Le filleul du roi Grolo/11

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Revue L’Oiseau bleu (p. 118-130).

CHAPITRE IX

SOUS LE MASQUE


On trouva bientôt la maison désirée. Jean qui, dès le lendemain de sa rencontre avec Marc et Paule, avait revêtu le costume d’un jeune peintre, signa l’acte de vente comme tel. Puis, on s’installa. Il y eut un atelier à l’éclairage parfait pour Jean que l’on appelait, avec gaieté et un tantinet de respect, « Monsieur le peintre » ; il y eut un studio pour l’aveugle musicien, que Jean, chaque soir, écoutait avec ravissement. Paule eut son petit salon où l’on se réunissait lorsqu’elle voulait bien chanter. Elle se rendait aux désirs de Marc et de Jean avec assez de bonne grâce, mais en rougissant. La jeune fille n’avait pu encore recouvrer tout son aplomb en présence de Jean. Non que le jeune homme prit vis-à-vis de ses amis nouveaux un air protecteur, mais par un sentiment indéfinissable dont la jeune fille cherchait encore le pourquoi. Certes, elle appréciait les qualités morales ou physiques de son compagnon et bienfaiteur : elle reconnaissait en lui un artiste au goût aussi fin, aussi sûr que celui de son cher Marc. Mais le regard du jeune inconnu lui semblait, aux heures de réflexion ou de décision, trop brillant, insoutenable. Qu’y avait-il derrière ce front mystérieux et chargé ?… Elle y discernait aussi je ne sais quelle hauteur, un éclair dominateur qui la faisaient alors désirer d’être bien loin… Elle devait apparaître à ses yeux si petite, insignifiante… Et comme Paule n’aimait pas beaucoup à rentrer ainsi dans ses souliers, elle en voulait à Jean de sa supériorité. Elle disait en riant à son frère : « Marc, tu deviens trop familier avec notre bel inconnu ! Qu’en pensera plus tard notre prince déguisé, sa fugue ayant pris fin ? »

Ah !… l’on était très, très heureux tout de même dans la petite maison de Jean où pénétraient beaucoup de parfums, de soleil et de chansons. On y vivait paisible, sans souci du lendemain. Pour le frère et la sœur, la beauté, la force et l’adresse de Jean étaient un émerveillement continuel. Paule se mettait tous les jours à la fenêtre afin de le voir monter sur le beau cheval noir, plein de feu, qu’il avait récemment acheté. Comme il en calmait sans peine les élans et la fougue !… Marc, de son côté, ne souhaitait rien de plus exquis qu’un entretien avec le jeune homme, dont les connaissances, l’esprit tour à tour primesautier, profond ou rêveur le tenaient en haleine. Paule, lorsqu’elle les voyait ainsi intéressés l’un par l’autre, se plaignait avec une moue comique, de connaître maintenant les tortures de la jalousie. Pour son frère, elle n’était plus l’unique !

Ce bon temps, on le pense bien, ne pouvait durer. Un matin, Jean ne descendit pas de son atelier, ne parut pas au déjeuner. Fidèle à son pacte, Paule n’intervint pas. Elle laissa refroidir le café du jeune homme, sans lui lancer le moindre appel. Elle rappela même à Marc, qui s’inquiétait malgré tout, que la conduite de Jean ne les regardait pas, qu’il fallait respecter ses agissements, quels qu’ils fussent. Ne l’avait-on pas promis ?…

Deux heures plus tard, Paule installait son frère sur la vérandah où soufflait un air pur et vivifiant. La jeune fille entendit soudain derrière elle des pas lourds et trainants. Elle se retourna… La surprise la cloua à sa place. Il lui fallut tout son empire sur elle-même pour ne pas pousser un cri ou tenter un geste, en face de l’inquiétant personnage qu’elle avait devant elle. Si elle n’eût souvent pensé et prédit que le jeune seigneur userait de tous les subterfuges permis, comme de toutes les transformations, pour parvenir à ses fin, elle n’eût pu le reconnaître sous son étrange accoutrement. Les cheveux de Jean, d’un blond fauve, étaient abondants et en désordre, ses sourcils et ses cils se voyaient la même teinte : des taches de rousseur marquaient sa figure. Une paire de lunettes voilait le feu de son regard. Un maillot et une courte tunique sombres, usés, sans le moindre ornement, l’enveloppaient. Mais ce qui le rendait surtout méconnaissable, c’était l’expression d’indolence et de niaiserie de sa physionomie.

