Le forgeron de Thalheim/12

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Imprimerie Jaunin Frères (p. 210-235).

XII


Jean Schweizerl n’était rentré à la Ravine qu’avec le jour. Il avait passé la nuit dans les bois, les yeux hagards, l’allure incertaine, la lèvre muette. Toujours la même idée hantait son cerveau, idée fixe qui lui enserrait le cœur à l’étouffer : Le triste sort de sa fille.

Lorsque le bûcheron ouvrit la porte de sa maisonnette, il vit, dans la demi-clarté d’un jour d’hiver, Georgette encore assise au coin du feu où Robert l’avait laissée la veille au soir. Elle ne s’était pas couchée. Ses joues avaient une pâleur mate qui faisait ressortir plus vivement ses grands yeux noirs tout humides. Elle était indiciblement malheureuse. Elle essayait, mais en vain, de comprimer sa douleur et d’amener son esprit à ne plus penser à la situation dans laquelle elle s’abîmait.

D’un air soumis, mais plein d’un tendre reproche, elle regarda son père, dont la figure bouleversée trahissait bien les combats qu’il avait livrés aux passions et aux amertumes qui l’agitaient. La vérité, peu à peu, se fit jour dans sa jeune tête fatiguée et violemment surexcitée par cette longue attente de plusieurs heures d’une nuit solitaire et noire. Enfin, n’y pouvant plus tenir, elle s’élança au-devant de son père, enroula ses beaux bras autour de ce cou brûlé par les intempéries des saisons, et lui demanda, d’une voix triste :

— Eh bien, père, qu’as-tu à m’apprendre ?

— Rien de bon ! Il refuse de t’épouser.

— Le misérable !

— Tu ne l’aimes plus ?

— Non !… Je ne sais que répondre… Ses paroles m’ont enivrée. Il me jurait une affection éternelle, sans bornes, me disait que j’étais belle, la plus belle fille qu’il eût jamais vue… Folle que j’étais, je buvais ce poison, lentement, avec avidité, ne raisonnant pas, ne rêvant ni à mal ni à bien, et je ne voyais pas le vide de cet amour égoïste. Oh ! père, quel sera mon sort ?

— Nous causerons de cela plus tard. Personne… n’est venu… hier ?

— Non… Si, j’oubliais. Robert Feller. Il pouvait être entre huit et neuf heures du soir. Il te cherchait, ayant,’a-t-il dit, un travail à t’offrir.

— Rien de plus ?

— Et que tu devais passer à la forge aujourd’hui de bon matin.

— Bien ! bien ! Je sais ce que c’est…

— Je n’ai pas osé le questionner, père.

— Tu as eu raison. Il n’avait pas de bonnes nouvelles. C’est lui qui est allé chez le forestier.

— Qu’a-t-il dit ?

— Que ton éducation a été mauvaise ! Qu’on n’épousait pas des filles comme toi !

— L’infâme !

— Si, au moins, il avait eu un bon mouvement, une étincelle de pitié, sinon d’affection ! Mais rien !

— N’en parlons plus.

Mais, toi, où as-tu été cette nuit ?

— Un peu partout. Il me semblait te voir devant mes regards éperdus, tout éplorée et triste, dans l’obscurité. Georgette ! Georgette ! Trop chère enfant ! Quelle douleur pour mes vieux ans !

Et au souvenir des angoisses souffertes, de nouvelles larmes roulèrent lentement sur ses joues ridées et tombèrent, comme une eau sainte, sur le front pâle de Georgette.

Soulagée par cet épanchement affectueux, Georgette, suivant son habitude, prépara le déjeuner. Mais le père n’y toucha pas. Morne et abattu, il paraissait complètement ignorer la présence de sa fille. De temps en temps, son corps avait comme un tressaillement profond qui n’échappait pas à la malheureuse enfant.

Ses frayeurs la reprirent de plus belle.

— Serais-tu malade, père ?

— Non !

— Tu es pâle, tes traits sont fatigués.

— Je n’ai pas dormi.

— Eh bien, va te reposer.

— Non !

— Tu ne veux cependant pas retourner à l’ouvrage ?

— Si, le grand air me fera du bien. D’ailleurs, il faut que je descende à la forge.

— Ah ! oui, il a insisté pour que tu passes chez lui.

