Le journal d’une masseuse/11

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R. Dorn (p. 139-157).

CHAPITRE XI

OÙ L’HORIZON S’OBSCURCIT
DE PLUS EN PLUS


Septembre 190…

Il pleut ; il fait froid, il fait laid. Et je grelotte déjà dans cette vilaine petite chambre perchée au sixième. Ah ! dame, j’ai dû monter… je ne pouvais plus payer… le deuxième est trop cher pour ma bourse.

Et il me reste cent sous. Cent sous ! De quoi vivre deux jours encore et après…

Dieu, qu’il fait triste, dehors ! La pluie bat mes fenêtres et dessine des rigoles le long des vitres ; sur les toits qui bornent la vue, les girouettes tournent et grincent ; on dirait une plainte de douleur.

Ma chambre est laide, sale, hideuse… Je n’ai plus rien. Ah ! il y a longtemps que mes bijoux, mes toilettes, mes dentelles ont disparu. Eh il me reste une méchante robe de toile, une paire de bottines déjà éculées et un chapeau fripé…

Que vais-je devenir, mon Dieu ! J’ai eu beau regarder les annonces des journaux, écrire des lettres, chercher partout… Je n’ai rien trouvé et je suis sans le sou.

Vrai, il y a des moments où je regrette Cécilia. J’aurais pu lui écrire, lui emprunter quelques louis ; je n’ai pas osé. C’est vrai, je suis trop fière, mais que voulez-vous, ça me fait trop de honte d’étaler ma misère…

Un moment, j’ai pensé à Lucien. Lui, peut-être, m’aurait aidée. N’avais-je pas été sa maîtresse, sa « Crotte adorée » ? J’avais même commencé une lettre… Je l’aurais envoyée à son ministère… Au moment de l’expédier, j’ai reculé ! Je n’ose pas…

Dieu, qu’il fait triste, qu’il fait froid… J’ai faim… Depuis huit jours, je ne vis que d’un peu de pain et de thé… Et encore, l’alcool coûte si cher…

Que vais-je devenir ?

Il a tant plu hier que je n’ai pas mis le nez à la rue. J’étais lasse, brisée de chagrin, d’ennui et un peu de faiblesse… Je suis restée au lit et j’ai essayé d’oublier, en dormant…

Ce matin, le ciel était bleu de nouveau et le soleil chauffait ma chambre. Je me suis habillée… Justement c’est mercredi, et je voulais acheter le Journal. Peut-être que cette fois, j’aurai un peu de chance…

Il fait bon marcher. Je prends le Journal dans un kiosque et je me dirige vers le Luxembourg, afin de le lire à mon aise.

Les feuilles jaunes déjà tombent des arbres et forment sur le gravier un tapis que les ouvriers du jardin balayent à grands coups. C’est drôle de voir ces feuilles, telles des papillons lourds, décrire dans l’air des cercles inhabiles et s’abattre lentement, comme à regret…

Dans le Journal, rien ! J’ai des larmes plein les yeux et je me sens envahie par un infini sentiment d’abandon et de détresse. Que faire, mon Dieu ; que devenir ? Je ne sais pas où aller, où frapper…

Je ne’connais personne, je suis perdue sur le pavé de La grande ville, je n’ai pas une amie, personne, personne…

Et, soudain, une idée m’est venue. Après tout, pourquoi pas ? Quel besoin ai-je de rester honnête ? À qui cela peut-il profiter ? Qui s’intéresse à ma vertu ? Alors…

J’aurais dû commencer plus tôt… au lieu de souffrir. Puisque je faisais presque le truc chez Cécilia, pourquoi ne pas continuer ? Au moins, je n’aurais pas eu faim, ni froid…

Dieu que j’ai été bête de refuser les entresols et les petits hôtels. C’est ça qui me fait une belle jambe, aujourd’hui ! Et je n’avais qu’à dire oui, qu’à remuer un doigt. Ah ! dinde, triple dinde…

Et zut ! Je ne veux plus penser. La vertu ? Bah ! on peut parler de vertu, d’honneur, de pureté quand on a le nécessaire ; ça n’est pas du tout difficile. Et encore, est-ce que les bourgeois qui parlent de la vertu ne font pas les plus grandes cochonneries, dans les maisons closes ou les cabinets particuliers ?

