Le forgeron de Thalheim/09

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Imprimerie Jaunin Frères (p. 159-171).

ix


Jean Schweizerl s’inquiétait de plus en plus de la singulière conduite de Georgette. Jadis une enfant gaie, toute au plaisir de vivre, sans beaucoup de soucis, travaillant à ses heures, chantant dans les bois d’une voix à faire envie aux rossignols, folâtrant volontiers dans les hautes herbes des jeunes taillis, quand, les dimanches ou pendant les autres jours de la semaine, le père et la fille allaient à la cueillette des fraises ou des framboises, délicieusement rougies par les caresses du soleil ; ne perdant pas son temps à rêver, seule, assise au coin du foyer ; tricotant habilement et brodant de même, lorsque l’état de la bourse autorisait quelques dépenses ; enfin, ayant souvent le rire aux lèvres et des joies dans son clair regard, sans parler de ses joues qui, de temps en temps, se colo- raient d’une belle carnation, dérobée aux pêches mûres ; à présent toujours, ou presque toujours triste, la bouche amère, des langueurs dans les traits du visage, fatiguée sans cesse, le jour, la nuit ; indifférente à la vie, aux paroles de son père ; accomplissant sa tâche machinalement, se levant avec des terreurs et gagnant sa chambre, le soir, la tête emplie de peurs superstitieuses ; craignant l’arrivée du forestier et pleurant s’il ne venait point ; redoutant, par dessus tout, que son père ne finît par découvrir son secret, et, cependant, se promettant bien de tout avouer à l’auteur de ses jours au premier soupçon qui naîtrait sur les lèvres de Jean. Existence digne de compassion, que certains condamnent d’un ton froid, du haut de leur vertu sèche, sans une larme de pitié, sans un élan du cœur ; existence que nous comprenons, dont nous avons vu plusieurs victimes, brisées, anéanties, incapables d’espérer encore, sans plus de courage qu’un enfant à la mamelle !

Le bûcheron en vain se demandait ce qui pouvait bien causer ces troubles fréquents sur le visage de sa fille. Impossible de rien obtenir d’elle ! Georgette se renfermait dans des explications futiles, un malaise, une indisposition de la veille, l’isolement où elle vivait quand le père était occupé dans la forêt, au loin. Le pauvre homme y perdait son latin, comme on dit. Cependant, ils n’étaient pas à plaindre, cette année-là surtout. L’argent ne manquait plus dans le ménage. La récolte des fruits avait été bonne, la Rouge donnait un lait crémeux, avec lequel on faisait un beurre doré, frais et appétissant, bien recherché à la ville ; une dizaine de poules, tout en becquetant et caquetant, fournissaient la petite monnaie nécessaire aux besoins de tous les jours. Aussi le père, dans l’espoir de ramener quelques éclats de rire au logis, avait acheté pour Georgette une robe de laine brune, un simple manteau d’hiver, et un chapeau orné d’une fleur rouge qui tranchait admirablement bien sur le noir éburnéen de son opulente chevelure. Ce fut une dépense de soixante-dix francs, que le brave homme ne regretta pas, car le soir où il rapporta ces objets de toilette à sa fille, elle lui sauta au cou en pleurant, et dit :

— Ah ! père, que ta bonté est grande ! je ne méritais pas tant.

— Toi, toi, Georgette ! — Tu es ma seule joie ici-bas ; sans tes sourires, je sentirais trop vite le poids de l’âge et du travail.

Jean Schweizerl s’imaginait par là avoir chassé l’ennui qui semblait désoler la vie de son enfant. Le lendemain, la même tristesse était de nouveau visible dans la pâle physionomie de Georgette.

Depuis une semaine, le bûcheron passait toutes ses nuits hors de la maison, à quelque distance de la Ravine, où il avait dressé un second fourneau à charbon qui brûlait lentement. De temps à autre il quittait la clairière où s’élevait le grand cône de bois couvert de terre, et il venait jeter un coup d’œil autour de sa demeure, quoiqu’il sût fort bien que Georgette ne courait aucun danger. Mais il aimait à se répéter que sa fille dormait plus tranquillement, lui se trouvant aux alentours.

Un soir, vers neuf heures, il arrivait ainsi à la lisière de la forêt, lorsqu’il aperçut, dans la demi-clarté d’une lune à son premier quartier, l’ombre d’un homme se glissant le long du jardin, puis, arrivé derrière la maison, s’arrêter enfin sous la fenêtre de Georgette, qui était éclairée.

Qui était-il, et pourquoi était-il là ?

Un voleur ?

Mais on connaissait la pauvreté de Jean Schweizerl.

Un ennemi ?

Il n’en avait pas.

Qui, alors ?

Le bûcheron attendait. Une certaine inquiétude s’emparait peu à peu de ses sens. Que signifiait la présence de cet homme ?

