Le filleul du roi Grolo/08

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Revue L’Oiseau bleu (p. 80-89).

CHAPITRE VI

LA JUSTICE DES GNOMES


La foule minuscule des gnomes entrait sans bruit et se rangeait avec prestesse. Bientôt, chaque coin du long souterrain, la moindre anfractuosité de rochers furent garnis de petites têtes remuantes et blanches. Un bruit grandissant de crécelles remplit l’air.

Le roi entra. En moins d’un instant, le silence régna, suprême, émouvant, chargé de mystère. Un gnome vêtu de noir, coiffé d’un bonnet de même couleur, portant lunettes, lent, majestueux, serviette en main, parut. Il vint s’incliner devant le roi. Dépliant un parchemin orné d’un large ruban noir, il lut à voix haute l’acte d’accusation porté contre les douze professeurs de Jean. De la culpabilité de Jean lui-même, pas un mot, pas une allusion. Puis, le gnome roula le parchemin avec solennité et se mit à parler. Son accent devint coupant et net. Il fut tour à tour railleur, cruel, rude, fumant de colère. Aux plaisanteries et aux sarcasmes succédèrent les reproches et les menaces. La salle restait silencieuse, immobile, lourde. Seules, des plaintes s’élevaient parmi les accusés. Un à un, on voyait les gnomes chanceler, tomber, leurs membres frêles s’écrasant, se meurtrissant sous les chaînes pesantes.

Et Jean ? Toujours gardé à vue par les officiers du roi, il semblait anéanti. La tête basse et les yeux clos, il ne bougeait plus. À l’observer, on remarquait, toutefois, qu’à chacun des gémissements des accusés, un long tressaillement le secouait.

Le gnome noir se tut. L’assemblée s’agita avec bruit. On approuvait. On désapprouvait. On discutait. Des trompettes jouèrent et les gardes, une épée nue à la main, parcoururent les rangs, imposant partout le silence. L’heure de la justice allait sonner.

Le roi se souleva lentement. Comme la sévérité lui coûtait au tendre petit monarque ! Il tremblait. Son regard implorait. Il réagit cependant et demanda qu’on lui apportât l’épée de Jean. Quatre gnomes la soulevèrent aussitôt en face de lui.

« Gnomes coupables, infidèles sujets, prononça tristement le monarque, insoucieux de notre royale volonté, vous n’avez pas su accomplir notre désir. Cette épée, celle de votre élève, va donc devenir l’instrument de votre supplice. On tranchera vos têtes, car la sagesse en a fui… Ah ! qu’avez-vous fait, dites, qu’avez-vous fait de celui qui ne devait porter une épée qu’avec fierté ?… N’étiez-vous pas en nombre suffisant pour lui enseigner qu’au-dessus de toutes connaissances comme de tout talent, il y a l’honneur, il y a la droiture, il y a la loyauté ? Le secret de la véritable vaillance ne lui disiez-vous pas qu’il se trouvait dans les déterminations d’un cœur dédaigneux des compromissions ?… Hélas ! il n’a fallu que huit jours, vous le savez, gnomes, pour que le seul traître qu’il y eut parmi vous, pût réussir à empoisonner cet esprit !… En face de la déloyauté de votre élève, à qui voulez-vous que je m’en prenne, à qui… sinon à vous, ses professeurs inhabiles ou imprudents. Vous n’ignoriez pas, non plus, en votre qualité de gnomes, les pénibles conséquences de la faute de cet enfant… Ah ! ce n’est que justice que par cette épée… »

Un cri semblable à un rugissement couvrit en ce moment la voix du roi. Jean venait de réussir à briser ses liens et à écarter ses gardiens. Il accourait. Fou de douleur, de honte, de colère, il saisissait l’épée. La frénésie de son désespoir décuplait ses forces. Il mit l’arme en pièces. Un à un, il en jeta les tronçons aux pieds du roi. Sa tête ardente et pâle se dressait, hautaine, défiante. Il haletait… Soudain, sa fougue tomba. Le regard toujours doux, mais inflexible et pénétrant du petit roi lui entrait jusqu’à l’âme. Il en ressentait une indicible souffrance. Se courbant très bas, tordant les mains, il dit la voix brisée : « Sire, pardon… je m’égare. Mais je souffre tant !… je souffre !… Tuez-moi, sire, par pitié !… Ayez ce geste de clémence !… Je souffre… Je ne puis supporter la torture de mes maîtres… S’ils meurent par moi, que je meure avec eux !… Sire, souvenez-vous, l’épée qui gît devant vous, l’ai-je levée contre vous tout à l’heure ? Ah ! j’aurais plus volontiers perdu la vie que d’avoir consenti à ce geste de félon. Je suis coupable, sire, oh ! bien coupable, mais mon âme reste sans bassesse. Je suis l’élève des gnomes ! »

Des exclamations, des cris partirent des quatre coins de la salle. On entendait les mots : « Clémence ! clémence ! » Le roi leva son sceptre. On se tut.

