Le journal d’une masseuse/06

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R. Dorn (p. 31-66).

CHAPITRE VII

OÙ JULIETTE FAIT CONNAISSANCE AVEC LA RUSSIE. ― UN GRAND-DUC EN FAMILLE. ― HEURS ET MALHEURS D’UNE GOUVERNANTE.
Mai 190..

Mille lieues me séparent du presbytère ; mille lieues ; effroyable distance ! Quand je pense à ce voyage de cinq jours, en chemin de fer, j’ai des frissons.

Un mois cependant s’est écoulé depuis mon arrivée à Pétersbourg, et déjà j’ai l’effroi de rester. Tant de visages étrangers m’entourent, tant de rivalités sournoises s’agitent autour de moi que j’éprouve une sorte de vertige.

Et cependant, la grande-duchesse est bonne et gentille avec moi ! Pauvre femme, pauvre petite duchesse ! Toujours souffrante, presque continuellement étendue sur une chaise-longue, elle passe de longues heures à broder une interminable tapisserie rouge et noire. Je garde ses deux enfants, deux garçons un peu turbulents, un peu rosses même, et pourtant affectueux. Quant au grand-duc, mon Dieu, quel homme ! Quelle brute, plutôt !

Un géant, le grand-duc Alexandre Ivanovitch, mais un géant terrible ! Énorme, immense, large comme une futaille et haut telle une tour, avec des mains en battoirs aux gros doigts rouges couverts de poils et des pieds monstrueux. Roux, barbu, piqué de la vérole, le nez écrasé, les lippes charnues et tombantes, de gros yeux bleus durs et cruels sous une broussaille jaune… Avec cela, une voix creuse, brutale qui jette les ordres ainsi que des coups de fouet.

Tout tremble, dans le palais, lorsque le maître est là. La duchesse se fait plus petite sur sa chaise-longue, elle se pelotonne, elle se diminue ainsi qu’un pauvre oiseau effarouché ; les garçons, Serge et Alexis s’enfuient dans la chambre d’étude et plongent le nez dans leurs livres ; les domestiques se terrent au fond des offices et seule, la voix terrible du grand-duc résonne dans les salles immenses du palais, tels les rugissements d’un lion en fureur.

Le palais du grand-duc Alexandre est bâti tout proche des quais de la Néva, entre la perspective Newsky et les Jardins ; en face, de l’autre côté du fleuve, le Palais d’Hiver et les magnifiques hôtels de l’aristocratie pétersbourgeoise.

C’est une immense maison aux murs épais, lourdement décorée de piliers, de cariatides et de colonnes, et où l’on pourrait loger facilement tout un régiment de cosaques. À propos de cosaques, un poste de ces terribles soldats se tient en permanence au rez-de-chaussée du château, depuis que le grand-duc a failli recevoir une bombe sur la tête. Je crois qu’il ne l’a pas volée, cette bombe-là ; à l’office, on m’a raconté de terrifiantes histoires de meurtre et de viol où le grand-duc doit avoir joué un rôle prépondérant. Et cela ne m’étonnerait pas. Il a une tête à ça, cet homme.

Le jour de mon arrivée à Pétersbourg, il faisait un temps splendide. J’avais quitté le presbytère par une pluie battante ; on aurait dit que la nature pleurait toutes ses larmes, puisque je l’abandonnais et j’avais le cœur bien gros en contemplant encore une fois mon petit domaine tout noyé de vapeurs. Pendant quatre jours, le ciel inonda la terre. Le train courait sur les rails luisants, au travers de campagnes tristement détrempées. Munich pataugeait dans une boue épaisse ; Vienne secouait sur ses habitants une brume pénétrante et Varsovie était grise, telle une vieille sorcière laide et méchante ; mais, au cours de la cinquième nuit, le temps changea et un joyeux rayon m’éveilla, à travers la portière du wagon. Le ciel était pur, d’un azur pâle et velouté propre aux ciels du Nord. L’herbe des prairies ondulait doucement sous une brise légère, tachée des mille points multicolores des fleurs. Et dans le lointain, se profilait en sombre l’horizon bas des forêts de sapin ; des fumées bleues montaient dans l’air et les isbas s’éveillaient ; sur tout cela planait la fraîcheur dorée du soleil levant. Et c’était si joli.

Aussitôt arrivée, la grande-duchesse me fit appeler chez elle. Elle me parla en très bon français, avec des inflexions douces et je sentis que j’aurai de la sympathie, oui, de la pitié même pour elle. Puis elle me présenta mes deux élèves, Serge et Alexis, dix et sept ans.

Je ne vis le grand-duc que le soir. Admise à la table de la famille en raison de mes fonctions, je pris place entre mes élèves, en face de la duchesse. Huit heures venaient de sonner. Tout à coup, un grand bruit de bottes à éperons, des pas lourds, des éclats de voix. Serge et Alexis ne soufflent mot, le nez sur leur assiette ; la porte s’ouvre avec violence et le grand-duc apparaît. Dieu, que j’ai eu peur ! Tout de suite, je me suis souvenue du Petit Poucet et de l’Ogre, du méchant ogre qui tua ses petites filles.

