Le forgeron de Thalheim/10

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Imprimerie Jaunin Frères (p. 171-193).

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La veille au soir, quand la veuve Feller, de retour de la tuilerie, avait communiqué à son fils le mauvais résultat de sa démarche, le refus de Joseph Teppen, Robert avait bravement supporté ce coup qui, en un instant, en un clin d’œil, détruisait ses rêves les plus chers.

Fièrement il se redressa et dit à sa mère :

— Suzanne m’aime, elle le dit, je le sens. J’attendrai.

— Elle attendra aussi, mon fils, elle l’a spontanément déclaré à son père. C’est une vaillante jeune fille.

Et Robert était retourné à son travail, comme animé d’une vigueur nouvelle à la pensée des obstacles qui semblaient s’opposer à son bonheur.

Cependant on a beau dire qu’on veut rester ferme et digne, quand votre cœur est doucement épris, il arrive une heure où le désespoir assaillit enfin votre âme. On voit la bien-aimée entourée de flatteries, de pièges dangereux ; on craint qu’elle ne tombe, qu’à la fin elle ne cède aux instances paternelles. On n’est pas auprès d’elle pour lui inspirer une confiance extrême ; et, surtout, on redoute les calomnies, les accusations d’infidélité que des personnes sans scrupule, intéressées à la chute de celle qu’on aime, peuvent répandre sur le souvenir de l’ami éloigné.

L’absence est le plus grand des maux, a dit le Bonhomme, dans sa naïve psychologie des bêtes.

Et Robert savait aussi que « les absents ont toujours tort. »

Il aimait tellement Suzanne que, pour lui, la vie sans elle n’était pas possible. Il n’aurait pas eu l’épouvantable courage ou lâcheté, comme on voudra, de descendre jusqu’au suicide, non, il n’y avait pas songé, car sa mère était là, et la bonne femme avait besoin d’un soutien pour sa vieillesse, d’un bras affectueux. Pour elle, cette sainte, il devait vivre, mais pour elle seulement ; même si, ce qui n’était pas à prévoir, Suzanne changeait de sentiment à son égard.

Käthel avait aussi fait part à son garçon du désir de Suzanne que Robert ne chercherait plus à la revoir contre le gré de son père. Néanmoins, le forgeron ne tenait rien moins qu’à se soumettre à cette volonté. Il se trouvait, croyait-il, en cas de légitime défense, et il pensait sérieusement à entretenir des relations avec celle qu’il aimait. Suzanne lui pardonnerait cette désobéissance : il s’agissait de combattre l’influence pernicieuse, que peuvent exercer les entours sur l’esprit d’une jeune fille et sur son cœur, si courageuse qu’elle soit ; il supposait, et sans doute avec assez de vraisemblance, que le père Teppen allait mettre tout en œuvre pour préparer et hâter le mariage de Suzanne avec l’employé Otto Stramm : Robert considérait ce dernier comme étant le gendre agréable au tuilier. Que le forestier fût bien reçu par l’industriel, cela ne faisait plus l’ombre d’un doute, puisque la veuve Feller avait été témoin de l’arrivée d’Otto Stramm chez les Teppen ; que ses fréquentes visites eussent pour but la conquête de sa chère Suzanne, le forgeron en était convaincu, rien qu’à la haine qu’involontairement il nourrissait contre son rival. Mais voilà, le péril n’était pas encore inévitable : Suzanne l’aimait, elle avait osé l’avouer à son père et à sa mère, la brave enfant, et Robert, malgré ses vagues appréhensions, estimait cependant assez la fiancée de son cœur, la jeune fille qu’il s’était choisie, pour la croire capable de soutenir la lutte et de remporter la victoire.

Otto Stramm avait pour lui le père, dont l’influence était grande, sans doute ; mais Robert possédait le cœur de Suzanne et pouvait compter sur le concours de la mère, bien que peu efficace. A tout prendre, le sort du forgeron de Thalheim était encore le meilleur. Aussi, le lendemain, quand il se remit à l’ouvrage, le jeune homme se promit de ne pas désespérer, et surtout de se montrer digne de la confiance que Suzanne lui témoignait. C’est dans ces dispositions, excellentes sous tous les rapports, même aux yeux de la veuve Feller, que Jean Schweizerl, le soir, avait trouvé son jeune ami.

