Le faiseur d’hommes et sa formule/XVI

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Librairie Félix Juven (p. 275-281).

XVI

Ce fut ce cri, répété plusieurs fois, qui finit par me tirer de mon évanouissement. Tout de suite je compris que la situation devait être terriblement grave.

— Vous entendez, dis-je, aux deux blessés couchés près de moi.

Ils relevèrent la tête péniblement, et fixèrent sur moi des regards lointains, hagards, où déjà s’amoncelaient les brumes de la mort.

— Vite, vite, leur criai-je, tranchez ces liens, le chef est en péril.

Mais ils se concertaient, et leurs visages impersonnels n’exprimaient que de l’incrédulité et de la souffrance hébétée. Mon Dieu ! n’auraient-ils plus la force de comprendre ? À la fin pourtant, un dernier cri du chef, répercuté par le môle, les fit tressaillir. L’un d’eux se traîna vers moi, coupa la corde qui attachait mes poignets, exhalant dans cet effort le peu de vie qu’il lui restait. Il retomba inerte à mes côtés. Je saisis son sabre et d’un seul coup je tranchai les liens des jambes. J’étais libre. Je ne fis qu’un bond hors du navire.

Ce fut à coups de hache que je dus me frayer un passage à travers le cercle grouillant des Immondes ; ils étaient bien une soixantaine dont il me fallut pourfendre ou assommer plus de la moitié pour parvenir jusqu’au chef. La joie de retrouver ma chère Yvonne vivante décupla mes forces. Je la soulevai dans mes bras et d’une seule traite, la portai jusqu’au navire, le chef se contentant de tenir en respect la meute glapissante qui s’obstinait à nous suivre… Enfin, nous arrivions sains et saufs sur le pont, et tandis que le chef, brièvement, me narrait l’homérique épopée dont il était le héros, je m’empressai autour de ma femme qui ne tarda pas à rouvrir les yeux. Nous ne pûmes cependant échanger que quelques paroles, l’universel deuil qui planait nous défendant de céder à l’égoïsme des épanchements, des joies à deux. Les deux blessés entraient en agonie. M’étant approché avec le chef pour recueillir leur dernier soupir, je remarquai que le sang qui coulait de leurs blessures (ils avaient énergiquement refusé de se laisser panser) n’était pas comme le nôtre, liquide et de nuance carmin foncé, il tirait plutôt sur le vermillon pâle et paraissait de consistance épaisse et sirupeuse. Je remarquai aussi que le malheureux chef épiait avec épouvante dans leurs prunelles vitreuses, sur leurs faces brusquement oxydées, mais dont l’effigie demeurait la vivante ressemblance de la sienne, la vision de plus en plus nette du mystérieux gouffre noir où il se sentait choir lui-même. Mourir, cesser de vivre ! cela devait avoir un sens affreux pour lui qui avait si peu vécu.

Cependant les Immondes qui nous avaient poursuivis jusqu’au pied du navire, reprenaient une attitude menaçante. Quelques-uns essayèrent d’escalader la coque. Je les repoussai à coups de hache. Ils n’étaient plus qu’une vingtaine maintenant. Brusquement ils changèrent de tactique, grimpèrent sur les épaules les uns des autres de manière à former une sorte de pyramide supportée à la base par trois des leurs seulement et qui dépassait de plusieurs pieds le bastingage d’arrière. La pyramide oscilla soudain, s’inclina au-dessus du pont ; son sommet s’égrena, laissant choir sur le tillac une demi-douzaine d’assaillants. Fatigué de manier le sabre ou la hache, je les acculai du côté de la coupée de bâbord et les contraignis à se précipiter dans les flots. Mais ces brutes purement impulsives, que les deux chimistes avaient si bien qualifiées de « réactions de laboratoire », n’avaient pas la moindre conscience de la mort. Sans doute ne la percevaient-ils que comme une simple transformation, le passage d’un état matériel à un autre. Et peut-être leur mort, à eux — comme aussi la nôtre — n’était-elle en réalité que cela. Toujours est-il que, sans se soucier du sort de leurs camarades, ceux qui restaient s’apprêtèrent aussitôt à renouveler leur tentative. Mais cette fois ce fut le ciel qui me vint en aide. Oui, le ciel !