La duchesse lui adressa un bonjour timide et les deux pauvres gosses lancèrent en même temps, comme une leçon bien apprise, un imperceptible :

— Sdrastvouitié Papacha !

Sans daigner répondre, le grand-duc s’installa sur sa chaise avec les grâces d’un ours qui a trop dormi et il déplia sa serviette.

Moi, je m’étais levée respectueusement, et j’attendais qu’il me fît signe de m’asseoir. Alors la duchesse sembla faire un effort, et, timidement :

— Mon ami, je vous présente Mlle Juliette Audéoud, la nouvelle gouvernante.

Il me regarda avec des yeux atones.

— Ah ! bien, bien, bonjour.

Les valets glissaient derrière nous sans bruit, comme des ombres. La duchesse touchait à peine aux plats ; quant aux garçons, ils paraissaient gênés par la présence de leur père. Lui, le vilain ogre, il dévorait gloutonnement. La table pliait sous l’abondance des mets.

Les plats de zakouskis se succédaient, interminables ; puis les viandes, dix sortes de viandes, d’énormes gigots, des rôtis fantastiques, des oies, des dindes, du gibier. Il mangeait de tout comme s’il fût resté quinze jours sans nourriture ; à chaque instant, il engloutissait un vaste verre de bière et il faisait claquer sa langue d’un air satisfait.

La sauce lui dégoulinait sur la barbe ; il plongeait ses gros doigts velus dans son assiette, faisait craquer les os sous ses dents de fauve et remuait les yeux à droite et à gauche comme s’il eût craint qu’on veuille lui enlever les plats.

Moi, écœurée, je ne pouvais avaler quoi que ce soit et je regardais à la dérobée la duchesse qui chipotait un morceau de gigot sur son assiette. La pauvre femme, je crois bien qu’elle se disait tout comme moi : Dieu, quel cochon !

Quand il fut un peu rassasié, le grand-duc daigna me regarder. Les valets changeaient le service et leurs mains agiles débarrassaient la table. Un silence pénible emplissait la pièce où régnait l’odeur de la nourriture et des alcools. Le grand-duc parlait français avec un rude accent slave. Sa voix dure me fit tressaillir.

— D’où êtes-vous, me demanda-t-il brusquement.

— De Ferney, Monseigneur.

— Ah ! de Ferney… et que fait votre père ?

— Mon père est mort, Monseigneur.

— Et votre mère ?

— Elle est morte aussi, Monseigneur.

— Ah !

Un silence lourd régna. Le grand-duc faisait des boulettes de mie de pain qu’il lançait d’un geste nerveux aux valets impassibles. La duchesse me regardait d’un air triste et je crus voir des larmes dans ses yeux. Moi, je sentais mon cœur se serrer et je faisais des efforts pour me contenir.

Soudain, le grand-duc donna un coup de poing sur la table et il me lança, d’une voix de tonnerre :

— Avez-vous eu des amants ?

La maison se serait écroulée que je n’aurais pas été aussi bouleversée. Des amants ? Moi ? Oh ! l’ignoble personnage !

Je ne répondis pas, mais le rouge de la honte empourpra mon visage.

La duchesse s’interposa.

— Mon ami, de grâce…

— Taisez-vous, ordonna-t-il, brutal. Je veux qu’elle réponde.

Et se tournant vers moi, tout d’une pièce, les mains agitées de tremblements.

— Oui ou non, avez-vous eu des amants ?

Cet homme était ivre, ou bien il voulait se jouer de moi.

Très digne, je me levai de table sans répondre et prenant les deux garçons qui tremblaient de peur, je sortis de la chambre. Un valet referma aussitôt la porte derrière moi et j’entendis alors un grand bruit de vaisselle brisée, des jurons effroyables et les cris de douleurs des larbins que le grand-duc bourrait de coups de pied. Je remis les jeunes princes aux mains de leurs valets et je me réfugiai dans ma chambre où je m’effondrai sur le lit, sanglotante. Mon parti était pris. Je ne pouvais rester une minute de plus dans cette maison ; je m’en irai, n’importe où, à la rue, dans la nuit…

Ma malle était encore ouverte. Vite, je la remplis des objets à peine déballés, et mettant mon chapeau, je m’apprêtai à descendre. Mais au même instant, un valet en livrée frappa à ma porte et me dit, d’un ton cérémonieux :

— Son Altesse Mme  la grande-duchesse prie mademoiselle de se rendre dans ses appartements.

Je suivis le valet, sans prendre la peine d’enlever mon chapeau.

La pauvre petite duchesse était couchée sur son éternelle chaise-longue, au fond de son boudoir. Dès que je l’aperçus, je ne pus retenir mes larmes et je m’arrêtai au seuil de la chambre. Mais la duchesse me fit un signe amical de la main.

— Approchez, ma pauvre enfant, venez près de moi.

Je m’assis sur un pouf, tout contre elle. Ses mains amaigries m’attirèrent et je m’abandonnai, la poitrine soulevée de sanglots, à cette étreinte maternelle.