« Est-ce l’heure de la clémence ou de la justice ? » demanda-t-il avec la même tristesse calme. Puis, sans regarder Jean, il fit un geste, des gardes accoururent. Jean fut chargé de chaînes. On l’entraîna en arrière.

Le roi se pencha, pensif, sur les tronçons de l’épée. Il tendit son sceptre au-dessus d’eux. O surprise, on les vit se rapprocher, se coller, se souder. Tous les tronçons, sauf un ! Un !… La fine pointe de l’arme ! Le roi attendit quelques minutes, puis décrivit dans l’air, du bout de son sceptre, un cercle magique. Il fit ensuite retomber le royal attribut sur le dernier tronçon. Il ne bougea pas.

Les cris reprirent dans la salle, aigus, assourdissants, semblables à des fifres en complet désaccord. De temps en temps, des mots, toujours les mêmes, perçaient le tintamarre : « Sire, la justice cède !… Clémence, sire, clémence ! »

Le roi attendit que le tumulte prît fin. Alors, de sa voix émouvante, il prononça : « Oui, c’est vrai, la justice cède… La résistance de l’épée m’en avertit. Gnomes, j’adoucis votre sentence. Vous vivrez. Mais durant les derniers mois que passera parmi nous votre élève, cette arme sera suspendue au-dessus de vos têtes. Il n’en tiendra qu’à Jean pour qu’elle accomplisse, en un instant, son œuvre sanglante. Gardes, conduisez les coupables dans une des caves profondes du souterrain. Ils y seront considérés comme des gnomes déchus, privés de tous pouvoirs enchantés. Et il en sera ainsi jusqu’à ce que l’expiation soit jugée suffisante, ce qu’il m’appartiendra seul de décider… Allez ! »

Dès qu’on eût traîné au dehors les pauvres petits accusés, inertes, méconnaissables, le roi reprit la parole : « Hélas ! il nous faut maintenant voir d’autres conséquences douloureuses de la faute d’un enfant sans courage… Gnomes, vous le savez, je ne puis épargner à personne ce spectacle… » La voix du petit roi se voila.

« Au miroir, au miroir », cria d’une voix ferme, un des officiers du roi. Les lumières s’éteignirent. Le large rideau à droite du roi, s’écarta avec bruit. Et Jean fut amené devant l’impitoyable objet. Il frissonna. Il se rappelait son écrasant pouvoir de vision. Ah ! que lui réservait-on encore ? Et qu’elle était lucide et sans merci, la justice des gnomes !… Il se sentait, cependant, moins affaissé. Ses maîtres vivraient, et on avait parlé d’expiation. Qu’il la souhaitait !… Des larmes coulaient lentement le long de ses joues…

Le miroir s’illumina. On aperçut un petit salon aménagé avec un luxe royal. Quatre personnes, aux attitudes diverses, s’y trouvaient réunis.

« L’interprète ! » clama l’officier du roi.

« — Me voici, me voici, seigneur », répondit une voix barytonnante, aux riches inflexions. Un gnome, vêtu de velours violet, s’inclinait déjà devant le roi, puis, rapidement, grimpait sur l’estrade à droite de Jean.

Il regarda quelques instants les personnages du miroir. Oui, il voyait là un roi, morne, douloureux, qui cachait sa pauvre figure dans ses mains tremblantes ; une reine, à la bouche tordue par l’envie et dont la main impérieuse, chargée de bagues donnait un ordre ; un seigneur dont l’insolent et faux regard se posait avec insistance sur une ravissante petite princesse blonde, agenouillée, qui pleurait et invoquait du secours, ses petites mains frémissantes accrochées au bras du roi.

Et déjà Jean comprenait. N’avait-il pas devant lui son ennemi triomphant, le lâche et impertinent seigneur de la forêt ? Le cœur du jeune bûcheron battait à grands coups ; l’humiliation, la rage, le désespoir brûlait de nouveau son être.

L’interprète parla. Son accent apportait dans l’âme de chacun un peu de la détresse et de la misère qui accablaient le roi et la douce petite princesse en larmes. L’interprète disait : « Grolo, notre ami cher, souffres-tu assez ?