Robert avait accepté la délicate mission d’aller trouver le forestier avec beaucoup de répugnance et peu d’espoir dans une heureuse issue. Pour ce père malheureux, il oubliait tout : le rival odieux, le soufflet non vengé et la haine du patriote. Il sentait la gravité de la situation, et ne se faisait aucune illusion sur les conséquences qu’un refus de la part d’Otto Stramm pouvait avoir pour l’employé.

Tout en marchant le long de la route — car de la forge au centre du village de Thalheim il y a un bon bout de chemin — il préparait son entrée en scène. Robert comprenait que, pour réussir, il devait effacer autant que possible sa propre personne, et aborder l’ennemi comme s’il ne l’eût jamais rencontré jusqu’à ce jour. Si, au contraire, il paraissait devant lui avec tous ses griefs, il risquait d’échouer dans sa démarche beaucoup plus tôt qu’en imposant silence à ses plus intimes sentiments.

Otto Stramm, comme nous le savons, avait loué un appartement dans la maison de Victor Helbing, le maire, située près de l’auberge de la Demi-Lune. Une croisée de son logis donnait sur les vergers, de sorte que le forestier avait pu s’absenter souvent, sans que le propriétaire s’en fût aperçu. Il n’avait qu’à ouvrir la fenêtre et il était libre. Au dire de Jean Schweizerl, il avait amplement profité de cette liberté.

Quelques personnes — cette circonstance fut consignée le lendemain au procès-verbal — remarquèrent, non sans surprise, le forgeron de Thalheim entrer dans la maison qu’habitait celui que, depuis la fête, on désignait comme son ennemi. En outre, le soir précédent, Otto Stramm avait habilement fait courir le bruit que la mère de Robert avait été fort mal reçue du tuilier Teppen, lequel n’entendait pas avait ajouté le forestier, élever des filles pour les donner en mariage au premier mauvais sujet venu. On avait plaint le pauvre garçon. Mais, au village, la première impression s’efface vite,’et on arrive plus vite encore à se réjouir des infortunes d’un amoureux évincé.

Dans le corridor Robert rencontra Victor Helbing.

— Est-ce que M. Stramm est chez lui à cette heure ? demanda Robert après les salutations d’usage.

— Mais oui, Robert. Tu le cherches ?

— Précisément. Voudrais-tu m’indiquer sa chambre ?

— Rien de plus facile. La dernière porte à gauche, au fond.

— Bien ! Merci ! Au revoir !

— Si pressé ?

— Oui !

Et le forgeron alla frapper à la porte qu’on lui avait indiquée.

— Entrez ! fit une voix qu’il reconnut aussitôt.

L’une des sorcières de Macbeth n’eût pas produit un effet plus saisissant sur le visage de l’Allemand que l’arrivée de son ennemi. Une vive pâleur recouvrit à l’instant ses joues, d’ordinaire clairement rosées ; néanmoins, il surmonta rapidement les premiers symptômes de trouble et de surprise que cette visite avait provoqués, et dit d’un ton sec :

— Que me voulez-vous ?

Robert fit appel à toute la force de sa volonté pour ne pas répondre sur le même ton. L’avenir de Georgette ne tenait peut-être qu’à un fil : il ne voulait pas le rompre.

— Monsieur Stramm, commença Robert, après avoir jeté un coup d’œil autour de lui, dans la chambre, l’affaire qui m’amène chez vous est tellement grave que vous me permettrez bien de prendre quelque précaution et de justifier ma présence. Sommes-nous seuls, c’est-à-dire sûrs de ne pas être dérangés ?

— Il n’y a que cette pièce d’habitée de ce côté de la maison. Nous sommes seuls.

— Bien ! Vous verrez aussitôt que ma question n’était pas de trop, puisqu’il s’agit de l’honneur d’une famille.

— Je vous écoute.

— Si j’ai fait cette démarche, ce n’est pas parce que vous êtes mêlé à cette triste histoire ; au contraire, pour des raisons qu’il est inutile de rappeler, je ne désirais pas m’en charger ; ce n’est que sur les instantes prières de Jean Schweizerl…

— Jean Sclrweizerl ? Le bûcheron ?

— Lui-même !

— Et pourquoi n’est-il pas venu, s’il a quelque chose à me dire ? Nous nous voyons assez souvent.