— Pauvre enfant, pauvre petite fille. Pardonnez-moi.

Lui pardonner ! Ah ! la sainte femme, est-ce que c’était sa faute ?

— Vous voulez partir, Juliette ? Pourquoi voulez-vous partir ?

— Hélas, madame, puis-je rester ?

— Oui, oui, vous devez, vous pouvez rester. Qu’importe la brutalité, la grossièreté du grand-duc. Ce n’est pas pour lui que vous êtes ici, mais pour moi, pour mes enfants. Je veux vous garder, Juliette, je veux que vous restiez.

— Madame la duchesse, dans mon pays, un homme n’aurait pas insulté impunément une femme comme Son Altesse le grand-duc m’a insultée. Je suis une honnête fille, madame, la fille d’un pasteur, et c’est la première fois qu’on me manque de respect.

Mes sanglots redoublèrent. Alors la duchesse se fit plus tendre, plus maternelle.

— Je vous prends sous ma protection, mon enfant ; personne, entendez-vous, personne ne vous insultera plus, sous mon toit.

Pauvre petite duchesse, comme elle était bonne !

Depuis cette scène, en effet, le grand-duc s’est abstenu de me parler. Bien plus, il a semblé m’ignorer complètement. J’aime mieux ça.

Moi, d’ailleurs, je ne fais plus attention à lui. Sa gloutonnerie, sa répugnante saleté même ne m’affectent plus. On s’habitue à tout.

De temps en temps, lorsque son wodka l’excite trop, il bat les valets de service et il casse des assiettes ; les valets hurlent et se sauvent ; les assiettes et les éclats de verre jonchent le tapis. Alors, soulagé, l’ogre avale un dernier verre de kummel et s’en va en faisant sonner ses éperons. Habituée à ces brutalités, la duchesse demeure impassible ; seuls les enfants ont peur et ils se serrent contre moi.

Très souvent, la nuit, on rapporte le grand-duc ivre-mort à la maison. Il fait la fête avec des cocottes, dans les restaurants, chics, et l’aube blanchit d’ordinaire les vitres lorsqu’on le ramène. C’est alors un vacarme infernal dans les grands escaliers sonores. Le grand-duc crie, jure et tempête ; les hommes qui le soutiennent, des cosaques le plus souvent, crient plus fort que lui ; les valets s’effarent, claquent les portes, renversent des potiches, et cela dure jusqu’à ce que l’ogre, vautré dans son lit, se mette à ronfler en cuvant sa cuite ; le lendemain, il a l’air abruti, assommé ; et le soir, la fête recommence pour se terminer de la même façon.

À deux reprises, paraît-il, le grand-duc a eu des attaques de delirium tremens et la dernière fois, il a même détérioré un de ses cosaques. Ah ! je comprends que ses fils tremblent de peur lorsqu’il est là ; pauvres gosses, pauvres petits princes, quel exemple, quelle éducation !

Ils sont cependant bien gentils. Serge, l’aîné, adore l’étude ; il est déjà très savant et parle le français avec une grande facilité. Ses professeurs d’histoire et de mathématiques sont stupéfaits de son intelligence. C’est un petit garçon chétif et maigre, qui ne fait pas de bruit, qui ne rit jamais, qui parle à voix basse et qui pleure quelquefois, sans cause apparente ; c’est un neurasthénique, une pauvre petite souris neurasthénique qui reste dans son coin, bien sage et silencieuse. Alexis est plus bruyant et moins docile ; mais il adore sa mère et pour elle, le cher petit, il irait dans le feu.

Quand Mamacha a parlé, Alexis obéit et personne, non pas même le tzar, pas même le bon Dieu, ne pourrait l’empêcher d’obéir. Ah oui, Alexis aime bien sa petite Mamacha !

S’il n’y avait pas l’ogre, comme on serait heureux dans le grand palais sonore ! Mais voilà, il y a l’ogre, le méchant ogre qui boit du wodka et qui bat les valets.

L’autre soir, j’ai raconté l’histoire du Petit Poucet à Alexis qui ne pouvait s’endormir. Alors, le cher petit m’a demandé, lorsque j’eus fini :

— Dis, Yette, pourquoi que le bon Dieu il a fait des ogres, dis ?

J’ai ri et j’ai pensé au grand-duc.

C’est drôle ; depuis quelques jours, le grand-duc a changé d’attitude envers moi. À table, ses yeux suivent tous mes gestes ; son insistance me gêne ; j’éprouve une sorte de dépit à être ainsi détaillée par ces gros yeux faïence qui roulent dans ce visage grotesque. Parfois, quand je lève les yeux, je vois ceux du grand-duc qui semblent plonger jusqu’au fond de mon âme et chaque fois, je tressaille et je rougis. Je ne puis m’empêcher d’être troublée par ce regard inquisiteur qui me déshabille et j’ai honte, oui, j’ai honte comme s’il se commettait devant moi quelque chose de malpropre.

Pourquoi me poursuit-il ainsi ? À présent, je le rencontre à tout instant dans les escaliers ; il pénètre sans raison dans la chambre d’études ; il reste de longs moments, immobile, planté dans l’antichambre de la duchesse, comme s’il surveillait mon passage.