Es-tu assez frappé dans tes affections comme dans chacun des actes de ta royale volonté ?… Tes gnomes fidèles, tu les appelles, n’est-ce pas ?… Hélas ! nous ne pouvons rien pour toi en ce moment, rien… Et demain, qui sait ? Ah ! si nous pouvions te secourir sans l’entremise d’un de tes semblables !…

« Grolo, notre ami cher, comme la dure domination de la reine Épine et de son parent, le seigneur de Rochelure te tient pantelant, misérable, désespéré… Ah ! tu ne connais que trop le pouvoir enchanté qui se cache derrière tes ennemis. La fée Envie triomphe. Sa cruauté invente chaque jour un supplice nouveau…

« Et toi, tendre petite Aube, les yeux de colombe ne connaissent plus que les larmes… L’ignoble union que rêve la reine va-t-elle donc s’accomplir ? Tu donnerais ta jeunesse, ta beauté, ta grâce au plus vil des êtres. Comme il te tient sous son regard fascinant de vipère !… Qui ne souhaiterait te délivrer de l’emprise de cet être méprisable, à la conscience éhontée ? »

Jean gémissait tout bas. Chaque parole de l’interprète lui semblait ainsi que le tourment d’un fin poignard entrant sans relâche dans sa chair vive.

Et quels sentiments contradictoires le bouleversaient ! Un émoi inconnu le tenait confus, haletant… Qu’était-ce que cet élan irrésistible qui le jetait vers l’exquise enfant blonde, qui pleurait silencieusement près de son père. Sa faiblesse et son trouble lui prenaient toute l’âme… Pour lui épargner une seule larme, un soupir, il aurait passé sans hésiter par le fer et par le feu… Ah ! qu’était cela ?… qu’était cela ?… Jean fermait les yeux, puis les rouvrait aussitôt, impuissant à fuir l’attrait de la douce figure d’Aube. Que c’était là à la fois une torture et un délice !

Le silence régnait dans la salle. Soudain le miroir se brouilla. Tout disparut. Le cœur de Jean se serra. « Petite princesse Aube, souffla-t-il tout bas, je ne serai heureux maintenant que si je te revois. »

La voix de l’interprète le tira vite de son abattement. Avec un frisson terrible de tout son être, Jean entendit ces mots : « Nous sommes dans la maison d’un des bûcherons de la forêt… »

Il se trouva debout. Oppressé, les yeux agrandis, il voyait là, devant lui, son père, sa mère, son frère chéri, Blaise dont la vue faisait mal à voir. Émacié, décharné, il se tenait assis, sa tête pâle soulevée sur ses oreillers afin de respirer un peu. Douloureusement, il tenait à la main, regardait et baisait une petite gravure que Jean reconnut aussitôt. N’était-ce pas le dernier cadeau qu’il avait fait à son frère ?

Comme tout semblait pauvre et misérable autour de ses parents ! La maison était vide de meubles ; les bûches près de la cheminée étaient rares. Sur la table, il n’y avait plus comme jadis d’humbles et odorantes fleurs de la forêt, ou quelque fruit appétissant.

Mais pourquoi ?… Pourquoi ?

Et l’interprète dit tristement : « Ceux-ci sont encore des victimes de la fée Envie ! N’a-t-elle pas appris qu’un des bûcherons de la forêt avait fidèlement caché et ravi à tous les regards durant neuf ans sa montre enchantée ? Aussi s’applique-t-elle impitoyablement à faire du mal à tous les bûcherons. Elle les prive de leurs biens. Elles pèsent sur leurs esprits qui deviennent sombres et irritables…

La mission de remédier à ces douleurs, qui l’a donc ? Qu’il se lève, ce sauveur, et que, rapide, il s’emploie à la délivrance !

Mais malheur, trois fois malheur à celui qui, manquant de courage, trompera l’espoir de ces cœurs souffrants ! »



Le gnome s’interrompit. Il courut vers Jean avec plusieurs de ses compagnons. Le jeune bûcheron, sous l’empire d’un chagrin insoutenable, s’abattait sans un cri, face contre terre. Son cœur n’avait pu voir, sans cette fois y succomber, la détresse des siens, leurs regards de pauvres êtres traqués et implorants. Et… mon Dieu, mon Dieu !… ne disait-on pas qu’il y avait contribué…

Et ce fut une clémence… enfin ! que cet évanouissement, car le jeune bûcheron venait de vider, durant les heures du procès chez les gnomes, le calice jusqu’à la lie.