Le bûcheron se leva, et, après avoir embrassé son enfant, il ajouta encore :

— Si par hasard on venait me demander, tu n’aurais qu’à dire que je suis dans la forêt, à la Combe du Loup. Les ouvriers m’attendent déjà. Au revoir ! Aie soin de la Rouge et tranquillise-toi.

Là-dessus, il sortit.

La vue de sa fille lui faisait mal.

Le bûcheron s’enfonça dans les bois, sous les arbres à la ramure dépouillée de feuilles et couverte d’un manteau de givre. La neige tombait. Parfois à son passage, une grive ou un merle à bec d’or s’envolaient d’un buisson où des baies les avaient attirés, gentils oiseaux que les frimas attristaient, car ils n’avaient plus cette note joyeuse des claires matinées du printemps. Pour Jean aussi, les jours d’amertume étaient là, et lui, vieillard, brisé par le travail et les passions des hommes, n’espérait plus le gai soleil du renouveau.

Il erra un peu à l’aventure pendant les premières heures de cette journée qui devait être si fatale à Robert Feller. Jean ne raisonnait plus ses actes. Il allait devant lui, comme poussé par une force, une main invisible, celle du remords peut-être, s’arrêtant de temps à autre au pied d’un vieux hêtre, contre lequel il s’appuyait. Puis, reposé, il se remettait à marcher, toujours sans but, ne murmurant que des paroles entrecoupées, imprécations ou cris d’angoisse. Ah ! l’aimait-il, sa fille ! Sur elle, il avait reporté toute l’affection qu’il avait éprouvée jadis pour sa femme et les enfants qu’elle lui avait donnés, et qui étaient morts à présent. Et voilà où son existence, son dévouement perpétuel, avait abouti. Il n’avait fallu que l’arrivée d’un être odieux pour détruire le repos de sa vieillesse, la joie de ses regards et le bonheur de son cœur de père. Tout était anéanti !

Et pourtant il leur eût été si facile de vivre leurs jours sans trop grands soucis. Ils passaient des moments délicieux dans ces bois, aux muettes profondeurs, pendant les chaleurs de l’été. Au printemps et en automne, tout leur souriait. Ils se contentaient de si peu. Leurs goûts étaient si simples. Et, avec cela, Georgette ne manquerait sans doute pas de rencontrer un honnête garçon qui la rendrait heureuse. Alors, ce père, au désespoir que lui causait la perte de ce bel avenir qu’il avait rêvé pour sa Georgette, ce père sentait de nouveau l’âpre douleur le mordre au cœur, le reprendre, le terrasser, et il repartait les jambes fatiguées, mais résolu à tuer les peines morales par la lassitude du corps.

Il était bon, cet homme. La haine, la colère qu’il ressentait contre le lâche qui avait refusé d’unir sa destinée à celle de son enfant, s’inspirait de la plus pure passion qui ait jamais fait tressaillir l’âme d’un père. Mais pourquoi Dieu envoyait-il de telles souffrances à quelques créatures seulement ? Existait-il au moins ? Et il doutait, tant l’injustice dénature ce que l’être humain a de meilleur en soi.

Vers midi, il gagna cependant l’endroit où les bûcherons travaillaient. Mais cette partie de la forêt est si éloignée de Thalheim que le bruit de la mort tragique d’Otto Stramm n’avait pas encore pénétré jusque-là.

Jean Schweizerl ne resta que très peu de temps avec les ouvriers. Une inquiétude visible paraissait le tourmenter, le préoccuper entièrement. Il se borna donc à donner quelques ordres aux bûcherons, expliqua son retard par un malaise, et s’éloigna de nouveau en laissant les solides gars commenter son étrange conduite.

Toutefois, à la longue, cette course vagabonde dans la forêt commençait véritablement à le lasser. En outre, il venait de se rappeler que Robert Feller l’attendait. Il était de son devoir d’aller à la forge ; d’ailleurs, la visite que Robert avait faite à la Ravine, le soir précédent, l’intriguait également. Que lui voulait-il ? Ce n’était certes pas le vrai motif, celui que le jeune homme avait donné à Georgette.

Il frappait trois heures à la tour de l’église lorsque Jean arriva devant la maison de la veuve Käthel. La porte de la forge était fermée. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

Il entra.

