Le faiseur d’hommes et sa formule/XV

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Librairie Félix Juven (p. 260-274).

XV

Je vais vous résumer maintenant, d’après le récit de l’acteur principal, les événements qui se passèrent durant mon évanouissement.

Au moment de l’explosion, les nôtres, obéissant soit à un commandement, soit au seul instinct, s’étaient jetés à plat ventre. Ils restèrent dans cette position tout le temps que durèrent les explosions partielles. L’incendie du bosquet dissipant les ténèbres tout à coup, ils commençaient à se relever quand ils virent les Purs qui remontaient la grève au pas de charge. Ils se crurent attaqués. Une voix — celle de Moustier sans doute — commanda « feu ! » Les Purs reçurent la décharge presque à bout portant. Une quinzaine tombèrent, frappés à mort. Les autres ripostèrent et tuèrent tous les Européens plus quelques indigènes. Moustier, qui était en tête de la troupe, eut le crâne fendu d’un coup de sabre. Terrifiés, les coolies survivants s’enfuirent vers la Résidence. Le portail était demeuré grand ouvert. Ils s’y engouffrèrent, et se croyant toujours poursuivis, se ruèrent à travers la cour vers la fournaise des bosquets, tandis que les Purs s’arrêtaient au vestibule ralliés par la voix puissante du chef.

— Que nos deux frères nous guident maintenant, ordonna-t-il, et qu’on ne verse plus de sang inutilement ; nous n’avons d’autre mission ici que de sauver la femme du divin.

Les deux anciens prisonniers de la station sortirent des rangs et prirent la tête de la petite troupe qui pénétra avec précaution dans la cour centrale. Le tocsin s’y faisait entendre encore par intervalles mais lent, amolli, comme si la cloche eût été tirée par une main d’enfant. Les dalles étaient jonchées de blessés, morts ou mourants, quelques-uns défigurés, hideux, les membres arrachés, le corps baignant dans une flaque de sang noir. D’autres avaient les traits crispés, le masque bleui ou noirci, mais ne présentaient aucune trace de blessure.

Sans doute une colonne de gaz brûlants et asphyxiants avait-elle achevé l’œuvre de la dynamite. Du moins ai-je reconstitué le drame ainsi. En éventrant le petit cratère, l’explosion avait non seulement déterminé l’écoulement du lac intérieur, mais une éruption partielle de lave et de gaz incandescents. Alors tous les survivants du personnel de la station, tous ceux qui ne s’étaient pas jetés dans les flammes ou qui n’avaient pas été projetés au loin, ou broyés sous les décombres des bâtiments effondrés, se réfugièrent dans la cour où ils périrent victimes des explosions successives des réserves à essences.

Un spectacle plus horrible encore glaça les Purs au moment où ils s’apprêtaient à s’élancer dans les jardins. Les lueurs sinistres de l’incendie éclairaient toute la cour maintenant. Dans un recoin d’arche, tout contre la ménagerie dont les cages n’exhalaient plus que de faibles gémissements, un corps se balançait dans le vide, attaché par le cou au câble de la cloche. Une autre forme humaine accroupie par terre, à l’orientale, tirait le pendu par les pieds, se laissait soulever de terre par la force ascensionnelle de la cloche et retombait assise ensuite, pouffant et grognant de plaisir à l’ouïe du glas produit par la faible traction.

Le pendu, c’était le portier qui, dans un paroxysme de folie sans doute, avait trouvé ce moyen de concilier son farouche respect d’ex-militaire pour la consigne avec on ne sait quel point d’honneur dément lui défendant de continuer à vivre parmi tant de cadavres.

Comme cela il sonnerait le tocsin, même mort.

Il était hideux à voir, les yeux saillis hors des orbites, le nez à demi carbonisé, un rire sarcastique aux lèvres, le front entaillé d’une balafre rouge d’où le sang s’échappait en nappe, poissait sa tignasse, lui tatouant le visage de zébrures à l’ocre rouge.

L’autre, c’était l’homme-fossile, échappé sans doute de la niche où il avait été enfermé après sa capture. Les Immondes, ses codétenus, gisaient inanimés autour de lui, tués apparemment par les gaz asphyxiants.

Se raidissant contre une terreur croissante, et sans s’apercevoir que l’homme-fossile les suivait, les Purs se précipitèrent sur la pelouse au rond-point à demi roussie par une coulée de lave. Là ils furent forcés de s’arrêter. L’incendie avait gagné tous les bosquets. Une vaste muraille de feu leur barrait le chemin.

