Le filleul du roi Grolo/05

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Revue L’Oiseau bleu (p. 46-57).

CHAPITRE III

JEAN EST DÉPOUILLÉ


Il faisait grand jour lorsque Jean sortit de son lourd sommeil. Il regarda autour de lui avec surprise, mais bien vite referma les yeux. Dans sa tête, une douleur lancinante lui rendait la lumière insupportable. Une joyeuse exclamation, près de lui, le fit se dresser de nouveau, sur son séant. Il reconnut son compagnon de la veille. Il avait donc passé la nuit près de lui… Le cœur de Jean se serra. Sa faute était flagrante, hélas !

« Eh ! dit l’inconnu, nous avons dormi du sommeil du juste, je crois, petit ?… Il doit être très tard.

— En effet, répondit Jean, qui se trouva debout, avec un regard vers la fenêtre. Il est onze heures, seigneur.

— Êtes-vous heureux, mon ami, de lire aussi facilement dans l’astre du jour ! Cela vous dispense de porter une montre », remarqua l’étranger.

Jean tressaillit, mais ne répondit rien. L’étranger le regarda quelques instants d’un air amusé, puis reprit agréablement : « Jeunesse, jeunesse, quel air grave est le vôtre ! N’avez-vous point fait de beaux rêves ?… Je me sens, moi, rajeuni de dix ans, ce matin. Quelque chose d’heureux m’arrivera pour sûr. Votre voisinage m’est favorable. »

Jean sourit tristement. Le souvenir de sa désobéissance, qui ressemblait fort à de l’ingratitude envers le bon roi Grolo le torturait. Grand Dieu !… qu’adviendrait-il de lui et de sa famille, maintenant ? Il se rassura néanmoins en constatant que la lettre et la montre étaient toujours en sa possession.

Il fut bientôt prêt. « Vous me pardonnerez, seigneur, expliqua-t-il, confus, si je vous quitte tout de suite. Il me faut regagner le temps perdu cette nuit. Croyez que je suis reconnaissant de vos bons offices.

— Je vous accompagne, petit, jusqu’au carrefour. Voyez, ma toilette est terminée. « Une promenade le matin vous sera toujours salutaire », ont déclaré mes médecins… Puis, est-ce que je ne recule pas ainsi le moment de nos adieux… Je l’appréhende… Je m’attache déjà à vous, petit, savez-vous ?… Bah ! nous nous reverrons, l’inattendu se produit si souvent dans la vie. »

Tous deux lentement s’engagèrent dans la forêt. L’étranger seul parlait. Jean demeurait sombre et la tête basse.

Enfin l’étranger retira son bras. Il l’avait affectueusement passé sous celui de Jean. « Je ne vais pas plus loin », dit-il. Il sortit de sa poche un minuscule paquet : « Prenez ceci, mon enfant, vous le savourerez en route en pensant à moi. »

Jean remercia, déposa sa hache près d’un arbre et se hâta de placer les provisions de l’étranger dans sa besace. Il tourna le dos quelques instants.

« Voici le moment », se dit l’étranger. Il redressa sa haute taille. Il sortit de sa canne en acajou une épée à la lame fine, la palpa, sourit, puis attendit, le pied ferme, le torse rejeté en arrière, que Jean se retourna.

« Seigneur », commença Jean, en relevant la tête… La stupéfaction fit tomber la besace de ses mains. Il demeura immobile, paralysé. En face de lui, l’étranger, les yeux agrandis, la bouche tordue par une sorte de joie mauvaise et triomphante, le brûlait du regard. Une arme qu’il sentit plus qu’il ne vit entrait lentement dans sa poitrine.



« Vite, petit, vite, cria impérieusement l’étranger, remettez-moi la lettre du roi et la montre enchantée. Vous n’aurez la vie sauve qu’à ce prix. »

Jean crut à une crise subite de folie. « Là, là, seigneur, dit-il doucement, calmez-vous ! » Il essaya d’écarter l’épée. Il ne réussit qu’à se faire une large entaille à la main. Le sang s’échappa.