Dans la chambre, dont le silence n’était troublé que par le tic-tac monotone d’une horloge de la Forêt-Noire, la mère de Robert, assise près d’un de ces grands poêles en terre cuite, la tête dans ses mains, pleurait doucement la honte qui allait rejaillir sur la famille par l’arrestation de son fils. Robert, un criminel ? Un meurtrier ? Horreur ! Mais non, cela n’était pas ! C’était un cauchemar, un mauvais rêve. Lui qui n’avait jamais fait le moindre mal à personne, se rendre coupable d’un pareil forfait ? Impossible !

Son caractère était si bon, si foncièrement honnête. Robert était vraiment incapable de franchir les limites tracées par la conscience et par la loi. — Mais il aime Suzanne, disait la voix du doute. Il était jaloux du forestier. Il a passé une partie de la nuit dehors. Que sait-on ? Ils se sont peut-être rencontrés ; ou bien Robert, ne pouvant plus se dominer, se sera laissé entraîner par une passion aveugle, une colère vengeresse. L’homme, le meilleur, n’est pas toujours sûr de lui. Il y a pour tous un moment pénible, critique, qui fait de nous des criminels ou des héros. Ton fils est tombé, voilà tout.

Et cette mère pleurait toutes les larmes de ses yeux presque éteints, seule dans le logis où elle avait souffert, aimé, et souffrait encore par ce jour d’hiver, le plus désolé de sa vie. Thomas, l’ouvrier, était au village, à la quête de nouvelles.

La bonne femme était littéralement anéantie par ce coup du sort. Elle ne savait, comme on dit, à quel saint se vouer. Son fils, son fils en prison ! Toute son existence gâtée, empoisonnée ! Ah ! quel poignant malheur pour elle, pour Robert et pour Suzanne ! Oubliés les beaux projets d’un avenir clair ; détruite la douce espérance d’une vieillesse heureuse ; brisé le fil qui la rattachait à la vie, qui lui en faisait aimer les derniers jours. Certainement elle en mourrait. Depuis l’heure fatale où elle avait entendu le magistrat accuser Robert d’un crime horrible, il lui semblait qu’elle eût déjà vécu dix années, et à peine l’aiguille des minutes de la simple horloge avait-elle accompli cinq fois le tour du cadran. Et aucune âme près d’elle, à qui elle pût communiquer ses impressions, à laquelle elle eût parlé de son fils. La désolation dans son cœur et la désolation au foyer.

Et ainsi pelotonnée à côté du poêle, frileuse de la peur éprouvée, elle laissait couler silencieusement ses larmes abondantes. Ses joues se creusaient, son front se ridait et ses cheveux étaient tout blancs. Immobile, elle restait là, son esprit tourmenté seulement par une chose unique, un fait brutal, un crime ; puis, elle torturait sa raison, s’ingéniait à trouver des circonstances atténuantes, doutant et riant de ses folles terreurs, en proie à des affolements stupéfiants et entrevoyant dans le pêle-mêle de ses pensées noires, la figure de son Robert, sereine et calme. Un vrai coupable n’a pas cette physionomie-là.

Au bruit que fit la porte, lorsque Jean Schweizerl entra, Käthel se retourna, les yeux en pleurs. Comme un éclair de joie illumina ses traits à la vue du vieil ami de la famille.

— Ah ! c’est vous, mon pauvre Jean ! Je vous attendais presque. Ah ! quel malheur, n’est-ce pas ?

— Un malheur ! Et qu’y a-t-il ?

— Vous ne savez pas ?

— Non. Je viens de la forêt et je n’ai rencontré personne.

— Otto Stramm, le forestier, a été assassiné !

Une lueur brilla dans les prunelles sombres du bûcheron.

— Assassiné ? fit-il d’un ton froid. Et vous appelez cela un malheur !

— Mais, mon fils Robert est accusé du crime.

Jean faillit tomber à la renverse.

— Mais la justice se trompe ! s’écria-t-il.

— Que dites-vous ?

— Je veux dire que Robert n’a pas pu se rendre coupable d’une telle action.

— N’est-ce pas ? C’est ce que je ne cesse de me répéter, et cependant il y a quelque, chose dans la vie de mon fils qui m’échappe.

— Quoi ?

— Hier soir, il est sorti sans m’avertir et il n’est revenu que bien tard. Où a-t-il été ? je l’ignore.

— Il n’a pas expliqué son absence ?

— Non.

Jean paraissait réfléchir.

Déjà il comprenait toute la noble conduite de son jeune ami.