Est-ce que leurs chastes épouses se refusent le moindre amant, quand elles ne couchent pas avec une amie ou avec un navet ? Ah ! laissez-moi tranquille ! C’est de la façade, du clinquant, du chi-chi, et au fond, c’est rudement malpropre.

Justement, je remarquais depuis un moment un monsieur bien mis qui passait et repassait devant moi en tenant un journal à la main. Encore un bourgeois « honnête », un digne « père la Pudeur » probablement. Je n’avais pas beaucoup prêté d’attention à son manège, trop chagrinée par la déception que le Journal m’avait causée. Et sans y prendre garde, les larmes inondaient mon visage… Je ne voyais rien, le monde n’existait plus… Je souffrais…

Un peu calmée par les sages réflexions qui venaient de traverser mon esprit, je prêtais plus d’attention au manège du monsieur. Nos regards se rencontrèrent. Aussitôt, il fit demi-tour, et, à pas lents, il s’approcha du banc où j’étais assise. Puis aussitôt il se plongea dans la lecture de son journal. Je l’observai du coin de l’œil ; il pouvait avoir quarante ans ; il était vêtu avec somptuosité, mais sans goût et de grosses bagues ornaient ses doigts gras.

Pour l’agacer, je m’amusais à retrousser ma robe et à découvrir mes chevilles ; ou bien, cambrant le torse, je faisais bomber ma poitrine ; sous le corsage, mes seins discrètement chatouillés pointaient, et le bonhomme lorgnait de plus en plus sur le bout de mes nichons qui formait une légère proéminence sous l’étoffe mince.

Au moment où il leva les yeux de dessus son journal, je lui lançai une œillade effrontée, puis, rassemblant mes jupes, haut retroussée, je partis, à petits pas en faisant onduler mes hanches.

Les allées étaient pleines de cris d’oiseaux ; de gros pigeons voletaient sans crainte autour de vieux messieurs qui leur lançaient des miettes ; les enfants piaillaient en jouant, et des nounous plantureuses déballaient des seins lourds et gonflés sous la rutilance du soleil.

Mon amoureux me suivait à distance, comme s’il m’eût ignorée ; il allait doucement regardant à droite et à gauche, très intéressé, sans doute, par les ébats d’une fillette jouant au cercle devant lui ; mais ses yeux ne quittaient pas mes dessous et je sentais son regard apprécier la rondeur de mes formes, la finesse de mes chevilles et le retroussis provoquant de ma robe.

Moi, j’allais comme une promeneuse insouciante, le nez en l’air, les hanches lascives, tenant à deux mains mes jupes, et je passais ainsi, sans avoir l’air d’y toucher.

Je sortis du jardin, en face de la rue Soufflot. Un embarras de voiture me força à demeurer sur le trottoir un instant. Le monsieur hâta le pas et me rejoignit. J’esquissai un sourire enjôleur auquel il répondit ; puis, passant à côté de moi, il me souffla sans s’arrêter :

— Je marche devant ; suivez-moi.

Nous descendîmes la rue Monsieur-le-Prince. Vers le bas s’ouvrent les couloirs hospitaliers de plusieurs hôtels borgnes, à côté du Moulin-Rose.

Mon amoureux entra dans un de ces couloirs et m’attendit. Quand je l’eus rejoint, il gravit les marches et pénétra dans le bureau de l’hôtel, cependant que je demeurais sur le palier. Une grosse commère bouffie et flasque s’avança avec empressement.

— Bonjour, monsieur Jules… une chambre, n’est-ce pas ? Je vas vous donner le 9, vous savez, la jolie chambre bleue sur la rue…

Le monsieur acquiesça, plein de condescendance.

— Comme vous voudrez, mère Ploche, comme vous voudrez.

La mère Ploche nous précéda, causant et gesticulant ; son derrière énorme obstruait presque l’étroit escalier. À tout prix, elle voulut ranger elle-même le lit, préparer la toilette, changer l’eau et les linges. Le monsieur la regardait faire, un peu gêné.

Enfin, elle partit. Aussitôt, M. Jules (puisque Jules il y a) ferma la porte à double tour et s’avançant vers moi, me renversa la tête ; et ses lèvres se collèrent aux miennes dans un baiser douloureux. Puis il ôta son veston et s’étendit sur le divan.

Je me déshabillai lentement, pour l’exciter.

