Le livre du thé/Chap. 4

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Le livre du thé (茶の本, Cha no hon)
Traduction par Gabriel Mourey.
André Delpeuch (p. 81-105).

IV

LA CHAMBRE DE THÉ



Aux yeux des architectes européens élevés dans les traditions de l’architecture de pierre et de brique, notre manière de bâtir avec du bois et du bambou peut paraître indigne d’être considérée comme une architecture. Ce n’est, aussi, que tout récemment qu’un expert en architecture occidentale a rendu hommage à la perfection remarquable de nos grands temples[1]. S’il en est ainsi en ce qui concerne notre architecture classique, comment pouvons-nous espérer que les étrangers apprécient la subtile beauté de la Chambre de thé, étant donné que ses principes constructifs et sa décoration sont entièrement différents de ceux de l’Occident ?

La Chambre de thé (le Sukiya) ne prétend pas être autre chose qu’une simple maison de paysan, — une hutte de paille, comme nous l’appelons. Les caractères idéographiques originaux du Sukiya signifient la Maison de la Fantaisie. Dans la suite, les divers maîtres de thé y substituèrent divers caractères chinois, selon leur conception personnelle de la Chambre de thé, de sorte que le terme Sukiya peut signifier aussi la Maison du Vide ou la Maison de l’Asymétrique. C’est, en effet, la Maison de la Fantaisie en ce qu’elle n’est qu’une construction éphémère, bâtie pour servir d’asile à une impulsion poétique. C’est aussi la Maison du Vide en ce qu’elle est dénuée d’ornementation et que l’on peut, par suite, d’autant plus librement, n’y placer que de quoi satisfaire un caprice esthétique passager. C’est, enfin, la Maison de l’Asymétrique en ce qu’elle est consacrée au culte de l’Imparfait, et qu’on y laisse toujours, volontairement, quelque chose d’inachevé que les jeux de l’imagination achèvent à leur gré. Les idéaux du Théisme ont exercé sur notre architecture, depuis le seizième siècle, une si grande influence que les intérieurs ordinaires japonais d’aujourd’hui font l’effet aux étrangers d’être presque vides, à cause de la simplicité extrême et de la pureté de leur système de décoration.

La création de la première Chambre de thé isolée est due à Senno-Soyeki, généralement connu sous son dernier nom de Rikiu, le plus grand des maîtres de thé. C’est lui qui, au seizième siècle, sous le patronage de Taiko-Hideyoshi, institua les formalités de la cérémonie du thé et les porta à leur plus haut degré de perfection. Les proportions de la Chambre de thé avaient été auparavant déterminées par un fameux maître de thé du quinzième siècle, nommé Jowo. La Chambre de thé primitive n’était simplement, d’abord, qu’une partie d’un salon ordinaire séparée du reste de la pièce par des paravents. La partie ainsi séparée prit le nom de Kakoi (enclos), nom que l’on donne encore aux Chambres de thé faisant partie d’une maison et qui ne sont pas des constructions indépendantes. Mais revenons au Sukiya. Le Sukiya se compose d’abord de la Chambre de thé proprement dite, destinée à ne pas recevoir plus de cinq personnes, nombre qui rappelle le dicton : « plus que les Grâces et moins que les Muses » ; puis d’une antichambre (midsuya) où l’on lave et prépare les ustensiles nécessaires au service du thé avant de les porter dans la Chambre de thé ; d’un portique (machiai) où les invités attendent qu’on les convie à pénétrer dans la Chambre de thé et d’une allée (le roji) qui rejoint le portique à la Chambre de thé. La Chambre de thé est d’apparence tout à fait ordinaire. Elle est plus petite que les maisons japonaises les plus petites, et les matériaux dont elle est bâtie sont destinés à donner l’impression de la pauvreté raffinée. N’oublions pas, cependant, que tout cela est le résultat d’une préméditation artistique profonde, et que tous les détails ont été exécutés avec encore plus de soin que l’on n’en met à construire les palais et les temples les plus somptueux. Une bonne Chambre de thé coûte plus cher qu’une habitation ordinaire, car le choix, aussi bien que la mise en œuvre des matériaux qui la composent, exigent un soin et une précision infinis ; de sorte que les charpentiers employés par les maîtres de thé forment une classe d’artisans à part et particulièrement distingues dont les œuvres ne sont ni moins délicates ni moins précieuses que celles des fabricants de meubles de laque.