— Mère Feller, reprit le bûcheron, racontez-moi un peu ce qui est arrivé.

— Ah ! mon Dieu ! je ne l’oublierai jamais. Ce matin, vers onze heures, attirée par un bruit de voix, je descends à la forge. Qu’est-ce que je vois ? Des gendarmes et des hommes en habits noirs qui faisaient subir un interrogatoire à mon pauvre garçon. Ensuite, ils lui ont ordonné de les suivre, ce à quoi il a été aussitôt décidé ; avant de partir, il m’a dit simplement : Mère, je jure sur ta tête que je suis innocent. Que je voudrais le croire ! Ses paroles avaient l’accent de la vérité. Mais, je vous le répète, hier soir il a été absent, et c’est hier au soir probablement que l’attentat a eu lieu. N’aura-t-il pas rencontré son rival, ce malheureux forestier ? C’est ce que je n’ose penser. Il est vif, et, par dessus tout, il détestait cet Allemand. Ah ! Dieu ! Exauce les prières d’une mère ! Qu’il soit innocent ! Qu’il soit innocent !

Jean était violemment ému.

— Et l’a-t-on déjà.conduit en prison ?

— Oui, vers une heure de cette après-midi, ils ont quitté Thalheim, mon fils entre deux gendarmes. Tout le village est en l’air, et moi je pleure ici sur le sort de Robert.

— Consolez-vous, mère Feller ! Robert doit être innocent.

— Mais, Jean, le forestier est tué. Ce n’est pas un songe, puisque je vous vois, que je vous parle et que mon fils est arrêté.

— Un accident peut-être ! Ou bien des rôdeurs auront attaqué ce coureur d’aventures.

— Vos raisons ne me tranquillisent pas.

— Et, cependant, il ne faut jamais se décourager si vite. C’est mon idée : Robert n’est pas coupable. S’il l’était, il l’aurait déclaré. Il n’y va pas par quatre chemins, lui.

Au revoir, mère Feller.

— Un instant ! Auriez-vous quelques soupçons ? Ah ! mon Robert ! Quelle douleur est la sienne, sans doute ! Perdre Suzanne ! Je suis certaine qu’elle le méprise.

— Justement, je vais la trouver. Il ne faut pas non plus que son amour pour Robert s’en refroidisse. Ils seront heureux, vous aussi, mère Käthel, je vous le promets. Mais, un peu de patience ! La justice reconnaîtra déjà bien son erreur. Tout s’éclaircira.

À ces mots, la veuve se redressa, fiévreusement agitée. Ses yeux attristés s’arrêtèrent sur ceux du bûcheron. Elle le fixa durant quelques secondes, et, s’approchant de lui, elle demanda tout bas :

— Jean, que savez-vous ?

— Moi ? rien ! rien encore ! vous dis-je ; mais puisque Robert affirme son innocence, il n’a pas tué cet homme. Robert ne ment jamais, c’est une de ses qualités.

La vieille femme retomba sur sa chaise, aussi anéantie, aussi désolée qu’auparavant.

— Vous voulez me consoler, Jean, dit-elle. Je le vois à vos paroles. Merci ! Mais je suis inconsolable : mon fils est en prison. Dieu seul peut l’en faire sortir.

— Je reviendrai, ne perdez pas courage.

Et Jean s’éloignait lorsque la porte s’ouvrit, et Thomas parut sur le seuil de la chambre.

— Quelles nouvelles ? interrogea cette mère qui n’avait pu, malgré sa volonté, suivre son fils jusqu’au village.

— Mauvaises, très mauvaises, les gendarmes ont emmené Robert.

— Je le sais déjà. Julie, la femme du voiturier Nicolas Sterlein me l’a dit. N’y a-t-il rien d’autre ?

Thomas hésitait à répondre.

— Parle, je t’en prie ! Je connais ton affection pour Robert.

— Ah ! ça, oui, je l’aime, en dépit des apparences.

Voici : on a retrouvé le fusil qui a dû servir à commettre le crime.

— Eh bien ?

— Ce fusil est celui de mon maître.

— Ah ! mon Dieu ! mon enfant est perdu ! s’écria la mère Käthel en s’affaissant sur le plancher.