— Vous le saurez bientôt.

— Morbleu ! Expliquez-vous donc !

— À l’instant.

— Ce n’est qu’à sa pressante sollicitation, vous dis-je, que je me suis décidé à faire ce que je fais. Le pauvre homme m’a jugé digne de sa confiance, et il ne pouvait prendre sur lui de venir vous trouver.

— À quoi bon tous ces préambules. ? De quoi s’agit-il ?

— Pardon, monsieur ! Je tiens à vous expliquer franchement que mon intervention en cette affaire résulte d’un enchaînement de circonstances indépendantes de ma volonté, et je vous prie de croire qu’en ce moment je ne dois plus être, pour vous, Robert Feller le forgeron, mais l’envoyé de Jean Schweizerl.

Cela bien établi, j’arrive au fait.

— Heureusement !

— En deux mots, voici l’unique question que Jean Schweizerl vous adresse par mon entremise : Voulez-vous, oui ou non, épouser sa fille Georgette ?

Otto Stramm pâlit légèrement.

— Que dites-vous ?

— Voulez-vous, oui ou non, épouser Georgette Schweizerl ?

Le forestier partit d’un éclat de rire.

— Et c’est Jean Schweizerl qui vous envoie chez moi pour me demander cela ? reprit-il au bout d’un instant.

— Oui.

— Depuis quand ai-je des ordres à recevoir de cet homme ?

— Ne confondons pas. Il demande simplement si vous êtes décidé, oui ou non, à le faire.

— Cela vous irait à merveille, n’est-ce pas, si votre mission, plus que singulière, aboutissait ?

— Je crois vous avoir dit que ma personne est hors de cause.

— Vous ne le pensez pas.

— Au fait, s’il vous plaît ! Que répondez-vous ?

— Ce que je réponds ? Eh ! que faut-il que je réponde, sinon que cette question, dont on vous a chargé, frise l’insolence ? Je ne me laisse pas dicter ma conduite. Décidément, vous êtes encore simples, dans, ce pays ! Obliger un homme, ni plus ni moins, d’épouser une fille, la première venue ! Ah ça, vous me prenez donc pour un imbécile ?

— Mon opinion là-dessus n’est d’aucune importance. Est-ce votre dernier mot ? Pesez bien ce que vous allez me dire !

— Mon dernier mot ? Puis des conseils ? Vos questions sont stupides et vos conseils impertinents. Moi, épouser Georgette Schweizerl ? Oh ! que non pas ! Répétez-lui mes paroles, à ce bonhomme, si cela peut vous faire plaisir. J’ai une autre ambition ! Moi, forestier patenté, avec un bel avenir, lier ma destinée à celle d’une fille de rien !…

— Vous ne l’aimez pas ?

— Monsieur, je ne vous reconnais pas le droit de m’interroger.

— Vous avez raison, je m’oubliais.

Toutefoîs, permettez-moi encore, avant de sortir d’ici, de vous avertir. Je rendrai un compte fidèle de notre entrevue au malheureux père qui m’a envoyé chez vous. Mais il est à craindre qu’il ne soit pas satisfait de votre réponse. Si vous l’aviez vu, comme moi, brisé par le malheur ; si vous aviez entendu les paroles de haine et de colère qui lui sont échappées en me révélant sa misère, celle de son enfant, vous n’hésiteriez pas sans doute à sauver la jeune fille qui vous aime de toutes les forces de son âme naïve. Ayez donc pitié d’elle ! Jean Schweizerl vous pardonnera.

— Eh ! pourquoi : n’a-t-il pas élevé sa fille dans de meilleurs principes ? Allez donc !

— Oui, je m’en vais, dit tout à coup Robert d’une voix mordante, n’étant plus maître de son indignation. Ah ! si nos Alsaciennes pensaient comme moi, au lieu de croire à vos sourires menteurs, elles vous jetteraient au visage tout le mépris que vous m’inspirez. Non contents de vous être emparés de cette terre qui vous maudit, vous exécrera toujours, vous mettez encore toute votre mauvaise foi à séduire nos cœurs simples ; vous êtes ensuite trop lâches pour réparer le mal que vous avez causé. O Alsace, combien de temps devras-tu subir encore la honte de la défaite !

— Sortez ! vous dis-je, ou je vous chasse comme un insolent que vous êtes.