Ainsi, la Chambre de thé ne diffère pas seulement, à tous les points de vue, des productions architecturales de l’Occident, mais encore, et non moins nettement, de l’architecture japonaise classique elle-même. Nos anciens édifices nobles, soit civils soit religieux, ne sont nullement à dédaigner, même si on les considère au seul point de vue de leurs proportions. Le peu qui en a été épargné à travers les conflagrations désastreuses des siècles est encore capable de nous en imposer par sa grandeur et sa richesse de décoration. De puissants piliers de bois de deux à trois pieds de diamètre et de trente à quarante pieds de hauteur supportaient, grâce à un réseau compliqué de consoles, d’énormes poutres qui gémissaient sous le poids des toits obliques couverts de tuiles. Si ces matériaux et ce mode de construction offraient peu de résistance à l’incendie, ils se sont prouvés, en revanche, assez forts contre les tremblements de terre ; ils étaient donc parfaitement appropriés aux conditions climatériques du pays. La Salle Dorée d’Horiuji et la pagode de Yakushiji témoignent magnifiquement de la puissance de durée de notre architecture de bois ; pratiquement, ces édifices sont demeurés intacts après douze siècles d’existence. L’on décorait à profusion l’intérieur des vieux temples et des palais, et il existe encore dans le temple Hoodo, à Uji, qui date du dixième siècle, un dais et des baldaquins dorés du travail le plus riche, étincelants de mille couleurs, incrustés de miroirs et de nacres, et des restes de peintures et de sculptures qui couvraient autrefois les murs. Plus tard, à Nikko et dans le château de Nijo à Kyoto, nous constaterons de même que la beauté architecturale a été complètement sacrifiée au bénéfice d’une ornementation qui, par ses détails exquis et ses colorations, égale l’extrême somptuosité des créations arabes ou mauresques.

La simplicité et le purisme de la Chambre de thé est le résultat de l’émulation inspirée par les monastères Zen. Un monastère Zen diffère de ceux des autres sectes bouddhistes en ce qu’il est avant tout destiné à être une habitation monastique. Sa chapelle n’a rien d’un lieu de religion ou de pèlerinage ; c’est une salle de collège où les étudiants se réunissent pour discuter et méditer. Elle n’a pour ornement qu’une alcôve centrale derrière l’autel de laquelle se dresse une statue de Bodhi Dharma, fondateur de la secte, ou de Çakyamouni entouré de Kaphiapa et d’Ananda, les deux premiers patriarches Zen. Sur l’autel, des fleurs et de l’encens, comme offrandes à la mémoire des grands services que ces deux sages ont rendus au Zen. Nous avons déjà dit que c’est au rituel institué par les moines Zen, de boire successivement le thé dans un bol, devant l’image de Bodhi Dharma, qu’est due la fondation de la cérémonie du thé. Il faut ajouter que l’autel de la chapelle Zen fut le prototype du Tokonoma qui est la place d’honneur de la maison japonaise, l’endroit où l’on dispose les peintures et les fleurs pour l’édification des invités.