Et lorsque je parais, seule ou avec les enfants, je sens comme une brûlure, ses yeux qui me transpercent ; je marche plus vite, je m’incline gauchement et je rougis, comme une fille coupable.

Oh ! il m’agace, il m’horripile, il me crispe ! Qu’est-ce qu’il veut de moi, ce magot repoussant ? Certes, pour une Altesse, il est bien répugnant ! Si tous les grands-ducs lui ressemblent elle est propre la haute aristocratie russe !

Depuis quelques jours surtout, je me sens surveillée avec une ténacité exaspérante ; pas un de mes gestes ne lui échappe. Du matin au soir, je l’ai sur mon dos et son regard me donne sur les nerfs ; j’ai envie de mordre, de griffer, de lancer des coups de pieds.

Même la nuit, je me sens espionnée et j’entends des pas qui vont et viennent devant la porte de ma chambre, étouffés par l’épaisseur du tapis. Je tourne à fond la clef dans la serrure de ma porte ; je pousse les verrous en haut et en bas, j’empile des chaises et des fauteuils, pour faire une barricade… Et avec cela, je ne dors plus ; je reste, haletante, à écouter les pas, les trois quarts de la nuit. J’ai pâli, je me sens affaiblie. La duchesse même s’est aperçue de mon état d’énervement, de ma pâleur, elle m’interroge.

Que répondre, mon Dieu ! Faut-il lui dire la cause de mon malaise ? Je n’ose. Pauvre femme, elle souffre assez ; à quoi bon lui faire de la peine encore !

Et pourtant, cette situation ne peut durer ; il faut que cela finisse, il faut que je sache ce qu’il me veut, ce sale grand-duc.

La femme de chambre favorite de la duchesse est une grande Alsacienne, pas jolie, mais agréable et de bon caractère. Elle se nomme Lina. Depuis plusieurs jours, nous sommes amies et vraiment, je regrette de ne l’avoir pas appréciée plus tôt.

Mais voilà ! Je suis un peu timide et je n’ose faire des avances. C’est pour cela qu’on croit que je suis fière. Et cependant, je suis si heureuse de rencontrer un cœur ami.

Nous avons lié connaissance d’une drôle de façon. Dès mon arrivée, je voyais assez souvent Lina chez la duchesse, mais jamais je ne lui avais parlé. Elle-même semblait ne faire aucune attention à moi et ne m’adressait pas la parole. Cependant, j’éprouvais pour elle une vive sympathie ; elle paraissait si dévouée à la duchesse, elle se mettait en quatre pour lui éviter tout effort superflu ; elle était auprès d’elle mieux qu’une domestique, mieux qu’une garde-malade, presque une amie. Et je voyais bien que ma maîtresse aimait Lina et n’aurait pu se passer d’elle. C’est pourquoi j’avais pour Lina presque de l’admiration et je désirais vivement son amitié.

Lorsqu’elle s’aperçut du manège du grand-duc et de son obstination à me poursuivre, Lina se mit à me considérer en silence, avec une sorte de pitié et de commisération. Quand je la rencontrais, nous échangions un regard. Mes yeux disaient : Tu vois ce qui se passe ; protège-moi ! et ses yeux répondaient : Pauvre petite, prends garde !

Quand les valets eurent observé l’insistance du grand-duc à mon égard, ils se mirent à ricaner derrière mon dos. Je les voyais se pousser du coude en me regardant et dans les corridors, ils me lançaient d’insolents coups d’œil, en passant. Cela m’exaspérait plus encore que la surveillance obstinée du maître et j’avais des envies de souffleter leur mufle de vilains singes.

Un jour que je traversais le long corridor qui sépare la chambre d’études des appartements de la duchesse, je faillis tomber sur deux valets de table ; ils s’effacèrent aussitôt et me firent une grande révérence en ricanant :

― Madame la grande-duchesse !

Je demeurai saisie. En ce moment, Lina apparut ; elle avait vu la scène et entendu l’apostrophe outrageante des valets. D’un geste autoritaire, elle leur montra le chemin de l’office et les deux compères se retirèrent, la mine déconfite. Alors me prenant les mains, Lina m’attira contre elle et m’embrassa.

Je m’abandonnai, toute en larmes, à son étreinte. Ah ! comme cela me faisait du bien, comme cela me soulageait, de pleurer sur l’épaule d’une amie, d’une vraie amie.

— Vous avez bien du chagrin, pauvre enfant, dit Lina au bout d’un instant ; venez me conter cela ; elle m’entraîna dans un petit salon et me fit asseoir près d’elle, sur un divan.

Ah ! je me suis soulagée. J’ai tout dit, tout ; mon affection pour la duchesse et pour les enfants, ma répulsion pour le grand-duc ; je racontai la scène de mon arrivée et la grossièreté du maître, la tendresse de la duchesse et depuis, l’obsession continuelle du grand-duc, cette poursuite silencieuse, inlassable, ces grands yeux atones continuellement fixés sur moi, ces rencontres étudiées, et la nuit, cette promenade impitoyable devant ma porte.

