Le journal d’une masseuse/10

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R. Dorn (p. 123-138).

CHAPITRE X

OÙ L’ON VOIT DES NUAGES S’AMONCELER
À L’HORIZON


Août 190…

Je ne me rappelle plus où j’ai lu que « la vie n’est qu’une suite ininterrompue de désagréments consécutifs » ; c’était peut-être bien dans Maupassant. En tout cas, celui qui a écrit ce paradoxe n’était certes pas un auteur gai, et il devait connaître la vie pour en avoir souffert. Il est certain que pour une minute de joie, nous vivons bien des heures d’ennui, et qu’un sourire est payé de bien des larmes ; mais à quoi bon les révoltes et les protestations ! C’est la vie.

Figurez-vous que je regrette Cécilia et les restaurants de nuit. Eh ! oui, je m’ennuie ; je voudrais revoir Lucien, Gaston, tous les gommeux et les crevés que j’ai connus et qui m’appelaient « la Crotte ». Je m’ennuie !

Dieu, que les journées sont longues ! Et les nuits ! Je me sens molle et lâche et je cherche à peine une occupation ; rien ne vient. Il n’y a personne à Paris ; il faut attendre la rentrée, et j’attends. Et je m’ennuie. Le matin, je fais la grasse matinée, je m’étire dans mon lit et je bâille ; ou bien je me promène nue, en chemise et en pantoufles, histoire de tuer le temps. Parfois, je m’amuse à enflammer une demi-douzaine de peintres qui barbouillent depuis trois semaines une immense maison, en face de l’hôtel. Je soulève un coin du rideau et je leur laisse apercevoir un bout d’épaule, un profil de gorge moulé sous la dentelle de la chemise, et je ris de les voir, le nez en l’air, comme des chiens attendant une femelle.

Les premiers jours de liberté m’avaient grisée et je me levais à l’aube, pour me ballader dans les rues et les jardins, avec cette idée épatante que je pouvais aller partout où bon me semblait sans demander de permission à personne. Ah ! oui, je me moquais bien de Cécilia alors, et je me réjouissais, je me flattais d’être partie et d’avoir abandonné avec elle toute sa clique de chercheurs d’amour. Les jours me semblaient trop courts ; je restais de longs après-midi à rêvasser sur une chaise, au Luxembourg et au Parc Monceau ; je me laissais faire la cour par un tas de bonshommes qui m’offraient Dieu sait quelles merveilles et que j’envoyais promener d’un : « Laissez-moi tranquille » sec et tranchant. Le soir, je m’asseyais à la terrasse d’un restaurant et tout en chipotant dans mon assiette, je m’amusais à observer les couples d’amoureux qui passaient, enlacés. Et cela me donnait de légers frissons ; j’avais envie, moi aussi, d’être comme eux, avec un petit amant qui aurait mon cœur… Après dîner, je traînais mes pas alanguis sous l’éclat fulgurant des lustres du boulevard, inquiète un peu de rencontrer Cécilia ; puis, fatiguée de l’insistance des hommes, je grimpais sur l’omnibus pour regagner mon hôtel. Chaque soir, j’éprouvais une surprise de me voir seule dans cette chambre étroite et sombre, dans ce grand lit où les oreillers étaient placés l’un à côté de l’autre. Mais j’aimais cette solitude et l’autre oreiller ne me gênait guère.

Peu à peu, l’ennui est venu. Les jours m’ont semblé plus longs, plus tristes, les soirs moins lumineux, les nuits plus insupportables.

Et même, j’ai voulu savoir. Oui, j’ai voulu me rendre compte si la bête réellement parlait en moi ; et j’ai pris un homme, un grand garçon roux et maigre… C’était un soir, la semaine dernière ; j’étais au Luxembourg, avant dîner ; des couples de pigeons picoraient l’herbe, auprès de moi. Les filles du quartier latin passaient, insolentes et chercheuses, en faisant ballotter leur poitrine et leur derrière dans un déhanchement lascif. Des hommes allaient par groupes, à petits pas, en causant.

Et voilà que le grand garçon roux et maigre s’assit près de moi, en lorgnant de mon côté.

— Il fait vraiment beau, ce soir.

— ???

— Oui, il fait moins chaud. On aura p’t’être un orage cette nuit.

— Ah !

— Voyez, là-bas, comme le ciel s’assombrit, là-bas, derrière ces arbres… Tenez, voyez-vous les nuages ?