Tous nos grands maîtres de thé furent des adeptes du Zen et ils s’efforcèrent d’introduire dans les choses actuelles de la vie l’esprit du Zennisme. Aussi la Chambre de thé et tous les objets nécessaires à la cérémonie du thé sont-ils comme le reflet des doctrines Zen. La dimension de la Chambre de thé orthodoxe, qui est de quatre nattes et demie ou dix pieds carrés, est déterminée par un passage du Sutra de Vikramadytia. Dans cet ouvrage si intéressant, Vikramadytia reçoit un jour le saint Manjushiri et quatre-vingt-quatre mille disciples du Bouddha dans une salle de cette dimension, — allégorie basée sur la théorie de la non-existence de l’espace pour les vrais illuminés. D’autre part, le roji, l’allée qui traverse le jardin et conduit du portique à la Chambre de thé, symbolise le premier stage de la méditation, le passage dans l’auto-illumination. Le roji était destiné à rompre tout lien avec le monde extérieur et à préparer le visiteur, par une sensation de fraîcheur, aux pures joies esthétiques qui l’attendent dans la Chambre de thé elle-même. Quiconque a foulé le sol de l’allée qui traverse le jardin ne peut manquer de se rappeler combien son esprit s’élevait au-dessus des pensées ordinaires, tandis qu’il marchait dans la pénombre crépusculaire des arbres à feuilles toujours vertes, sur les irrégularités régulières des cailloux fraîchement arrosés, au-dessous desquelles s’étend une couche d’aiguilles de pin séchées, et qu’il passait près des lanternes de granit couvertes de mousse. Il se peut que l’on se trouve au milieu même d’une ville, et cependant l’on éprouve la sensation d’être dans une forêt, loin de la poussière et du bruit de la civilisation. Oui, l’ingéniosité était grande que dépensèrent les maîtres de thé pour arriver à produire ces impressions de sérénité et de pureté. La nature des sensations que réveillait le passage à travers le roji différait, par exemple, selon les maîtres de thé. Certains, comme Rikiu, visaient à un effet de solitude complète, et prétendaient que le secret pour faire un roji était enfermé dans cette vieille chanson :

Je regarde au delà ;
Il n’y a point de fleurs
Ni de feuilles colorées.
Sur le bord de la mer
Il y a, solitaire, une maison de paysan,
Parmi la lumière défaillante
D’un soir d’automne.

D’autres, comme Kobori-Enshiu, cherchaient des effets différents. Enshiu disait que l’on pouvait trouver, dans les vers suivants, l’idée d’un roji :

Un bouquet d’arbres, l’été,
Un morceau de mer,
Une pâle lune du soir.

Le sens de ces mots est aisé à saisir. Il rêvait de suggérer l’état d’une âme à peine réveillée, qui erre encore parmi les rêves brumeux du passé, qui est encore plongée dans la suave inconscience d’une mélodieuse lumière spirituelle et aspire à la liberté qu’elle sent habiter hors d’elle-même, au delà.

Ainsi préparé, l’invité s’approchera silencieusement du sanctuaire et, si c’est un Samouraï, laissera son sabre au râtelier placé sous les solives, car la Chambre de thé est avant tout la maison de la paix. Après quoi il se courbera et se glissera à l’intérieur de la chambre par une petite porte pas plus haute que de trois pieds. Cette obligation, qui incombait à tous les invités, — à quelque classe sociale qu’ils appartinssent, — avait pour but de leur inculquer l’humilité.

L’ordre de préséance ayant été fixé par un accord mutuel entre les invités, durant leur halte sous le portique, ils entreront un à un, sans bruit, et, après avoir salué la peinture ou l’arrangement floral qui orne le tokonoma, s’installeront à leurs places. L’hôte, lui, n’entre dans la pièce que lorsque tous ses invités sont assis et que la tranquillité y règne, tranquillité dont rien ne trouble le délicieux silence, si ce n’est la musique de l’eau qui bout dans la bouilloire de fer. La bouilloire chante bien, car l’on a pris soin de disposer, au fond, des morceaux de fer, de façon à produire une mélodie particulière où l’on peut entendre les échos, assourdis par les nuages, d’une cataracte, ou d’une mer lointaine qui se brise contre les rochers, ou d’une averse balayant une forêt de bambous, ou les soupirs des pins sur une colline lointaine.