Tandis que Paule et Jean s’affrontaient en silence du regard, l’aveugle, n’entendant plus sa sœur, éleva la voix : « Paule, tu n’es plus là… »

Jean fit signe à la jeune fille qu’il désirait répondre à sa place… Ah ! quel timbre faux, sans inflexion, résonna : « Vous dites, monsieur ? »… L’aveugle sursauta. Il fut debout.

« Que faites-vous ici, l’ami ? demanda-t-il. Poursuivez votre chemin… Vous faites erreur. Paule, Paule, viens ici ! »

Deux éclats de rire répondirent à cet appel. Jean s’approcha, serra les mains de l’infirme en lui disant de sa voix redevenue naturelle : « Ne craignez rien. Ce n’est que votre ami Jean, cher Marc. Votre méprise me fait plaisir, allez. Voyez-vous je voulais m’assurer auprès de votre sœur et de vous de la réussite de mon travestissement. Je vois que cela ne va pas mal. Paule, d’abord, n’étaient son sang-froid et sa pénétration, m’aurait certainement lancé quelque chose à la tête en m’apercevant. Vous, mon cher Marc, ma voix contrefaite a trompé votre oreille pourtant bien déliée… »

Un silence suivit ces paroles. Jean reprit bientôt avec un peu de mélancolie : « Vous devinez, n’est-ce pas, me voyant ainsi transformé, que notre douce intimité tire à sa fin. Il me faut agir sans plus tarder dans le sens que m’impose ma mission. Je me rends au palais de Grolo. J’y trouverai un emploi… Non, non, Marc, ne venez pas me reconduire, fût-ce de quelques centaines de pas. Je le préfère. Je veux même dîner en route. Ne vous inquiétez de rien, petite Paule. Vous trouverez sous une enveloppe, dans votre petit salon, de quoi régler, six mois à l’avance, tous vos comptes de ménagère. Espérons que je reviendrai avant ce temps… Adieu, adieu, mes amis ! »

Jean disparut. Après un mot affectueux à son frère qu’elle voyait soupirer, Paule entra. Elle voulait mettre en sûreté le cadeau du Jean. Comme elle saisissait la lourde enveloppe, une bague roula par terre. Surprise, Paule la prit entre ses mains. Un saphir étincela. « Serait-ce à Jean ? se dit la jeune fille, mais oui, sans doute ! » Elle ne se rappelait pas néanmoins l’avoir jamais vue à son doigt. Elle se souvenait tout au contraire d’un beau diamant qui brillait de mille feux.

Elle continuait d’examiner, pensive, le bijou, lorsque la voix haletante de Jean prononça derrière elle : « Paule, c’est ma bague sans doute que vous tenez là ? Comme j’ai craint l’avoir perdue. Je suis revenu la chercher, petite ».

Paule la lui tendit aussitôt. La voyant, Jean recula. Son diamant avait fait place à une pierre bleue ! Comme aussitôt la prédiction du bon petit roi des gnomes lui revint à la mémoire : « Devenant bleue, la pierre de ta bague t’avertit d’un danger prochain, en garde ! »

Jean releva la tête et voulut sourire à Paule. Peine inutile ! La jeune fille lui avait prestement tourné le dos et fredonnait. Avec soin, elle comptait les pièces d’or de l’enveloppe. Elle avait là, certes, de quoi subsister pour longtemps. Paule, voyez-vous, était une excellente petite ménagère et sa prévoyance était extrême. Comme sa reconnaissance, du reste, qui lui faisait ignorer de plus en plus Jean et ses mystérieux agissements.

Sans s’expliquer autrement, le jeune homme s’enfuit donc vers la ville. Il l’atteignit après une heure de marche qu’il employa à s’habituer à son nouveau rôle. Il entra dans la première hôtellerie qu’il aperçut. La faim le tenaillait. Avisant un angle sombre de la salle, il s’attabla. Tout en s’épongeant le front, ses yeux, sous ses lunettes, prenaient connaissance de tout. Il sursauta soudain. Trois serviteurs portant la livrée royale pénétraient dans la pièce et venaient s’installer à la table voisine de la sienne. Jean retrouvait dans l’un d’eux le laquais qu’il avait fustigé de si bon cœur, l’assaillant de la bonne petite Paule et de son frère. Que résulterait-il de cette rencontre ? Il s’agissait, en tout cas, d’en tirer parti.