Le chef regarda ses frères et comprit qu’ils n’iraient pas plus loin.

— Où est la demeure des deux divins ? demanda-t-il d’un ton bref.

Les deux guides désignèrent de la main les arceaux blancs de notre bungalow, d’un rose auroral à la lueur des flammes.

— C’est bien, fit-il, attendez-moi là. Et il s’élança dans la fournaise.

Cependant l’orage qui menaçait depuis plusieurs heures éclatait enfin. De larges gouttes tombèrent, sanglantes, reflétant le brasier. Un grondement sourd emplit les airs, d’un horizon à l’autre. On eût dit les violences de la terre tardivement répercutées dans le ciel. Telle était cependant la clarté des flammes qu’elle empêchait de voir les éclairs. Le chef s’était engagé dans l’allée sablée conduisant au bungalow. Un torrent d’eau sulfureuse la dévastait. Une fumée épaisse et suffocante formait voûte au-dessus de sa tête. Il marchait à petits pas, à demi aveuglé par les flammèches tombant des arbres qui brûlaient comme des torches. L’une d’elles mit le feu à sa veste blanche. Il se l’arracha de la poitrine, se brûla les mains. Puis sentant que sa chevelure prenait feu, il déroula sa ceinture et s’en enveloppa la tête.

Il arrivait enfin au péristyle du bungalow. Le cœur faillit lui manquer. Sur les marches trois cadavres étaient étendus, celui de M. Brillat-Dessaigne, la face violette, tuméfiée, les traits calmes pourtant et les yeux clos comme s’il dormait. Les deux autres cadavres étaient ceux des deux Européennes, employées de la station… Sans doute le savant, épargné par l’explosion, avait-il été rencontré par ces deux femmes en fuite devant le cataclysme ; elles s’étaient accrochées à lui, considérant sa seule présence comme une sauvegarde, un talisman contre la mort, et elles l’avaient suivi quand l’idée lui était venue de sauver ma femme. Le tourbillon des gaz brûlants les avait rejoints en route, et ils étaient tombés tous trois au pied de la maison où ils pouvaient trouver le salut s’ils l’eussent atteinte quelques secondes plus tôt seulement.

Une angoisse affreuse avait pris le chef à la gorge. Le Père était mort, emportant son secret au néant. Il ne lui restait plus qu’à mourir aussi, mais auparavant il tiendrait sa parole, il sauverait ma femme. Ah ! qu’elle fût vivante, celle-là du moins, car s’il arrivait trop tard, il passerait pour un meurtrier à mes yeux, et qui pis est, pour le meurtrier d’une femme dans laquelle il aimait, à sa manière, toutes les femmes. Car il aimait, il le sentait bien maintenant, il l’aimait pour sa grâce et sa faiblesse, pour le troublant mystère que son sexe apportait dans l’univers, mystère où il pressentait, lui, le déshérité, tout un monde suave de tendresses inéprouvées, d’immarcescibles félicités, tout ce qui peut jaillir de la divine étincelle qui préside à la naissance et entretient la vie des êtres de chair véritable. Oh ! la serrer, morte ou vive, contre sa poitrine !…

Il se rua, tête baissée, dans la maison déjà auréolée de flammes. L’électricité avait tenu bon ; elle rayonnait sur le deuil des choses sa lumière douce et joyeuse, mais les chambres étaient vides. Pas toutes cependant, car dans celle qui lui parut être la chambre à coucher et qu’il visita la dernière, une demi-douzaine d’immondes giraient, frénétiques, comme des rats pris au piège. Dès qu’ils l’aperçurent ils se précipitèrent au-devant de lui, hostiles, les tentacules brandis. D’un coup de sabre il en faucha trois ou quatre, bondit par-dessus leurs tronçons tressautants, découvrit la baie vitrée ouverte sur la vérandah. Comme il en franchissait le seuil il trébucha contre un corps étendu à terre. Elle ! c’était elle ! Et elle respirait encore bien qu’elle eût perdu connaissance.

Elle avait survécu, celle pour laquelle il eût volontiers donné dix mille vies comme la sienne ! Il voulut la soulever mais ses forces le trahirent. Alors enflant sa voix qui se brisait, il appela à l’aide. Personne ne répondit, personne ne vint. C’était, pour elle, pour lui, la mort certaine, affreuse, que chaque seconde écoulée allait rendre plus inévitable.