Même en plein jour, la lumière est toujours amortie dans la pièce, car les avancées du toit en pente n’y laissent pénétrer qu’à peine les rayons du soleil. Tout est de tonalité sobre, du sol au plafond ; les invités eux-mêmes ont soigneusement choisi des vêtements de couleurs discrètes. La patine des temps est sur tous les objets, car rien de ce qui pourrait faire songer à une acquisition récente n’est admis ici, à l’exception de la longue cuiller de bambou et de la serviette de toile qui doivent être d’une blancheur immaculée et neuves. Si usagés que soient la Chambre de thé et les ustensiles du thé, tout y est d’une propreté absolue ; il ne faut pas que l’on puisse trouver, même dans le coin le plus obscur, un seul grain de poussière ; ou bien, c’est que l’hôte n’est pas un maître de thé. Une des qualités premières du maître de thé, c’est de savoir balayer, nettoyer et laver, car il y a vraiment de l’art dans la propreté et la netteté, et l’on ne doit pas s’attaquer à un objet ancien de métal avec l’ardeur inconsidérée d’une ménagère hollandaise.

Il existe, à ce propos, une histoire de Rikiu qui met fort pittoresquement en lumière les idées de propreté chères aux maîtres de thé. Rikiu était en train de regarder son fils Shoan qui balayait et arrosait l’allée à travers le jardin. « Pas encore assez propre », dit Rikiu, quand Shoan eut fini sa tâche ; et il lui ordonna de la recommencer. Après une heure de travail, le jeune homme se tourna vers Rikiu : « Père, dit-il, il n’y a plus rien à faire. J’ai lavé trois fois les marches, j’ai versé de l’eau sur les lanternes de pierre et sur les arbres ; la mousse et les lichens brillent d’un vert tout frais ; et je n’ai pas laissé sur le sol une brindille ni une feuille. » — « Jeune fou, gronda le maître de thé, ce n’est pas ainsi qu’une allée doit être balayée. » Et, disant ces mots, Rikiu descendit dans le jardin, secoua un arbre et répandit partout des feuilles d’or et de pourpre, bribes du manteau de brocart de l’automne ! Ce que Rikiu exigeait, ce n’était pas seulement de la propreté, mais encore de la beauté et du naturel.

Le nom que l’on donne encore à la Chambre de thé, la Maison de la Fantaisie, implique une structure destinée à satisfaire des exigences artistiques personnelles. La Chambre de thé est faite pour le maître de thé et non pas le maître de thé pour la Chambre de thé. Elle n’est pas destinée à la postérité et est, par suite, éphémère. L’idée que chacun doit avoir sa maison à soi est basée sur une des coutumes les plus anciennes de la race japonaise : la superstition Shinto ordonne, en effet, que toute habitation soit évacuée à la mort de son principal occupant. Il se peut que soit intervenue dans l’établissement de cet usage quelque raison d’hygiène ; une autre vieille coutume voulait aussi que chaque nouveau couple habitât une maison neuve. Ainsi s’explique que les capitales impériales aient été si souvent dans les temps anciens transportées d’un endroit à un autre. La reconstruction, tous les vingt ans, du temple Isé, le sanctuaire suprême de la Divinité Solaire, est encore de nos jours une survivance de ces rites séculaires. Il va de soi que l’observation de ces coutumes n’était possible que grâce à une forme de construction comme celle que nous fournissait notre système d’architecture en bois, aussi facile à construire qu’à démolir. Une méthode de bâtir plus durable, comportant l’emploi de la brique et de la pierre, aurait rendu ces migrations impossibles, ce qui eut lieu d’ailleurs quand, après la période de Nara, nous adoptâmes les modes de constructions en bois plus massives et plus stables de la Chine.