— Pas n’est besoin de me chasser, car je m’en irai déjà, regrettant à présent d’avoir franchi le seuil de cette chambre. Ah ! il vous sied, à vous autres, après nous avoir traités comme un vil butin, de venir encore nous dérober le bien le plus précieux : l’honneur. Jean Schweizerl, je le crains, voudra se venger de l’affront que vous lui avez fait. Vous êtes averti.

— Sortez d’ici ! cria Otto Stramm, la face rouge, les yeux pleins d’éclairs. Ensuite il ajouta :

Ah ! vous croyez que vos menaces m’épouvantent ? Vous ne me connaissez pas, alors ! Ce soir, entendez-vous, ce soir, je vais chez Teppen. Suzanne sera à moi. Le père me l’a promise et cette belle fille n’a pas dit non. Tu prendras Georgette, beau chevalier !

— Menteur et lâche ! s’écria Robert, qui se sauva, de peur de commettre un crime.

Et il s’élança dans la rue, non sans trahir, par son allure extraordinaire, la violente agitation qui le dominait. Devant la maison, il se heurta presque contre des personnes qu’il ne vit pas, car il passa sans les saluer. Aussitôt les commentaires sur cette visite d’aller leur train : les plus intelligents soupçonnèrent une querelle d’amoureux ; quelques-uns secouèrent la tête d’un air équivoque, plein de sous-entendus dramatiques. Un jour ou l’autre, les deux rivaux en viendraient aux mains.

D’un pas hâtif, ne regardant ni à droite ni à gauche, des pensées étranges tourbillonnant dans son cerveau en feu, songeant tantôt à Georgette, tantôt à la colère de Jean, et tantôt à Suzanne, qui, fatiguée des prières et des menaces du père Teppen, pourrait bien céder, et agréer la recherche du rival détesté, comme celui-ci le disait, Robert, quelques minutes après avoir quitté Otto Stramm, rentrait à la forge, où il trouvait son vieil ami toujours assis à la même place. Cependant, si le forgeron n’avait pas été si, surexcité, il eût sans doute remarqué que le fusil qu’il chargeait au moment où Jean arrivait chez lui, n’était plus où il l’avait déposé. Mais le jeune homme ne fit pas attention à cela, d’ailleurs d’aucune importance à coup sûr. Ayant enfin rapporté à Jean ce qui s’était passé dans son entretien avec Otto Stramm, Robert ajouta :

— Ce n’est pas tout ! Il affirme encore que Suzanne sera bientôt sa femme.

— Il ne l’aura pas ! répliqua le bûcheron d’une voix sourde.

— Que signifient vos paroles ?

— Parbleu ! Suzanne t’aime et elle est vaillante, répondit Jean, d’une manière évasive.

— Oui, mais Teppen a la volonté tenace.

— N’importe ! Otto Stramm ne deviendra pas son mari.

— Mon pauvre Jean ! J’ai bien peur que le forestier n’arrive à ses fins. Il a le père pour lui ; c’est beaucoup.

— Espérons, Robert.

— Mais vous, que comptez-vous faire ?

— Moi ? Et un éclair brilla au fond des yeux sombres du brave homme. Ne me le demande pas, je n’en sais rien. Oh ! quand je songe à notre heureuse tranquillité envolée, que j’interroge l’avenir qui attend ma fille, je sens des colères, des fureurs emplir ma tête, me tourmenter le front. Et dire que j’étais sur le point d’oublier ! Il m’avait séduit aussi, cet homme. Il m’accablait de preuves de confiance. Je m’en explique la cause, à présent.

— Au moins ne vous laissez pas entraîner par aucun projet de vengeance ! Vous ne feriez qu’agrandir l’abîme sous les pieds de Georgette et sous les vôtres.

— Je. n’y pense pas. Mais, Robert, qu’arriverait-il si Suzanne, ce que je ne crois pas, était forcée de le prendre pour mari ?

— Jean Schweizerl, si ce n’était ma mère, j’aurais déjà rappelé au forestier le soufflet qu’il me donna le jour de la fête, en présence de ma chère Suzanne. Mais, à cause d’elle, à cause de Suzanne aussi, qui m’a prié d’éviter cet homme, j’ai fait taire mon âpre ressentiment. Toutefois, il ne faut pas que les choses aillent trop loin : ou Suzanne deviendra ma femme, ou un grand malheur désolera toute mon existence, car le jour où j’apprendrai — si cela doit avoir lieu — que le mariage de Suzanne et du forestier est une chose décidée, je me souviendrai de l’insulte. Je vous jure, à vous seul, qu’il ne l’aura pas.

