Le filleul du roi Grolo/10

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Revue L’Oiseau bleu (p. 102-117).

CHAPITRE VIII

À LA COUR DU ROI GROLO


Quatre heures sonnaient au large cadran de l’hôtel de ville, situé en face des jardins du roi Grolo. Peu d’instants après, la grille en fer forgée qui séparait l’habitation du souverain de la place publique s’ouvrit toute grande. Quelques officiers à cheval, deux voitures sortirent lentement. Dans la première, Grolo-le-bon était assis, la tête penchée sur la poitrine. Près de lui se tenait, attentif et inquiet, un vieil aide-de-camp. Dans la seconde voiture, la reine Épine, la jolie princesse Aube et le seigneur de Rochelure voisinaient. Un pli de mauvaise humeur crispait le front de la reine. Sans doute, son parent, penché, lui soufflait à l’oreille des nouvelles fort désagréables. À droite de la reine, Aube, pâle, bien pâle, mais toujours ravissante avec ses lumineux cheveux blonds et ses doux yeux bleus, s’appuyait aux coussins, indifférente, les yeux au loin.

Les chevaux de l’équipage de la reine eurent tout à coup un brusque écart. La princesse fut violemment rejetée à gauche et poussa un faible cri. Le seigneur de Rochelure leva aussitôt la tête et, sec, hautain, interpella les cochers : « Qu’y a-t-il, drôles ? Vous êtes de fieffés maladroits, aujourd’hui !

— Que vos seigneuries nous pardonnent, répondit l’un des valets, mais un jeune garçon vient de traverser la route à la hâte. Nos bêtes ont pris peur.

— Descendez et allez fustiger l’impudent, ordonna la reine. Ma belle-fille a reçu un choc pénible. N’est-ce pas, chère enfant, dit la reine dont la voix se fit mielleuse, que vous avez été affreusement secouée ?

— Non, non. Je vous en prie, Madame, contremandez cet ordre, répliqua la princesse. Pourquoi créer encore de la souffrance autour de moi ? Vous savez bien que je ne puis supporter qu’on frappe qui ne m’offense pas volontairement !

— Hé ! sans doute, comme votre père, vous êtes ridiculement tendre pour les manants. »

Les lèvres de la reine se pinçaient de colère. Elle fit un second signe au valet. Elle ne revenait jamais sur un ordre, fût-il le plus injuste du monde.

« Princesse, dit le seigneur de Rochelure avec reproche, comme vous vous trompez, le délit est flagrant. Cette route est réservée aux promenades particulières du roi, votre père.

— Qu’importe, oh ! qu’importe !… Ne frappez personne à cause de moi », supplia encore la petite voix qui s’enrouait de larmes.

Durant ce dialogue, un des valets, armé d’un fouet, avait rejoint en maugréant le soi-disant coupable. « Mérité ou non, se disait le valet, il faut bien que j’inflige le châtiment. La reine Épine me ferait bel et bien rouer de coups à la place de ce garçon. La méchante gale ! Et sa canaille de parent la rend plus cruelle que jamais !… »

Sans empressement, le valet empoigna le jeune homme et leva son fouet. Deux cris partirent aussitôt. L’un était poussé par la chère petite princesse qui se couvrait la figure de ses mains ; l’autre, par une brune adolescente qui accourait et enlaçait le jeune garçon. Elle reçut le coup sur les épaules. Le valet recula.

« Oh ! par pitié… arrêtez, disait la pauvre fille. Ne voyez vous pas, homme cruel, que mon frère est aveugle ? Nous ne savions pas, d’ailleurs, que ce chemin était interdit au public… Marc, continua la brave enfant, pourquoi t’éloignes-tu de moi ?

— Pardon, Paule, pardon. Comme je suis sans cesse pour toi une cause de souffrance !… Ton épaule te cuit-elle beaucoup ? » dit tout bas l’infirme, les lèvres tremblantes.

La voix dure de la reine s’éleva : « Allons, valet, frappez maintenant sur les deux. La leçon n’en sera que meilleure. »

En hésitant tout de même un peu, le serviteur leva une deuxième fois son fouet… Cette fois, il ne retomba pas. Un troisième personnage entrait en scène. Le fouet fut prestement enlevé des mains du valet. Les coups plurent sur lui. Le valet s’enfuit, l’étranger le poursuivit frappant toujours. Près de la voiture, le fouet fut brisé et les lanières de cuir, adroitement lancées, vinrent cingler la face du serviteur, y imprimant de larges raies rouges. « Ignoble valet, prononça l’étranger, qui était jeune, beau et richement vêtu, ose encore toucher à ces innocents ! Fi donc ! lever la main sur une femme et un infirme !… »

L’intervention de l’étranger avait été si prompte, si habile, si victorieuse, que personne n’avait encore bougé. Tous étaient stupéfiés, restaient bouche bée.