Un bolide, c’est-à-dire un globe de feu de plusieurs centimètres de diamètre apparent, émergea soudain des loques fuligineuses suspendues au-dessus de l’île. Je le vis descendre lentement, suivant une trajectoire oblique qui le menait droit au navire, si bien qu’un instant je redoutai la pire des catastrophes. Mais il fut arrêté en chemin par la pyramide reconstituée. Il la frôla et éclata avec un bruit infernal, un dégagement de lumière dont Yvonne et moi nous restâmes aveuglés durant quelques secondes.

Quand nous rouvrîmes les yeux, la pyramide n’existait plus. À la place où elle s’élevait l’instant d’avant, deux ou trois larges mares gélatineuses, comme phosphorescentes, s’étalaient sur le gravier du môle. Nous les vîmes s’étendre, s’allonger, converger vers un point central où s’opéra leur fusion. Et de toute la faune qui naguère hantait les ténébreux ravins de l’île, il ne restait plus maintenant que cette flaque énigmatique de Bathybius, gelée vivante, impérissable, qui, lentement, invinciblement, s’orienta vers la mer, matrice primordiale de tous les êtres animés. L’électricité qui avait présidé à la naissance des Immondes était survenue à point nommé pour désagréger leurs formes passagères, restituera l’Océan les gouttes d’immortalité d’où la science les avait tirées. Longtemps nous demeurâmes penchés sur ce spectacle, en proie à l’angoisse imprécise que suscite chez tout être pensant l’éternel mystère de la création, avec une vague pitié aussi pour ces formes abolies qui ne reparaîtraient plus jamais sur terre, et pour qui nous nous reprochions maintenant de ne pas avoir eu un peu de cette clémence, de cette bonté que l’homme doit à tout ce qui respire au soleil et dont ne le séparent que quelques degrés en plus conquis par lui sur l’échelle de vie.

Ce fut le même sentiment aussi, perçu avec un peu plus d’intensité seulement, qui étreignit nos cœurs, quand, rappelés auprès du chef qui venait de s’étendre à côté de ses frères morts, nous vîmes son visage s’oxyder, se creuser à l’image des deux autres, et comprîmes que son tour était venu. Ma femme s’agenouilla près de lui, le baisa au front, puis tint sa main dans les siennes tout le temps que dura l’agonie. Et je crus lire dans ses traits que mourir ainsi lui semblait plus beau que de vivre comme il avait vécu. Du reste il ne prononça plus une parole. Ma femme seule remuait les lèvres comme pour une muette prière. Sans doute recommandait-elle à son Dieu cet orphelin de la science humaine et le priait-elle d’en assumer la paternité, à quoi il pouvait consentir au reste sans déchoir.

À mon tour je serrai la main de notre malheureux ami, mais je ne pus trouver un mot à lui dire. Ses yeux grand ouverts reflétaient un ciel noir, hermétique, inexorable, le seul ciel qu’admette la raison irrémédiablement brouillée avec la chimère dorée d’une seconde vie.

Et je préférais me taire que de bercer son agonie d’un pieux mensonge. Ses traits s’effaçaient peu à peu, comme difflués dans la peau flétrie du visage. Certes il devait être parvenu à l’extrême limite de sa vieillesse, et seul un miracle d’énergie et de volonté avait pu le soutenir dans l’héroïque et généreuse aventure qui couronnait sa vie.

Un « adieu » déchirant s’échappa soudain de ses lèvres décolorées ; la flamme de vie vacilla au bord de ses yeux, puis sombra dans les profondeurs noires du regard qui s’éteignit doucement…

Nous restions seuls désormais, sur un navire inutilisable, en face de cette île saccagée, au sol jonché de ruines et de cadavres, seuls dans ce monde de cauchemar, entre un ciel d’épouvante et une terre de malédiction… Mais quelque chose de pire encore nous attendait. Le projecteur électrique s’éteignit tout à coup. Et ce fut à bord la nuit noire, hideuse, terrifiante, tandis que, sur terre, la Résidence en feu, la Résidence spectrale apparaissait comme roulée dans un linceul de sang.

Alors nous nous perçûmes misérables comme il n’est pas possible de l’être davantage.