— ???

— Est-ce que vous avez peur de l’orage, mademoiselle ?

— Non.

— Et le tonnerre, les éclairs… vrai, ça ne vous effraye pas ?

— Non.

— Bien sûr, si vous êtes en compagnie. Est-ce que vous êtes seule, peut-être ?

— Oui.

— Ah… Alors…

Il se rapproche ; je ne bouge pas.

— Alors… si vous voulez…

— Quoi donc ?

— Eh bien ! vous ne serez plus seule.

— Tiens, comment ça ?

— Eh bien ! je… je resterai avec vous.

— Pour me défendre de l’orage ?

— Mais oui.

Ça y est. Il est tout contre moi et je sens son haleine qui me chauffe la nuque. Peste, il est pressé, le monsieur. Il me tutoie déjà.

— Moi, je m’appelle Isidore, Isidore Leroux ; et toi ?

Ah ! ah ! Leroux, Isidore… ça se voit ; son nom ne lui sert pas d’enseigne, par hasard !

Nous dînons au Coq d’Or, moi, je mange à peine, mais lui ! Dieu, quel gouffre ! Il s’empiffre de choses très fortes, de hors-d’œuvre poivrés et salés et il boit de la bière, deux, trois demis à la file.

Entre deux bouchées, il me raconte son histoire ; il est ingénieur et il achève ses études ; il habite la province, mais il passe ses vacances à Paris, pour rigoler, tu comprends.

À peine avons-nous pris le café qu’il veut déjà… Ah ! non, pas encore, tout à l’heure.

— Conduis-moi à Marigny.

Il pousse un soupir de regret et nous montons en voiture.

De la lumière, des toilettes, des habits noirs, des chansons sales, une revue bête… Mon provincial, Isidore Leroux, devient de plus en plus ardent et dans la loge que nous occupons, il se passerait de drôles de choses si la lumière s’éteignait tout à coup.

Enfin, le rideau tombe ; nous partons.

Isidore Leroux s’extasie sur la beauté de ma chambre ; il tâte le lit qui pousse un gémissement, puis il ferme soigneusement la porte à clef. Moi, j’éteins la bougie.

Eh bien ! non, ça ne m’a pas réussi. Il faut croire que je n’ai pas de bête, en moi, puisqu’elle ne parle pas. Le provincial, malgré son ardeur, m’a laissée aussi froide, aussi insensible qu’un mannequin, et je n’ai pas vibré. Je suis sans doute incapable de vibrer. Eh bien ! j’aime mieux ça. Au moins, je n’aurai pas trop de regrets.

Et j’ai recommencé mes promenades solitaires, mes longues stations sous les arbres des jardins, mes courses lentes sur les boulevards.

Je m’ennuie. Et voilà le souci qui commence. Ma bourse devient chaque jour plus légère. Je ne sais pas économiser et je dépense de l’argent en folies bêtes. Hier encore, j’ai acheté une douzaine de gants dont je n’avais nul besoin. Demain, si l’occasion se présente, je me payerai une nouvelle ombrelle… Et je n’ai pas de place en perspective. Je lis le Supplément, le Journal, les Petites-Affiches… Il faut que je trouve quelque chose, puisque j’ai dédaigné les entresols et les petits hôtels.

Sérieusement, je commence à être inquiète. Il me reste à peine cinq louis et je n’ai pas d’emploi ; la plupart de mes bijoux ont pris le chemin du Mont-de-Piété et j’ai vendu les reconnaissances. Que vais-je devenir ? Je suis lasse de lire les annonces des journaux et je ne veux pas d’une place de femme de chambre. Non, je ne veux pas de cette servitude honteuse, de ce rôle dégradant. J’ai encore une dignité et je ne pourrais pas me plier aux exigences fantasques et blessantes d’une grosse bourgeoise bouffie et vaniteuse. C’est bête peut-être, mais je préfère encore le trottoir à cette sorte d’entrée en maison close. Car la plupart du temps, ça n’est ni mieux ni pire. Quand il n’y a pas un mari amateur de changement, il y a des fils ou des valets et le profit n’en vaut pas la peine, après tout. Au bordel, au moins, les femmes gagnent de l’argent et elles ne torchent pas le derrière malpropre d’une madame.