Mais voici qu’au quinzième siècle, grâce à la prédominance de l’individualisme Zen, cette vieille idée se pénétra d’un sens plus profond en ce qui concerne la Chambre de thé. Le Zennisme, d’accord avec la théorie bouddhiste de l’anéantissement et ses efforts pour établir la domination de l’esprit sur la matière, ne considéra la maison que comme le refuge temporaire du corps. Le corps lui-même n’était plus qu’une hutte dans une solitude, un léger abri fait avec les herbes qui poussaient aux alentours et qui, sitôt qu’elles n’étaient plus liées ensemble, se dissolvaient dans le néant originel. Ainsi, dans la Chambre de thé, la fugacité des choses se trouve suggérée par le toit de chaume, leur fragilité par les piliers grêles, leur légèreté par les poteaux de bambou, leur apparente insouciance par l’emploi de matériaux ordinaires. Quant à l’éternité, elle réside uniquement dans l’esprit qui, en s’incarnant dans ces simples choses, les embellit de la subtile lumière de son raffinement.

Que la Chambre de thé soit bâtie pour s’adapter à un goût individuel est une application singulièrement puissante du principe de la vitalité dans l’art. L’art, pour avoir tout son prix, doit être en conformité avec la vie contemporaine. Certes, il ne s’agit point d’ignorer les droits de la postérité, mais nous devons chercher à jouir le plus possible du présent. Il ne s’agit pas non plus de dédaigner les créations du passé, mais nous devons essayer de nous les assimiler dans notre conscience même. Une conformité servile aux traditions et aux formules entrave l’expression de l’individualité en architecture, et l’on ne peut que déplorer ces froides imitations des édifices européens que l’on voit aujourd’hui au Japon. Il est surprenant que, chez les nations les plus capables de progrès de l’Occident, l’architecture soit si dénuée d’originalité, si encombrée de répétitions des styles surannés. Peut-être, en attendant la venue de quelque souverain, fondateur d’une nouvelle dynastie, l’art traverse-t-il une période de démocratisation. Aimons davantage encore les anciens, mais copions-les moins ! L’on a dit que les Grecs avaient été grands parce qu’ils n’avaient rien tiré des anciens.

L’autre nom que l’on donne à la Chambre de thé, la Maison du Vide, outre qu’il renferme la théorie taoïste du Contenant-tout, implique la conception d’un besoin continuel de changement dans les motifs décoratifs. La Chambre de thé est absolument vide, je le répète, sauf quant à ce qui peut y être placé temporairement pour satisfaire quelque fantaisie esthétique. L’on y apporte, à l’occasion, un objet d’art particulier et l’on y choisit et dispose tout en vue de faire valoir la beauté du thème principal. Songerait-on à écouter en même temps plusieurs morceaux de musique ? La compréhension réelle du beau n’est-elle pas impossible si elle ne se concentre autour d’un motif central ? L’on voit ainsi que le système de décoration de nos Chambres de thé est nettement l’opposé de ce qui se pratique en Occident, où l’on convertit si souvent en musée l’intérieur d’une maison. Aussi, pour un Japonais habitué à la simplicité ornementale et aux changements de décor fréquents, un intérieur occidental rempli, de façon permanente, d’un amas de tableaux, de sculptures et d’objets anciens de toutes les époques, donne-t-il l’impression vulgaire d’un simple étalage de richesse. Il faut en vérité une extraordinaire faculté d’enthousiasme critique pour jouir de la vue constante même d’un chef-d’œuvre, et l’on peut supposer doués d’une capacité sans limites de sens artistique ceux qui peuvent vivre journellement au milieu d’une confusion de couleurs et de formes comme on en voit fréquemment dans les maisons d’Europe et d’Amérique.