Mais, tout à coup, son corps trembla, secoué par une agitation extrême. Un cri de colère sourde fut sur le point de lui échapper, et ses mains, calleuses et noires, se levèrent vers le ciel, comme s’il eût proféré tout bas, dans cette nuit froide de novembre, le plus affreux des serments.

Le lendemain, contre son habitude, Jean Schweizerl ne se rendit pas à l’ouvrage. Sa fille, en entrant dans la cuisine, le trouva près de l’âtre, les pieds presque dans le feu. Il avait froid, était tout malade, affirmait-il, de sa bonne voix qu’une souffrance aiguë attristait.

Il se mit à regarder Georgette, d’un air tellement navré, que la pauvre enfant tressaillit.

— Sait-il quelque chose ? se demanda-t-elle.

Elle s’efforça de paraître calme et n’y réussit qu’à demi.

Le déjeuner fut silencieux.

— Mais qu’as-tu donc, mon bon père ? lui dit enfin Georgette.

Il éclata :

— Ce que j’ai ? Ce que j’ai ? Georgette, oses-tu bien me le demander ?

Elle eut comme un vague éclair de terreur.

— Je ne te comprends pas ! fit-elle, désespérée.

— Ah ! s’écria le bûcheron. Ma fille ! ma fille ! Pourquoi n’avoir pas eu confiance en moi, en ton père, ton bonhomme de père qui t’aime, qui t’aime plus que je ne saurais dire ? Toi que j’ai élevée, toi que j’ai, vue grandir, belle et forte, à l’ombre de ces bois où nous avons passé notre vie ensemble, est-ce bien toi ?

Et ne pouvant plus maîtriser ni ses larmes, ni sa douleur, cet homme, dont tous les jours avaient été consacrés au travail, pleura, pleura. Les sanglots, un instant, étouffèrent le faible pétillement du foyer et eussent réveillé, si cela n’eût déjà pas été fait, l’âpre repentir de la faute dans l’âme tourmentée de Georgette.

Elle se précipita aux genoux de son père, et, posant sa jolie tête de brune, pâle et attristée, sur la main rude du bûcheron, à son tour elle pleura. Puis, d’une voix déchirante, elle prononça ce seul mot :

— Pardon ! pardon !

Jean ne répondit pas. Un silence lugubre, poignant, planait au-dessus de ces deux personnes affaissées par le malheur commun. Et dehors, comme pour rendre la scène plus déchirante encore, la bise soufflait dans les arbres dépouillés, sur le sol froid. C’était l’hiver, dans la nature et dans leur cœur, l’hiver qui ne céderait peut-être plus jamais, pour eux, la place au gai printemps, aux fleurs et au doux soleil de mai.

— Raconte-moi tout, je veux tout savoir !

Georgette releva la tête.

Une lueur de vie remonta aussitôt à ses joues, à son front et dans ses grands yeux noirs. Elle avait appréhendé une explosion de colère, et elle ne trouvait qu’un indicible pardon. Pas un mot de reproche ! Alors, elle osa de nouveau regarder cette bonne vieille figure brunie par le hâle du temps : elle était triste, infiniment triste, et sillonnée de pleurs.

La confession de la jeune fille fut sincère.

— Ne t’a-t-il jamais dit qu’il voulait t’épouser ? demanda-t-il.

— Je lui ai déclaré que j’attendais cela de sa loyauté et de son amour.

— Il t’aime donc ?

— Il me le répète sans cesse.

— Oh ! cruelle enfant, quels chagrins tu causes à ton vieux père ! Mais, malheur à lui, s’il ose t’abandonner !

Georgette comprit qu’elle serait incapable d’apaiser ce désir de vengeance. Elle se tut.

— Il faut que je sache aussitôt à quoi m’en tenir, reprit le bûcheron.

— Quel est ton projet ?

— Je veux aller trouver Robert Feller, je n’ai que cet ami-là.

— Je pensais que tu serais allé chez… lui, le forestier.

— Non, car s’il me recevait mal, je…

Il n’acheva pas.

— Mais que diras-tu à Robert ? interrogea l’infortunée, rougissant à la pensée que ses misères formeraient l’objet de cet entretien.

— Écoute bien, expliqua Jean Schweizerl. Robert est notre ami, j’en suis sûr. C’est un vrai caractère, celui-là. Il est riche d’affection, toujours prêt à se dévouer pour ceux qu’il a jugés dignes de sa sympathie, de sa confiance. Ah ! quel bonheur c’eût été pour mes vieux jours, s’il avait seulement vu que tu es belle ! Mais, non ! Rien ! Il n’a eu des yeux que pour Suzanne. Ton secret, le mien, deviendra le sien, et il sera bien gardé, ne t’inquiète pas. Il t’aime comme une sœur et plaindra sincèrement ton sort.

La fille de Jean Schweizerl épouser un Allemand ! Singulière destinée, à laquelle je n’avais pas rêvé.

Mais, à propos, qu’y a-t-il de. vrai dans les bruits du village, au sujet du forestier et de Suzanne Teppen ?

