Le grand troche, sorite/14

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Éditions Elaia (p. 19-21).

* LE GRAND GEL


Dans un immense coup de fouet
le Grand Gel apparut.
De trop vifs désirs
font bruire les ronces sèches
& tous les givres s’énamourent
sur les écorces qui gercent —
en bande tous les chiens accourent
vers l’écluse du lac
immobile d’attente.

Le Grand Gel est venu
dans sa troïka velue.

Il claque des dents
& c’est la cadence
du psaume processionnal
chanté par l’hiver recueilli & désuet.
Les dents — les daims — les chiens
les gens — les givres — les Temps
sont constellés de tendresse
pour ses cristaux de Bohême
qui tintent au Vent du Nord.

Le Grand Gel est nu
jusqu’à la ceinture.

Les escargots ne sentent plus leurs cornes
les araignées ont les pattes gelées
de longtemps toutes les mouches sont mortes
& la chandelle tremble de froid.
Quel amour les réchauffera ?
« Tout ça casse » dit le Grand Gel
« Cassez — cassez pour mon grand feu ».

Le Grand Gel craque de toutes ses jointures
Le Grand Gel croque des marrons glacés
Le Grand Gel rit sous sa grande cape
empesée de frimas.

Au feu ! au feu ! la maison brûle
au bord d’une forêt à pelisse
« L’étang est pris » dit le garde-champêtre
« C’était donc lui » dit le maître d’école
Au feu ! au feu ! la grange brûle
avec le foin des amoureux.

Le Grand Gel a des glaçons dans ses souliers ferrés
Le Grand Gel a des garçons
fourrés dans tous les fourrés qui pincent
pour tuer les alouettes
& manger leur cœur plein d’amour.

Le Grand Gel lèche les glaces
de son carrosse, à bosses.
Le Grand Gel ratisse les cailloux collés
avec ses doigts de pied gelés.

Tous l’admirent & le craignent
car c’est un signe des Temps
qui perce le mystère comme un manteau trop mince.

Le Grand Gel est monté
sur son Grand Cheval de Verre
avec sa Grande Cinglure
passée dans sa Grande Ceinture.
Il enfle sa poitrine de bise
& ses côtés saillent comme un stupre.
Dans un chemin sec
où s’enlacent passionnément les givres
il inspecte les arbres féaux
qui font la haie de clôture —
« C’est la clôture de l’an & de l’âme
de l’amour & de l’appel au bois dormant »
disent les fées aux arbres en s’endormant
dans leur linceul de perce-neige.
Mais le Grand Gel hèle ses fidèles
candides comme l’optimisme —
il les saisit jusqu’aux moelles
& les fourre dans son grand sac.
& hop ! le carrosse en bosses
traîné par des aquilons rayés !
& clac ! l’immense fouet de tramontane !
En avant vers les grands échecs !