Faut vraiment avoir faim et manquer de tout pour accepter d’être femme de chambre ; je sais bien qu’il y a des exceptions, mais elles sont si rares ! Et puis jusqu’à ce qu’on tombe sur une bonne place, combien de mauvaises faut-il faire avant ?

Et je me connais. Je ne pourrais pas me refuser. Ça, c’est réglé depuis le coup du grand-duc. Et cependant, ce n’est pas par plaisir, ah Dieu non ! Je suis trop lâche, je suis trop bête aussi, et je n’ose pas dire non. C’est ridicule évidemment, mais quoi !

Je suis allée rue Madame chez une bonne femme qui place des gouvernantes à l’étranger. Elle m’a proposé une place à Buenos-Ayres… Justement, un grand seigneur lui demandait une jeune Française, jolie, bien faite, pour deux petites filles. Je conviens tout à fait… Je peux partir quand je voudrais avec le courrier de monsieur qui est venu tout exprès. Je n’ai qu’à me rendre à la gare du Nord demain, je rencontrerai le courrier et nous partirons tout de suite… Les gages sont superbes… C’est oui, n’est-ce pas ?

Est-ce intuition, est-ce méfiance, je ne sais ; j’ai flairé un piège. La vieille avait un air louche, un air de maquerelle ; et puis ça m’a paru bizarre, cette coïncidence… « J’ai justement une place magnifique à Buenos-Ayres »… et ce courrier de seigneur argentin qui semble tomber de la lune et qui attend à la gare du Nord.

Naturellement, je me suis abstenue. Sait-on ce qui peut arriver ? J’ai entendu tant d’histoires effrayantes sur la disparition de jolies filles tombées comme ça sur une place épatante… à Buenos-Ayres, et qui sont mortes là-bas, dans l’ignominie d’un lupanar. S’il faut faire un si long voyage pour en arriver là, ce n’est vraiment pas la peine de s’expatrier.

C’est demain mercredi, je lirai le Journal, et on verra bien. Tout de même, il doit être possible de trouver quelque chose ; il suffit d’un peu de chance. J’aurai peut-être de la chance demain.

Va te faire fiche ! C’est à croire qu’il n’y a plus que des purées à Paris. À peine une vingtaine d’offres d’emploi et quels emplois ? Quant aux demandes, il y en a six colonnes. Et des gens diplômés qui cherchent, des employés parlant des langues, des professeurs, jusqu’à des médecins qui feront n’importe quoi… Faut-il qu’il y ait de la misère tout de même. Dans la rubrique « Divers », je suis tombée sur une drôle d’annonce : « Monsieur offre rétribution à jeune femme distinguée… écrire Myosotis, etc. ». Il n’y a pas d’indication d’activité ; il faut être distinguée, sans plus. Ma foi, j’ai écrit. Je suis aussi distinguée que n’importe qui, et s’il me répond, le monsieur… Mais il ne répondra pas et mes trois sous sont fichus. Il recevra trop de lettres de femmes toutes plus… distinguées les unes que les autres, et il n’aura certes que l’embarras du choix. Je le plains si toutes ses correspondantes lui ont envoyé leur photographie.

Je me suis décidée à insérer aussi une demande dans le Journal. Il y a longtemps que j’aurais dû le faire, mais voilà, je comptais sur ma chance. Ça m’a coûté cinq francs et j’attends. Dieu, quelle impatience ! Il me semble que demain ne viendra jamais. Sûr que je ne vais pas fermer l’œil de toute la nuit. Si j’avais une réponse, tout de même, oui, une offre même modeste, quelle joie ! Mais je voudrais une place dans une famille tranquille et propre, où je n’aurais pas à subir les assauts lubriques des amis du maître de la maison ou les amis de ses amis, car après tout, je veux être gouvernante et non pas bonne à « tout faire ». Je voudrais une place à la campagne, et je me figure déjà une villa noyée dans un flot de verdure, toute enguirlandée de glycines et de lierres, avec des massifs de géraniums rouges dans les pelouses ; je vois les petits sentiers sablés se perdant sous la voûte sombre des grands arbres, une pièce d’eau animée du barbotement des canards, et partout des fleurs, avec des papillons et des oiseaux… Je vois au loin la plaine vaste toute frémissante sous la chaleur du soleil, et le soir, la rentrée des chars pleins de récoltes, et les voix mélancoliques des paysans qui chantent sur le rythme lent des bœufs paisibles…

Oh ! oui, comme je voudrais aller à la campagne, loin de Paris, loin du trottoir menaçant, loin de la poursuite bestiale des hommes !