Les deux hommes s’empressèrent autour de la malheureuse femme, et, au bout d’un moment, grâce aux soins qui lui furent prodigués, Käthel reprenait ses, sens. Mais son visage conserva des traces de son extrême émotion et du découragement profond qui était entré dans son cœur. A maintes reprises elle murmura : Mon Robert ! Mon Robert ! Ta mère mourra bientôt. Puis, elle parut s’endormir. Une grande faiblesse était tombée sur elle.

Cette scène avait péniblement impressionné le vieux bûcheron. De temps en temps, du revers de sa manche, il essuyait une larme qui glissait furtivement le long de sa joue brunie. On eût dit, une ou deux fois, que des mots, des paroles allaient s’échapper de ses lèvres blêmes, mais aucun son ne se fit entendre. D’ailleurs, quelles consolations aurait-il adressées à cette mère ? Il lui fallait son fils ! Et il n’osait pas, le pauvre homme, s’avouer coupable, sous les yeux de cette infortunée qui souffrait d’une manière si horrible.

— Thomas, dit-il enfin à l’ouvrier, tu vas soigner Käthel et ne pas l’abandonner ?

— Oui, Jean Sclrweizerl !

— Elle repose, maintenant. Quand elle se réveillera, annonce-lui donc que le bûcheron Jean lui rendra son fils.

— Comment ? Vous croyez…

— Je ne crois rien, mais je ne désespère pas de le sauver.

A bientôt !

Et Jean s’éloigna plus brisé encore qu’à son arrivée. Robert en prison ! Sa mère inconsolable ! À ces deux pensées s’en ajoutait une troisième tout aussi triste, qui concernait sa fille. Et il voyait son jeune ami, se laissant jeter dans un cachot quand d’un mot, d’une seule parole, il eût aussitôt recouvré sa liberté et son honneur.

C’était beau, cela !

Au lieu de prendre à travers champs, comme c’était son habitude en hiver, lorsque le sol était glacé, le bûcheron alla rejoindre la voie publique et hâta le pas dans la direction de la tuilerie Teppen. Un projet venait de germer dans sa tête. C’est bien cela ! Suzanne et Georgette étaient à peu près du même âge. Elles s’entendront parfaitement. La jeune fille du tuilier ne refusera pas d’accueillir la pauvrette. Et, puis, Jean Schweizerl lui porte de bonnes nouvelles. Et il marchait rapidement, et la neige tombait toujours, mais en rares flocons. La route était toute blanche et le froid assez vif. Un jour d’hiver, vraiment ennuyeux et long !

Suzanne n’avait pas été la dernière à connaître l’arrestation de Robert Feller. À midi, le père, revenant du village, s’était naturellement empressé de communiquer la nouvelle à sa femme et à sa fille. Comme un effondrement se fit autour de la pauvre enfant. Elle chancela, pâle et défaite, et serait tombée tout de son long sur le plancher si sa mère ne s’était pas trouvée à ses côtés pour la recevoir dans ses bras.

— Robert, un assassin !

Le tuilier, lui, se frottait les mains, sans trop de chagrins. Désormais, Robert Feller ne pouvait plus devenir son gendre, et il n’était pas mécontent d’être débarrassé du forestier, car il n’avait pas pour ce dernier une affection bien réelle. Il l’avait accepté, parce qu’il n’en avait pas d’autre à sa disposition. Décidément, le hasard, pensait le père de Suzanne, philosophe à sa manière, joue un grand rôle dans la destinée des hommes.

Suzanne, accompagnée de sa mère, s’était retirée dans sa chambre. L’une et l’autre comprenaient toute la gravité du malheur qui les atteignait. Robert Feller était perdu pour Suzanne, et, malgré la terrible accusation portée contre lui, elle l’aimait, elle l’aimait tellement qu’elle ne voulait pas croire à la culpabilité de son ami. Mais la mère, qui avait plus d’expérience de la vie, n’avait pas cette confiance.

Lorsque Jean Schweizerl arriva à la tuilerie, il ne trouva qu’une servante à la cuisine. Il demanda madame Teppen et Suzanne.

— Elles sont dans la chambre de Suzanne, répondit la fille.

— Allez donc leur dire que le bûcheron Jean Schweizerl est ici, et qu’il désire causer un instant avec elles.

— Bien ! je vais.

Un instant après la mère et Suzanne descendaient.

— Bonjour, madame Teppen ; bonjour, Suzanne.

— Bonjour, Jean. Asseyez-vous.