Le seigneur de Rochelure fut le premier à recouvrer la parole avec l’insolence de ses manières : « Qui êtes-vous, seigneur-vagabond ? rugit-il. Ah ! vous vous permettez de critiquer les ordres de la reine ! Valets, mettez vous à trois, à quatre s’il le faut, mais faites expier à cette canaille d’étranger son impertinence. Roulez le dans la boue, devant nous !… allons, oust ! »

Le jeune étranger, — dans lequel tous ont reconnu Jean, le chevalier des gnomes, — dégaina rapidement. D’un geste de son épée, il fit reculer les laquais, point très braves déjà. Baissant la pointe de son arme, il s’approcha ensuite, chapeau bas, de la voiture royale. Il s’inclina devant la reine.

« Votre Majesté commande seule ici, précisa-t-il. Lui plaît-il que je livre ce combat singulier avec ses serviteurs ?… Ou bien désire-t-elle que deux gentilshommes croisent le fer avec plus de dignité l’un envers l’autre ?

— Ah ! ah ! Rochelure, répliqua la reine que la crânerie de Jean amusait et flattait, m’est avis que vous voilà battu… et sans armes. Beau cousin, je ne puis vous approuver cette fois. »

Le seigneur de Rochelure se mordit les lèvres. Il reprit la parole en haussant les épaules.

« Moi, battu !… Bah ! Votre Majesté n’en croit rien !… Appelle-t-elle gentilhomme cet importun, ce bolide, ce jeune fou rageur et incivil ?

Les yeux de Jean eurent un éclair menaçant. Sa main se crispa sur son épée. Il avança de quelques pas.

Une voix douce monta près de lui. Elle le fil tressaillir. Jean se retourna vivement. La princesse Aube, qui avait quitté la voiture pour échanger quelques mots avec l’aveugle et sa sœur, levait vers lui son regard suppliant.

« Seigneur, je vous en prie, éloignez-vous… À quoi bon cette querelle ?… Allez plutôt parfaire votre œuvre auprès du frère et de la sœur que vous avez déjà si bien protégés. Ah ! poursuivit-elle plus bas, avec un fugitif sourire, ce pauvre serviteur de mon père, comme vous l’avez traité tout de même !… »

Le sourire de la princesse corrigeait, il est vrai, le reproche adressé au jeune homme, mais il ne l’en ressentit pas moins. Un moment, un court moment, il posa des yeux contrits, plein d’admiration contenue sur la frêle enfant qui se tenait prés de lui, sa mince et jolie figure toute miséricordieuse et toute pâle.

« Pardon,… princesse,… balbutia-t-il. Ma fougue détestable vous a blessée, je le vois… Pardon !

— Ma chère belle-fille, cria soudain la reine Épine, d’une voix aigre, votre condescendance pour la racaille va recevoir sa récompense. Votre père approche. Expliquez-lui cette scène absurde comme bon vous semblera. Nous fuyons. Rochelure, donnez l’ordre, s’il vous plaît, d’avancer. Nous poursuivrons seuls cette promenade. »

Grolo-le-bon, en effet, se dirigeait vers le groupe qui entourait sa fille. Sa figure exprimait l’étonnement et la contrariété. La princesse se réfugia vite entre ses bras.

« Que veut dire ceci, mon aimée ? demanda-t-il. Pourquoi la reine vous délaisse-t-elle ainsi ?

– Cher père, je vous narrai en route les méfaits de chacun, sans oublier les miens, répartit la princesse, toute son affection filiale faisant briller sa charmante figure. Oh ! père chéri, quel bonheur de pouvoir vous parler en tête-à-tête, au moins pendant une heure. Partons tout de suite. »

Grolo-le-bon caressa un moment la tête blonde de sa chère Aube. Puis, il répondit avec sa courtoisie habituelle aux saluts profonds de Jean et de ses compagnons. Il voulut entraîner sa fille. Jean s’approcha tenant à la main l’éventail de gaze de la princesse. Elle l’avait laissé échapper en sautant de la voiture.

« Merci, Seigneur », dit avec un peu de hauteur la jeune fille. Elle rougissait sous le regard trop expressif, quoique respectueux, du bel étranger.

Le roi voyait Jean de près. Une sourde exclamation sortit de ses lèvres. « L’étrange ressemblance ! » se dit-il. « Jeune chevalier, reprit-il. la voix agitée, qui êtes-vous, d’où venez-vous ? »

— Dans votre ville, je ne suis qu’un étranger, Sire, s’empressa de répondre Jean. Mais je compte m’y fixer et devenir le plus fervent de vos sujets. »

Le jeune homme s’étonnait. « Que signifiait ce trouble de la part de Grolo ?… Il ne pouvait, certes, reconnaître en lui le filleul de jadis, le petit homme aux six ans turbulents et inventifs ?… D’ailleurs, le seigneur de Rochelure ne s’était même pas souvenu, en le voyant, du bûcheron naïf qu’il avait dupé et dépouillé habilement, il y avait trois ans à peine.