Ma robe glissa à terre ; mon corsage s’entr’ouvrit, découvrant un coin de gorge ; mon jupon retroussé laissa voir l’ouverture du pantalon et l’anneau satiné de la cuisse entre la dentelles et les bas…

Puis, le corset enlevé libéra ma taille… J’étais en chemise, prête au sacrifice.

— Mets-toi nue toute, je t’en prie.

J’obéis. Un instant après, j’exhibais la splendeur de mon corps jeune aux yeux épatés de M. Jules. Il me contempla un moment, en connaisseur. Je m’étais approchée du divan sur lequel il reposait et, serrée contre lui, j’essayais de le griser sous la caresse profonde du baiser. Il me tenait dans une étreinte forte et ses mains douces palpaient les chairs de mes cuisses, mes seins fermes et durs, mon ventre aux lignes pures. Tout à coup, il se souleva, et tirant un paquet de ficelles de sa poche, il me le tendis.

— Sais-tu sauter à la corde ? Tiens, saute… comme une petite fille.

Je pris le jouet et je me mis à sauter, tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre. À chaque bond, mes seins secoués ballottaient, et cela semblait l’exciter étrangement. Désireuse d’en finir, je sautais de plus en plus fort, je balançais ma poitrine pour agiter mes seins, j’écartais violemment les jambes, découvrant mes charmes les plus secrets.

— Encore, encore.

Il était rouge et congestionné et ses paupières battaient ; ses doigts gras se crispaient sur l’étoffe du divan et son corps, soulevé par le désir, avait des mouvements brusques.

J’étais un peu lasse et j’allais m’arrêter lorsqu’il se leva d’un bond et, me prenant à pleins bras, il me jeta sur le lit en couvrant mes seins de baisers…

Lorsque tout fut consommé, il sortit un louis de sa poche et me le tendit.

— Quand tu voudras, je suis tous les jours au Luxembourg. Au revoir, Bichette. Et il s’en alla.

Une heure après, j’étais de nouveau au deuxième étage de mon hôtel. Ce n’était pas plus difficile que ça. Quelques minutes de « travail », d’embêtement plutôt, et cela suffisait pour me faire vivre plusieurs jours.

Ah bien, les filles ont joliment tort de ne pas faire l’amour plutôt que de se tuer à travailler pour 2 ou 3 francs par jour. Mais voilà, les trois quarts de celles qui « aiment» se font trop remarquer par leur allure, leur toilette ou leur dévergondage, et c’est pour cela qu’elles n’ont pas de succès.

Moi, je n’y connais pas grand’chose, mais je suis sûre que les hommes aiment mieux faire l’amour avec une fille qui ne s’affiche pas comme telle qu’avec ces femmes trop peintes, trop débauchées, trop putains en un mot, qui prennent la rue pour un bordel.

Le monsieur a peur du souteneur et il en voit toujours un derrière les filles en cheveux ; j’entends le « monsieur » qui casque, le « miché » ; les autres, les amis, ça ne compte pas.

Et voilà ; je retournerai demain au Luxembourg…

Je ne suis plus seule ; j’ai des amies, des collègues si vous voulez. Ah ! elles ont vite connu que je faisais le truc, moi aussi, et elles ne se gênent pas avec moi. Nous passons beaucoup de temps dans un petit café, rue Vaugirard, tout près de l’Odéon ; c’est là notre quartier général, notre lieu de rendez-vous. Le matin, il n’y a personne. Toutes ces demoiselles se lèvent à midi ; dès deux heures, le café s’emplit ; on joue aux cartes, aux dames, au jaquet ; on boit du café noir et on fume des cigarettes. De temps en temps, l’une ou l’autre sort pour « voir si y a moyen » et elle rentre au bout de dix minutes, jurant que tous les lapins ont la queue gelée de ce temps-ci.

Chose curieuse, il ne vient point d’hommes dans notre café. Quelquefois, un « ami » de ces dames frappe contre les carreaux. Alors, ce sont des cris :

— Jeanne, Raymonde, va voir, c’est ton mec.

La fille sort, donne des sous au type, et rentre. Il faut croire que c’est un principe de la maison…« Pas d’hommes», sur l’air du Petit Duc.

Les premiers jours, je dus subir l’assaut de toutes ces dames et satisfaire des curiosités insatiables. Elles s’extasiaient :

— Alors, bien vrai, vous avez été chez un grand-duc, un vrai grand-duc ? C’te blague !