— Voudriez-vous m’accorder un instant ?

— Eh ! pourquoi pas ?

— Je serai bref. Il s’agit de Robert, de ma fille et de moi.

— Ah !

Et un profond étonnement se peignit sur le visage des deux femmes.

— Suzanne, croyez-vous que Robert Feller soit coupable du crime pour lequel il a été arrêté aujourd’hui ?

— Non !

— Vous avez raison : C’est moi qui ai tué le forestier.

— Vous !

La jeune fille et la mère se levèrent, tremblantes et comme épeurées. Elles avaient, pour la première fois, un criminel devant les yeux.

Jean remarqua le mouvement ; il sourit.

— Rassurez-vous ! Je ne suis point méchant pour cela.

— Nous vous avons toujours considéré comme un honnête homme, fit Suzanne, une grande joie inondant de nouveau son cœur. Égoïsme de l’amour ! Elle ne songeait pas au malheureux bûcheron.

— Merci ! Vos paroles font du bien. Elles viennent de lèvres qui ne savent pas mentir.

Mais vous n’êtes même pas curieuses de savoir pour quelle raison j’ai tué le forestier ?

— Je n’ose vous interroger, dit Marguerite Teppen, tant je redoute quelque chose de terrible.

— Et vous ne vous trompez pas : Otto Stramm a séduit ma fille Georgette.

— Grand Dieu ! je crois comprendre.

— Tout à fait ! À présent, si c’était un effet de votre bonté, vous pourriez me rendre un grand service, vous, Suzanne particulièrement.

— Si c’est en mon pouvoir, je vous le promets.

— Il va de soi que je ne puis pas laisser Robert plus longtemps en prison. Ma place est là où il est. J’ai passé toute cette journée dans les bois ; aussi ai-je seulement appris, il y a une demi-heure au plus, l’arrestation de mon jeune ami. Je viens de la forge ; c’est Käthel qui m’a mis au courant des événements du matin. Je voulais lui révéler le nom du vrai coupable ; mais il m’a été impossible de le faire à la vue de sa douleur immense, de peur qu’elle ne me maudisse. Puis la situation de ma fille me préoccupait toujours, et je n’avais encore rien décidé à son égard. C’est au moment de quitter la veuve, lorsqu’elle a parlé de vous, que j’ai eu la pensée de tout vous dire et d’implorer votre pitié pour Georgette.

J’étais, il est vrai, bien déterminé à ne pas me livrer entre les mains de la justice, et je ne l’eusse peut-être pas fait si Robert n’avait pas été soupçonné et arrêté. On n’étale pas de gaieté de cœur, la misère de son enfant aux yeux du public. Mais, à cette heure, je ne dois plus hésiter : la liberté de Robert est à ce prix. Ah ! quel caractère ! Il sait fort bien que c’est moi qui ai tué le forestier ; un seul mot de ses lèvres, et les gendarmes, au lieu de l’emmener, me cherchaient. Mais, rien. Il n’a pas voulu accuser son vieil ami. Ah ! Robert ! Puisse ma criminelle action contribuer à ton bonheur !

Jean Schweizerl s’arrêta un instant ; il semblait être en proie à d’amères réflexions.

Suzanne, malgré la solennité douloureuse du moment, se sentait toute fière d’être aimée du forgeron de Thalheim. C’était bien le noble cœur qu’elle avait deviné. Une rougeur pudique monta à ses joues naguère si pâles ; ses yeux devinrent humides et, à l’extrémité de ses longs cils blonds, perlèrent deux larmes, larmes précieuses évoquées par l’amour le plus pur qui ait jamais fait battre le cœur d’une jeune fille.

— Ce service, reprit Jean, que j’ai osé vous demander, le voici : Demain, je pars pour la ville. Oui, je me livrerai à l’autorité. Mais ma fille se trouvera seule, et j’ai peur pour elle. Ah ! si vous saviez combien la pauvre enfant est à plaindre ! Elle aura besoin des soins les plus dévoués.

N’est-ce pas, madame Teppen, et vous, Suzanne, maintenant que vos yeux n’auront plus de larmes de tristesse, que votre âme renaîtra à l’espérance, que l’amour d’un jeune homme noble et bon chantera autour de vous ses notes douces et gaies, n’est-ce pas, je vous en prie, vous aurez quelque pitié pour mon enfant, dont l’unique faute, en ce monde de misère, est d’avoir ajouté une foi trop naïve aux paroles trompeuses d’un misérable ? Car, et c’est la raison de ma terrible vengeance, il a refusé opiniâtrement d’épouser Georgette.