« Ma parole ! reprit l’étranger, furieux, le petit sot me croit fou !… Sache bien, mon ami, que tu te trompes grossièrement en ceci comme en tout le reste. Je ne suis ni fou… ni boiteux. Je t’ai arraché ton secret cette nuit — assez habillement, conviens-en — il m’en faut maintenant des preuves tangibles. Tu les possèdes. Je les ai vues… Allons, manant, exécute-toi, donne ces objets, ou… par Satan… »

Il n’y avait plus à douter, hélas ! de la lucidité d’esprit de l’étranger. Jean se sentit au pouvoir de cet homme rusé. Il hésita encore. L’indignation, la rage, une révolte terrible de son être confiant et droit le tenaient là, frémissant, les yeux à son tour chargés d’éclairs, toute sa force décuplée. Il eut un rapide regard vers sa hache.

L’étranger sentit le danger. Il enfonça plus avant la pointe de son épée. Jean poussa un cri de douleur.

« Hâte-toi, mais hâte-toi donc d’obéir, rugit l’étranger, veux-tu que je te transperce de part en part… » Puis, d’un ton froid et railleur : « Tu préfères peut-être que je me serve moi-même… À ton aise. » Il avança sa main gauche…

Jean bondit. « Ne me touche pas, vipère, cria-t-il. Tiens, tiens. » Et vivement, il lui lança la lettre et la montre.

— Merci, Jean, ricana l’étranger. Mais ce n’est pas tout. Il me faut au moins ta blouse, ton couvre-chef crasseux, les chaussures boueuses, ta hache, ta besace. Je ne puis me présenter chez ce bon Grolo, sans être revêtu de tes honnêtes guenilles. Reconnaîtrait-il son filleul sans elles ?… Ah ! ah ! ah !

Le pauvre Jean obéit encore. Ses dents se serraient, des larmes de rage, de douleur, de honte l’aveuglaient. Une fois dépouillé de ses habits, il se couvrit un moment la figure de ses mains, puis, comme un fou, s’enfuit dans la forêt. Il ne lui était plus possible de supporter la vue de son lâche agresseur. Ses cruels éclats de rire semblaient autant de charbons ardents sur son cœur pantelant. Et longtemps, bien longtemps, il entendit l’adieu que lui jeta à pleine voix le cynique seigneur : « Viens, un jour, à la cour, petit. Je te rendrai au centuple le service que tu me rends aujourd’hui. »

Jean courait, courait sans relâche à travers les fourrés. Il ensanglantait ses pieds, ses mains, son front. Il n’en avait cure. Il ne ressentait rien au physique, tant il était secoué au moral. Vers le soir, il se sentit moins surexcité. Ses forces s’épuisèrent. Seul, un noir désespoir s’empara de son cœur. Un grand lac qu’il aperçut et sur les bords duquel il erra, lui mit à l’esprit un désir horrible. « Si je m’y laissais engloutir, soupira-t-il ! Qui regrettera un malheureux comme moi ?… N’ai-je pas gâché mon existence et, ce qui est plus lamentable, l’existence des miens ? Leur fortune était assurée. Grolo-le-bon eût tenu ses promesses. » Mais ce ne fut là qu’une tentation mauvaise. Le cœur vaillant de Jean la repoussa. Il s’effondra bientôt au pied d’un pin, secoué de gros sanglots.

Un coup de sifflet doux, léger, musical, déchira près de lui la brume du soir. Jean leva la tête. Vers lui, dans la lueur indécise du crépuscule, s’avançaient douze petits vieillards, pas plus haut qu’une botte. Ils portaient de longues barbes et étaient coiffés d’une tuque gris cendre. Leurs vêtements étaient de même teinte. Sur leur dos pendaient des poches assez lourdes. Ils sautillaient en marchant et tous leurs gestes apparaissaient vifs et menus.

« Je rêve », s’exclama tout haut Jean. Il frottait ses pauvres yeux rougis par les larmes.

« Non, Jean, mon pauvre Jean, vous ne rêvez pas », répartit près de lui une voix grêle, mais si compatissante que Jean tressaillit. Il se retourna. Un treizième petit vieux d’une taille un peu plus haute que ses compagnons, s’assoyait tranquillement à ses côtés. Les douze autres petits vieux se rangèrent aussitôt en cercle, non loin de là.