Il courut à la balustrade, se pencha sur la mer de feu des arbres, une mer qui roulait des vagues énormes de fumée noire, une mer au-dessus de laquelle le ciel n’était plus qu’une immense nappe d’éclairs aveuglants. Il s’apprêtait à jeter un suprême appel à ses frères dont les silhouettes confuses s’immobilisaient par delà le rideau de feu, quand un sillon éblouissant laboura les nues, unit le ciel à la terre, dardant son mortel faisceau au centre même du groupe lointain. Un bruit formidable saccagea le monde. Il vit des corps projetés sur le sol, d’autres qui se précipitaient d’eux-mêmes dans les flammes. Puis, plus rien, sinon l’effroyable tumulte du tonnerre qui continuait de fracasser l’espace.

Il se retourna, se sentant gagné par la folie. Debout dans le cadre de la baie, l’homme-fossile le regardait du fond de ses orbites sanieuses, rythmant de la caboche une musique qu’on n’entendait pas, les babines coincées sur l’embouchure d’une musette imaginaire. Peu s’en fallût qu’il ne bondit sur le macabre fantôme et ne l’étranglât net. Mais quatre Immondes brachiopodes surgirent à leur tour, les tentacules hauts, n’attendant que leur air favori pour se mettre en branle. Et le chef comprit tout à coup que ces êtres grotesques lui apportaient, sans le savoir, le salut. Retrouvant les gestes avec lesquels il les avait domestiqués jadis et dressés à toutes les besognes, il leur ordonna de lui aider à emporter le corps étendu à terre.

Ils obéirent instantanément, unissant leurs efforts, le chef portant le haut du buste afin de protéger la tête contre toute atteinte des flammes. Fidèle à son rôle, le vieux lémurien ouvrait la marche en dodelinant de la tête, les métacarpes ballants, agités d’un mouvement isochrone, comme s’il battait la mesure. Aussitôt hors la maison, les marches franchies où le Père et les deux Européennes dormaient leur dernier sommeil, le chef frappa dans ses mains pour leur faire accélérer l’allure. Ils bondirent à travers les flammes. L’air était embrasé au point que leur dos fumait et se boursouflait comme de la colle en ébullition ; le chef lui-même sentait la peau de son visage et de ses mains se craqueler à cette température de fournaise. Tous les cadavres qu’on rencontrait, Purs ou coolies, étaient à demi carbonisés.

Bientôt, la voûte de feu et de fumée franchie, ils revirent le ciel, où les décharges électriques se succédaient ininterrompues. On eût dit le combat dans les airs, d’invisibles et colossales artilleries, ou mieux encore un formidable exercice à feu ayant la terre pour cible. Dans la cour centrale, la mort avait achevé son œuvre. Rien ne bougeait plus, ni les animaux dans leurs cages, ni les corps étendus sur les dalles, ni le portier pendu à sa cloche ; et le tout, éclairé en cauchemar par l’incendie ou la foudre, donnait l’illusion de quelque monstrueux musée de cire.

Comme le danger était moindre ici, le chef fit arrêter deux secondes, le temps de se pencher sur la femme à qui il venait de sauver la vie au prix de la sienne propre. Car il sentait bien que c’en était fait de lui et que la fin de tout arrivait. Il avait dépassé les bornes des sensations permises à son espèce factice, et d’ailleurs son heure était sonnée, son piètre rôle rempli. Le fluide chimique à qui il devait sa fragile forme humaine et qui lui avait permis de s’agiter sur terre quelques misérables et courtes années, ce fluide, maintenant, s’exhalait par tous ses pores, se figeait au long de ses fibres durcies, dans une stagnation imminente de la frêle mécanique cardiaque qui rythmait sa respiration. Et que lui importait de mourir puisque la mort du Père décrétait l’irréparable pour lui, puisqu’il était sur désormais que jamais il ne pourrait ni aimer ni être aimé. S’étant assuré que son cœur, à elle, battait toujours, il fit un signe et les porteurs se remirent en marche.

D’un pas rapide, si rapide même que le chef, à bout de souille, trébuchait, haletait, ils franchirent le portail, s’engagèrent sur la grève, et d’un seul élan dévalèrent vers la mer. Mais, chose étrange, ils n’obéissaient plus ni à la voix du chef ni à la direction qu’il essayait de leur imprimer, et bien qu’il se fût arrangé de façon à marcher en tête, leur orientation, en dépit de tous ses efforts, déviait de la ligne à suivre pour atteindre le yacht ; ils descendaient droit aux flots. Alors subitement une certitude affreuse se leva dans sa pensée : soit vengeance concertée contre la race à laquelle appartenait la malheureuse, soit superstition opiniâtre d’êtres issus de l’Océan sans doute et qui, morts, y retournaient comme les humains retournent à la terre, les monstres avaient décrété que le corps devait être jeté à la mer. Et ils le jetteraient, quoi qu’il advînt ! Car il ne se sentait plus la force physique nécessaire pour leur résister. Tout ce qu’il pourrait faire, à la dernière extrémité, c’était de les massacrer tous, mais alors comment porterait-il tout seul le corps jusqu’au navire ?