Je suppliai Lina de me protéger, de me soustraire à un danger inconnu, mais que je pressentais ; je lui racontai ma vie, toute ma petite vie de fille de pasteur, élevée au presbytère, dans la paix tendre et calme des champs ; je lui dis combien j’ignorais la vie, combien j’étais faible et désarmée devant ces mille dangers que je soupçonnais à peine, combien j’étais neuve encore, naïve, bête même !

Lina me promit de veiller sur moi et de combattre le grand-duc. Oh ! elle n’avait pas du tout peur du grand-duc, dont la grosse voix, les grosses mains et les grands pieds pliaient devant le regard sévère d’une simple femme de chambre. Et pourquoi ? Parce que la duchesse aimait Lina et ne voulait se séparer d’elle à aucun prix.

Et Lina me raconta que le grand-duc Alexandre, cousin de l’Empereur, avait failli tuer sa femme, la pauvre petite duchesse, en la frappant à coups de pied, dans un moment de furie alcoolique.

Et Sa Majesté le cousin ayant connu toute l’affaire par son chambellan auquel Lina elle-même était allée raconter ce qu’elle avait vu, signifia au grand-duc honteux et repentant qu’il l’exilerait à tout jamais de la Russie si sa conduite donnait lieu, à l’avenir, à la moindre critique.

Et le grand-duc qui avait des ennemis influents à la Cour se le tint pour dit ; il savait que son cousin, poussé par ses adversaires, n’hésiterait pas à mettre sa menace à exécution ; et c’est pour cela qu’il baisse le nez devant Lina qui joue dans la maison le rôle de bon génie.

Onze heures ! Je meurs de fatigue. Dans la voiture qui nous a ramenés, Serge et Alexis se sont endormis sur mes genoux. Ils sont éreintés, les pauvres gosses, fatigués surtout par la vue des belles choses qu’ils ont contemplées et par l’émotion de cette visite à l’empereur.

En effet, c’est la première fois qu’ils assistent à une grande réception au Palais d’Hiver.

C’était hier grande cérémonie ; on acclamait le doyen du corps diplomatique qui fêtait son jubilé, et la cour était revenue tout exprès de Livadia pour honorer lord P…, ambassadeur d’Angleterre. Le soir, une grande réception et un bal devaient réunir toutes les illustrations de la capitale et de la colonie étrangère.

Le grand-duc, naturellement, devait assister, en uniforme d’aide de camp, à la réception des ambassadeurs étrangers, aux côtés de Sa Majesté. La duchesse, un peu souffrante, resterait à la maison cependant que les deux garçons rendraient visite à la tzarine qui avait manifesté le désir de les embrasser.

Quelle journée, Dieu bon ! Le grand-duc hurlait par la maison à cause d’une paire de bottes neuves que le bottier n’apportait pas ; il bousculait les domestiques et leur lançait de grands coups de pied au bas du dos. Les valets affolés se précipitaient pour exécuter ses ordres et c’était une galopade éperdue le long des corridors qu’emplissaient les éclats de voix rauques de l’Ogre.

Moi, réfugiée avec les enfants dans la lingerie, je leur essayais un amour de petit costume en velours noir brodé de dentelle ; ainsi vêtus, Serge et Alexis ressemblaient à s’y méprendre aux « Enfants d’Édouard » qu’un peintre célèbre et qu’un grand poète ont immortalisés. J’étais ravie et les enfants sautaient de plaisir à l’idée de rendre visite, tels des personnages considérables, à leur illustre cousine.

Quand ils furent habillés, je les conduisis vers leur mère qui les serra sur son cœur avec amour. Le dîner fut rapidement expédié.

Majestueux dans son superbe uniforme d’aide de camp, tout chamarré d’or et constellé de décorations, le grand-duc s’étudiait à conserver une attitude imposante ; ce soir-là, il s’abstint de cribler les valets de boulettes de mie de pain et il ne but que deux verres de wodka. Les enfants, trop énervés, ne mangeaient pas ; la duchesse, toujours un peu absente, demeurait silencieuse.

Dès que le dîner fut terminé, je conduisis les enfants au petit salon bleu où ils devaient m’attendre, et je procédai rapidement à ma toilette. J’avais une jolie robe en soie noire qui moulait merveilleusement ma taille ; légèrement décolletée, je pouvais dignement figurer, moi, simple gouvernante, dans ce bal splendide où toute l’aristocratie allait défiler. Une étoile en diamants, vieux bijou familial que ma mère m’avait donné, rehaussa de ses feux mon teint rosé par l’émotion.

La Victoria nous attendait à la porte ; les enfants se précipitèrent sur les coussins, froissant sans pitié ma pauvre robe de soie ; puis le valet de pied referma la portière ; le cocher enleva ses deux cobs d’un coup de fouet, et la voiture fila à toute vitesse, escortée par deux cosaques à cheval, vers le Palais impérial.

Les abords du Palais étaient garnis de troupes à cheval qui assuraient le service d’ordre, la lance ou le sabre au poing. Des officiers passaient sans cesse sur le front des troupes, puis revenaient vers l’entrée monumentale, en saluant de leur épée.