Le nom de Maison de l’Asymétrique symbolise enfin une autre phase de notre système décoratif. Les critiques occidentaux ont écrit maints commentaires sur l’absence de symétrie qui caractérise les objets d’art japonais. C’est là, encore, un résultat de l’élaboration des idéaux taoïstes à travers le Zennisme. Le Confucianisme, avec son idée profondément enracinée du dualisme, et le Bouddhisme du Nord avec son culte trinitaire, ne s’opposaient en aucune façon à l’expression de la symétrie. Si nous étudions, par exemple, les bronzes anciens de la Chine ou les arts religieux de la dynastie Tang et de la période Nara, nous y découvrirons une recherche constante de la symétrie. La décoration de nos intérieurs classiques est nettement régulière. La conception taoïste et Zen de la perfection était, cependant, différente. La nature dynamique de leur philosophie attachait plus d’importance à la façon de chercher la perfection qu’à la perfection elle-même. La véritable beauté, seul peut la découvrir celui qui mentalement a complété l’incomplet. La virilité de la vie et de l’art réside dans ses possibilités de développement. Dans la Chambre de thé il appartient à chaque invité de compléter par l’imagination, selon ses goûts personnels, l’effet de l’ensemble. Depuis que le Zennisme est devenu le mode de penser qui a prévalu, l’art de l’Extrême-Orient a délibérément évité le symétrique parce qu’il exprimait non seulement l’idée du complet, mais la répétition. L’uniformité du dessin fut considérée comme fatale à la fraîcheur de l’imagination. Aussi les paysages, les oiseaux et les fleurs sont-ils devenus les sujets favoris de la peinture plutôt que la figure humaine, dont la présence est constituée par la personne de qui la regarde. L’on se met trop en évidence et, en dépit de notre vanité, l’on se lasse vite de se regarder soi-même.

Dans la Chambre de thé la peur des redites est toujours présente. Les divers objets qui participent à la décoration d’une pièce devraient être choisis de façon qu’aucune couleur ni aucun dessin n’y fût répété. Si vous y mettez une fleur vivante, tout tableau de fleur, est, de ce fait même, interdit. Si vous vous servez d’une bouilloire ronde, que le pot à eau soit angulaire. Une tasse d’émail noir ne devrait jamais voisiner avec une boîte à thé de laque noir. En plaçant un vase sur un brûle-encens, sur le tokonoma, prenez bien soin de ne pas le mettre au centre même, de peur de séparer l’espace en deux parties égales. Le pilier du tokonoma sera fait d’un autre bois que les autres piliers, afin d’éviter dans la pièce toute impression de monotonie.

La méthode de décoration intérieure japonaise diffère encore de celle qui est en faveur en Occident, où l’on voit les objets disposés symétriquement sur les cheminées et ailleurs. Il nous arrive souvent, dans les maisons occidentales, de nous trouver en présence de choses qui nous font, à nous autres, l’effet de répétitions inutiles. Nous voici, par exemple, en train de causer avec un homme dont le portrait, de grandeur naturelle, nous regarde de derrière son dos. Nous nous demandons lequel est réel, du portrait ou de celui qui parle, et nous avons la conviction étrange que l’un des deux doit être faux. Que de fois nous sommes-nous trouvés, assis à dîner, forcés de contempler, non sans inquiétude pour notre digestion, les figurations de l’abondance dont il est de mode d’orner les murs des salles à manger ! Pourquoi ces tableaux de chasse et de sport, ces fruits et ces poissons sculptés ? Pourquoi cet étalage d’argenterie de famille, qui nous rappelle ceux qui ont dîné à cette table et qui sont morts ?

La simplicité de la Chambre de thé et son manque absolu de vulgarité en font un vrai sanctuaire contre les vexations du monde extérieur. Là, et là seulement, l’on peut se consacrer sans trouble à l’adoration du beau. Au seizième siècle, la Chambre de thé offrit aux fiers guerriers et aux hommes d’État qui travaillaient à l’unification et à la reconstruction du Japon de belles heures de répit au milieu de leurs durs labeurs. Au dix-septième siècle, après que se fut imposé le strict formalisme de la règle Tokugawa, elle constitua pour les âmes artistes la seule occasion possible de communion libre. En présence d’une grande œuvre d’art il n’y a point de différence entre le daïmio, le samouraï et l’homme du peuple. L’industrialisme rend aujourd’hui, par le monde entier, tout vrai raffinement de plus en plus difficile. Plus que jamais, nous avons besoin de Chambres de thé !


  1. Ralph N. Cram, dans ses Impressions sur l’architecture japonaise. New-York, The Baker and Taylor C°, 1905.