En attendant, cette dernière extrémité approchait avec une effrayante rapidité. À une cinquantaine de mètres à peine, le ressac mugissait, de plus en plus assourdissant. Et ils couraient presque. Derrière eux c’étaient les flammes crépitantes, l’immense brasier de l’île que le feu dévorait vive ; devant eux la nuit profonde des eaux. Ils allaient vers la nuit. L’instant d’après, la distance avait diminué de vingt mètres. Le chef eut la sensation que tout l’immense océan se jetait au-devant d’eux pour les engloutir. Déjà ils étaient enveloppés de son haleine fraîche et grisante ; et peut-être une telle mort lui eût-elle souri, à lui. Mais elle, il fallait qu’elle vécût, il fallait qu’elle fût sauvée !

Il fit un effort surhumain, réussit à immobiliser les porteurs l’espace de quelques secondes, leur montra une fois de plus le halo lumineux où s’inscrivait la silhouette du yacht ; puis, il prit le vieux lémurien par l’épaule et le poussa dans cette direction. Mais au bout de quelques pas, celui-ci s’arrêta net, parut s’ébrouer, et se rejeta de côté, invitant par signes les porteurs à en faire autant.

À la lueur d’un éclair, le chef vit des formes enchevêtrées étendues à terre, dans des flaques de sang. Il reconnut des silhouettes, et comprit qu’ils étaient arrivés à l’endroit où avait eu lieu la terrible fusillade. Tandis qu’il hésitait, cherchant un passage, les porteurs repartaient avec leur fardeau, reprenaient, sans lui cette fois, leur course en biais. Il dut se précipiter à leur poursuite. Mais la mer n’était plus qu’à deux pas. Il comprit qu’il ne lui restait aucun espoir de rattraper ni de maîtriser ces brutes.

Alors il dégaina, lança un appel strident. Le vieux se retourna et eut le crâne fendu d’un coup de sabre.

Il s’affaissa en hurlant de la plus horrible façon.

Terrorisés, les porteurs stoppèrent, lâchèrent leur proie et s’évanouirent dans l’obscurité. Quelques minutes s’écoulèrent durant lesquelles le chef se demanda ce qu’il allait faire.

La fraîcheur de la mer ranimait, peu à peu, celle qu’il avait sauvée, sa respiration était plus ample, plus régulière, mais elle avait encore les lèvres crispées, les yeux clos, le masque pâle et rigide des êtres que la mort vient frôler du bout de l’aile. Il essaya de la porter dans ses bras. Hélas ! il n’avait même plus la force de la soulever, et bientôt il constata que le flot qui montait, léchait le bas de sa robe.

Cependant la grève présentait à cet endroit une bande étroite de sable fin et sec où le corps pouvait à la rigueur être traîné doucement, sans heurts ni secousses. Il essaya et réussit à faire quelques pas ainsi.

Tout restait donc possible !

Mais au moment même où il faisait cette réflexion il s’aperçut que tout, au contraire, était définitivement perdu. Car voici que l’ombre autour de lui s’emplissait de formes rampantes ou sautelantes dont le nombre, à chaque éclair, paraissait augmenter.

Les derniers survivants du Val, attirés par les cris d’orfraie du vieux et guidés sans doute par leurs camarades, les porteurs transfuges, allaient venger sur le chef tout ce que leur race avait eu à souffrir des Purs. Un nouvel éclair, et il se vit entouré d’êtres grimaçants qui n’avaient attendu que d’y voir clair pour se ruer sur lui.

Il reposa à terre le buste que soutenaient ses bras, et se mit à exécuter des moulinets au sabre de manière à tracer autour du corps étendu à ses pieds une zone infranchissable. Mais rien ne pouvait plus arrêter les monstres surexcités. Un certain nombre se laissèrent mutiler, hacher, mettre en pièces pour permettre aux autres de rétrécir le cercle. Alors se sentant perdu, il rassembla ce qui lui restait de forces, poussa un suprême appel vers le yacht amarré à une centaine de mètres à peine du lieu où se passait la scène : « À moi, le divin, à moi, le divin ! »