Le journal d’une masseuse/05

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R. Dorn (p. 23-30).

CHAPITRE V

OÙ MOSSIEU LA VRILLE PLONGÉ DANS LA LECTURE DU JOURNAL DE JULIETTE, NE REPARAÎTRA QU’À LA FIN DE L’OUVRAGE. — EN ATTENDANT, PRIEZ POUR LUI !

Voyez-vous ça ! Ce bouffi qui veut me faire la morale ! Eh va donc !

Il faut cependant que je l’avoue, j’éprouve quelques scrupules. Cela vous étonne ? Moi aussi. Eh oui, je crains, j’ai peur, je n’ose… Il y a trop de fautes d’orthographe dans le manuscrit de Juliette, et si je l’envoie comme cela aux typos, on pourrait m’accuser de ne pas connaître mon français ; cela pourrait me faire du tort auprès du Secrétariat de la rue de Grenelle où, depuis si longtemps, je
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sur mes dix-huit ans. Tu le sais, je suis seule,

toute seule, je n’ai que toi, mon petit journal, mon ami. Mes parents, la mort les a fauchés ! L’as-tu connue, ma bonne mère au sourire si tendre, aux baisers si doux ? Elle s’en est allée, comme les feuilles d’automne tombaient, jaunes, sur la terre grisâtre. Elle s’en est allée sans un murmure, les yeux levés au

ciel et sa main amaigrie caressant mes cheveux.

Il y a longtemps, longtemps ! Des hommes noirs l’ont emportée : une fosse s’est ouverte sous le grand if du cimetière, une croix blanche s’est dressée, froide et dure au milieu des fleurs, et c’est là que j’allais prier quand les pleurs gonflaient trop mes yeux. Je m’étendais alors sur le tertre parfumé de violettes, et je m’abandonnais toute, sous le tremblement léger des feuilles, sous la caresse chaude du soleil, cependant que les oiseaux voletaient tout auprès, avec de petits cris compatissants. Et il me semblait alors que ma mère m’appelait et que sa main chérie s’avançait pour caresser mes boucles blondes, de son geste habituel.

Le presbytère était mort avec ma mère. Oui, tu le sais, les enfants pauvres ne venaient plus apprendre des cantiques ; le jardin n’avait plus de fleurs, les abeilles n’avaient plus de miel : tout était mort, avec ma mère !

L’as-tu connu, mon père, le pasteur ? Il était sans cesse sur les routes et dans les chemins ; il y avait tant de pauvres à secourir, tant de malades à soulager, tant d’infortunes à rendre plus légères. Et sa taille élevée se courbait à chaque hiver davantage. Une neige avait glacé ses cheveux jadis noirs. Sa voix toujours douce et tendre s’était affaiblie et il toussait pour s’être trop mouillé, sur les chemins, par les routes.

Il s’en est allé, lui, comme les cerisiers revêtaient leur toilette de fiançailles. Un jour que le printemps chantait plus fort sa chanson radieuse, devant la porte, un jour que le soleil était plus brillant, un jour enfin que les hommes semblaient meilleurs, son âme s’en est allée, sur l’aile de la brise de mai. Et des hommes noirs l’ont emporté : une fosse s’est ouverte sous le grand if du cimetière, une croix blanche s’est dressée, froide et dure au milieu des fleurs, et côte à côte, mon père et ma mère se sont retrouvés, dans le lit nuptial de l’éternité.

L’année a passé comme un rêve. J’ai pleuré. Ah ! tu le sais, combien j’ai pleuré ! Alors que le ciel était bleu et pur, il me semblait à moi gris et chargé de nuages. Alors que les oiseaux gazouillaient leurs plus joyeux refrains, il me semblait à moi qu’ils pleuraient d’amères larmes et que leurs cris s’élevaient vers le ciel comme une prière. Pour moi, les fleurs n’eurent plus de parfum, le miel n’eut plus de saveur.

Tout était mort, avec mon père !

Petit journal, écoute… une grande nouvelle ! Je quitte le presbytère. Conçois-tu cela ? Eh oui, c’est décidé ; oh ! depuis hier seulement. Que veux-tu, il le faut. Et nous allons loin, loin ; tous les deux, si loin que je frissonne, par delà le monde civilisé, en Russie !

Mais avant de songer au départ, viens avec moi, petit journal, faisons encore une fois, une dernière fois, le tour de la maison, du jardin, des bosquets ; allons partout où j’eus coutume de rêver et de rire. Mon domaine est si vaste, malgré sa petitesse, si vaste que jamais nous ne pourrons tout voir. Ah ! nous oublierons bien des choses, mais tu te souviendras, dis !

Viens, la pièce d’eau m’attire. Je veux encore vous voir, petits poissons rouges qui jouez sous les roseaux ; je veux vous admirer, nénuphars immobiles ! Vois, les nuages se reflètent dans l’eau calme, ils courent et c’est si profond, que si l’on tombait, il semblerait qu’on va s’abîmer au fond du ciel, là dans l’eau.

Pauvre jardin, adieu. Adieu, abeilles, adieu, roses, adieu, tulipes, adieu ! adieu !

Oui, adieu, tout ce que j’aime, tout ce qui remplissait ma vie. Vous, champs, doucement inclinés vers la rivière, adieu ! Toi, forêt frémissante et hospitalière aux frondaisons robustes, adieu ! Vous, prairie où la luzerne cache le nid de l’alouette, adieu !

Adieu, enfin, horizon vaste et connu, coteaux lointains, rivière folle, bruyères, rochers, arbres, adieu. Vous reverrai-je jamais ?

Et pourtant, de vous quitter, je n’ai point l’âme triste. Au contraire, il me semble que je ne pars que pour un temps très court, pour un voyage banal et que, bientôt, je vous retrouverai, tous, tous, le jardin, les fleurs, les abeilles, la maison, père, mère, tout ce que j’aime.

D’ailleurs, ce n’est peut-être qu’un mauvais rêve, ce voyage. Est-il même question de partir ? Qui a dit qu’il fallait partir ?

Pauvre presbytère, hélas ! Demain, demain, à l’aube, une voiture m’emportera. Et je ne te verrai plus…

Ah ! tiens, adieu, adieu, adieu !