« Jean, commença le treizième petit vieux, perché à ses côtés, le roi des gnomes dont nous sommes les humbles serviteurs, nous dépêchent vers toi. Il trouvera son bon plaisir à te secourir si tu consens à nous suivre. Par sa bouche, nous avons appris dans quel lamentable guet-apens t’a fait tomber un seigneur cupide. Nous avons frémi d’une juste colère en écoutant le récit de notre roi… N’est-ce pas, frères, fit-il en s’adressant à ses compagnons, qu’il en a bien été ainsi, et que nous avons tous juré de relever le courage du jeune bûcheron ».

Les douze petits vieux opinèrent de la tête en sautillant, puis tendirent les mains vers Jean en criant de leurs voix aiguës : « Oui, oui, oui, viens avec nous, Jean ».

Jean les regardait, étonné. « Pourquoi, messeigneurs-gnomes, demanda-t-il, avez-vous tant de sympathie pour mon infortune ? Vous ne me connaissez pas. Votre roi, en me voyant, se détournera bien vite, allez, d’un pauvre gueux tel que moi.

— Tu te trompes, enfant reprit le gnome, voisin de Jean, l’orateur du groupe. Notre roi te connaît, comme il connaît ton cupide agresseur, comme il connaît le mauvais génie inspirateur de cet homme. Notre roi est de plus un ami de Grolo-le-bon. Il voudrait par ton entremise le tirer du mauvais pas où le place ton manque d’obéissance. Hélas, il y faudra du temps maintenant… Mais qu’importe, si la victoire finale est à toi. Comme tu le vois Jean, les gnomes savent tout ce qui se passe chez les humains. Ah ! des vieillards comme nous, ont tôt fait, va, de reconnaître les victimes véritables : celles qui ignorent encore les perfidies et les ruses des cœurs méchants ; celles surtout qui ne savent point que les loups ravisseurs, avant l’attaque, se vêtent de peaux de brebis. Jean c’est notre privilège, vois-tu ! de voir clair dans les âmes comme dans la nuit. Nul ne songe, d’ailleurs, à nier nos précieuses facultés. Hélas ! nul n’y songe, parce que, sans doute, nul ne nous envie. Nous avons payé notre sagesse d’une si lourde rançon !… Regarde !… Nos fronts sont ridée, nos épaules courbées, nos genoux fléchissent, nos mains tremblent. Ah ! la terrible, terrible rançon que nous avons dû payer, n’est-ce pas ?… Jean, toi, qui es jeune, robuste et beau, tu dois nous considérer avec pitié. »

La voix frémissante du gnome se voila.

« Non, non, seigneur-gnome, s’empressa de répondre Jean, je n’éprouve que du respect pour vos cheveux blancs. Mais encore une fois, et la voix de Jean se fit toute triste, que pouvez-vous pour moi, faibles comme vous l’êtes ?… Dites, aussi, que peut toute la sagesse du monde, si elle est enfermée dans un corps débile et usé… Tenez, ne puis-je, moi, tout inexpérimenté que je sois, vous terrasser en un instant ?

— Ne l’essaie pas, Jean, dit en souriant le gnome, car tu ignores les moyens secrets dont je dispose, en ma qualité de génie. Je te réduirais vite à l’impuissance. Mais je comprends ton incrédulité. Trop volontiers, chez les humains, on se lamente ainsi : « Ah si jeunesse savait, ah ! si vieillesse pouvait ». Et, contents d’avoir émis ces vérités relatives, jeunes et vieux se tournent bien vite le dos. Nous les gnomes, entendons autrement les choses et agissons en conséquence. Dès que l’occasion se présente de servir la jeunesse, qui est plus souvent imprudente que coupable, nous accourons, la main tendue. Quel triomphe lorsque nous pouvons enlever aux hommes de proie et à leurs œuvres maudites de pauvres êtres que le désespoir entraîne aux pires compromissions.