— Enfin, je te retrouve. J’avais cru, un instant, que toi aussi tu oubliais.

— Jamais !

— Bien ! mais j’espère que tu seras heureux, Robert, j’en ai même le pressentiment. Il ne faut pas que tous nous souffrions par le fait de cet homme.

Voici la nuit, je veux retourner à la Ravine. Georgette doit être en peine de moi. Viens, j’irai saluer ta mère.

Les deux hommes sortirent de la forge, que Robert ferma à clef, et entrèrent dans l’habitation.

Käthel était assise près du foyer, où le feu flambait joyeusement sous la marmite fumante. Un air de tristesse était répandu dans toute sa physionomie. La visite qu’elle avait faite la veille et le refus de Joseph Teppen occupaient toujours son esprit. Elle en parla à Jean Schweizerl.

— Dieu ne protège plus les braves gens, dit le bûcheron, quand elle lui eut communiqué l’insuccès de sa démarche.

— Ne blasphémez pas, Jean ! Un jour ou l’autre sa justice éclate.

— Quand les hommes lui aident un peu, riposta Jean.

— À l’heure de la mort, nos souffrances d’à présent nous seront chères, fit encore Käthel.

— Il vaudrait mieux, pour nous tous, que cette heure sonnât en ce moment, termina le bûcheron qui, bien que cassé par les douleurs et les misères d’une vie déjà longue, eût renvoyé sans doute la Mort, à l’instar du bûcheron de La Fontaine, si le visage grimaçant de notre vieille ennemie se fût présenté à ses regards éperdus.

— Il est tard, je vous laisse. Bonsoir, mère Käthel.

Robert l’accompagna jusque sur le pas de la porte ; en le quittant, il lui serra la main et :

— À bientôt ! dit-il, Dimanche vous me verrez à la Ravine. Bonsoir !

— La nuit sera froide. Bonsoir, Robert !

Et le forgeron rejoignit sa mère.

Jean Schweizerl, dès qu’il se vit seul, se glissa derrière la forge, où il prit vivement un objet qui était sous des fagots empilés contre le mur. C’était le fusil de Robert que le bûcheron, pendant l’absence de son jeune ami, avait caché là à toute éventualité. Il aurait toujours eu le courage d’avouer ses intentions si Otto Stramm eût manifesté le moindre désir honnête à l’égard de Georgette ; mais le forestier venait de signer sa condamnation par son refus brutal et cynique.

Une fois en possession de l’arme que Robert avait chargée, Jean se dirigea à travers les vergers et quelques champs cultivés, vers un petit bois qui coupait par le milieu le sentier mettant en communication la tuilerie Teppen et le haut du village de Thalheim. Non loin de là se trouvait une mare couverte de joncs sauvages, espèce de fondrière dont l’eau bourbeuse servait de refuge, en été, à une infinité de têtards qui faisaient la joie des gamins. Ordinairement le forestier, pour se rendre chez Joseph Teppen, prenait ce chemin, qui raccourcissait la distance, et, par là, il évitait de traverser la localité et de passer devant la forge de Robert. Jean se mit en observation… et attendit.

Il pouvait être sept heures du soir. Aucune étoile au ciel. Une bise noire balayait la grande plaine, et les arbres des forêts, choquant leurs branches défeuillées les unes contre les autres, jetaient dans l’air comme des cris plaintifs et des murmures confus…

Thomas, l’ouvrier forgeron, était revenu de la ville. A son arrivée, Käthel avait servi le souper. La veuve et le fils étaient plus tristes que de coutume. Les révélations de son vieil ami, sa visite chez le forestier, préoccupaient toujours Robert. Qu’allait-il résulter du refus d’Otto Stramm, des menaces du bûcheron et de ses relations avec sa Suzanne ?

Il n’osait approfondir toutes ces questions. Elles le fatiguaient inutilement, et, cependant, elles l’absorbaient tout entier.