La bien-aimée de Robert Feller était plus émue qu’elle ne le paraissait réellement. Ces diverses révélations la bouleversaient. Cet amour secret de Georgette, ces passions se remuant dans l’ombre, les douleurs qu’elle pressentait dans ces poitrines brisées, tout cela la plongeait dans un accablement et une confusion impossibles à décrire. Elle non plus n’avait jamais soupçonné chez l’homme une aussi grande lâcheté.

Elle répondit :

— Oui, Jean Schweizerl, je veux aimer Georgette. N’est-ce pas, mère, elle viendra chez nous, vivre auprès de moi ? Nous la soignerons comme si elle était ma sœur. Comptez sur ma promesse.

— Que dites-vous, madame ?

— Ma fille a raison ; Georgette sera bien accueillie, car c’est bien cela que vous désirez, je suppose ?

— Parfaitement ! Merci ! ô merci ! Elle n’est pas mauvaise, je vous assure. Jadis elle avait de la joie, toujours un beau rire sur les lèvres ; à présent, tout a disparu, tout s’est envolé, comme ces petits oiseaux à l’approche de l’épervier. Elle croyait à cet homme. C’est tout son malheur. Et elle était seule, pendant que je travaillais dans la forêt. Mon Dieu ! Comment tout cela finira-t-il ? ajouta l’infortuné dans un transport d’amertume.

— On aura de l’indulgence pour vous, fit la mère.

— Je n’ose l’espérer. D’ailleurs, les juges ne voudront peut-être pas reconnaître les motifs qui m’ont poussé à laver cet affront. Voyez, encore à cette heure, je ne regrette pas ce que j’ai fait ; je le ferais de nouveau. Pourquoi ? Un cœur de père ne raisonne pas.

Encore un mot. Si je n’avais pas craint le ressentiment de la veuve Feller, c’est peut-être elle que j’aurais priée de recueillir Georgette, puisque, depuis longtemps, nous sommes des amis. Mais, d’abord, ils n’ont pas de place, ensuite il faut à ma fille des consolations de son âge ; Suzanne saura trouver le chemin de son cœur, et enfin, je me suis dit que la bien-aimée de Robert Feller me pardonnerait plus volontiers, que la mère, attendu que par moi elle est délivrée des obsessions d’un homme qu’elle devait détester.

— Merci ! murmura Suzanne, et elle lui tendit la main.

— Quoi ? Vous daignez !

— Je vous comprends, vous pardonne et vous garderai toujours mon amitié. Georgette deviendra mon amie.

— Au revoir donc, ou plutôt adieu !

— Mais venez demain avec votre enfant, fit Marguerite.

— C’est trop de bonté.

— Nous vous attendons.

— À propos, et votre mari ? Que dira-t-il ?

— Le voici, si je ne me trompe.

Joseph Teppen entrait en effet dans la chambre.

Jean Schweizerl renouvela brièvement sa demande. Il avait un petit avoir ; Georgette ne serait pas entretenue et soignée pour l’amour de Dieu.

La mère et la fille se récrièrent, elles ne l’entendaient pas ainsi, et le tuilier, pour brusquer cette entrevue, déclara céder aux instances de sa femme et de son enfant.

Et le bûcheron Jean, comme le soir précédent, s’en alla du côté de la Ravine, à travers la nuit qui tombait, ayant, avant de quitter la tuilerie, dit deux mots à Suzanne qui partit aussitôt, mais à l’insu de son père, pour la forge de Robert Feller.

Ah ! qu’elle était froide et brumeuse, cette nuit de novembre, pour le meurtrier d’Otto Stramm ! Il était seul désormais. Encore quelques heures, et le monde, pour lui, n’existerait plus. Quatre murs pour tout son univers. Il mourrait bientôt, car il fallait à sa nature, les vastes horizons, la liberté des grands bois, les fraîcheurs printanières et l’éternel gazouillis des oiseaux. Et, le lendemain, il n’osait y songer sans, frémir, se refermeraient sur lui les portes d’une prison, ces portes sombres et tristes où l’on pourrait écrire ce célèbre vers du Dante :

Vous qui entrez ici, laissez toute espérance.