Un détachement des cosaques de la Garde Impériale formait une longue avenue depuis le milieu de la place jusqu’au Palais ; les voitures entraient à la file dans cette avenue vivante, décrivaient un cercle devant le perron puis repartaient grossir la file qui s’étendait le long d’une des ailes du bâtiment.

Tous les lustres allumés dans les immenses salons projetaient une vive lueur sur la vaste esplanade où scintillaient les lames des sabres, les pointes des lances et des baïonnettes.

La voiture stoppa devant la vaste entrée que gardaient deux cuirassiers géants immobiles comme deux cariatides de pierre. Un officier se précipita pour ouvrir la portière ; il s’inclina avec respect devant les petits princes et les enleva pour les déposer à terre ; puis, me tendant galamment la main, il m’aida à sauter hors de la Victoria qui s’ébranla aussitôt.

Moi, un peu surprise, je balbutiai en français, oubliant le milieu :

— Merci, monsieur !

Mais l’officier me répondit du tac au tac, et sans le moindre accent :

— Tout à votre service, mademoiselle.

Un laquais en habit à la française et en culottes blanches nous conduisit jusqu’au sommet du grand escalier où un officier de service vint prendre nos ordres.

Très digne, Serge répondit d’un geste froid au salut profond de l’officier et l’interpella aussitôt.

— Conduisez-nous au buffet, général.

L’officier se contint pour ne pas éclater de rire.

— Votre Altesse ne veut-elle pas entrer tout d’abord au salon ?

— Si, si, général, après, tout à l’heure.

Prenant la main d’Alexis qui trottinait en grande hâte, le général se fraya un passage au travers de la foule des invités, jusqu’à une vaste salle où une armée de laquais apprêtaient les meilleures choses du monde. Moi, je suivais mes élèves en souriant à l’officier qui avait mille peine à garder son sérieux.

D’immenses tables pliaient sous l’avalanche des plats qui s’étageaient en un désordre pittoresque. Les zakouskis nationales occupaient la place d’honneur ; une infinie variété de poissons frais et fumés attendaient le moment de disparaître dans les bouches avides des danseurs ; d’énormes quartiers de viandes rôties montraient des flancs dorés où s’accrochaient des verdures ; une armée d’oies, de dindes, de poulets et de faisans dressaient des crêtes folles dans un épanouissement de leur plumage ; des têtes de veau, des hures gardaient à la gueule l’or dur des oranges ou la boule noire des truffes.

Et les pâtisseries débordaient de partout ; un flot de crèmes s’épandait, sur une nappe de petites choses précieuses et colorées ; les fours, les éclairs, les choux, les fruits confits, les compotes, les confitures, les poires, les pommes, les raisins, les bananes, les ananas, se mêlaient, se confondaient en un débordement gigantesque, cependant qu’ailleurs la forêt des bouteilles de vins rares, de liqueurs superfines, de champagne et de wodka nationale, emplissait l’air de reflets multicolores, où prédominait l’or merveilleux des sect et des extra-dry carte blanche et carte bleue, l’opale tendre des eaux-de-vie allemandes, le rubis des médocs des pomards, l’or pâle des chartreuses, le vert profond des bénédictines enfermées dans leurs flacons scellés, et la limpidité de source des wodkas et des kümmels.

Une odeur forte emplissait l’air, faite de tous les parfums qui s’élevaient de cette énorme quantité de mangeaille. Et les laquais s’agitaient fiévreusement, sous l’œil furibond d’un majordome sévère, en habit, qui ressemblait à Félix Faure, moins la Légion d’honneur.

Serge et Alexis s’étaient précipités vers le coin aux pâtisseries, en entraînant le général qui riait de tout son cœur. Je comprenais maintenant pourquoi les petits coquins n’avaient rien mangé à dîner. Ils s’étaient réservés pour le buffet et ils mouraient de faim, les pauvres. Et naturellement, leur première visite était pour ce salon qui était à leurs yeux bien plus intéressant que les autres, malgré les belles dames, les beaux messieurs, la Tsarine, l’Empereur et tout.

Assis entre les deux petits princes, le général se laissait bourrer de choux à la crème, cependant que des laquais raides, au visage de marbre, se succédaient en offrant des plateaux chargés des meilleures gourmandises.

Galamment, le général m’offrit une coupe de champagne frappé en me disant :

— À votre santé, mignonne !

Dame, il pouvait se permettre ça, avec ses soixante ans.

Je dûs m’interposer. Si on les avait laissé faire, les enfants se seraient rendus malades. Je fis disparaître, avec une serviette, les traces du festin qui souillaient leurs mains et leurs joues, puis, toujours précédés du général, les enfants traversèrent la grande salle pour se rendre auprès de la Tsarine.

Un immense salon éclairé par une quantité de lustres étincelants, profilait sa lointaine perspective au sommet du grand escalier ; des guirlandes de verdure et de fleurs ornaient les frises, et le plafond scintillait sous l’éclat blanc des perles électriques jetées là à profusion. Entre chaque fenêtre s’étalaient le large éventail des feuilles qui couronnaient le stipe grêle des palmiers de serre.