La princesse Aube, à son tour, se pencha. « Comme vous êtes ému, père ! Qu’avez-vous ? »

Grolo redevint aussitôt maître de lui. « Rien, rien, dit-il. Je m’abusais, vois-tu, sur une ressemblance. Éloignons-nous, mon enfant. »

Avec un bref et dernier geste d’adieu, Grolo se détourna. Rapidement, il se dirigea vers la voiture. Le temps pressait.

Jean, immobile, suivait du regard, tout son cœur dans ses yeux, la douce et belle Aube. Sa fougue coutumière avait donc encouru le blâme de ce cœur resté bien tendre malgré la souffrance. Qu’il en était marri ! »

« Ne pouvons-nous pas vous dire merci, à notre tour, demanda près de lui la voix intimidée de Paule. Elle s’était lentement rapprochée de Jean, ainsi que son frère.

Ma chère petite, pourquoi ? répondit Jean en haussant les épaules, mais en se tournant néanmoins vers elle. Croyez, que tout autre, ayant un peu de courage et de force, en eût fait autant à ma place. Non, je me trompe, peu en auraient fait autant en présence de cette adorable petite princesse. Comme j’ai osé me montrer brutal devant elle !… Et pour rien ! Ce valet n’avait aucune vigueur. Je l’aurais terrassé en un instant.

– Non, seigneur, dit Paule avec ressentiment, vous avez bien agi, au contraire. La correction était méritée.

— Paule, Paule, reprit l’aveugle de sa voix harmonieuse, pourquoi te montres-tu autre que tu n’es ? Tu es tendre, toi aussi. Qui le sait mieux que moi ? C’est ton affection fraternelle qui te rend en ce moment vindicative…Tout de même, seigneur, comme nous vous sommes reconnaissants de votre intervention ! Soyez-en béni !

Jean regarda l’aveugle avec sympathie.

« Vous vous appelez Marc, n’est-ce pas ? interrogea-t-il.

— Oui, seigneur, et ma charitable sœur vous venez de m’entendre la nommer Paule.

— Vous vivez, ici, à la ville ?

— Hélas ! nous la quitterons bientôt. Nous irons je ne sais où. La musique que j’enseigne, les travaux de couture auxquels se livre ma sœur ne nous rapportent plus guère, Paule veut essayer de se placer en service à la campagne chez des parents éloignés. Je la suivrai… en pauvre être inutile et incapable que je suis.

— Veux-tu te taire, Marc, reprit la jeune fille d’une voix fâchée. Tu sais fort bien que ton affection et ton art me consolent de tout. Ils valent toutes les richesses du monde. Oh ! Seigneur, ajouta-t-elle, si vous saviez comme l’on peut pleurer, rire ou rêver en écoutant le violon de mon frère ?… »

Jean souriait de cet amour fraternel. N’aurait-ce pas été ainsi qu’il eût aimé à protéger son cher Blaise ?… Tout à coup, une pensée traversa l’esprit de Jean. Ses yeux brillèrent. Il posa ses deux mains sur les épaules de l’infirme.

« Marc, je veux vous proposer quelque chose, et à vous aussi, courageuse petite sœur de Marc. Vous y répondrez en toute liberté. Tout à l’heure, vous m’avez entendu, n’est-ce pas, déclarer au roi Grolo que je comptais désormais devenir un de ses sujets ? Je suis venu en effet avec l’intention de me fixer en cette ville. Mais si j’y arrive seul, je ne suis pas sans ressources, sans or ni argent. Bien au contraire. Cela me permet, mes amis, de m’établir comme je le souhaiterai, sans crainte ni trouble d’aucune sorte… Alors, que diriez-vous de venir habiter avec moi, dans un tranquille et confortable petit « home ». Vous tiendriez la maison, Paule, et vous, Marc, l’on vous chercherait quelques élèves, ne fût-ce que pour vous distraire. »

Déjà Paule et Marc saisissaient les mains de Jean et les baisaient. Ils remerciaient le jeune seigneur, les yeux pleins de larmes.

« Allons, allons, dit Jean, ne me témoignez pas une si grande émotion. Si vous saviez comme votre aide me sera précieux, comme il résoudra maints petits problèmes qui m’inquiétaient tout à fait, avant notre rencontre fortuite. Je crois que nous nous arrangerons bien tous les trois. J’aime, Paule, votre franchise, votre vaillance, votre dévouement. Vous, Marc, votre esprit sensé et pacifique me charme déjà. Mais… me serait-il permis de vous demander un simple service en retour de cette indépendance matérielle que je vous offre de bon cœur, allez ?