Jean sortit de sa poche un calepin et se mit à crayonner et à aligner des chiffres. Il s’interrompit de temps à temps pour rire d’un air niais et satisfait. Il paraissait indifférent à tout ce qui se passait. Mais ses oreilles s’ouvraient grandes, allez, pour ne rien perdre de la conversation qui se tenait entre ses voisins.

« Allons, allons, disait l’un d’eux, qui était grand, mince et sévère, prends-en ton parti, Louis, tu ne retrouveras jamais ton bouillant seigneur au fouet. Digère ta raclée, vieux. Passe ton humeur, plutôt, sur la vicieuse petite bête que tu montais ce matin.

— Oui, reprit le second serviteur du roi, tout gras, rose et riant, à quoi bon verdir ou jaunir comme tu le fais. Tu auras ta revanche, pardi, quand tu ne la chercheras plus. Tu nous ennuies à la fin de prendre ainsi les choses au plus mal. Fais comme moi, aies le printemps dans le cœur et sur les joues, petit. Sois dodu, ouaté, emplumé, les coups t’atteindront moins. Bah ! pour nous, il ne s’agit pas tant de ne point recevoir de coups, mais qu’ils soient le moins fréquents et le moins durs possible. Rochelure, notre mignon Seigneur, ne se prive guère, lui non plus, de nous caresser les épaules. Ah ! la jolie brute que celle-là, hein, les amis ?

— Chut, chut !… reprit le premier serviteur, il y a des oreilles prévenantes, ici comme ailleurs.

Un silence suivit. On apportait force victuailles, vin et tabac. Les serviteurs du roi devaient être ménagés.

Afin d’attirer l’attention, Jean se mit tout coup à rire très haut, mais il ne leva pas la tête ni ne cessa de crayonner. Agacé, le serviteur fustigé se retourna. Il examina Jean des pieds à la tête. Puis, il haussa les épaules devant l’air stupide de l’inconnu et se remit à converser avec ses compagnons. Son air devint sombre et rageur.

— Vous Colas et vous Simon, dit-il, vous en parlez à votre aise de tout cela. Êtes-vous comme moi la risée de tous les camarades, et depuis trois mois ?… il faut que je me venge, il le faut. Je rougirai jusqu’au sang la face de ce sot petit coq en satin et en dentelles, que vous avez appelé seigneur, ou… je disparais de cette ville. »

Un nouvel éclat de rire de Jean fusa près de lui. Cette fois, le serviteur repoussa sa chaise, et furieux vint se planter droit devant Jean.

— Hé ! l’ami, vous voudrez bien aller vous esclaffer ailleurs qu’ici, ou je vous… » Il leva son pistolet.

« Es-tu fou, Louis, protesta Colas, vouloir vider une querelle au lieu de ce bon vin, un pur rubis, ma foi ! Reviens, satané bilieux et paix !

— Oui, renchérit Simon, quand nous laisseras-tu nous divertir en paix, chicanier pigeon ? Si ça lui plaît à ce receveur d’impôt de s’amuser à ses chiffres graisseux.

— Receveur d’impôt, receveur d’impôt !… grommela le serviteur fustigé en se rasseyant auprès de ses amis. »

Puis il se tut, but un grand verre de vin et parut réfléchir.

Il s’approcha bientôt, une deuxième fois, de Jean. Sa mauvaise humeur était disparue. Il posa sa main sur l’épaule du jeune homme.

« L’ami, un mot !… Vous êtes, n’est-ce pas, receveur d’impôt ? »

Jean ne répondit pas. Il comptait, écrivait, riait de plus belle. Les camarades de Louis observaient la scène et s’amusaient. Ils vinrent entourer leurs camarades. Ils eurent des mots railleurs, des œillades.

Un poignard piqua la main de Jean. Il se trouva aussitôt debout, donnant toutes les marques de la plus vive frayeur.

« Qu’y a-t-il, bon Dieu, qu’y a-t-il ?… En quoi ai-je encouru votre déplaisir, messires valets ?… Un pauvre être, pacifique comme moi… oser l’attaquer si rudement !