Je dus montrer mon certificat pour convaincre les plus incrédules. Et on voulait savoir si « ça » me disait, si « j’y allais de mon voyage » à chaque coup. Ah ! j’en ai appris de belles, depuis quelques jours. Ce qui m’étonne, c’est que toutes ces femmes ont, comme moi, une répulsion, un dégoût de l’étreinte ; plus souvent qu’elles jouissent ! Mais elles font semblant, pour que le miché ne crie pas et soit généreux.

— Faut bien lui donner l’illusion, au moins, pas vrai !

Toutes ces dames attendent avec une foi naïve la venue du prince Charmant qui les comblera d’or, de diamants et de perles, qui les vêtira de brocarts et de soies, qui leur bâtira un palais magnifique en marbre et en porphyre et qu’elles aimeront, naturellement…

Mais ce prince-là doit être rudement occupé par ailleurs, car il se fait attendre, et déjà plusieurs des soupirantes qui guettent sa venue au petit café ont passé l’âge de plaire. Qu’importe, quand on a la foi !

Deux de mes « collègues » m’ont prise en amitié, deux antithèses extraordinaires qui sont inséparables ; on dit qu’elles s’aiment plus que platoniquement et c’est peut-être vrai. Mais bah ! dans cette société, c’est de la monnaie courante et on désigne déjà « l’amant » qui m’aimera.

Louisa est grande, grosse, rousse et très bête. Cléo, par contre, est presque naine, mince comme une anguille, noire partout, mais d’une intelligence très vive. On les appelle quelquefois Porthos et Aramis, par comparaison.

Toutes deux semblent s’adorer et elles se baisent sur la bouche à chaque instant ; quand Louisa est un peu grise, ce qui d’ailleurs lui arrive fréquemment, elle prend Cléo dans ses bras, la berce ainsi qu’un bébé et lui donne son gros nichon à téter. C’est d’un drôle.

Toutes deux ont décidé de faire mon éducation, et je suis en train d’apprendre l’argot.

Ah ! ce ne sont pas les conseils qui me manquent et je deviens de jour en jour plus experte dans l’art de « donner de l’illusion » contre monnaie sonnante. Ça n’est pas bien difficile, mais il y a la manière. J’apprends encore à exiger beaucoup en donnant peu ; je me sens des instincts de rapacité naturelle qui me rendent moins odieux les marchandages.

J’en suis arrivée à faire casquer ses deux louis à M. Jules. Je saute un peu plus longtemps à la corde, voilà tout.

Mais je me sens partagée entre deux craintes, entre deux malheurs qui m’apparaissent comme des catastrophes devant naturellement troubler la quiétude bestiale où je suis plongée : l’homme, le mec et la carte…

J’ai une peur horrible du mec… Je lis chaque jour les journaux et chaque jour, on ne voit qu’apaches armés de couteaux, saignant les filles… Déjà plusieurs individus en casquette m’ont accostée rue de Buci, avec des intentions manifestement provoquantes ; je n’ose plus rester dehors, la nuit, et je rentre de bonne heure… Je ferme ma porte à double tour, je pousse le verrou et seulement alors, je me sens un peu rassurée…

Mais c’est un cauchemar qui me poursuit jusque dans mes rêves où dansent en rond, avec des grimaces affreuses, toute une bande de souteneurs débraillés, le couteau entre les dents…

Il faut que ça finisse… j’ai trop peur. Je vais déménager… j’irai cohabiter avec une « collègue », avec « l’amant » qu’on m’a désigné… Je n’y gagnerai rien en vertu, au contraire, mais au moins je n’aurai plus peur…

Telle une autre épée de Damoclès suspendue sur ma tête, il y a encore la carte… Oh ! cette carte, les agents, le dépôt, Saint-Lazare… Quand j’y pense, j’ai un frisson dans le dos et je blêmis au récit des rafles sauvages qui chassent les filles en un troupeau affolé, dans les serres des flics… Puis le Dépôt, l’ignoble entassement, le pêle-mêle écœurant des ivrognes, des hystériques en proie aux crises, des sadiques en mal d’aimer…

Et le panier à salade cahotique avec son inévitable garde, la prison noire, lugubre, triste à mourir, les travaux déprimants et monotones sous l’œil dur des sœurs en cornettes…

Ah ! tout, tout plutôt que cette horrible déchéance.