La porte monumentale aux deux battants largement ouverts était gardée par deux cosaques géants, qui se tenaient roides et immobiles, leur longue lance à la main. Les laquais en livrée de gala formaient la haie de chaque côté de la rampe de l’escalier.

Près de la porte, à l’intérieur, se tenait un groupe d’aides de camps qui guidaient les invités jusqu’au fond du salon où, sur un trône recouvert d’un dais rouge à franges d’or, était assis le Tsar, ayant à côté de lui la Tzarine et les deux princesses impériales ; quelques grands-ducs en brillant uniforme, et parmi eux le grand-duc Serge complétaient le groupe impérial. Les invités s’avançaient jusqu’au pied du trône et s’inclinaient profondément. Parfois, le Tsar se levait et s’approchait des invités avec lesquels il échangeait quelques paroles cordiales ; puis, grave et majestueux, il reprenait place sur son trône : et le défilé continuait ; les courbettes se succédaient ; la salle s’emplissait de nouveaux visages. Un brouhaha léger fait des mille conversations futiles qui s’élevaient des groupes, du froissement des soies lourdes et du cliquetis des éperons et des décorations, emplissait la vaste salle.

Toutes des femmes étaient décolletées. Les princesses, les duchesses, les comtesses et les dames de la haute aristocratie pétersbourgeoise arboraient presque toutes le splendide costume national des boyarin, composé de lourd brocart frangé d’or et pailleté d’argent, avec le long voile blanc qui tombait du kokochnik où s’allumaient les feux des diamants, des rubis et des perles. Les étrangères étalaient les toilettes merveilleuses des grands couturiers parisiens ; c’était, sur les seins nus, dans les chevelures brunes et blondes, aux poignets et aux doigts, un débordement, un écroulement de bijoux, où les brillants prédominaient ; un chatoiement attirait l’œil à chaque mouvement de la foule ; les éventails en plume blanche avaient un geste lent et doux comme une caresse timide sur le satin des épaules. Telles des fées souples et provoquantes, les Italiennes passaient avec des ondulations des hanches, des balancements légers de la croupe, la gorge soulevée et palpitante. Les brunes Espagnoles, coiffées élégamment de leur mantille, cambraient le torse, fières et ardentes, une flamme de passion au fond de leurs prunelles sombres ; les Anglaises blondes, roses, grandes et minces semblaient des sylphides descendues des fontaines d’Hippocrène ; les Françaises, assez nombreuses, triomphaient avec leur élégance splendide et leur beauté ; les Viennoises, fauves et rousses, telles des Junons ; les Allemandes, opulentes et blondes, aux chairs grasses, les Américaines aux gestes virils, aux yeux hardis, les Roumaines nonchalantes, les Orientales voluptueuses, tout ce peuple de femmes parfumées, élégantes, richement ornées, s’ébattait en caquetant, en potinant avec des minauderies et des attitudes félines. Et les hommes en uniformes ou en habit, la poitrine chargée de plaques et de croix, glissaient entre les groupes, s’arrêtaient un instant pour échanger une poignée de main ou un sourire, puis repartaient, tels des papillons volages dans un parterre de fleurs.

Un orchestre caché derrière les larges palmes d’un bosquet, au fond d’un salon latéral, jouait des csardas au rythme endiablé, de langoureuses valses lentes, des kosatschok précipités, des fantaisies et des fragments d’opéras, et les mélodies s’égrenaient dans le vaste hall ainsi qu’une brise lointaine chargée de modulations tendres, au milieu du bruit de la foule indifférente.

Le général qui nous guidait fit signe à un aide de camp ; celui-ci s’approcha aussitôt, et s’inclina devant les petits princes ; puis faisant demi-tour, il fendit les groupes et nous conduisit au fond de la salle, près du trône. Les deux enfants saluèrent très bas, avec une gravité comique, le tsar qui leur souriait, et ils se jetèrent aux pieds de la tsarine en baisant ses mains, dans leur joie de la revoir. Je m’étais inclinée, timide et rougissante devant Sa Majesté qui m’adressa la parole avec bienveillance :

— Est-ce qu’ils sont gentils, mademoiselle, est-ce qu’ils aiment bien leur mamachtchka ?

— Oh oui, Majesté ; ils l’adorent.

— C’est bien, cela, Serge. Et toi, mon gros, dit-elle à Alexis, comment va mamacha ?

— Elle est couchée, comme toujours, tiotia Alexandra ; elle a mal aux jambes, pauvre mamacha !

Et son museau rieur s’attrista subitement.

Serge et Alexis se serraient contre la tsarine qui leur parlait en russe ; je ne comprenais pas tout, mais souvent le mot mamacha revenait sur ses lèvres, et les enfants écoutaient, la mine grave.

Le défilé des invités avait cessé et les groupes se formaient, plus compacts. Le tsar avait quitté son trône pour se mêler à quelques vieux diplomates qui causaient à l’écart.