— Bien, dit l’agresseur qui s’apaisa aussitôt. Je veux te poser quelques questions, fiston. Et tu y répondras en respectant la vérité, hein ! ou elle sortira de ton corps avec chaque goutte de ton sang ? Tu m’entends ?

— Oui, oui, monsieur, dit Jean en joignant ses mains tremblantes. Ne craignez rien. Je suis aussi franc qu’obligeant, quoique l’argent et les chiffres me tiennent seuls au cœur. Je vous répondrai, comme si j’étais sur le point de rendre l’âme.

— Tu ne crois pas si bien dire. Gare à toi, en effet, si l’interrogatoire n’est pas satisfaisant. D’abord et primo : es-tu receveur d’impôt, poltron ?

— Bien avant ma naissance, mon bon sire, mon père l’était. Et je compte comme un ange.

— Imbécile !… Montes-tu à cheval ?

— J’en tombe, donc j’y monte.

— Tu as une tête qu’on assommerait avec plaisir. Ta bête sent cela. Manies-tu l’épée ?

— J’ai été soldat, gouverneur, mais comme j’ai embroché un jour mon colonel par accident, oui mes bons messieurs, par accident, on m’a foutu trois ans d’études à l’escrime. Ô jours sombres de ma vie, vous verrai-je revenir ? Pitié, monsieur ! Pitié. »

La voix de Jean se voila. Il sortit même un mouchoir à grands carreaux. Les trois serviteurs se mirent à rire de bon cœur à l’unisson.

— Une dernière question, pleurard de receveur. Peux-tu fouetter solidement à l’occasion ?

Un éclair ironique traversa les yeux de Jean. Il baissa la tête. Puis tout à coup, le comique de la situation provoqua son hilarité ! Il fut pris d’un rire fou, irrésistible, spasmodique. Ses interlocuteurs le partagèrent bientôt malgré eux.

Enfin Jean recouvra la parole et le calme.

« Mes beaux laquais, vous admirez ma gaieté, mais voyez-vous ce que vous me demandez là, ça m’est aussi facile que de respirer. Si j’essayais mon talent de fouetteur sur la peau d’un d’entre vous ? Ça vous rassurerait tout de suite, allez. Si je sais fouetter, dites-vous ? Ah ! ah ! ah !

— Écoute, receveur, dit le serviteur fustigé qui fronçait les sourcils, si tu entends faire de l’esprit à nos dépens, je te noie comme un chat dans la rivière voisine. »

Jean prit un air contrit. « Je voulais vous être agréable, messire, et dire toute la vérité. C’est que vous savez, jamais on oublie mes corrections.

— C’est bon, c’est bon. Et maintenant, voici ce que je compte faire de toi. Tu vas suivre mes compagnons au palais du roi, puis chez le seigneur de Rochelure. On lui dira que tu dois me remplacer demain et les jours suivants dans ma tâche auprès des bûcherons de la forêt. Rochelure, cette fripouille, qui a l’honneur d’être mon maître, me doit assez de faveurs pour accepter cet échange de receveur. Car je suis receveur moi aussi, receveur pour le compte du roi, par exemple.

— Pour celui de Rochelure, plutôt, Louis. Et on obtient de petits bénéfices en marge, n’est-ce pas ?

— Jaloux, mon Colas ?

— Non, car tu le paieras cher un jour. Le règne de Rochelure peut prendre fin soudainement. Et puis ces bûcherons que tu martyrises et voles… c’est de la sale besogne, ça.

— Peuh ! Tu as l’âme trop sensible. Le métier de receveur ne te va pas. Pas vrai, canaille ? » continua-t-il, en se retournant vers Jean ?

Les poings de Jean se crispèrent dans l’ombre. Ah ! n’eût été la maîtrise qu’il avait acquise sur lui-même et qu’il lui fallait garder au moment où les événements favorisaient ses plans, avec quelle satisfaction il aurait sauté à la gorge de cet homme. Ainsi, c’était cette brute qui dépouillait ses parents, et privait Blaise de toute douceur ? Et sur l’ordre du méprisable Rochelure ?… C’en était trop ! Quelles horreurs on lui apprenait là !

« Attablons-nous, les amis, s’écria le receveur du roi, buvons à la santé de mon remplaçant, aussi à ma chance !… Ah ! finit-il tout bas, mon fin seigneur au fouet, vous n’avez qu’à bien vous tenir car j’abîmerai pour longtemps votre jolie figure.