— Oui, oui, qu’est-ce ? » dirent spontanément le frère et la sœur.

Marc ajouta, la voix basse et tremblante : « Vous avez épargné à ma Paule bien-aimée de la douleur et à moi une ignominie… Maintenant vous nous offrez un gîte et des soins ! Ah ! Seigneur… que pouvez-vous demander que nous ne vous accordions ?… Je donnerais ma vie pour vous, Seigneur… »

Jean se sentit ému de ce noble élan. Pour y faire diversion, il feignit de secouer Marc avec rudesse.



« Non, Marc, pas de ces mots tragiques entre nous. Je vous les défends absolument, vous m’entendez ?… Donnons-nous la main. Jurons-nous une amitié… éternelle, si vous voulez. Et ce sera tout.

— Qui sait ! » soupira l’infirme, répondant avec une mélancolique douceur à la forte pression de la main de Jean.

« Et bien, qu’est-ce donc que ce service, Seigneur ? » demanda Paule, non sans impatience.

Elle avait assisté avec gêne aux effusions de Jean et de son frère. Si, encore, il lui avait été possible d’exprimer ouvertement sa dévotion ainsi que venait de le faire son frère. Mais elle n’osait !… Il lui imposait étrangement ce jeune seigneur, généreux et beau, un peu mystérieux, de vive et fière allure ! Pourtant, comme elle aussi se trouvait désormais liée par la reconnaissance… à la vie et à la mort, comme on venait de l’avouer.

Jean regardait Paule. Sans peine, il lisait sur la claire physionomie de la jeune fille, les sentiments complexes à qui l’agitaient.

« Petite Paule, patience, patience… lui dit-il. Marc et moi, nous venons de céder à notre vive émotion… Vous la comprenez au moins ? finit-il d’un ton taquin.

— Seigneur, répliqua Paule, avec des larmes de dépit dans la voix, vous pouvez vous moquer de moi, si bon vous semble, mais je me garderai de m’en plaindre. Je vous dois trop pour cela. »

Jean redevint sérieux. « Paule, ne m’en voulez pas. Je badinais. Vos yeux, voyez-vous, m’expriment si bien ce que vos lèvres taisent… Mes amis, voici que je demande, ce que j’exige presque, de votre amitié : une discrétion absolue, en paroles, comme en attitudes, sur certains rôles que vous me verrez bientôt jouer, à la ville et à la cour. Il ne faudra jamais me questionner, ni ne témoigner aucune surprise, quoi qu’il arrive. Je pourrai faire de longues ou de courtes absences. Je pourrai frapper à votre porte, ou la nuit, ou le jour, vous me recevrez toujours sans un mot, sans un geste, sans un reproche dictés par la curiosité. Que je sois vainqueur ou vaincu, blessé ou bien portant, vous m’accueillerez avec les yeux confiants et sympathiques d’aujourd’hui. N’est-ce pas que c’est là vous faire de bien étrange façon, un aveu grave : je suis investi d’une haute mission. Je dois la remplir coûte que coûte, au péril de ma vie, comme de mes affections les plus chères, au péril de tout, en un mot ? Acceptez-vous, mes amis, cette restriction sérieuse mais unique dans notre commune existence de demain ? »

Le frère et la sœur se rapprochèrent avec affection de Jean.

« Nous acceptons de grand cœur, dit Marc. Peu importe, Seigneur, le mystère dont votre existence va s’entourer. Vous agissez avec trop de noblesse envers nous pour que jamais le moindre doute sur votre honneur ne nous effleure. Paule, tu appuies mes paroles, n’est-ce pas ?

– Certes, mon frère !

– Merci… » prononça Jean avec une simplicité grave. Puis, il se secoua et dit gaiement : « Allons, en route, voyons à nous installer le plus tôt possible dans une maison éloignée du palais du roi. »

Avant de se diriger vers la ville, Jean vint reprendre à peu de distance, dans un parc voisin, le petit sac des gnomes, qu’il avait caché dans le tronc d’un vieil arbre. N’avait-il pas là toute sa fortune ? De quoi résoudre la plupart des difficultés.

Puis, il rejoignit ses compagnons et, durant le long espace qui séparait les dépendances du palais royal du reste de la ville, il questionna minutieusement le frère ou la sœur. « Quelles étaient les coutumes des citoyens ?… Celles des nobles seigneurs ? Celles des membres de la famille royale ?… Que faisait à la cour le seigneur de Rochelure, si bien en faveur auprès de la reine ?… La tristesse du roi et de la princesse Aube, d’où provenait-elle donc ? »

Jean conclut de cette conversation avec ses nouveaux amis qu’en somme, on ne connais