Dissimulée derrière le haut dossier du fauteuil de la tsarine, je contemplais la foule et soudain, je tressaillis. De l’autre côté du trône, le grand-duc Alexandre, rouge, congestionné, les lèvres tremblantes, me regardait d’un œil avide. Dans l’excitation de la fête, je l’avais oublié complètement, et il surgissait maintenant, tel un épouvantail. Il me sembla qu’il allait se jeter sur moi ; toute son attitude dénotait une telle exaltation que j’eus peur, l’espace d’une seconde. Il avait dû boire pour être si rouge. Je fis quelques pas pour me soustraire à sa vue et je revins auprès de l’Impératrice qui causait toujours avec Serge et Alexis. Mais tout à coup, le grand-duc reparut, et délibérément, il s’approcha de la tsarine qu’il salua. Les enfants, surpris, devinrent graves ; il voulut les caresser, machinalement, mais ils se reculèrent, effrayés, avec un geste de répugnance qui n’échappa pas à la tsarine. Au moment de se retirer, le grand-duc sembla faire un effort, puis il m’appela d’un signe.

— Mademoiselle, si vous désirez rester pour le bal, les enfants rentreront avec l’ordonnance et… et… vous rentrerez avec moi.

Je le regardai fixement, abasourdie. Ses yeux clignotaient dans son visage congestionné et un peu de bave coulait aux coins de sa bouche, sur sa barbe.

— Je remercie Votre Altesse, mais c’est impossible, je dois rester avec les enfants.

— Cependant, mademoiselle…

— Que Votre Altesse me pardonne, c’est impossible.

Et lui faisant une légère révérence, je le laissai surpris et décontenancé.

Maintenant, les couples s’apprêtaient pour le bal. L’orchestre venait de s’installer sur une sorte de proscénium disposé sur l’un des côtés de la salle, et les violons s’accordaient à petit coup d’archet. Les cavaliers filaient entre les groupes et s’arrêtaient auprès des dames qui, leur carnet de bal à la main, se promenaient lentes et souples.

Il était temps de partir. Serge avait bâillé plusieurs fois déjà et je crois bien qu’Alexis se serait endormi volontiers dans les bras de la tsarine.

Un officier nous accompagna jusqu’à l’escalier ; au moment de franchir le seuil du salon, le grand-duc Alexandre me rejoignit et me souffla dans l’oreille :

— Décidez-vous, mademoiselle, restez.

— Non, non.

— Je le veux, je l’exige, restez.

— Je ne veux pas.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas.

Tout cela s’était dit rapidement, à voix basse, à cause de la foule tout proche.

J’étais effrayée. Le grand-duc puait l’alcool ; il était ivre. Pourquoi voulait-il que je reste ? Pourquoi cette insistance ?

La Victoria était avancée. À peine sur les coussins, Serge s’endormit. Je pris Alexis dans mes bras ; il dormait debout, le pauvre gosse.

Nous fûmes rapidement à la maison.

Je suis lasse, je suis énervée, je suis malade. Oui, malade de peur, d’appréhension. Je redoute l’avenir.

Ma chambre est solidement close ; j’ai barricadé la porte, poussé les verroux, entassé les chaises sur les fauteuils ; je suis en sûreté. Tout dort, dans le Palais ; la nuit est silencieuse. Seul le grand-duc n’est pas encore rentré. Il m’attend, peut-être, l’imbécile !

Je ne puis dormir, je suis trop énervée. Que faire ? Rêver, penser ? Non, je ne veux plus penser, je ne veux ni regarder le passé, ni sonder l’avenir. Vivre le présent, tout est là.

Je vais me lever et écrire ; mais oui, je néglige mon journal ; je reste des jours et des semaines sans l’ouvrir. J’aurais trop de chagrin à lui raconter. Quand donc pourrais-je y mettre de la joie, des sourires, du bonheur ?

L’air est un peu lourd. Par la fenêtre entr’ouverte, j’aperçois la Néva baignée de lune, les quais déserts qui s’estompent dans la nuit, et là-bas, la masse grise des hôtels silencieux derrière lesquels se dresse le Palais d’Hiver où il m’attend. Ah ! tu peux m’attendre longtemps, ivrogne !

Mais pourquoi donc ne pensais-je qu’à lui, qu’à cet être immonde dont la vue seule me répugne ? Pourquoi suis-je sans cesse obsédée par la vision de ce masque grotesquement laid, de ce grand corps lourd et gauche, de ces énormes mains maladroites…

Pourquoi la rougeur me monte-t-elle au front, pourquoi mon cœur bat-il quand je le rencontre. Car c’est une obsession ! En ce moment, je le vois, au Palais d’Hiver, en train de faire tourner maladroitement une gentille princesse ou une frêle marquise dont il écrase les petons sous ses vastes semelles. Je le vois, au buffet, lamper goûlument les verres d’alcool, s’empiffrer de poisson salé et de viandes rouges, et lever largement le coude cependant que de la bière coule, coule sans cesse dans son gosier d’ivrogne…

C’est trop bête, vraiment ! Je ne veux plus penser… Ah ! viens petit journal, causons un peu tous les deux !