J’ai acheté du sublimé et j’en porte toujours quelques paquets sur moi… Si jamais je suis arrêtée…

En attendant, la vie s’écoule, le temps passe et les jours se suivent… C’est toujours la même chose… les longues matinées au lit, à rêvasser, puis les stations au Luxembourg, les promenades à petits pas sur le boulevard Saint-Germain ou au Boul’ Mich’, les tasses de café sirotées en jouant aux cartes, et deux ou trois fois le petit « travail » à l’hôtel… Je me laisse aller. J’ai de l’argent maintenant ; tous les jours, je fais au moins un louis ; je me suis bien nippée… robes tailleur, jupons de soie, mantille en dentelles, chapeaux à longues plumes…

Si seulement, il n’y avait pas Saint-Lazare et les mecs…

Je ne veux plus demeurer au lit, par les longues matinées… J’ai trop de chagrin…

Depuis quelques jours, je suis en proie à une affreuse tristesse, à la honte du présent, au regret du passé…

Ah ! le presbytère. Dès que je m’éveille, alors que le soleil pénètre à flots d’or dans ma chambre, je revois la maison entourée de glycines, les grands marronniers dont les branches feuillues s’avançaient avec un air protecteur, les prairies, la rivière, l’horizon montagneux, les grands bois pleins de silence…

Je revois mon petit jardin, mes fleurs, mes pigeons et les canards de la pièce d’eau…

Je revois, sur les routes blanches, la bonne figure bien connue des vieux paysans qui saluaient mon père en levant leur casquette :

— Bien le bonjour, M’sieu le pasteur…

Mon père… ma mère… le cimetière…

Tout cela est si loin, si loin. Sous l’herbe touffue, ils reposent, mon père, ma mère, et les ramiers roucoulent dans les ifs, au-dessus de leur tombe… L’herbe pousse, folle et sans bride…

Personne n’apporte des fleurs, personne ne vient prier auprès d’eux… Seuls, les oiseaux se souviennent…

Ils sont là, abandonnés sous la dalle froide, mon père, ma mère, et moi, moi, je suis une fille, une putain… Ah ! papa, maman, pourquoi êtes-vous morts, pourquoi m’avez-vous laissée ?…

Oh ! comme je voudrais retourner au presbytère, quitter tout, ce Paris odieux, cette vie de honte et de lâcheté ! Comme je voudrais rentrer à la maison, et retrouver mon père, ma mère… Il me semble qu’un grand voile s’est abattu sur ma vie depuis un temps et qu’il a tout assombri, tout noyé sous ses loques noires… Mais il va se dissiper, il va disparaître et je me retrouverai là-bas, au presbytère, pure encore, entre mon père et ma mère, avec du bonheur et de la joie… Oui, tout cela n’était qu’un mauvais rêve, le grand-duc, Cécilia, les hôtels du Quartier latin… J’ai eu des cauchemars, évidemment, mais je vais m’éveiller, je vais revivre, chez nous, au presbytère, où le ciel est si beau, où les fleurs embaument davantage, où les oiseaux chantent plus joyeusement… Je vais m’éveiller, je vais vivre, enfin, après cet affreux rêve…

 

… Hélas, pourquoi ces souvenirs, pourquoi ces regrets. Qu’ai-je encore à espérer ? Rien… Je suis une fille, une fille…

Allons hue, la fille, la putain ! Traîne tes chiffons parfumés sur les trottoirs, fais tressauter tes nichons pour aguicher les hommes ; lance des œillades, provoque, invite, offre-toi toute, ta bouche, tes yeux, tes seins, ton corps…

Donne tes flancs au baiser luxurieux des mâles ; courbe-toi sous les étreintes viriles qui fécondent les pures, mais qui te laissent stérile et indifférente ; excite les passions louches des sadiques, satisfais les vieux paillards au contact voluptueux de tes lèvres, fouette, danse, saute, bois, saoule-toi d’orgies, de boue et de saletés ; puis, tends la main, putain, tends ta main encore humide des passagères ablutions ; touche ton salaire, le prix de ton corps souillé, la rançon de ton avilissement ; tends la main… Tiens, cent sous, un louis… Comment ! Pas assez ? Eh ! va donc, putain… fous le camp ou sinon, la police…