à être vu de près, a dit le poète persan, car notre souffle ternit jusqu’au miroir où nous nous regardons. » L’admirable Schopenhauer a, de son côté, très bien exprimé la décevance spéciale d’un site forestier en faisant remarquer qu’une fois qu’on y pénètre il n’y a plus de site, on est tout simplement entre des arbres. Les forêts vierges dégagent cette même conclusion pessimiste, à plusieurs puissances d’élévation. D’abord il y fait nuit en plein jour, à cause de l’opacité des voûtes et des dômes feuillus que les superfétatives lianes transforment en véritables catacombes végétales. En revanche on y étouffe, car les rayons caloriques traversent tout, eux, à l’instar des rayons X. Puis dans cette chaleur et dans cette obscurité vivent des millions d’insectes agressifs en diable, sans préjudice des fauves et des serpents, animaux imperfectibles et rétrogrades qui n’ont jamais pu s’habituer au voisinage de l’homme à moins d’être protégés contre lui par les solides barreaux d’une cage de ménagerie. Enfin la forêt vierge est faite pour décourager les promeneurs, à cheval ou à pied, car les fourrés d’épines, les troncs d’arbres renversés, les herbes plus ou moins coupantes y transforment la marche ordinaire en un odieux exercice d’acrobate. L’humus lui-même s’en mêle en distillant un poison inconnu qui donne leur vie et leur éclat aux fleurs prestigieuses dont se parent les arbres, mais dont il est bon de ne pas expérimenter les effets sur sa propre personne.

Heureusement pour nous, nos éclaireurs trouvaient à chaque instant des chemins à peu près frayés, rendant la manœuvre du sabre d’abatis presque inutile, de sorte que nous avancions assez rapidement et que notre seconde étape put être portée au delà du point prévu. Nous avions gagné quelques kilomètres. Aussi atteignîmes-nous dès le surlendemain, avant la méridienne, la région des solfatares, — celle des rhumes de cerveaux artificiels, selon l’expression d’Yvonne que mes soudaines explosions sternutatoires — j’ai l’olfaction si subtile — renseignèrent sur la géologie des ambiances longtemps avant que le chef Pur nous eût déclaré que nous étions arrivés au terme de notre voyage.

Au bout d’une demi-heure de marche en effet durant laquelle nous contournâmes la montagne demeurée invisible, la forêt s’éclaircit, le coup d’éventail de la mer nous ragaillardit et fit hennir nos poneys ; nous franchissions un banc de glaise bleuâtre et mettions pied à terre enfin au pied d’une vaste terrasse rocheuse du haut de laquelle nous découvrions, quelques minutes après, au fond d’une baie en amphithéâtre, la terre Promise, c’est-à-dire l’ensemble des constructions de la Résidence.

C’est, au premier coup d’œil, une minuscule citadelle de verdure incrustée dans la falaise en pente. Le mur d’enceinte — en granit celui-là — s’appuie en angle aigu sur les degrés inférieurs de la montagne, puis ses deux serres s’ouvrent et dégringolent vers la grève. Derrière cette muraille quelques bâtisses font des taches blanches sur le vert sombre des bosquets où elles sont serties. Immédiatement au-dessous de la citadelle l’écume poudroie sur les récifs qui encadrent la baie, et la haute mer, d’un bleu profond, monte dans un ciel plus bleu encore. À nos pieds des rizières étendent leur tapis vert, alternant avec d’autres plantations, en gradins, celles-là, et qu’une route en lacet partant du pied de la citadelle, semble relier entre elles. Tout cela dans une échancrure unique de la falaise et assez semblable de loin à un immense crevé de satin vert piqué sur les masses granitiques d’alentour. Le reste de la montagne apparaît infertile, raviné, calciné, évoque les plus désolés paysages de Judée.

À 1500 mètres au-dessus de la citadelle le volcan principal dresse son pic de mystère et d’angoisse, flanqué de deux ou trois cratères plus petits, éteints, mornes comme des fumeurs condamnés au repos. À mi-côte d’un de ces cratères une maçonnerie ronde, délabrée, simulant un gazomètre en ruines et dont le chef nous déclare, non sans quelque embarras, qu’il en a toujours ignoré la destination.

Et comme je demande à Yvonne ce qu’elle pense de ce panorama impressionnant, elle me répond simplement, avec sa manie d’ellipse.

— Je suis convaincue maintenant que l’homme de la Résidence n’est pas un mystificateur.