Jean hochait la tête, toujours peu convaincu. Ces petits êtres décrépits et tremblants le faisaient sourire, quoi qu’il en fût. « Vous parlez bien, seigneur-gnome, dit-il, et j’ai plaisir à entendre votre voix réconfortante. Mais… vous ne pouvez rien, pour moi, vous dis-je, rien. Abandonnez-moi.

« Jean, je crois que tu es un peu entêté, répartit avec douceur le gnome. C’est dommage. »

Un profond silence suivit ce léger reproche. Jean eut peur vraiment d’avoir blessé ces charitables petits vieillards. Il se hâta de s’excuser, se tenant debout, par déférence.

« Messeigneurs-gnomes, dit-il avec dignité, veuillez croire que je suis reconnaissant de vos bons offices. Et même croyez bien, si je savais la chose possible, que je consentirais à échanger un peu de ma jeunesse contre un peu de votre clairvoyance. La force sans la sagesse, je viens de l’apprendre durement, conduit aux pires extrémités. » La figure du gnome, toujours assis près du jeune bûcheron, rayonna. Ses compagnons se rapprochèrent de Jean, en faisant entendre un murmure approbateur.

« Jean, oh ! Jean, dit lentement le gnome-orateur, es-tu sincère ? Nous donneras-tu réellement ce que tu viens de dire ? Réfléchis bien, Jean, réfléchis bien !

— Jean, Jean, chantèrent les autres petits gnomes en tournant autour du bûcheron qu’ils serraient de près, es-tu sincère ? Réfléchis bien, réfléchis bien. »

Jean se redressa fièrement. « Si je n’eusse été sincère, messeigneurs-gnomes, lança-t-il, je me serais tu, tout simplement.

— Alors, Jean,… tu nous suivrais volontiers ? reprit le gnome qui grimpait rapidement sur un arbre, en agitant un mignon soufflet d’argent.

« Qu’as-tu d’ailleurs à perdre, mon pauvre enfant ? Tu ne peux retourner auprès des tiens, dépouillé et vaincu. Tu n’oserais non plus te présenter auprès de Grolo-le-bon sans la lettre et la montre enchantée ?

— C’est vrai tout cela, admit le pauvre Jean qui hésitait encore. Enfin, il releva la tête et d’une voix ferme : « Messeigneurs-gnomes, je me mets à votre disposition. Faites de moi ce qu’il vous plaira. »

Un voile s’abattit aussitôt sur sa tête. Il se sentit saisi, lié doucement, puis déposé sur un brancard. Une lente randonnée à travers la forêt commença. De temps à autre, un appel flûté, léger, très mélodieux était lancé, et il semblait alors à Jean que les pas minuscules se faisaient plus nombreux autour de lui. La marche des porteurs devenait moins pénible et plus rapide. On venait sans doute à l’aide.

Soudain Jean frissonna. Un air très frais l’enveloppait Tout bruit résonnait près de lui longuement, sourdement. Il fut secoué tantôt à droite, tantôt à gauche. Des portes battirent. Subitement, ses porteurs s’arrêtèrent. Quels chuchotements s’entendirent près de lui ! Quel va et vient continu ! Une voix musicale s’éleva enfin tandis qu’il se faisait partout un intense silence. La voix disait : « Mes gnomes fidèles, avez-vous rempli avec succès votre mission ? » Et Jean reconnut dans la voix joyeuse, quoique respectueuse, qui répondit à cette question, celle du gnome, son voisin de la forêt. Il apprenait : « Ô majesté très chère, nous apportons auprès de vous, de la jeunesse, beaucoup de vigueur, un peu de beauté que vous affinerez et ferez resplendir comme le diamant. Voyez, Sire !… »

Et Jean, qu’on libéra en un clin d’œil de ses liens, se leva. Conduit par plusieurs gnomes, en riches livrées blanches et or, il vint s’agenouiller au pied d’un trône mignon et éblouissant. Au fond d’un fauteuil constellé de perles, de rubis et de diamants lui souriait le plus blanc, le plus délicieux, le plus tendre des petits vieillards. Et il comprit qu’il avait devant lui, Sa Majesté minuscule et puissante, le roi des gnomes.