Tout à coup une idée singulière traversa son esprit. Il sortit de la maison, entra dans la forge et voulut s’assurer que son fusil était encore là. Il ne le trouva plus.

Il comprit. Jean s’en était emparé. Dans quel but ? Robert le devina aisément.

Sans même avertir sa mère, il partit aussitôt pour la Ravine : coûte que coûte il s’agissait d’empêcher le bûcheron de commettre un crime odieux.

Georgette était seule. En apercevant Robert, sur le seuil de la chambre, elle eut une frayeur accablante. Elle attendait son père depuis plusieurs heures.

Le forgeron demanda si Jean n’était pas de retour.

Elle répondit qu’elle avait cru que c’était lui qui arrivait.

Robert fut assez embarrassé. La pauvre fille était bien inquiète ; il ne voulut pas encore augmenter ses craintes et préféra dire un mensonge.

— Il me faut un ouvrier pour abattre des arbres, deux vieux pommiers dans notre verger. Nous avons beaucoup d’ouvrage à la forge, et j’ai pensé que le père pourrait faire ce travail. Il n’en aurait que pour un jour, tout au plus.

Qu’il veuille donc bien passer demain, de bon matin, si possible.

— Je le lui dirai.

— Bonsoir, Georgette. N’oublie pas ma commission.

Et il s’éloigna.

Où était donc resté Jean Schweizerl ?

Robert reprit le chemin de la tuilerie. Otto Stramm lui avait annoncé que le soir il irait chez Joseph Teppen. Peut-être que le bûcheron s’était caché aux alentours.

Et, tout en marchant, il songeait doucement à Suzanne, dont il lui semblait distinguer la gracieuse silhouette au sein de l’obscurité pâle qui l’enveloppait.

Voilà enfin la tuilerie qui se dresse sombre et massive. Les feux sont éteints. Seules, les fenêtres du rez-de-chaussée ont encore de la lumière. Ainsi, derrière ces rideaux, à quelques pas, se trouve le bonheur, la bien-aimée de Robert, deux yeux bleus et des lèvres que le sourire n’éclaire peut-être plus. Il s’arrête un instant, s’imagine que Suzanne est là, à ses côtés, et il murmure des mots d’espoir et d’amour.

— Hé ! qu’est-ce que cela ?

Robert n’a pu réprimer un soubresaut. L’oreille tendue, il cherche à saisir un bruit distinct parmi les divers bruits de la nature. Comme la détonation d’une arme à feu est venue jusqu’à lui.

Mais non, il s’est trompé assurément ; Jean veut méditer sa vengeance, et, d’ailleurs, le forestier est sans doute à la tuilerie. Pas de frayeurs ridicules !

— Tiens ! si je me trompais ?

La chambre de Suzanne donnant sur le jardin, du côté de l’étang, s’est éclairée soudain.

Robert approche. Elle est là. Un mot, un seul, et il s’en ira content, heureux. Personne dans les environs. Le désir de voir Suzanne est plus fort que sa volonté et que ces paroles de la jeune fille rapportées par la mère Feller, qu’il ne devait plus chercher à la revoir sans le consentement du père.

— Suzanne ! Suzanne !

Et, pour donner plus de succès à son appel, Robert a jeté contre la fenêtre quelques grains de sable. Une main écarte les rideaux, un regard clair interroge la nuit. Le forgeron se place sous les rayons de lumière qui tombent de la fenêtre : il est reconnu.

— Robert, c’est toi !

— Oui, Suzanne. Pardonne-moi ! Il me fallait entendre ta voix pour être tranquille.

— Ne reste pas ! Mon Dieu, si le père le savait !

— Eh bien, n as-tu pas une bonne parole à me dire ?

— Robert, je t’aime. Mais mon père veut que j’épouse le forestier, bon gré, mal gré. Ce soir, il m’a annoncé que le mariage se fera dans deux mois. Mais que cela ne t’inquiète pas : je t’aime, Robert.

— Ah ! Suzanne, que ta confiance me fait du bien !

Est-il chez vous, ce soir ?

— Non, mais le père l’attendait.

— Au revoir donc ! Pense à moi.

— Toujours ! Au revoir !

Et Robert disparut dans l’obscurité, sentant tout à coup une haine mortelle contre Otto Stramm envahir son front et commander à ses facultés. L’un des deux était de trop, vraiment.