— Le sais-je moi-même ? Il m’a assuré qu’il ne pensait pas à elle.

— Heureusement pour lui, fit le bûcheron, retrouvant toute sa colère. D’ailleurs, Suzanne aime Robert, et c’est une personne qui ne se laissera pas imposer un mari.

Au revoir, Georgette, ne t’effraie pas jusqu’à mon retour.

— Au revoir, père.

Et Jean sortit de la maison. Mais, au lieu de se rendre à la forge, comme il en avait d’abord conçu le projet, il se dirigea vers l’endroit de la forêt ou étaient les bûcherons, et où il avait dressé son fourneau. Le soir seulement, il irait chez son jeune ami.

Un peu avant la tombée de la nuit il arrivait inopinément à la forge de Robert Fellèr.

Celui-ci avait justement entre. les mains un vieux fusil d’ordonnance qu’il chargeait d’un air très calme. L’ouvrier Thomas était parti après le dîner pour la ville voisine sur l’ordre de son maître, lequel avait besoin de divers objets qu’il ne pouvait pas se procurer à Thalheim.

— Eh ! quel bon vent vous amène, Jean ?

— C’est un mauvais, il souffle du nord.

— En effet, la bise est froide, aujourd’hui.

— Il s’agit bien de la bise ! je ne m’en suis même pas aperçu.

À cette réponse, qui dénotait une indifférence vraiment trop extraordinaire chez le coureur des bois, Robert examina plus attentivement son vieil ami. La pâleur de son visage le frappa ; le sourire amer que semblait dessiner sa bouche, excita au plus haut point sa curiosité. Il ne l’avait jamais vu ainsi.

— Tiens, mais qu’avez-vous donc ?

— Moi ? rien !

Que veux-tu faire de ce fusil ?

Il devait penser à quelque chose de bien étrange en posant cette question à Robert, car l’amertume de son sourire s’accentua encore, et comme une lueur fauve jaillit de ses yeux enfoncés dans une orbite profonde, creusée par les soucis, la misère et les souffrances.

— Eh ! je ne vous reconnais pas. On dirait que vous avez peur ou que vous êtes sur le point de commettre un crime, tant votre physionomie est défaite.

Ce fusil ? Ah ! c’est vrai ! Je me suis amusé à le charger pour tuer deux grives qui viennent tous les matins becqueter des baies dans la haie du fond du verger. Toutefois, comme il y a longtemps que je n’ai plus utilisé ce jouet-là, je risque peut-être de manquer ce couple d’oiseaux qui feraient cependant bonne figure sur notre table. Je vous réserverai une aile, si vous voulez.

— Merci ! Je n’ai besoin de rien.

— Mais, au nom du ciel, qu’avez-vous, Jean Schweizerl ?

— Tu as raison, puisque je suis ici, il faut bien qu’un motif quelconque m’y ait amené. Sommes-nous bien seuls ?

— Voyez, pas une âme ! mon Suisse Thomas ne rentrera sans doute qu’à la nuit.

— Et ta mère ?

— Dans sa chambre ou sa cuisine, triste à pleurer.

— Pourquoi ?

— Je vous conterai cela plus tard. D’abord vous.

— Je suppose que vous n’êtes pas beaucoup plus heureux que nous, car malgré ton apparente insouciance, il me semble, que les traits de ton visage sont, plus fatigués que d’habitude. Ton front est sombre aussi.

— Ne nous occupons pas de moi, Jean ! Qu’y a-t-il pour.votre service ?

— Voici, Robert :

Et en deux mots, une phrase brutale, il expliqua à son jeune ami la situation de sa fille et ses relations avec le forestier.

— Le misérable ! ne put s’empêcher de dire le forgeron.

— Le misérable ! répéta Jean Schweizerl comme un écho.

— Et qu’attendez-vous de moi ?

— Il faut aller aussitôt chez cet homme et tu lui demanderas, en mon nom, cela va de soi, si, oui ou non, il veut épouser ma fille Georgette. Tu ne sortiras pas avant d’avoir une réponse formelle.

— Vous savez que je ne suis pas en très bons termes avec lui.

— Je ne le saurais pas que je le devinerais aisément. N’a-t-il pas ses entrées libres à la tuilerie Teppen ?… Qui sait ? Peut-être même caresse-t-il le projet d’épouser Suzanne et sa riche dot.

— Comme vous dites cela ! Alors vous sentez…

— N’importe ! Je n’ai que toi à qui je puisse confier cette mission. D’ailleurs, s’il est décidé à faire ce que je veux, ce que je désire, il répondra oui ou non, sans que tu aies besoin de l’influencer en aucune façon.

— Eh ! bien, je pars.

— C’est cela ! Je t’attends ici. Si ta mère, par hasard, vient à la forge, je lui annoncerai que tu es au village. Il faut qu’elle ignore ta démarche.

Un instant après Robert était loin.