— Mam’selle Juliette, mam’selle Juliette…

— Fichez-moi la paix, je dors.

— C’est une lettre… Y a écrit « urgent » sur l’enveloppe.

— Une lettre ? Donnez vite.

D’un bond, je suis hors du lit et j’ouvre la porte. Tant pis, le garçon a vu mes nichons. Mais je la tiens, ma lettre, ma chère lettre, la réponse à ma demande.

Ah ! si c’était mon rêve, la villa, les pelouses, la plaine immense…

Je n’arrive pas à déchirer l’enveloppe, tant je suis émue… Vite, je me pelotonne au fond de mon lit pour lire tout à mon aise, pour savourer…

« Mademoiselle,

« Mon annonce vous a paru bizarre, n’est-ce pas ? Je vous remercie cependant d’y avoir répondu…

— Zut, ce n’est pas ça… C’est l’autre, le monsieur du Journal qui demande une dame distinguée… Ah ! mon rêve !

« … Avoir répondu. Vous me paraissez remplir les conditions de mon offre et je m’explique.

« Je cherche une amie…

— Allons, encore un. Ils cherchent tous des amies.

« … Une amie qui soit en même temps…

— Sa maîtresse évidemment.

« … Un maître.

— Tiens !

« Je m’explique : depuis mon enfance, j’ai toujours eu la joie d’être soumis à l’autorité d’une femme, d’être son esclave, son jouet, sa chose. Ma nourrice m’a prodigué les fessées ; ma gouvernante, une Anglaise, a su faire de moi un ami, un esclave du fouet, et depuis que j’ai l’âge d’homme, je ne puis plus me passer de l’autorité féminine ; être battu, être bafoué, être cruellement châtié, telle est ma seule passion, bien innocente, n’est-ce pas ?

— Non, mais, est-ce un fou ou un cochon ?

« Voulez-vous être cette amie, ce maître, dur, inflexible, barbare même, qui saura plier ma volonté et ma résistance comme un roseau ? Voulez-vous prendre entre vos mains, que je devine mignonnes, mon âme virile et la broyer ? Voulez-vous fouler ma chair sous vos bottines, faire jaillir mon sang sous vos ongles, arracher par lambeaux ma peau frémissante ?

« Si oui, je suis à vous et vous êtes mon maître. Jamais je ne vous toucherai du bout du doigt ; vous ne serez pas ma maîtresse, au sens que l’on attribue à ce mot. J’ai horreur de l’acte sexuel et je suis vierge sous ce rapport.

« Comment êtes-vous ? Donnez-moi quelques détails. J’aimerai que vous fussiez un peu forte, avec une poitrine opulente. Êtes-vous grande et lourde ? Combien pesez-vous ? Ceci a de l’importance, car il faudra me fouler aux pieds et j’exige un poids considérable. Êtes-vous brune ou blonde ? Avez-vous un caractère autoritaire ?

« Enfin, mademoiselle, mon maître vénéré, voulez-vous accepter mon offre ? Je donne dix louis par mois pour deux séances d’une heure, chaque semaine. En outre, si vous le voulez, je vous offre l’hospitalité chez moi ; vous aurez votre chambre et je serai le très humble esclave qui vous servira.

« Répondez-moi par retour, n’est-ce pas ?

« Je baise la semelle de vos bottines et demeure votre esclave absolu.

« R. X… »

Adresse, Poste Restante, bureau 11.

Eh bien, si je m’attendais à celle-là, par exemple ! C’est raide, tout de même, et ça m’en bouche un coin, comme disait Cécilia. Non, mais faut-il qu’il y ait des hommes sales, quand c’est si simple de faire l’amour.

Pour sûr, je ne suis pas Le « maître » qu’il lui faut, à ce monsieur, et d’ailleurs ça me dégoûterai trop. Je n’aime pas les monstruosités, moi, et puis je ne suis ni lourde, ni forte et je ne pourrais l’écraser comme il aime. Faut chercher ailleurs, mon bonhomme ; il ne manque pas de grosses femelles autour des Halles…

Tout de même, vous avouerez que je n’ai pas de chance !

Je cherche une bonne petite place, bien tranquille, bien calme, dans la verdure, et on m’offre un métier de bourreau…

Zut, alors !!!